Pierre Lambert, - l`Institut d`Histoire sociale

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Pierre Lambert, - l`Institut d`Histoire sociale
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Pierre Lambert,
la mort d’une éminence grise
(1920-2008)
P
IERRE LAMBERT APPARAÎT SANS AUCUN DOUTE rétrospectivement comme un des per-
sonnages les plus fascinants du monde politique. Sans doute aurait-il pu figurer
dans l’excellent ouvrage Éminences Grises, de Roger Faligot et Remi Kauffer
(Fayard, 1992).
Tel est sans doute le paradoxe du démiurge.
Il présente en permanence un double visage: militant révolutionnaire et agitateur
trotskiste, il endosse en parallèle la défroque d’un homme de l’ombre, orchestrant
toute sa vie un inclassable réseau de pouvoir, aux confins du syndicalisme, du tissu
associatif et de la franc-maçonnerie.
Pierre Boussel naît le 9 juin 1920 dans une famille de Juifs russes immigrés à Paris.
Il s'engage très tôt. Dès l'âge de 14 ans, on le voit militer aux Jeunesses communistes. Il s'inscrit cependant très vite à l'Entente des jeunes socialistes de la Seine, un
mouvement lié à la SFIO, dans lequel les trotskistes pratiquent l'entrisme.
Pierre Boussel rejoint la Gauche révolutionnaire, le courant oppositionnel de
Marceau Pivert.
En 1937, il participe à la scission groupée des socialistes de la Seine, qui se transforment en Jeunesses socialistes autonomes. La même année, il se syndique à la CGT
des PTT.
En juin 1938, les JSA rejoignent le tout nouveau Parti socialiste ouvrier et paysan
de Marceau Pivert. Aux JSA et au PSOP, Pierre Boussel rencontre de nombreux militants trotskistes, qui pratiquent l'entrisme « à ciel ouvert », bannières déployées.
Il rejoint le courant trotskiste, regroupé autour du journal La Commune, en
décembre 1938.
Membre du Bureau fédéral de la Seine des Jeunesses socialistes ouvrières et paysannes, il est exclu le 3 juin 1939, lorsque la direction décide de se débarrasser des
trotskistes.
Pierre Boussel évolue maintenant dans le maquis groupusculaire.
Membre du groupe La Commune, il est arrêté le 15 février 1940, au beau milieu
de la « drôle de guerre ». Le 8 mai, il est condamné à trois ans de prison ferme pour
atteinte à la sûreté intérieure de l'État.
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LA REVUE DES REVUES
Nombreux sont les bruits qui courent sur cette arrestation. Pierre Boussel se
montre-t-il trop bavard?
Profitant de la dislocation de l'État, il parvient à s'évader durant un transfert, et
regagne Paris, où il demande à reprendre ses activités militantes.
Hostile à la Résistance, le groupe La Commune renvoie dos-à-dos les AngloAméricains et les Allemands, tandis que certains de ses membres se lancent dans une
stratégie d'entrisme au sein du Rassemblement national populaire de Marcel Déat.
Au cœur de la guerre, trois groupes entament cependant un processus d'unification,
qui culmine en janvier 1944, lorsqu’est formé le Parti communiste internationaliste.
Pierre Boussel devient le responsable du « rayon nord » du PCI.
Il s'élève en parallèle dans la hiérarchie de la CGT réunifiée qui voit le jour à la
Libération. Il prend le contrôle du syndicat CGT des monteurs-levageurs, devient responsable des jeunes pour la Région parisienne. Il apparaît à cette époque sous l'identité de Pierre Temansi. Nul à la CGT ne connaît ses activités trotskistes.
En 1952, une crise déchire le « Parti mondial de la révolution socialiste ». En
France, on voit surgir deux formations aux sigles presque identiques:
- le Parti communiste internationaliste (Quatrième Internationale) défend les thèses
modernistes de Michel Raptis. La situation nouvelle et la guerre qui vient impliquent
de modifier les perspectives. Il s'agit de développer un entrisme profond au sein des
partis communistes;
- le Parti communiste internationaliste (trotskiste) s'arrime aux théories invariantes
de Marcel Bleibtreu. Il importe dans cette époque troublée de maintenir haut levé le
fanion trotskiste.
Pierre Boussel s'agrège au courant Bleibtreu. En 1955, celui qui se fait maintenant
appeler Pierre Lambert parvient à évincer Marcel Bleibtreu.
1955 est ainsi l'année de naissance d'une tendance politique qu'il faut bien nommer le «lambertisme».
Cette tendance s'incarne dans une kyrielle d'organisations. On retient bien évidemment l'Organisation communiste internationaliste, ou le Parti des travailleurs.
Par-delà le fracas d'une histoire complexe, émaillée de scissions et de regroupements, subsistent des constantes.
Le lambertisme apparaît comme un cocktail d'orthodoxie trotskiste et de pragmatisme sans contraintes. Pierre Lambert et ses amis n'ont jamais cessé de défendre l'intangibilité du programme trotskiste. Ils se sont arrimés à l'invariance. En parallèle, ils
ont poussé jusqu'à ses extrêmes limites la stratégie de l'entrisme.
En 1934, Léon Trotski avait demandé aux militants français de rejoindre la SFIO,
sans rien dissimuler de leurs opinions révolutionnaires.
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L'entrisme lambertiste s'apparente au contraire à un travail de fraction.
Les militants qui infiltrent les organisations dissimulent leur appartenance révolutionnaire et s'élèvent dans la hiérarchie des différents partis et syndicats.
On assiste ainsi à l'apparition d'un entrisme de renseignement, qui débouche sur
la constitution d'un réseau de pouvoir.
Dans les années 1970, les lambertistes se trouvent à la tête de l'« Unef-Unité syndicale » et de la puissante Mutuelle nationale des Étudiants de France.
Membre de l'OCI, Lionel Jospin devient premier secrétaire du Parti socialiste en
1981.
Les lambertistes prennent du pouvoir à Force ouvrière, dans diverses obédiences
maçonniques et dans plusieurs associations laïques.
Pierre Lambert se trouve ainsi peser dans la société française d'un poids sans
commune mesure avec ses forces militantes.
Le Parti des travailleurs, et le cercle de sympathisants qui l'environne, prend l'allure baroque d'un « groupuscule de leaders ».
Les lambertistes occupent des postes, ils exercent des responsabilités. Ce sont des
dirigeants, des notables. Ils siègent dans de nombreux bureaux politiques, syndicaux
ou associatifs. L'économie sociale est mise à contribution.
Lorsque le vieux chef s'éteint le mercredi 16 janvier 2008, il laisse derrière lui un
système complexe.
Le Parti des travailleurs poursuit une activité militante classique, qui doit l'amener
à se transformer dans les mois qui viennent en un « Parti ouvrier indépendant », sous
la houlette de Daniel Gluckstein.
En parallèle, les amis de Lambert agissent dans la galaxie souverainiste, dans les
réseaux laïcs, à Force ouvrière, dans la franc-maçonnerie, dans les tendances orthodoxes du PCF, et dans d'autres secteurs, moins ouvertement identifiables.
L'avenir est pourtant incertain. Quand le leader trotskiste anglais Gerry Healy est
mort en 1988, son courant politique s'est rapidement disloqué.
Le lambertisme survivra-t-il à la mort du « père » ou connaîtra-t-il à son tour une
série de crises et de scissions?
Christophe Bourseiller
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