Sujet recit et registre epique 1 - pour le bonheur des yeux et du coeur

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Sujet recit et registre epique 1 - pour le bonheur des yeux et du coeur
LE RECIT / REGISTRE EPIQUE
• Document 1. Homère, L'ILIADE, chant 20. v. 379-418.
Il dit, et Hector, effrayé, plonge à nouveau dans la foule guerrière, aussitôt qu’il a ouï la voix du dieu
qui lui parle. Achille cependant bondit sur les Troyens, le coeur vêtu de vaillance, poussant des cris
effroyables. Et il fait d’abord sa proie d’Iphition, le brave fils d’Otryntée, chef de nombreux guerriers,
qu’une Naïade a enfanté d’Otryntée, preneur de villes, aux pieds du Tmôle neigeux, au gras pays
d’Hyadé. Iphition fond droit sur lui, quand de sa pique, le divin Achille l’atteint en pleine tête. La tête
toute entière est fendue en deux. L’homme tombe avec fracas ; le divin Achille triomphe :
« Te voilà donc à terre, fils d’Otryntée – l’homme entre tous terrible ! Et tu péris ici, alors que tu es
né au bord du lac Gygée, dans le domaine de tes pères, près de l’Hylle poissonneux et de l’Herme
tourbillonnant. »
Ainsi parle-t-il, triomphant, tandis que l’ombre couvre les yeux d’Iphition et que les chars des
Achéens le déchirent sous les jantes de leurs roues, aux premiers rangs de la bataille. Après lui,
Achille s’en prend à Démoléon, vaillant défenseur des siens au combat, fils d’Anténor. Il le pique à la
tempe, en traversant son casque aux couvre-joues de bronze. Le casque de bronze n’arrête pas la
pointe qui le perce, furieuse, et brise l’os ; la cervelle au dedans est toute fracassée : l’homme est
dompté en plein élan. C’est ensuite Hippodamas – qui vient de sauter de son char et qui s’enfuit
devant lui – qu’il frappe au dos de sa pique. L’homme exhale sa vie en un mugissement ; tel mugit le
taureau que les jeunes gens traînent en l’honneur du seigneur d’Hélice et qui réjouit l’Ébranleur du sol
; c’est avec un mugissement pareil que sa noble vie abandonne ses os. Achille, lance au poing, marche
alors sur le divin Polydore, fils de Priam, pareil aux dieux. Son père lui défendait de se battre : il était
le plus jeune des fils de son sang ; il était aussi le plus aimé de lui. A la course, il triomphait de tous.
Aujourd’hui, par enfantillage, pour montrer la valeur de ses jarrets, il bondit à travers les champions
hors des lignes, quand soudain il perd la vie. Le divin Achille aux pieds infatigables l’atteint de sa
javeline – au moment même où il cherche à tourner brusquement le dos – en plein corps, à l’endroit
où se rejoignent les fermoirs en or de son ceinturon et où s’offre au coup une double cuirasse. La
pointe de la lance se fraie tout droit sa route à côté du nombril. Il croule, gémissant, sur les genoux.
Un nuage sombre aussitôt l’enveloppe, et de ses mains, il rattrape ses entrailles, en s’effondrant.
• Document 2. LA CHANSON DE ROLAND, La bataille, laisses 104 à 107.
Au cours d’un voyage aux Lieux saints, Charlemagne avait fait vœu d’arracher l’Espagne aux
infidèles. Après sept années de combats, la plupart des villes du sud sont tombées, sauf Sarragosse,
tenue par le roi Marsile qui achètera la trahison de Ganelon.
La bataille est merveilleuse et générale, le comte Roland ne se ménage pas. Il frappe de sa lance tant
que le bois lui dure, mais quinze coups l’ont brisée et mise hors d’usage. Il tire alors Durendal, sa
bonne épée, toute nue, éperonne son cheval et va frapper Chernuble ; il lui rompt le heaume où
luisent des escarboucles1, il lui tranche la coiffe2 et la chevelure, et les yeux et le visage, et son blanc
haubert dont la maille est très fine, et tout le corps jusqu’à l’enfourchure ; à travers la selle lamée d’or
l’épée atteint le cheval, tranche l’échine sans chercher la jointure, et abat morts l’homme et la bête,
sur l’herbe drue. Roland dit ensuite : « Misérable ! tu vins ici pour ton malheur ! Mahomet ne te
secourra point. Un glouton comme toi ne gagnera pas la bataille ! »
Le comte Roland chevauche par le champ de bataille, il tient Durendal qui bien tranche et bien taille ;
il fait grand massacre de Sarrasins. Si vous eussiez vu jeter un mort sur l’autre, et le sang vermeil
couvrir le sol ! Tout sanglants sont son haubert et ses bras, et de son bon cheval le cou et les épaules.
Olivier n’est pas lent à frapper, et les douze pairs ne méritent aucun blâme. Les Français frappent à
coups redoublés. Les païens meurent ; certains d’entre eux se pâment. L’archevêque dit : « Honneur à
nos barons ! » Il crie : « Monjoie ! » le cri de guerre de Charles.
Olivier chevauche à travers la mêlée, sa lance est brisée, il n’en reste qu’un tronçon ; il en va frapper
un païen, Malon ; il lui brise l’écu, couvert d’or et de fleurons, lui fait jaillir les deux yeux de la tête et
la cervelle tombe jusqu’à ses pieds : Olivier le renverse mort parmi sept cents des siens. Puis il a tué
Turgin et Estorgous ; mais le tronçon éclate et se fend au ras de son poing. Roland lui dit : « Que
faites-vous, compagnon ? Point n’est besoin de bâton en telle bataille. Le fer et l’acier seuls valent
quelque chose. Où est votre épée que l’on nomme Hauteclaire ? Sa garde est d’or, son pommeau de
cristal. – Je ne la puis tirer, dit Olivier, car j’ai trop à faire de frapper ! »
Sire Olivier a tiré sa bonne épée, qu’a tant réclamée son compagnon Roland ; il lui montre comment
s’en sert un bon chevalier. Il frappe un païen, Justin de Val-Ferrée ; il lui coupe en deux toute la tête,
tranche le corps et la broigne3 brodée, la bonne selle qui est ornée d’or et de joyaux, et l’échine du
cheval. Il abat morts sur le pré l’homme et le cheval. Et Roland dit : « Je vous prends comme frère !
C’est pour de tels coups que l’empereur nous aime. » De toutes parts, on s’écrie : « Monjoie ! »
vers 1320 à 1380.
Notes
1. Escarboucles : la calotte d’acier du casque est renforcée à sa base par un cercle de métal où
sont serties des rubis, les escarboucles.
2. Coiffe : coiffe du haubert ; coincée sous le heaume, elle couvrait la nuque.
3. Broigne : tunique longue (du menton aux genoux), faite de cuir ou d’étoffe solide sur laquelle
on attachait des bandes de métal. Plus tard, on lui substitua le haubert, composé de mailles de
métal tissées, sans doublure de cuir ou d’étoffe.
• Document 3. TRISTAN ET ISEULT, La Victoire sur le dragon d'Irlande.
Le dragon avait deux cornes au front, les oreilles longues et velues, les yeux étincelants à fleur de tête
tels des charbons ardents, le mufle haut dressé comme celui d’une guivre, la langue hors de la gueule,
crachant de toutes parts le feu et le venin, le corps écailleux, des grilles de lion et la queue d’un
serpent. Le monstre a vu Tristan : il rugit et enfle tout son corps. Le preux rassemble ses forces et, se
couvrant de son écu, broche son destrier avec une telle vigueur que le coursier, tout hérissé de peur,
bondit pourtant contre la bête.
La lance de Tristan heurte les écailles et vole en éclats. Aussitôt le preux tire son épée, la brandit et en
assène un coup terrible sur la tête du dragon, mais sans même entamer le cuir. Le monstre a senti
l’atteinte : il lance ses griffes contre l’écu, les y enfonce et en fait voler les attaches. La poitrine
découverte, Tristan le requiert encore de l’épée et le frappe sur les flancs d’un coup si violent que l’air
en retentit. Vainement : il ne peut l’entamer. Alors, le dragon vomit par les naseaux un double jet de
flammes : le haubert de Tristan noircit comme charbon, son cheval s’abat et meurt. Mais aussitôt
relevé, Tristan enfonce la pointe de son épée dans la gueule du monstre : elle y pénètre toute et lui
transperce le coeur. Le dragon pousse une dernière fois son cri horrible et meurt.
Quand Tristan le vit mort, il lui coupa la langue jusqu’à la racine, car il voulait la conserver comme un
trophée de victoire, et il la dissimula dans sa chausse, entre la chair et l’étoffe. Puis, tout étourdi par la
fumée âcre qui l’étouffait, il marcha pour y boire vers un étang dont les eaux calmes luisaient dans la
vallée, près d’un bois. Quand il fut au bord de l’eau, la langue s’échauffa contre son corps. Le venin
qui s’en échappait infecta son sang et paralysa ses membres. Son corps devint faible, livide et tuméfié.
Dans les hautes herbes qui bordaient le marécage, le héros tomba inanimé. Il resta là gisant,
impuissant à s’aider lui-même si quelque passant ne venait le secourir.
L.P., VI, p. 32-33.Trad. R. Louis.
• Document 4. Hugo, LES MISÉRABLES, La bataille de Waterloo.
Alors on vit un spectacle formidable.
Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonnes par division,
descendit, d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze
qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant
d’hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis sortant de cette ombre, reparut de
l’autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de
mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient,
graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l’artillerie, on
entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier
avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s’allonger vers la crête du
plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.
Rien de semblable ne s’était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse
cavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s’y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue
monstre et n’eût qu’une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype.
On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée ça et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres,
bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et
terrible ; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l’hydre.
Ces récits semblent d’un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute
dans les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces
titans à face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l’Olympe, horribles, invulnérables,
sublimes ; dieux et bêtes. Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces
vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterie
anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six
sur la seconde, la crosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile,
attendait.
Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée
d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif
et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une
sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de
bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les
étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant : Vive l’Empereur ! Toute cette cavalerie
déboucha sur le plateau, et ce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre. [...]
Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais, ventre à terre, brides lâchées, sabre aux dents, pistolets
au poing, telle fut l’attaque. Il y a des moments dans les batailles où l’âme durcit l’homme jusqu’à
changer le soldat en statue, et où toute cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, éperdument
assaillis, ne bougèrent pas. Alors ce fut effrayant.
Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. Un tournoiement frénétique les
enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les
cuirassiers sur les bayonnettes, le second rang les fusillait ; derrière le second rang les canonniers
chargeaient les pièces, le front du carré s’ouvrait, laissait passer une éruption de mitraille et se
refermait. Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. Leurs grands chevaux se cabraient,
enjambaient les rangs, sautaient par dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de
ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers faisaient
des brèches dans les carrés. Des files d’hommes disparaissaient broyés sous les chevaux. Les
bayonnettes s’enfonçaient dans les ventres de ces centaures...
• Document 5. Zola, L'ASSOMMOIR, Chap. 1.
Gervaise vient d’être abandonnée, elle et ses deux garçons, par Lantier, parti avec la sœur de Virginie,
une autre lavandière qui semble se moquer de sa situation et de son handicap (on la surnomme la
Banban car elle boîte).
« Vous savez bien, vous savez bien... C’est votre soeur, je l’étranglerai, votre soeur...
– Oui, va te frotter à ma soeur, reprit Virginie en ricanant. Ah ! c’est ma soeur ! C’est bien possible,
ma soeur a un autre chic que toi... Mais est-ce que ça me regarde ! est-ce qu’on ne peut plus laver son
linge tranquillement ! Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu’en voilà assez ! » Et ce fut elle qui
revint, après avoir donné cinq ou six coups de battoir, grisée par les injures, emportée. Elle se tut et
recommença ainsi trois fois :
« Eh bien, oui, c’est ma soeur. Là, es-tu contente ?... Ils s’adorent tous les deux. Il faut les voir se
bécoter !... Et il t’a lâchée avec tes bâtards ! De jolis mômes qui ont des croûtes plein la figure ! Il y
en a un d’un gendarme, n’est-ce pas ? et tu en as fait crever trois autres, parce que tu ne voulais pas
de surcroît de bagage pour venir...
C’est ton Lantier qui nous a raconté ça. Ah ! il en dit de belles, il en avait assez de ta carcasse !
– Salope ! salope ! salope ! » hurla Gervaise, hors d’elle, reprise par un tremblement furieux.
Elle tourna, chercha une fois encore par terre ; et, ne trouvant que le petit baquet, elle le prit par les
pieds, lança l’eau du bleu à la figure de Virginie.
« Rosse ! elle m’a perdu ma robe ! cria celle-ci, qui avait toute une épaule mouillée et sa main gauche
teinte en bleu. Attends, gadoue ! » A son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme.
Alors, une bataille formidable s’engagea. Elles couraient toutes deux le long des baquets, s’emparant
des seaux pleins, revenant se les jeter à la tête.
Et chaque déluge était accompagné d’un éclat de voix. Gervaise elle-même répondait, à présent.
« Tiens ! saleté !... Tu l’as reçu celui-là. Ça te calmera le derrière.
– Ah ! la carne ! Voilà pour ta crasse. Débarbouille-toi une fois dans ta vie. Oui, oui, je vas te dessaler,
grande morue ! Encore un !... Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart de ce soir, au coin de
la rue Belhomme. » Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant qu’ils fussent
pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers seaux, mal lancés, les touchaient à peine. Mais
elles se faisaient la main. Ce fut Virginie qui, la première, en reçut un en pleine figure. L’eau, entrant
par son cou, coula dans son dos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle était encore tout
étourdie, quand un second la prit de biais, lui donna une forte claque contre l’oreille gauche en
trempant son chignon, qui se déroula comme une ficelle. Gervaise fut d’abord atteinte aux jambes ;
un seau lui emplit ses souliers, rejaillit jusqu’à ses cuisses : deux autres l’inondèrent aux hanches.
Bientôt, d’ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Elles étaient l’une et l’autre ruisselantes
de la tête aux pieds, les corsages plaqués aux épaules, les jupes collant sur les reins, maigries, raidies,
grelottantes, s’égouttant de tous les côtés, ainsi que des parapluies pendant une averse.
« Elles sont rien drôles ! » dit la voix enrouée d’une laveuse.
Le lavoir s’amusait énormément. On s’était reculé, pour ne pas recevoir les éclaboussures. Des
applaudissements, des plaisanteries montaient, au milieu du bruit d’écluse des seaux vidés à toute
volée. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu’aux chevilles.
Cependant, Virginie, ménageant une traîtrise, s’emparant brusquement d’un seau d’eau de lessive
bouillante, qu’une de ses voisines avait demandé, le jeta.
Il y eut un cri. On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n’avait que le pied gauche brûlé légèrement.
Et, de toutes ses forces, exaspérée par la douleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans
les jambes de Virginie, qui tomba.
Toutes les laveuses parlaient ensemble.
« Elle lui a cassé une patte !
– Dame ! l’autre a bien voulu la faire cuire !
– Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a pris son homme ! » Mme Boche levait les bras au ciel,
en s’exclamant. Elle s’était prudemment garée entre deux baquets ; et les enfants, Claude et Etienne,
pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient à sa robe, avec ce cri continu :
« Maman ! maman ! » qui se brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginie par terre, elle
accourut, tirant Gervaise par ses jupes, répétant :
« Voyons, allez-vous-en ! Soyez raisonnable... J’ai les sangs tournés, ma parole ! On n’a jamais vu une
tuerie pareille. » Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets, avec les enfants.
Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise.
Elle la serrait au cou, tâchait de l’étrangler. Alors, celle-ci, d’une violente secousse, se dégagea, se
pendit à la queue de son chignon, comme si elle avait voulu lui arracher la tête. La bataille
recommença, muette, sans un cri, sans une injure. Elles ne se prenaient pas corps à corps,
s’attaquaient à la figure, les mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu’elles empoignaient. Le
ruban rouge et le filet en chenille bleue de la grande brune furent arrachés ; son corsage, craqué au
cou, montra sa peau, tout un bout d’épaule ; tandis que la blonde, déshabillée, une manche de sa
camisole blanche ôtée sans qu’elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait le pli nu
de sa taille. Des lambeaux d’étoffe volaient. D’abord, ce fut sur Gervaise que le sang parut, trois
longues égratignures descendant de la bouche sous le menton ; et elle garantissait ses yeux, les fermait
à chaque claque, de peur d’être éborgnée. Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses oreilles,
s’enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfin l’une des boucles, une poire de verre
jaune ; elle tira, fendit l’oreille ; le sang coula.
« Elles se tuent ! séparez-les, ces guenons ! » dirent plusieurs voix.
Les laveuses s’étaient rapprochées. Il se formait deux camps ; les unes excitaient les deux femmes
comme des chiennes qui se battent ; les autres, plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tête,
en avaient assez, répétaient qu’elles en seraient malades, bien sûr. [...]
Tout d’un coup, Virginie se redressa sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le
brandissait. Elle râlait, la voix changée.
« Voilà du chien, attends ! Apprête ton linge sale ! » Gervaise, vivement, allongea la main, prit
également un battoir, le tint levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix rauque.
« Ah ! tu veux la grande lessive... Donne ta peau que j’en fasse des torchons ! » Un moment, elles
restèrent là, agenouillées, à se menacer. Les cheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses,
tuméfiées, elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup ; son
battoir glissa sur l’épaule de Virginie. Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir de celle-ci, qui lui
effleura la hanche.
Alors, mises en train, elles se tapèrent comme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence.
Quand elles se touchaient, le coup s’amortissait, on aurait dit une claque dans un baquet d’eau.
Autour d’elles, les blanchisseuses ne riaient plus ; plusieurs s’en étaient allées, en disant que ça leur
cassait l’estomac, les autres, celles qui restaient, allongeaient le cou, les yeux allumés d’une lueur de
cruauté, trouvant ces gaillardes-là très crânes. Mme Boche avait emmené Claude et Etienne ; et l’on
entendait, à l’autre bout, L’éclat de leurs sanglots mêlé aux heurts sonores des deux battoirs.
Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait de l’atteindre à toute volée sur son bras nu, audessus du coude ; une plaque rouge parut, la chair enfla tout de suite. Alors, elle se rua. On crut
qu’elle voulait assommer l’autre.
« Assez ! assez ! » cria-t-on.
Elle avait un visage si terrible, que personne n’osa approcher.
Les forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia, lui colla la figure sur les dalles, les reins en
l’air ; et, malgré les secousses, elle lui releva les jupes, largement. Dessous, il y avait un pantalon. Elle
passa la main dans la fente, l’arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues. Puis, le battoir
levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois à Plassans, au bord de la Viorne, quand sa
patronne lavait le linge de la garnison. Le bois mollissait dans les chairs avec un bruit mouillé. A
chaque tape, une bande rouge marbrait la peau blanche.
« Oh ! Oh ! » murmurait le garçon Charles, émerveillé, les yeux agrandis.
Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri :
« Assez ! assez ! » recommença. Gervaise n’entendait pas, ne se lassait pas. Elle regardait sa besogne,
penchée, préoccupée de ne pas laisser une place sèche. Elle voulait toute cette peau battue, couverte
de confusion. Et elle causait, prise d’une gaieté féroce, se rappelant une chanson de lavandière :
« Pan ! pan ! Margot au lavoir... Pan ! pan ! à coups de battoir... Pan ! pan ! va laver son coeur... Pan !
pan ! tout noir de douleur...» Et elle reprenait :
« Ça c’est pour toi, ça c’est pour ta soeur, ça c’est pour Lantier... Quand tu les verras, tu leur
donneras ça... Attention ! je recommence. Ça c’est pour Lantier, ça c’est pour ta soeur, ça c’est pour
toi... Pan ! pan ! Margot au lavoir... Pan ! pan ! à coups de battoir...» On dut lui arracher Virginie des
mains. La grande brune, la figure en larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, se sauva ; elle était
vaincue. Cependant, Gervaise repassait la manche de sa camisole, rattachait ses jupes. Son bras la
faisait souffrir, et elle pria Mme Boche de lui mettre son linge sur l’épaule.
• Document 6. LA MORT DE ROLAND (Vincent de Beauvais, le Miroir historial, musée de
Chantilly)
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A. QUESTIONS SUR LES DOCUMENTS (5 pts)
1. Le registre épique. (3 pts)
a) A partir de ces documents, vous élaborerez une définition précise du registre épique. Vous
pourrez vous appuyer sur les points suivants :
- Le type de discours.
- Le / les héros (origine sociale, statut).
- Le / les types d'actions.
- Présence directe ou non du merveilleux (païen ou chrétien).
- Rôle éventuel des témoins.
b) Quel texte, dans ce corpus, tout en reprenant les principaux procédés de l'épopée, est en même
temps le plus éloigné de la définition classique de ce registre ? Pourquoi ?
2. Procédés de style. (2 pts)
a) « Spectacle formidable / épouvantable pente / silence redoutable » etc. Quelle figure de style,
particulièrement appropriée au registre épique, utilise souvent V. Hugo.
b) Indiquez une autre figure de style fréquente dans les textes épiques et citez un exemple précis.
B. TRAVAUX D'ÉCRITURE (15 pts)
1. Commentaire.
Commentez le texte de Tristan et Iseult, à partir du deuxième paragraphe (« La lance de Tristan »)
jusqu'à la fin.
2. Dissertation.
« Ce que j'ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait », déclare l'aviateur Guillaumet à SaintExupéry, après son accident dans la Cordillière des Andes.
Rappelant la force morale et physique inouïe dont avait fait preuve son ami pour échapper à la mort
pendant sept jours de marche, l'écrivain écrit cependant : « Le courage de Guillaumet, avant tout, est
un effet de sa droiture. Sa véritable qualité n'est point là. Sa grandeur, c'est de se sentir responsable.
Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou
leur joie. Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas, chez les vivants, à quoi il doit participer.
Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail. Il fait partie des êtres
larges qui acceptent de couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c'est précisément
être responsable. C'est connaître la honte en face d'une misère qui ne semblait dépendre que de soi.
C'est être fier d'une victoire que les camarades ont remportée. C'est sentir, en posant sa pierre, que
l'on contribue à bâtir le monde. »
TERRE DES HOMMES, éd. Folio, p. 47-48.
Pensez-vous, comme Saint-Exupéry, que le véritable héroïsme, aujourd'hui, n'est pas tant dans
l'accomplissement d'actions spectaculaires ou dans le courage face au danger que dans le respect
d'une idée, d'une morale, d'un devoir accompli – aussi humble soit-il ?
3. Écriture d'invention.
"Épopée" de l'Équipe de France, colère "homérique" d'un responsable politique ou autre, sauvetage
"héroïque" d'un chaton tombé dans une gouttière... Notre société – et surtout les médias – aime
transformer en récit vibrant, voire patriotique, l'événement parfois le plus banal aux yeux de certains.
En utilisant et imitant les codes de ce registre, racontez un départ en vacances épique, un 15 août...