"Lia, d`un paradis l`autre"

Transcription

"Lia, d`un paradis l`autre"
Discours de l’auteur, Hubert Gerbeau,
lu par M. Yvan Martial
Dans cette île paradisiaque, Pierre, écrivain d'honnête
notoriété, vient écrire le livre de voyage que lui a
commandé son éditeur et qui devrait, pour leur commun
profit, comme pour celui des transporteurs et des
hôteliers, promouvoir les "4 s" (sea, sun, sand, sex).
La mer, le soleil, la plage et le sexe ne laissent pas
l'auteur indifférent mais l'île Maurice lui propose
d'autres pièges : la pute Lia, un évêque, un député,
Florelle, l'enfant perdue, et un vice-consul français
l'entraînent dans leur combat ou dans leurs rêves.
Dérive du corps, des idées, de l'action : Pierre n'écrit
plus ce qu'on attendait de lui. Cahotante, se poursuit
pourtant la quête : bungalows marins où explose le temps,
maisons de bois où il moisit. Les ombres de Paul et
Virginie et celles des Grands Blancs vivent encore sur
l'Océan Indien. Océan de paix joignant l'Afrique à l'Asie;
océan de fureurs que crochètent quelques terres violentes.
Du Nord-Ouest est venu clandestinement un réfugié. De jour
en jour sa présence obsédante, muette, s'impose à Pierre,
lui rend plus dérisoire le jeu des "4 s". Au soleil,
s'écroule le sable des châteaux. Le goût salé de Lia, île
dans l'île, fait oublier la mer.
L'éditeur s'inquiète. Certes il reste le sexe mais celuici est-il offert aux futurs touristes ou confisqué par
l'écrivain ? Bien plus, ne chuchote-t-on pas à l'Ambassade
que Pierre Dorval, non content de s'afficher avec une
prostituée, importunerait une jeune aristocrate,
glisserait au communisme ?
Broutilles balayées, avec la complicité de l'écrivain et
de l'évêque, par un réfugié omnipotent. Ce dernier accule
l'un à l'exil, l'autre à la Révélation, gueux conduisant
l'île plus loin qu'aucun ne l'aurait voulu, conduisant le
lecteur et les Mauriciens hors des rails que l'histoire
semblait avoir forgés.
J’ajoute que lors des nombreux séjours que j’ai effectués
à Maurice depuis les années 1970 pour travailler aux
archives ou dans les bibliothèques, faire cours,
participer à des colloques ou, parfois, faire du tourisme,
j’ai rencontré des membres de toutes les communautés et me
suis toujours félicité de l¹accueil qui m’était fait. Je
garde à chacun une infinie reconnaissance. Si, dans LIA,
je fais semblant d’égratigner ce qui m’a semblé être les
travers de quelques membres de tel ou tel groupe, je le
fais avec le sourire et sans intention d¹agresser qui que
ce soit. Et d’ailleurs, souvent, j¹invente, ce qu¹un
auteur a, paraît-il, le droit de faire dans un roman.
En revanche, je dois préciser que je n¹invente pas ce qui
est un des moteurs de l¹intrigue : l¹obligation faite à
des Ethiopiens de régler de façon inhumaine, dans le
respect d’une tradition de survie, un problème de famine
(témoignage d¹un anthropologue que j’avais recueilli lors
d’un colloque).
Anecdotes
Des colloques organisés par des collègues mauriciens m’ont
valu à deux reprises l¹honneur d’être invité à l’Hôtel du
Gouvernement. Une fois par Sir Seewoosagur Ramgoolam qui,
à l’issue de la réception, nous avait rassemblés autour de
lui pour une photo de groupe sur laquelle nous figurons en
compagnie d’une délégation d’imposantes dames soviétiques.
Une autre fois, nous fûmes invités par sir Anerood
Jugnauth. Ce patronyme me fait souvenir d’une anecdote
dont l’issue aurait pu être tragique.
Le Centre d'Etudes et de Recherches sur les Sociétés de
l'Océan Indien (CERSOI), installé dans les locaux de la
Faculté de Droit d¹Aix-en-Provence, accueillait dans sa
bibliothèque des étudiants parmi lesquels les Mauriciens
étaient des plus assidus. Alors que j’étais directeur de
ce Centre, je reçois un appel téléphonique de la
bibliothécaire qui, affolée, me dit qu’un morceau du
plafond s’est effondré et qu’un bloc de béton est tombé
sur une table, à proximité de « Monsieur Jugnot ». Je
téléphone aussitôt aux Services
d’entretien de l¹Université, tout en me demandant pourquoi
l’acteur Gérard Jugnot nous honorait de sa visite.
Je poursuit l¹enquête et découvre que l’honneur était
encore plus grand que ce que j’avais cru : dans son
émotion, la bibliothécaire avait oublié comment se
prononçait le nom de Jugnauth. Inutile de préciser quel
lien de parenté unissait l’étudiant à sir Anerood. La nuit
suivante, j’eus quelques cauchemars en prévision d’un
incident diplomatique. Mais l’étudiant eut l’obligeance de
ne pas donner suite à l’affaire. Lors de visites
ultérieures, et dans l’attente des travaux qui
s¹imposaient, il eut cependant la sagesse d¹inspecter le
plafond avant de s’installer.
Autre anecdote :
Les cours du DEUG de Lettres modernes, organisés par des
enseignants de l’Université de la Réunion, à l’initiative
de l’Ambassade de France à Maurice, se déroulaient à
Curepipe mais je préférais, quand je le pouvais, dormir au
bord de mer. Notre emploi du temps étant serré, je louais
une voiture à l¹aéroport, en général une Mini.
Un jour, le seul véhicule disponible à l¹aéroport est une
familiale. Le cours fini, je me dis que c’est honteux
d¹utiliser pour moi seul un tel monstre. Je propose aux
étudiants qui doivent se rendre à Port-Louis d’être leur
chauffeur. La plupart acceptent et nous nous entassons
dans le véhicule. Merci à la police de la route de ne pas
m’avoir fait passer la nuit en prison. Merci à Allah,
Dieu, Brahma ou Vichnou
de nous avoir évité un accident.
Certes, ma mémoire subit les effets du temps et parfois
défaille mais je crois que nous étions une dizaine ou
plus, garçons et filles, toutes communautés confondues.
Nous arrivons entassés mais vivants à Port-Louis. Je suis
en état de jubilation et, nous séparant, je dis aux
étudiants combien cet exemple de société mosaïque ou arcen-ciel (ces termes n’étaient peut-être pas encore en
usage mais l’idée était là) me réjouit.
A cette époque, vice-président de l'Université de la
Réunion, j’avais introduit dans les programmes l'étude de
l'histoire de l'Océan Indien, et notamment des
Mascareignes. Ceci nous conduisait à parler librement de
sujets parfois considérés comme brûlants ou
tabous, tels que l'esclavage et les relations
interethniques. On se serre la main. Deux ou trois
étudiants s¹attardent. « Ne croyez pas, m¹expliquent-ils,
que notre voyage, exempt de préjugés, soit significatif.
Si demain, nous promenant en famille, nous croisons
certains des étudiants avec qui nous avons fraternisé ce
soir, nous nous saluerons à peine, ou même nous ferons
semblant de ne pas nous voir ».
C’était vers 1975. Je crois que les choses ont évolué.
Certains peuvent le regretter, d’autres s¹en félicitent.