l`Albatros - Club Sup Mer

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l`Albatros - Club Sup Mer
1 AN
DE MARINE
20 ANS
D’HISTOIRES
PHOTO : FOUCAULD DALLE
C
omme disent les plus anciens, un
an de marine, vingt ans d’histoires.
Je suis à bord de l’Albatros pour
ma seconde mission dans les Terres
australes et antarctiques françaises (TAAF). Nous
sommes à la mi-avril 2010. C’est le début de l’automne austral. Nous avons quitté l’île de la Réunion
pour ces terres française du bout du monde, Crozet,
Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam, avec sur la
route une escale à Maputo, au Mozambique, pour
avitailler. Les dix jours de navigation, entre Maputo
et l’île de la Possession dans l’archipel de Crozet,
se sont déroulés sans encombre, éclairés par la visite de cétacés et le vol majestueux des albatros.
Nous apprécions le changement progressif de climat
Ci-contre, l’ancre chasse.
Les manœuvres sur la plage
avant pour la lever
ne sont pas de tout
repos pour le bosco.
PHOTO : FOUCAULD DALLE
en passant les 40° sud. En mouillant le soir, par mauvais temps, dans la Baie du Marin, la beauté sauvage de l’île de la Possession et plus loin, de la masse
abrupte de l’île de l’Est, nous saisit. La dernière rotation du Marion Dufresne n’ayant pas permis de débarquer assez de carburant pour les générateurs, le
principal objectif de notre escale est de compléter
les réserves de l’île. Contrairement au Marion Dufresne ou aux frégates de surveillance basées à la
Réunion, l’Albatros ne dispose pas d’hélicoptère.
Dès le lendemain de notre arrivée, tout l’équipage
s’active donc pour organiser un ravitaillement inédit
par zodiac. Des conditions météo assez maniables
permettent de mettre à l’eau quatre embarcations
ainsi que la barge, faite de bois et de bidons, assemblée par le bosco. L’opération consiste à remplir
deux fûts par zodiac amarré le long de l’Albatros, à
les transporter jusqu’à la barge, ancrée juste avant
les rouleaux, et à pomper le carburant dans les fûts
depuis la terre où les îliens ont installé une pompe. >>
Ci-dessus, l’Albatros
au mouillage devant
Port-aux-Français,
base scientifique
et technique
des îles Kerguelen.
Foucauld Dalle
près ses études en management à HEC et à l’École polytechnique, Foucauld Dalle a rejoint la Marine nationale pour
un an comme Volontaire officier aspirant (VOA). Cette forme
nouvelle de service militaire volontaire permet à de jeunes diplômés d’exercer des responsabilités opérationnelles, notamment en tant que chef de quart sur des bâtiments de la Royale.
Affecté à la Réunion sur la frégate de surveillance Floréal, l’aspirant Dalle a participé à deux missions de surveillance des
pêches dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF)
et, pendant quatre mois, à la mission Atalante de lutte contre la
piraterie au large de la Somalie. Foucauld Dalle a aujourd’hui
rejoint le cabinet de conseil en stratégie McKinsey&Company.
A
PHOTO : FOUCAULD DALLE
L’Albatros, ancien bateau de pêche
sur les bancs de Terre-Neuve devenu
patrouilleur de haute mer de la Marine
française, est un habitué du Grand Sud.
Récit d’une campagne de surveillance
dans les eaux de Crozet, Kerguelen,
Saint-Paul et Amsterdam, terres
françaises du bout du monde.
PHOTO : FOUCAULD DALLE
Par FOUCAULD DALLE*
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MARINE&OCÉANS N° 240 - JUILLET-AOÛT-SEPTEMBRE 2013
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« UN AN DE MARINE, VINGT ANS D’HISTOIRES »
>> Une journée de norias, sous la pluie et les embruns
glaciaux, dans le demi-jour de l’automne austral,
nous permet de débarquer 10 m3 sur les 30 m3 prévus. Vers 17 heures, le vent se renforce et fait chasser l’Albatros sur son ancre. Il faut appareiller pour
faire des rails d’attente. Par le hublot du carré, j’observe la pluie tomber. Soulevée par de violents tourbillons ascendants le long des falaises noires de l’île,
elle génère des sortes de geysers dans chaque as-
Droit devant nous,
la Croix du Sud
nous guide, puis
la lune se lève…
“
”
périté du rocher. Le vent tombe dans la nuit, mais
de gros rouleaux éclatent toujours sur la plage de
sable noir où s’ébattent des milliers de manchots,
nous interdisant de débarquer.
Le lendemain, en fin de journée, un vent de sudest de force 9 nous oblige à faire des rails au nord
PHOTOS : FOUCAULD DALLE
de l’île durant toute la nuit. De quart de minuit à
quatre heures, je jouis d’un superbe clair-de-lune
qui jette de pâles lueurs sur les sommets où, malgré
le vent, un peu de neige s’est accumulée.
L’ombre noire des hautes falaises acérées rend
cette côte suffisamment impressionnante pour nous
garder éveillés. Fort heureusement, car depuis trois
jours le branle-bas a lieu à 5 h 15, ce qui commence
à tirer sur les organismes. Le vent tourne pendant
la nuit nous permettant de mouiller au petit matin.
Le lever de soleil sur l’île de l’Est est de toute beauté.
Il déchire les nuages et projette une lumière jaune,
horizontale, presque palpable sur le bateau et sur
Porta Alfred où l’on aperçoit la base et les manchots. Au-dessus des pentes herbeuses cramées par
le sel, de gros nuages en panache prennent des
teintes qui vont du gris souris au saumon, contrastant spectaculairement avec les coins de ciel bleu
que le vent ménage. Nous tentons de mettre les zodiacs à l’eau. La houle qui prend le bateau de travers fait rouler l’Albatros d’un bord sur l’autre lui
donnant jusqu’à 25° de gite. Les manœuvres sont
franchement délicates. Les zodiacs se balancent sous
leurs élingues, claquent à la surface de l’eau à chaque
coup de roulis avant d’être dangereusement aspirés
sous la coque ronde du bateau qui se soulève. Trop
hasardeux. Nous abandonnons l’idée de débarquer
et appareillons pour les Kerguelen. Nous restons
là-bas 24 heures, le temps de ravitailler la base de
Ci-dessus, otarie
sur les rochers
d’Amsterdam.
À gauche, le vent contre
les falaises de l’île
de la Possession,
dans l’archipel de Crozet,
soulève des geysers
de plus de 5 mètres.
Port-aux-Français. L’accueil qui nous est réservé
par la population, une petite centaine d’habitants
isolée sur un territoire grand comme la Corse, fait
de l’escale un moment de convivialité unanimement apprécié après la frustration de n’avoir pu débarquer à Crozet. Nous n’avons pas le loisir de nous
éterniser. Un bateau de pêche a été repéré par les
satellites de surveillance dans les eaux antarctiques,
théoriquement interdites à la pêche. Dès que nous
quittons la protection de Kerguelen, la mer devient
très agitée. En vingt-quatre heures, nous dépassons
l’île australienne de Heard couverte de glaciers, située à 250 milles au sud-est de Kerguelen. Descendant toujours vers le sud, le temps devient fran- >>
Les Terres australes et antarctiques françaises
es Terres australes et
50° E
70° E
90° E
Ile
de la Réunion
2880 km
Ile Amsterdam
antarctiques françaises
AUSTRALIE
Ile Saint-Paul
(TAAF), collectivité d’outre3
490
mer créée en 1955, sont
km
océan Indien
formées par l’archipel de
Crozet, l’archipel de KerIles Kerguelen
guelen, les îles Saint-Paul
1420 km
Iles Crozet
et Amsterdam, la Terre AFRIQUE
e
iqu
Adélie sur le continent anct
Hobart
ar
tarctique et, depuis 2007,
Le Cap
Dôme C
par les îles Éparses (EuDumont-d'Urville
1100 km
ropa, Glorieuses, Juan de
océan Atlantique
ANTARCTIQUE
Nova, Bassas da India et
Tromelin). Les TAAF sont
Terra Nova
60° S
40° S
placées sous l’autorité d’un
préfet qui est à la fois représentant de l’État et responsable de la collectivité. Il est représenté dans chacun des
districts par un chef de district. La collectivité dispose d’un budget d’environ 26 millions d’euros provenant
de ressources propres (droits de pêche, philatélie, impôts, tourisme, taxes de mouillage…), d’une subvention
d’équilibre du ministère des outre-mer et d’un appui financier du ministère de l’Écologie au titre de la réserve
naturelle nationale. Les trois districts austraux sont desservis par le Marion Dufresne au départ de l’île de la
Réunion. L’Astrolabe permet de rejoindre la Terre Adélie depuis Hobart, en Australie. Les îles Éparses sont,
quant à elles, ravitaillées par avion militaire ou par bateau à partir de l’île de la Réunion. Cet isolement implique la mise en place, par l’administration des TAAF, d’une chaîne logistique complexe, indissociable de l’affirmation de la présence française. Les districts subantarctiques et la Terre Adélie accueillent, selon les bases,
entre vingt et cent personnes (scientifiques et personnels techniques) qui y séjournent de quelques mois à
un an. Dans les îles Éparses, les détachements militaires et les météorologues sont relevés tous les trente à
quarante-cinq jours. Des scientifiques y sont présents de manière régulière.
Source : ministère des outre-mer
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1480 km
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L’entrée du golfe du Morbihan
situé à l’est des îles Kerguelen,
éclairée par le soleil de fin de journée.
« UN AN DE MARINE, VINGT ANS D’HISTOIRES »
conventions internationales. Peu avant d’y arriver, je
prends le quart de 15 à 18 heures. La nuit tombe
soudainement en hiver sous ces latitudes. Afin d’être
discrets, nous naviguons tous feux éteints et allumons le radar pour quelques tours d’antenne à intervalles réguliers. Il neige à gros flocons. La veille est
attentive.
Vers la fin de mon quart, à quelques milles du 60°
sud, le barreur aperçoit un flash sur tribord. Je le signale au commandant qui m’ordonne de faire route
dessus. Nous rallumons le radar. Pas d’écho, c’est sûrement une palangre posée par le bateau que nous
recherchons pour pêcher les légines si convoitées.
En arrivant dessus, je me rends compte que je ne
PHOTO : FOUCAULD DALLE
>> chement froid. De nuit, l’équipe de quart passerelle
surveille le ciel. La station météo et le centre de
contrôle des satellites de Kerguelen ont signalé une
forte activité solaire, potentiellement génératrice
d’aurores australes. Vers 21 heures, le spectacle commence. Posté en passerelle supérieure contre la cheminée, à l’abri du vent glacial, je garde le nez en
l’air pendant une bonne demi-heure.
Des halos puis des rayons blanc-verts, terminés
parfois par de vagues reflets roses, scient le ciel formant un éventail ondoyant, une immense ceinture
de lumière entourant la voute céleste. En quelques
minutes, l’aurore atteint son paroxysme et les rayons
dessinent sur bâbord de grandes arabesques vertes
Une fois les deux aussières saisies, on les vire jusqu’à positionner l’Albatros cul au rivage, à 100 mètres environ.
L’océan Indien vire progressivement
du gris au bleu profond des tropiques.
PHOTO : FOUCAULD DALLE
“
Force 10 dans le Grand Sud…
en mouvement perpétuel. Entre les rayons verts,
changeants sans cesse d’intensité, de forme et de position, se trouve Sirius, splendide, bleue, étincelante
et sereine au-dessus d’Orion. Droit devant nous, la
Croix du Sud nous guide puis la lune se lève, orange,
trois quarts pleine au milieu du spectacle. Nous
sommes toujours à la recherche du bateau de pêche.
Le temps est franchement mauvais. Nous croisons
nos premiers icebergs, étroits, longs de un à deux kilomètres. L’un d’eux nous sert de cible pour un exercice de tir. Chaque fois qu’un nouvel écho apparaît
au radar, la tension monte d’un cran. Il est difficile
en effet, pendant de longues minutes, de déterminer s’il s’agit de l’écho d’un iceberg ou du navire que
nous recherchons. Nous poursuivons vers le sud pendant quarante-huit heures jusqu’à la limite des 60°,
infranchissable par un bateau de guerre selon les
l’ai pas laissée à 50 mètres sur tribord mais à
10 mètres. L’absence d’écho et la nuit noire qui a
trompé mes sens ne m’ont pas permis d’apprécier
précisément les distances. Nous stoppons en urgence
pour éviter d’entraîner la palangre dans l’hélice. Je
la vois finalement et avec soulagement défiler sur tribord. Le lendemain, nous retournons photographier
la palangre qui n’est, bien sûr, pas identifiée. Dans
la grisaille, sous une neige épaisse et dans 30 nœuds
de vent, nous effectuons des rails d’attente à quelques milles au nord du 60e parallèle en surveillant
l’écho des quelques gros icebergs voisins. La mer
est démontée car le vent a tourné plusieurs fois.
Après vingt-quatre heures d’attente dans ces conditions, nous devons repartir et poursuivre la rotation. Le crochet par le sud nous a déjà retardés
d’une semaine.
”
Les deux premières tentatives sont vaines. À la troisième, le Premier maître à la manœuvre met les gaz
plus franchement. Les hommes à bord des zodiacs
parviennent à passer une aussière raboutée au bosco
sur la plage arrière. Les amarres une fois tournées,
l’Albatros est mouillé à 100 mètres de la côte, cul
au rivage. Il ne reste plus qu’à débarquer une motopompe, cent mètres de lance à incendie, quelques
grosses défenses orange et le tour est joué ! Laborieuse, la manœuvre n’en était pas moins élégante
et instructive.
Nous repartons le soir vers Amsterdam, dernière
étape de notre navigation, poussés par 30 nœuds
de sud-ouest. À mi-chemin, la température augmente en quelques heures, signe du retour sous
des latitudes plus clémentes. Nous dépassons de
nuit, sans nous y arrêter, le superbe cratère de l’île
Saint-Paul. Nous atteignons Amsterdam au petit
matin, accueillis par les centaines d’otaries qui y vivent. Notre escale est rapide et efficace. J’en profite pour me dégourdir les jambes et récupérer le
bocal de rhum arrangé confié aux îliens trois mois
plus tôt, lors de ma précédente patrouille à bord du
Floréal ! Le soir, au carré officiers, le breuvage
nous donne un avant-goût du retour à la Réunion
où les familles nous attendent depuis bientôt six semaines. La navigation est sans histoire, les quarts
se succèdent, l’océan Indien vire progressivement
du gris au bleu profond des tropiques. Nous abordons l’ancienne île Bourbon au terme d’une mission magnifique. Vingt ans d’histoires disiez■
vous ?Au moins ! Voire plus !
Le retour vers Kerguelen commence par une journée plus calme et dégagée. Avec les beaux icebergs
que nous croisons et les stalactites de glace transparentequi naissent sous tous les bastingages, l’ambiance est aux jeux d’hiver : un bonhomme de neige
prend forme sur le pont, quelques boules volent, le
maitre d’hôtel du carré officiers mariniers a été
promu balayeur officiel de l’équipe olympique de
curling de l’Albatros ! Le répit aura duré vingtquatre heures. Une sérieuse tempête se lève le lendemain : 30, 40 puis 50 nœuds s’établissent, levant
des vagues de 8 à 12 mètres.
Après cinq jours de mer, et avant de mettre le
cap sur Amsterdam, nous nous arrêtons faire le
plein d’eau à Kerguelen. Mais pas à Port-auxFrançais. Nous entrons au petit matin dans la baie
du Hopeful, au nord de l’île, éclairée par un somptueux lever de soleil. Cette baie illustre pour moi
les paysages de Kerguelen avec, entre quelques
étages de falaises basaltiques, une herbe rase et
verte. La lumière est inimitable donnant à l’eau des
tons bleu électrique, gris, brun, rose selon le fond, le
vent ou les nuages.
Dans cette baie se jette la Cascade Lozère, alimentée par un lac, deux cent mètres plus haut. L’idée
est de mouiller à 200 mètres de la rive et de culer
pour passer deux bouts dans les chaînes qu’ont posés des chalutiers russes et ukrainiens dans les années 80. La manœuvre est délicate. Un vent traversier de 25 nœuds s’est levé et l’Albatros, ancien
bateau de pêche sur les bancs de Terre-Neuve, n’a
qu’un arbre d’hélice et pas de propulseur d’étrave.
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