Raison publique

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Raison publique
Raison publique, pluralisme et légitimité
Dominique Leydet
Département de philosophie
UQAM
La notion de raison publique apparaît explicitement au coeur de la pensée de John Rawls à partir
des années 1980. Elle constitue sa réponse au problème que pose la légitimité de l’exercice du
pouvoir politique dans des sociétés libérales marquées au sceau du pluralisme. Les citoyens de
ces sociétés n’adhèrent pas aux mêmes conceptions du bien et diffèrent par leurs engagements
religieux, philosophiques ou idéologiques. Et pourtant, en tant que membres égaux d’une
société libérale et démocratique, ils doivent pouvoir exiger que les fondements et les grandes
décisions qui scandent la vie politique leur soient justifiés à partir de raisons qui leur sont
communes. La possibilité d’une telle justification est indissociable du respect mutuel que se
doivent les membres de telles sociétés et qu’exprime le principe de réciprocité.
Mais si les sociétés libérales contemporaines sont bel et bien caractérisées par un
profond pluralisme, comment penser ce fonds commun à partir duquel les citoyens peuvent
délibérer ensemble des questions politiques fondamentales qu’ils confrontent ? N’y a-t-il pas
une tension importante entre, d’un côté, le constat du pluralisme et, de l’autre, la mise en avant
d’une certaine communauté de raisons à partir de laquelle les décisions politiques pourraient être
justifiées publiquement ? Peut-on résoudre ou dépasser cette tension sans trivialiser soit
l’étendue et la profondeur du pluralisme, soit le contenu et la portée de la raison publique ellemême ?
Voilà certaines des questions que soulève l’idée de la raison publique proposée par
Rawls. Dans le contexte américain, où la religion occupe une place importante dans le débat
public, il n’est pas étonnant que cette conception de la raison publique ait été discutée d’abord en
référence à la place qu’elle accorde ou qu’elle refuse à celle-ci. Il est clair que Rawls a été très
sensible aux objections suscitées par sa pensée dans cette perspective, comme le montre
l’évolution de ses écrits entre 1993 et 1997, date à laquelle « The Idea of Public Reason
Revisited » fut publié. En effet, on constate dans ce dernier article, comme dans la préface à la
seconde édition de Political Liberalism publiée en 1996, un même souci de montrer comment
l’idée de la raison publique, loin d’être insensible à la contribution que les conceptions
religieuses ont pu faire au débat public américain, notamment dans la lutte pour l’égalité raciale,
est véritablement inclusive.
Mais que la discussion de l’idée de raison publique se concentre ainsi sur la place des
convictions religieuses dans l’espace politique public ne permet peut-être pas d’en apprécier
pleinement la fécondité dans la mesure où, dans la plupart des sociétés occidentales, on
considère le plus souvent que les convictions religieuses des citoyens relèvent d’abord et pour
l’essentiel de la sphère privée. Pour mieux comprendre la contribution de Rawls, mais aussi
certaines de ses limites, nous devons nous intéresser à des contextes dans lesquels les doctrines
compréhensives auxquelles adhèrent les citoyens ne peuvent être aisément reléguées à l’espace
privé, par exemple, lorsque sont en cause des identités culturelles spécifiques à partir desquelles
s’énoncent des projets politiques. Voilà pourquoi, après avoir esquissé à grands traits la figure
de la raison publique qui nous est proposée dans Libéralisme politique et dans « The Idea of
Public Reason Revisited », je m’intéresserai au problème posé par la tension entre
reconnaissance du pluralisme et impératif de justification publique dans le contexte de la société
canadienne où le pluralisme est d’abord culturel.
Je discuterai, d’abord, de l’évolution récente du projet souverainiste québécois, pour
ensuite considérer les problèmes posés par la confrontation des revendications autochtones.
Nous verrons ainsi, d’une part, comment l’idée de raison publique peut non seulement
subsister, mais jouer un rôle significatif même lorsque des « questions constitutionnelles
essentielles » sont en cause. D’autre part, l’évocation du cas autochtone nous permettra, à
l’inverse, de mettre à vif les limites réelles de l’idée de raison publique, lesquelles deviennent
explicites lorsque sont touchés les concepts fondamentaux du libéralisme.
1. L’impératif de la justification publique
L’intuition au fondement de la notion de raison publique est qu’une décision collective, portant
sur les termes de l’association politique et impliquant l’exercice d’un pouvoir contraignant, n’est
légitime que si elle peut être justifiée à tous les membres de cette association, en tant qu’ils sont
raisonnables et rationnels. La justification publique, écrit Rawls, « n’est pas simplement une
forme valide de raisonnement, mais un argument adressé à d’autres : elle procède de façon
correcte de prémisses que nous acceptons et pensons que d’autres pourraient raisonnablement
accepter à des conclusions dont nous pensons aussi qu’elles pourraient leur être
raisonnablement acceptables » (Rawls, 1997 : 786 ; notre trad.).
Quelles sont ces prémisses communes ? Elles relèvent des idéaux et des principes
contenus non plus dans une conception politique particulière de la justice (par exemple, la justice
comme équité proposée par Rawls), mais bien dans l’ensemble des conceptions qui satisfont le
critère de réciprocité tel qu’il s’applique entre citoyens libres et égaux, qui se considèrent comme
raisonnables et rationnels (Rawls, 1997 :774). Rawls énonce trois caractéristiques communes à
ces conceptions : premièrement, elles contiennent une série de droits, libertés et opportunités
fondamentaux (semblables à ceux que l’on retrouve couramment dans les régimes
constitutionnels) ; deuxièmement, elles leur assignent une certaine priorité ; troisièmement, elles
énoncent des mesures permettant d’assurer à tous les citoyens les moyens leur permettant de
faire un usage réel de ces droits et libertés. Chacune de ces conceptions, précise Rawls, conçoit
les citoyens comme des personnes libres et égales et la société comme un système équitable de
coopération.
Cette définition de la famille libérale des conceptions politiques de la justice se veut
suffisamment large pour pouvoir inclure des formulations très diverses : de l’utilitarisme aux
pensées d’inspiration catholique du bien commun et de la solidarité (lorsque celles-ci sont
exprimées en termes de valeurs politiques). Ceci est important car Rawls ne veut pas que l’on
puisse identifier la raison publique à une raison et aux valeurs laïques. La ligne de partage ne
passe pas, en effet, par la distinction entre religieux et non religieux, mais plutôt entre ce qui
relève du politique et ce qui dénote des doctrines compréhensives, qu’elles aient ou non un
caractère religieux.
De façon générale, les conceptions proprement politiques ont trois caractéristiques :
leurs principes s’appliquent aux institutions sociales et politiques de base (ce que Rawls appelle
la structure de base) ; elles peuvent être présentées indépendamment de toute doctrine
compréhensive ; on peut les concevoir à partir des idées fondamentales implicites dans la culture
politique publique d’une démocratie constitutionnelle (Rawls, 1997 :776). Ces deux derniers
traits sont particulièrement significatifs : les différentes conceptions politiques de la justice ne
doivent pas être pensées comme de simples excroissances des doctrines compréhensives, mais
être formulées à partir des principes et des valeurs politiques qui sont véhiculés par la culture
politique publique, laquelle comprend « les institutions politiques d’un régime constitutionnel et
les traditions publiques de leur interprétation […], ainsi que les textes et documents historiques
qui relèvent d’un savoir commun » (Rawls, 1993 : 14).
Ainsi, prenons le cas d’une conception politique d’inspiration catholique : les principes
et les valeurs de bien commun et de solidarité qu’elle défend doivent pouvoir être présentés
indépendamment de toute doctrine compréhensive (y compris la doctrine catholique). Ils sont
une élaboration des idées fondamentales qui sont implicites dans la culture politique publique
d’un régime constitutionnel, notamment la conception des citoyens comme personnes libres et
égales ou encore de la société comme système équitable de coopération. Cette conception
politique fait alors partie de l’ensemble des conceptions appartenant à ce que Rawls appelle la
famille libérale. La pluralité de ses membres ne change rien au fait que les citoyens partagent à
ce niveau un point de vue commun à partir duquel ils peuvent discuter des questions politiques
de base.
Mais les principes fondamentaux qu’exprime l’ensemble de ces conceptions politiques
de la justice ne seraient pas stables s’il n’existait pas une convergence entre ces conceptions et
les doctrines compréhensives raisonnables existantes. C’est à ce second niveau que Rawls
introduit la notion de consensus par recoupement. Il existe donc bien deux niveaux de
« consensus » dans l’idée de raison publique ; d’abord, relativement aux valeurs et principes
fondamentaux énoncés dans les conceptions politiques de la justice qui constituent le cadre
commun à l’intérieur duquel les citoyens délibèrent ensemble des questions politiques
fondamentales ; ensuite, relativement à l’existence d’une consonance entre les doctrines
compréhensives raisonnables et ces conceptions de la justice.
Par ailleurs, Rawls considère que les conceptions politiques qui forment le contenu de la
raison publique doivent être « complètes ». Cela veut dire, écrit-il, que « chaque conception
devrait exprimer des principes, critères, et idéaux […] de manière telle que les valeurs qu’ils
spécifient puissent être agencées de façon appropriée, et fournir par elles-mêmes une réponse
raisonnable à toutes, ou presque toutes, les interrogations touchant aux questions
constitutionnelles essentielles et à la justice fondamentale » (Rawls, 1997 :777). Si cette
condition n’était pas satisfaite, la raison publique ne constituerait pas un cadre adéquat au sein
duquel les citoyens pourraient délibérer ensemble des questions politiques fondamentales. Elle
implique aussi que nous ne saurions honorer l’idéal de la raison publique en prenant pour point
de départ notre doctrine compréhensive et en déterminant à partir d’elle, par son application à
une situation particulière, certains principes et valeurs politiques et les institutions qu’ils
soutiennent. C’est plutôt à partir des idées de base d’une conception politique que nous devons
élaborer les principes auxquels nous adhérons, sans quoi ces derniers pourraient n’être que des
instruments que nous manipulons de façon stratégique à partir de doctrines compréhensives
particulières (Rawls, 1997 : 777-78).
Par contre, ce caractère de complétude n’implique pas que notre usage de la raison
publique doive produire une seule bonne réponse dans les discussions politiques
fondamentales. L’indétermination relative de la raison publique, que Rawls reconnaît sans peine,
ne constitue pas un problème dirimant puisque son objectif est plutôt d’assurer que la réponse à
laquelle nous arrivons dans ce type de discussions soit raisonnable et respecte le critère de
réciprocité. Si, à la suite d’un débat, nous restons incapables d’en arriver à un consensus sur un
problème donné, nous pouvons clore l’étape de la délibération en votant : si la question est
débattue en référence aux valeurs politiques et que les citoyens votent selon leur conviction,
l’exigence de la raison publique est satisfaite (Rawls, 1995 : 291; 1993 : 241 ; 1997 : 797-99).
Les citoyens d’une société libérale et démocratique ont donc, selon Rawls, le devoir de
mettre en oeuvre la raison publique lorsqu’ils confrontent les questions fondamentales relatives
à leur vie politique commune. Mais quel est, plus précisément, le domaine de la raison
publique ? À quel type spécifique de questions s’applique-t-elle et dans quels contextes? À
quelles personnes et en quelle capacité ?
La raison publique s’étend à tout ce qui relève de l’interprétation des questions
constitutionnelles essentielles, soit toutes les questions relatives à la forme générale du
gouvernement et aux droits fondamentaux des citoyens, ainsi qu’aux questions de justice sociale
et économique de base. Pratiquement, cela veut dire que le devoir de civilité dont relève l’usage
de la raison publique (et qui n’exprime pas d’obligation légale) ne s’applique pas aux débats
politiques et législatifs suscités, par exemple, par la protection de l’environnement, les politiques
culturelles, la circulation routière, etc. Les citoyens peuvent discuter de ces questions
simplement à partir de leurs doctrines compréhensives particulières. Par contre, le domaine de la
raison publique couvre les débats concernant le droit de vote et son exercice (ainsi, le débat sur
la parité en France) ou encore les discussions concernant la liberté d’expression (par exemple,
les débats entourant la pornographie ou encore la littérature haineuse). Il recouvre également les
discussions portant sur la protection sociale de base.
Ce faisant, Rawls reprend à son compte la distinction proposée par Dworkin entre les
questions de politique et les questions de principe. Les premières concernent le bien-être
commun, ce que Dworkin appelle le « general welfare », et portent sur les moyens les plus
aptes à le promouvoir, alors que les secondes concernent les droits que les individus possèdent
en vertu de la constitution. Pour Rawls, comme pour Dworkin, les questions de principe ne
peuvent être résolues en référence à des arguments d’utilité ou, plus crûment, par le jeu des
intérêts. Elles doivent plutôt faire l’objet d’une discussion fondée elle-même sur des principes et
des valeurs politiques communs ; ce que Dworkin a appelé le « forum des
principes » (Dworkin, 1985 : 70-71). Rawls reprend à son propre compte cette expression et
voit dans les cours, et plus particulièrement dans la Cour suprême, le modèle de ce forum dans
la mesure où les juges doivent expliquer et justifier leurs décisions en se fondant uniquement
sur leur compréhension de la constitution ainsi que sur les lois et précédents pertinents. C’est là
ce qui fait de la Cour suprême « the exemplar of public reason » (Rawls, 1993 : 216).
Cette définition du domaine de la raison publique a prêté à de nombreux malentendus.
Ainsi, Chantal Mouffe a-t-elle pu écrire que dans sa tentative d’assurer le consensus dans le
domaine public, le libéralisme politique relègue le pluralisme dans la sphère privée : « Toutes les
questions controversées sont retirées de l’ordre du jour afin de créer les conditions d’un
consensus rationnel » (Mouffe, 1994 : 318). Mais, d’une part, cette critique ne tient que si l’on
ignore la portée relativement limitée du domaine de la raison publique dans lequel s’applique un
principe de neutralité (Barry, 1994 : 327). Nous l’avons vu, il ne concerne que les questions
constitutionnelles essentielles et des principes de justice très généraux. Cela signifie que
l’essentiel de la législation et des politiques au menu de la vie démocratique contemporaine n’ont
pas à subir la contrainte de la raison publique ; leur discussion et adoption éventuelle se fait par
les processus politiques normaux, à l’intérieur du cadre constitutionnel.
D’autre part, le fait que l’idée de raison publique suppose l’adhésion à une ou à un
ensemble de conceptions publiques de la justice dans lesquelles certains principes de base
(incluant les droits et libertés) sont fixés ne permet pas pour autant de dire que ces principes
sont retirés du débat public. Il est clair que l’interprétation du sens et de la portée de ces droits
fait souvent l’objet d’un vif débat. Ce qui est supposé, c’est une adhésion générale à des
principes abstraits comme la liberté d’expression ou encore l’égalité devant la loi qui sont liés de
façon inhérente aux principes de réciprocité et de respect mutuel; mais la question de savoir si
l’on doit ou non soutenir une loi limitant la pornographie ou interdisant la littérature haineuse
reste ouverte au débat public.
Mais le fond de la critique porte plus fondamentalement sur l’idée même d’un forum de
principes. En effet, Mouffe, qui évoque explicitement dans ce contexte la pensée de Carl
Schmitt, reproche au libéralisme politique de gommer la dimension nécessairement conflictuelle
du politique, les antagonismes et les rapports de pouvoir qui le constituent. Il me semble qu’il ne
s’agit pas de nier cet aspect du politique, mais au contraire de le confronter en tentant d’instituer
un espace dans lequel il est possible de traiter certaines questions politiques fondamentales
comme des questions de justice que l’on doit trancher en référence à des arguments de
principes, plutôt que comme des questions de pouvoir. L’enjeu est de taille car si nous
acceptons que la politique se réduise à un rapport de force, ce sont précisément les groupes les
plus vulnérables qui sortiront perdants d’un tel renoncement.
Mais la façon dont Rawls a dessiné le domaine de la raison publique a fait l’objet d’un
tout autre type de critique portant plutôt sur l’opportunité de limiter l’extension de ce forum aux
seules questions constitutionnelles essentielles. Est-il généralement possible de distinguer entre
ce qui concerne l’interprétation des questions constitutionnelles essentielles et ce qui, sans
relever directement de ces dernières, implique certaines considérations qui touchent à leur
interprétation ? Faudrait-il concevoir que les responsables politiques et les citoyens puissent
utiliser des arguments religieux lorsqu’ils discutent d’une question considérée non essentielle,
sauf lorsque par ricochet un argument met en jeu une question constitutionnelle essentielle ?
Plus encore, n’est-il pas bizarre de prétendre que des raisons que nous jugeons pertinentes, à
bon droit, pour toute une série de questions politiques devraient être mises sous le boisseau
lorsque la discussion publique touche la justice fondamentale (Greenawalt, 1994 : 685-87) ?
Plusieurs auteurs considèrent, par ailleurs, que cette distinction n’est pas souhaitable et
que si la mise en oeuvre d’une raison publique est une condition nécessaire à la légitimité du
pouvoir collectif de contrainte dans des sociétés pluralistes, il n’y a pas de raison de limiter son
domaine aux seules questions politiques fondamentales. Toute décision impliquant l’usage
éventuel de ce pouvoir de contrainte ne saurait se justifier que s’il existe une perspective
commune à partir de laquelle les citoyens peuvent délibérer en commun, quelles que soient par
ailleurs les diverses doctrines compréhensives auxquelles ils adhèrent.
Les raisons pour lesquelles Rawls a choisi de limiter ainsi le domaine de la raison
publique ne sont pas claires. D’une part, Rawls affirme que cette limite ne relève que d’une
prudence élémentaire, mais qu’elle pourrait être levée si l’application de la raison publique sur
les questions essentielles était assurée (Rawls, 1995 : 262 ; 1993 : 215). D’autre part, il semble
également suggérer que, dans certains cas, les citoyens peuvent légitimement décider de
questions non essentielles à partir d’un point de vue plus particulariste (Rawls, 1995 : 305 ;
1993 : 254 ). Si cette dernière interprétation était avérée, elle pourrait montrer comment la
version plus communautarienne du libéralisme défendue par Charles Taylor (Taylor, 1995), qui
permet de justifier des politiques publiques de défense de la particularité culturelle, ne va pas à
l’encontre de la conception rawlsienne (Larmore, 2003 : 381 ; note 11, 392).
Par ailleurs, la raison publique ne s’applique pas à toute discussion politique touchant
des questions fondamentales. Elle ne concerne, écrit Rawls, que les discussions qui se tiennent
dans l’espace politique public, lequel couvre, d’abord, les propos des juges dans leurs décisions
(plus particulièrement la Cour suprême); ensuite, ceux des ministres et des députés ; finalement,
les propos des candidats à des postes électifs et leurs attachés, plus spécifiquement dans leurs
discours publics, les plates-formes électorales des partis et les prises de position politiques
(Rawls, 1997 : 767). Quant aux simples citoyens, ils sont appelés à exercer la raison publique
dans le vote, mais aussi, de façon plus générale, en exigeant des responsables politiques qu’ils
respectent la raison publique dans leur prise de décision. Ils doivent ainsi cultiver une
disposition à considérer les questions politiques fondamentales comme s’ils étaient eux-mêmes
des législateurs idéaux. Le « jugement du public » (Manin, 1995), essentiel au gouvernement
représentatif, doit donc idéalement s’exercer à partir du point de vue commun que constitue la
raison publique (Rawls, 1997 : 769).
Cette conception de la raison publique implique que tout ce qui relève de la culture
d’arrière-plan, ce qui inclut l’ensemble de la société civile : les églises, les universités, les
syndicats, etc., ainsi que les médias n’a pas à se soumettre dans la discussion politique aux
contraintes qui la caractérisent. Les représentants des diverses associations de la société civile
ont toute liberté de s’exprimer dans le débat public en s’appuyant sur les doctrines
compréhensives particulières auxquelles ils adhèrent et de développer une argumentation propre
à leur perspective spécifique.
Cette définition relativement limitée du domaine de la raison publique a fait l’objet de
nombreuses critiques, notamment de la part d’auteurs proches de la conception habermasienne
de la discussion publique. Ainsi, pour Seyla Benhabib, le modèle délibératif inspiré par
Habermas a l’avantage de situer la sphère publique dans la société civile et de s’intéresser aux
interactions entre le processus politique et la culture d’arrière-plan. Plus encore, alors que Rawls
se concentre sur le pouvoir final de contrainte, le modèle délibératif s’intéresse beaucoup plus
aux processus non contraignants et ouverts de formation de l’opinion dans une sphère publique
sans limites (Benhabib, 1996 : 76). Ces différences sont importantes et mettent en valeur la
spécificité de l’approche rawlsienne. La conception défendue par Rawls concerne plus
directement, en effet, le problème de la légitimité de la loi et, plus généralement, de l’exercice
démocratique de la contrainte. Si c’est là le problème posé, il est clair que la délibération menant
à la prise de décision et la justifiant revêt une importance particulière. C’est dans cette
perspective que se justifie pleinement la distinction que pose Rawls entre la raison publique et
les raisons non publiques propres aux associations appartenant à la culture d’arrière-plan,
laquelle permet, en outre, de laisser libre cours à leur diversité, de quelque nature qu’elle soit,
dans les limites du cadre constitutionnel.
L’idée de la raison publique proposée par Rawls permet-elle de résoudre adéquatement
le problème de la justification publique dans des sociétés pluralistes ? Nous conduit-elle à un
point d’équilibre optimal entre la reconnaissance du pluralisme et l’impératif de la justification ?
Rawls, de toute évidence, considère que la conception inclusive de la raison publique qu’il
défend constitue un tel équilibre. Elle permettrait de reconnaître l’importance des doctrines
compréhensives raisonnables dans la discussion politique publique tout en délimitant un point
de vue commun à partir duquel les citoyens peuvent discuter ensemble des questions politiques
essentielles. Dans une société bien ordonnée, dans laquelle les citoyens adhèrent à des principes
justes de coopération sociale, il n’y aurait nul besoin de faire appel à des raisons situées hors de
cette perspective commune.
Mais Rawls est très conscient du fait que dans des sociétés profondément divisées sur
les questions constitutionnelles essentielles, il n’existe pas une telle raison publique. Dans ce
cas, les citoyens peuvent fonder leurs décisions sur des arguments relevant de doctrines
compréhensives et qui n’ont pas eux-mêmes vocation à faire partie d’une éventuelle raison
publique (Rawls pense plus spécifiquement à des raisons de nature religieuse). Le recours à de
tels arguments se justifie dans la mesure où ces citoyens pensent ou auraient pu penser qu’il
permet à long terme de renforcer l’idéal de la raison publique, en d’autres termes d’assurer les
conditions sociales qui le rendent possible (Rawls, 1995 : 298-302 ; 1993 : 247-51). Ainsi, la
référence à des convictions religieuses pour justifier l’égalité raciale que l’on retrouve, par
exemple, tant chez les abolitionnistes que chez Martin Luther King, est légitime du point de vue
d’une conception inclusive de la raison publique.
Dans ses écrits postérieurs à Libéralisme Politique, Rawls est allé plus loin encore : Il
ne s’agit plus de reconnaître que, dans une société profondément injuste, on ne peut travailler à
l’établissement d’une plus grande justice qu’avec, pourrait-on dire, les moyens du bord. Rawls
affirme maintenant que les citoyens peuvent faire référence à leurs convictions pleines et entières
au moment et dans les circonstances qui leur conviennent, à la seule condition que soient
éventuellement exposés les principes et les valeurs proprement politiques qui soutiennent ces
positions défendues d’abord à partir d’une doctrine compréhensive (Rawls, 1997 : 784).
Cette évolution semble inspirée par la volonté de Rawls de répondre à certaines critiques
selon lesquelles sa conception inclusive de la raison publique ne peut pas effectivement rendre
compte du poids des convictions religieuses dans la lutte de certains croyants en faveur d’une
plus grande justice. Ainsi, Paul Weithman a-t-il reproché à Rawls de ne pouvoir donner sens
aux motivations réelles de Martin Luther King dans certaines de ses prises de position
politiques (Weithman, 1994 : 278). Une étude sérieuse d’un document comme celui de sa lettre
de la prison municipale de Birmingham montre qu’on ne saurait décrire la motivation de King
dans les termes utilisés par Rawls, lequel écrivait de King, comme des abolitionnistes avant lui:
« Étant donné ces conditions historiques, il n’était pas déraisonnable qu’ils agissent de cette
manière au nom de l’idéal de la raison publique elle-même » (Rawls, 1995 : 302, nos italiques).
Ce passage énonce une condition assez sévère : il suggère qu’un agent ne peut faire
appel à une doctrine compréhensive dans une argumentation politique publique que si son but
est, ce faisant, de renforcer l’idéal de la raison publique. Mais il est clair, selon Weithman, qu’un
homme profondément religieux comme King ne se reconnaîtrait pas forcément dans cette
description. Il serait plus plausible de considérer que ses convictions religieuses s’insèrent dans
une conception plus large de ce qu’est une vie guidée par la foi religieuse et sur ses implications
dans les différents domaines d’action, y compris dans l’espace public (Weithman, 1994 : 291).
Dans de tels cas, c’est à partir de cet intérêt d’ordre supérieur que s’ordonnent les différentes
fins de l’individu. Bien sûr, des hommes comme King peuvent considérer que les buts
politiques que promeuvent leurs actions ont une valeur intrinsèque. Mais les documents
montrent, conclut Weithman, « que rendre compte de la pleine valeur de leurs actions tel qu’ils
les comprennent requiert que soient invoquées des valeurs religieuses. Par conséquent, il est
incorrect de décrire ces individus comme ayant agi ‘au nom de l’idéal de la raison publique’. Ils
devraient plutôt être décrits comme ayant agi au nom des diverses valeurs religieuses qui ont,
selon eux, des implications politiques » (Weithman, 1994 : 292).
C’est à ce type de préoccupation que Rawls tente de répondre dans ses derniers écrits.
Dans ceux-ci, en effet, il n’est plus question d’exiger de l’individu qu’il justifie (ou qu’il eut pu
justifier) son action strictement en regard de la raison publique ; Rawls écrit maintenant que
« des doctrines compréhensives raisonnables, religieuses ou non religieuses, peuvent être
introduites en tout temps dans la discussion politique publique pourvu qu’en temps utiles des
raisons politiques appropriées – et non pas des raisons fournies uniquement par des doctrines
compréhensives- soient présentées, lesquelles sont suffisantes pour soutenir les positions que
les doctrines compréhensives introduites sont dites soutenir » (Rawls, 1997 : 784).
Cette dernière formulation de la raison publique a suscité de nouvelles critiques. Le
nouveau réquisit n’est-il pas beaucoup trop vague dans sa formulation ? Que signifie, par
exemple, « en temps utiles » ? Qui a l’obligation, éventuellement, de le satisfaire ? Rawls voit
bien ces questions, mais considère que ces « détails » concernant les conditions de l’application
du réquisit ne peuvent être précisés que dans la pratique (Rawls, 1997 : 784). Arrivée à ce degré
de souplesse et d’inclusivité, l’idée de la raison publique garde-t-elle un quelconque mordant ?
Nous permet-elle, par ailleurs, de répondre de façon satisfaisante à l’ensemble des problèmes
que pose le pluralisme ? Il est difficile de répondre à ces questions, notamment parce que la
portée véritable de cette reformulation n’est pas claire. En effet, quelques lignes plus loin, Rawls
signale que « dans la mesure où le réquisit est satisfait, l’introduction dans la culture politique
publique de doctrines religieuses ou laïques ne change pas la nature et le contenu de la
justification dans la raison publique elle-même. Cette justification est toujours donnée en termes
d’une famille des conceptions politiques raisonnables de la justice. Par contre, il n’existe aucune
restriction ou aucune condition concernant la façon dont les doctrines religieuses ou laïques
doivent elles-mêmes être formulées » (Rawls, 1997, 784). J’interprète ces précisions de Rawls
de la façon suivante : les citoyens peuvent, en tout temps, invoquer dans la discussion publique
les doctrines compréhensives raisonnables qui nourrissent leurs positions politiques, sans avoir
à les remodeler pour les « couler » dans le moule de la raison publique, dans la mesure où les
positions politiques qu’ils défendent peuvent également être justifiées par des raisons
proprement politiques. Mais seules ces dernières constituent la justification proprement dite de
ces positions, dans la mesure où seules ces raisons politiques appartiennent à la raison publique.
Voilà pourquoi Rawls peut dire que la conception « élargie » de la raison publique qu’il défend
ne remet pas en cause « la nature et le contenu de la justification dans la raison publique ellemême ».
Quel est alors l’intérêt de cette reformulation ? Tout d’abord, les termes vagues choisis
par Rawls pour décrire les modalités d’application du réquisit permettent effectivement de
contourner le type d’objection formulée par Paul Weithman : la raison publique rawlsienne ne
nous contraint plus à décrire les actes d’un Martin Luther King comme si ceux-ci avaient été
posés afin de mieux réaliser l’idéal de la raison publique. L’invocation de doctrines
compréhensives dans le débat politique public afin de soutenir telle ou telle position est admise ;
il suffit qu’éventuellement le réquisit de la raison publique soit satisfait et pas nécessairement
par les acteurs eux-mêmes (l’utilisation de la forme passive dans le libellé même du réquisit
étant révélatrice à cet égard). Cela dit, on peut se demander si la raison publique, dans cette
dernière version, parvient effectivement à donner sens au poids qu’ont les doctrines
compréhensives pour certains individus puisque la distinction entre les raisons proprement
politiques et celles qui relèvent des doctrines compréhensives, ainsi que la primauté des
premières sur les secondes, sont maintenues. Pour mieux approfondir cette discussion, je crois qu’il serait fécond de changer de
contexte : au lieu de débattre du poids des raisons religieuses chez des hommes comme King, je
vais m’intéresser à certains des problèmes politiques que connaît la société canadienne. Cette
société, qui se veut « libre et démocratique », reste néanmoins profondément divisée par des
lignes de clivage qui mettent en cause des questions constitutionnelles essentielles et la justice
fondamentale. J’aimerais reprendre à nouveaux frais le problème posé par la tension entre
reconnaissance du pluralisme et justification publique en abordant les deux principales sources
de division qui caractérisent cette société, soit le souverainisme québécois et les revendications
autochtones.
2. L’épreuve du pluralisme : Le cas canadien
En 1998, dans son « Renvoi relatif à la sécession du Québec », la Cour suprême du Canada
dans un jugement unanime a tenté de poser les balises de ce que pourrait être le cadre juridique
d’un éventuel processus de sécession, même si cette question n’est pas considérée comme telle
dans le texte de la Constitution. Dans son jugement, la Cour affirme d’emblée que la
Constitution est plus qu’un texte écrit, mais qu’elle comprend aussi « des principes sous-jacents
[...], dont le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, ainsi que le
respect des minorités ». C’est à partir d’une prise en compte de l’ensemble de ces principes que
la Cour peut répondre à la question relative à l’existence d’un droit unilatéral de sécession du
Québec. Depuis la Confédération, écrivent les juges, les Canadiens ont développé des liens de
coopération basés sur les valeurs communes spécifiées plus haut et ce sont ces liens que
compromettrait la sécession d’une province. Le rôle de la Constitution étant d’assurer l’ordre et
la stabilité :
La sécession d’une province ne peut être réalisée unilatéralement « en vertu de la
Constitution », c’est-à-dire sans négociations, fondées sur des principes, avec les autres
participants à la Confédération, dans le cadre constitutionnel existant. Nos institutions
démocratiques permettent nécessairement un processus continu de discussion et
d’évolution, comme en témoigne le droit reconnu par la Constitution à chacun des
participants à la fédération de prendre l’initiative de modifications constitutionnelles. Ce
droit comporte l’obligation réciproque des autres participants d’engager des discussions
sur tout projet légitime de modification de l’ordre constitutionnel. Un vote qui aboutirait
à une majorité claire au Québec en faveur de la sécession, en réponse à une question
claire, conférerait au projet de sécession une légitimité démocratique que tous les autres
participants à la Confédération auraient l’obligation de reconnaître. Dans ce jugement, la Cour a clairement mis en oeuvre une conception de la raison publique
proche de l’idée formulée par Rawls. Elle fonde sa décision sur des principes et des valeurs
proprement politiques auxquels adhèrent les citoyens canadiens en tant que membres libres et
égaux de cette société représentée comme un système de coopération. C’est en vertu de ces
principes, dit la Cour, que les citoyens canadiens, et plus particulièrement les responsables
politiques, devront entreprendre des négociations si les Québécois manifestaient clairement leur
volonté de faire sécession.
Cette décision de la Cour a été saluée tant par les fédéralistes canadiens que par de
nombreux souverainistes québécois. Il peut sembler surprenant que des souverainistes acceptent
de négocier une éventuelle sécession à partir du cadre dessiné par des principes et des valeurs
sous-jacents à un ensemble constitutionnel dont ils souhaitent sortir. Mais ce paradoxe n’est
qu’apparent et son éclaircissement permet de bien saisir la fécondité de la notion de raison
publique dans un tel contexte. En effet, qu’il soit possible pour une partie significative du
mouvement souverainiste d’accepter les termes de cette décision montre que, malgré le différend
très profond qui le sépare de l’État fédéral, ses membres continuent malgré tout de partager une
importante communauté de raisons avec les autres citoyens canadiens. C’est la reconnaissance
de ce point de vue commun qui rend envisageable un processus de négociation balisé par des
valeurs et des principes politiques communs.
Cette communauté de raisons est due au fait que souverainistes et fédéralistes adhèrent
dans leur majorité aux principes et aux valeurs politiques fondamentaux d’une démocratie
constitutionnelle. Ceci doit être rapproché de l’évolution du nationalisme québécois au cours des
dernières décennies. En effet, on peut constater une mise à distance progressive de l’ancien
nationalisme à saveur ethnique vers un nationalisme qui se définit essentiellement comme
politique ou civique (Bariteau, 1996).
La caractérisation plus précise de ce second nationalisme fait l’objet d’un débat interne
au mouvement souverainiste pertinent pour notre propos. En effet, dans leur grande majorité, les
souverainistes souhaitent formuler une conception de la nation québécoise qui soit à même
d’accueillir et d’intégrer les Québécois qui ne font pas partie du groupe majoritaire francophone
« de souche » ; que ce soit les communautés immigrantes, les nations autochtones ou encore la
minorité anglophone. Cette volonté de promouvoir une société québécoise ouverte et pluraliste
fait en sorte qu’un nombre significatif de nationalistes ne souhaite plus fonder directement leur
justification publique de la souveraineté sur l’affirmation d’une identité québécoise fondée sur la
langue et la culture françaises, car cela aurait pour effet d’exclure ceux qui ne se reconnaissent
pas dans cette identité (Bouchard, 1999 ; Maclure, 2000).
D’une certaine manière, ces nationalistes reconnaissent que la doctrine compréhensive
qui a longtemps nourri leur projet politique ne peut en elle-même constituer une justification
publique appropriée de leur projet. Celle-ci ne peut se formuler qu’à partir de principes qui
relèvent d’une conception politique de la justice qui appartient à la famille libérale de ces
conceptions et que permet de soutenir leur vision du nationalisme en tant que doctrine
compréhensive raisonnable. Dans ce contexte, la souveraineté du Québec se justifie
essentiellement par la dénonciation du refus du Canada de devenir ce qu’il a vocation à être,
c’est-à-dire un État véritablement multinational (Seymour, 1999 ; Laforest, 2001). Ainsi, ces
nationalistes utilisent les principes et valeurs politiques que la Cour suprême elle-même
considère comme sous-jacents à la Constitution canadienne (en proposant, notamment, une
certaine interprétation du fédéralisme) pour justifier leur projet sécessionniste. Ce faisant, leur
argumentaire reste dans les limites de la raison publique.
Mais ce choix d’orientation n’est pas sans susciter des malaises et des discussions dans
la mouvance souverainiste, notamment parce qu’elle contraint les nationalistes à renoncer à
l’évocation de raisons qui ont toujours une grande résonance dans la communauté francophone
et qui restent un élément important dans la motivation réelle des individus. Car la sensibilité
nationaliste se nourrit toujours du sentiment que la langue française est vulnérable sur le
continent nord-américain et que la souveraineté permettrait de mieux assurer la pérennité de cette
communauté de langue et de culture française qu’est majoritairement le Québec. Certains
souverainistes tentent ainsi un retour vers une conception plus culturelle et moins strictement
civique de la nation (Dumont, 1997 ; Cantin, 1997 ; Beauchemin, 2002). Celle-ci est alors
conçue comme une communauté à la fois éthique et politique qui se fonde sur une mémoire
partagée dans laquelle la langue et la culture jouent un rôle central. Cette tentative de retour passe
par une critique du libéralisme contemporain dont la « fixation » sur la défense des droits
individuels mènerait à une forme d’atomisme social.
Ces discussions montrent bien la fécondité de l’idée rawlsienne de raison publique tout
en éclairant à nouveau le coût qu’elle implique pour certains. D’une part, en effet, le débat sur la
sécession et le nationalisme québécois illustre comment, même dans des situations où une
question constitutionnelle essentielle est directement en cause, on peut supposer, dans le
contexte d’une société libérale et démocratique, qu’il existe un point de vue commun
suffisamment étoffé pour permettre aux citoyens, malgré tout ce qui les divise, de pouvoir
envisager une discussion commune. D’autre part, ce débat montre également que l’accession à
ce point de vue commun n’est pas sans impliquer un certain coût moral, dans la mesure où des
individus sont conduits à utiliser un idiome qui ne permet pas de rendre pleinement compte de
certaines des sources les plus importantes de leur action.
Il n’est pas clair que la nouvelle formulation de la raison publique, proposée par Rawls
dans ses derniers écrits, permette de combler véritablement cette difficulté. Prenons le cas de
responsables politiques du mouvement souverainiste qui adhèrent à une conception culturelle de
la nation : ils peuvent exposer cette conception, et plus généralement la vision de l’homme et de
ses fins à laquelle elle est associée, dans leur justification publique de la sécession. Simplement,
pour satisfaire le réquisit rawlsien, ils doivent s’engager à formuler éventuellement les raisons
proprement politiques qui peuvent soutenir la souveraineté, indépendamment de leur doctrine
compréhensive. D’une part, on peut penser qu’il leur serait aisé de satisfaire ce réquisit
puisqu’ils considèrent, comme les tenants d’un nationalisme civique, que la souveraineté du
Québec se justifie également par l’échec de l’État canadien à se transformer en un État
véritablement multinational. D’autre part, il est clair aussi que ces raisons politiques n’ont ellesmême de sens et une certaine charge motivationnelle que si l’on accepte d’abord leur conception
de ce qu’est une nation comme communauté de mémoire, de culture et de langue ayant
« naturellement » vocation à l’autodétermination politique. Accepter l’idiome de la raison
publique libérale, telle que mise en œuvre concrètement par le jugement de la Cour suprême,
c’est, de leur point de vue, accepter une conception tronquée de leur idéal et de leur projet
politique qui dissocie ce qui pour eux reste indissociable. Voilà pourquoi on peut parler d’un
« coût » moral (et non strictement stratégique) que je qualifierais d’abord en termes de
représentation de soi.
Comment considérer le problème posé par ce « coût moral» ? De manière générale, la
réponse à cette question doit dépendre de l’importance de la communauté de raisons partagées
entre les différentes parties relativement à la perte morale que représente l’adoption pour les uns
et les autres de ce point de vue commun. Plus cette communauté de raisons est importante et
plus les avantages de pouvoir mener un processus de discussion balisé par des valeurs et des
principes politiques communs devraient être évidents. En effet, les situations de pur
marchandage n’exprimant qu’un rapport de force sont rarement favorables aux minorités.
Le cas du mouvement autochtone pose un problème plus difficile qui nous fait toucher
aux véritables limites de la notion de raison publique telle qu’exposée par Rawls. En effet, les
valeurs et les principes évoqués par la Cour suprême dans le renvoi relatif à la sécession du
Québec ne sont pas également partagés par les nations autochtones. Le fédéralisme, la
démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit sont des principes dont les
communautés autochtones ont fait « l’expérience » à travers un cadre colonial imposé qui leur a
laissé un goût amer. Par ailleurs, les « guidelines of inquiry » véhiculées par la tradition
juridique canadienne, par exemple : les règles de preuve, la préséance accordée aux documents
écrits etc., ainsi que les notions de propriété et plus généralement de droits sont difficilement
acceptables aux autochtones, parce qu’historiquement elles leur sont étrangères et les ont placés
dans une position de faiblesse.
Nous faisons face ici à ce que James Bohman appelle un « conflit profond » qui met en
cause le cadre fondamental des présupposés moraux et des procédures politiques que la société
majoritaire non-autochtone tient pour acquis. De tels conflits suscitent un certain nombre de
questions auxquelles le libéralisme politique ne s’est pas suffisamment intéressé : « quel est le
rôle de la raison dans de telles délibérations si les critères de rationalité sont eux-mêmes le sujet
d’interprétations profondément divergentes ? Quel type de ‘fondements publics de la
justification’ est-il adéquat pour un tel pluralisme ? » (Bohman, 1995 : 254).
Toute réponse à ces questions doit partir d’un premier constat : qu’il n’existe pas
véritablement de fondement public de la justification dans de tels cas et que ceux-ci restent à
construire. Le mode d’emploi de cette construction ne peut se penser strictement dans le cadre
de l’idée de la raison publique rawlsienne, dans la mesure où celle-ci trouve son contenu dans
un ensemble de conceptions politiques de la justice d’inspiration libérale soutenues par les
doctrines compréhensives existantes. Bien que la définition que Rawls propose de cet ensemble
soit assez large pour rendre plausible l’existence d’un consensus par recoupement avec les
doctrines compréhensives généralement considérées, il est peu probable que les diverses
pensées autochtones en tant que doctrines compréhensives puissent le soutenir. L’idiome des
droits individuels qui reste au centre du libéralisme politique n’est pas facilement conciliable
avec les doctrines autochtones. Pour ces dernières, l’adhésion aux principes et aux valeurs
politiques qui sous-tendent la raison publique rawlsienne impliquerait une transformation
radicale impliquant un coût moral et politique que la plupart des intellectuels autochtones
refusent de payer. Ainsi, dans ce type de cas, la raison publique doit devenir elle-même
« plurielle » dans un sens beaucoup plus radical que celui envisagé par Rawls. Dit autrement, le
point de vue commun à partir duquel les autochtones et les non-autochtones pourraient délibérer
ensemble de leurs problèmes communs doit être construit à partir d’éléments qui ne se résument
pas aux valeurs et principes politiques de base du libéralisme contemporain.
Une telle entreprise ne peut se faire dans l’abstrait ; elle ne peut se développer qu’à partir
d’une réflexion contextualisée sur les pratiques de négociation et d’accommodement qui se sont
développées sur le long terme entre les peuples autochtones et non-autochtones. Une telle
réflexion sur les pratiques de discussion permet à son tour de mettre en évidence, selon James
Tully, des conventions de justification distinctes qui peuvent guider ces pratiques et dont le sens
et les implications varient selon les contextes d’application et à partir de notre interaction avec
les autres. Tully dérive de la pratique constitutionnelle canadienne trois conventions de ce type :
la reconnaissance mutuelle, la continuité et le consentement. Bien sûr, ces conventions ont
souvent été ignorées ou foulées au pied, mais elles agissent encore aujourd’hui comme des
normes de justification qui sont invoquées dans la discussion politique (Tully, 1995 ; 99-140).
Ce type de pratique dessine ce que Tully appelle un « middle ground », c’est-à-dire un
espace interculturel auquel les individus participent à partir de leurs perspectives culturelles
spécifiques et dans lequel ils travaillent ensemble à construire une forme de compréhension
mutuelle (Ivison, 2002, 82). Mais la tentative de Tully de repenser le constitutionnalisme afin de
le rendre mieux apte à confronter le type de problèmes posés par les « conflits profonds »,
notamment l’ensemble de questions entourant les rapports des peuples autochtones à la société
canadienne majoritaire ne peut suffire par elle-même. Comme l’écrit Dale Turner : « [Tully] a
offert […] aux philosophes politiques, une façon de considérer leur propre domaine d’étude qui
inclut et même exige la participation des Autochtones. Mais le médiateur dont parle Tully doit
négocier avec un médiateur autochtone » (Turner, 2001, 328). Ainsi, le type de dialogue conçu
par Tully doit trouver son répondant dans le développement d’une communauté intellectuelle
autochtone dont les membres pourraient agir en véritables médiateurs entre les espaces culturels
non-autochtone et autochtone. Cela suppose de ces intellectuels le développement d’une
expertise spécifique dans les champs du droit, de l’histoire et de la théorie politique qui leur
permettent de se réapproprier le discours politique et juridique qui leur fut imposé, mais aussi la
conservation et le renouvellement de leurs propres traditions philosophiques (Turner, 2001 :
328). De ces efforts de médiation, on peut espérer l’esquisse d’une raison publique proprement
plurielle qui permette aux citoyens des différentes communautés de proposer les uns aux autres
des termes de coopération équitable selon des raisons que tous pourront considérer comme
raisonnables.
Si un tel projet dépasse les limites de la conception de la raison publique proposée par
Rawls, il reste qu’il conserve en commun avec elle l’idée fondamentale que la politique ne
saurait être uniquement le lieu de rapports de pouvoir où le plus fort l’emporte, mais qu’elle doit
être aussi un forum des principes au sein duquel les questions de justice fondamentale peuvent
faire l’objet d’une délibération commune. Ce que des auteurs comme Tully, Bohman ou Ivison
conservent de Rawls, c’est l’impératif même de la justification publique lorsque l’exercice du
pouvoir de contrainte étatique est impliqué. L’évolution de la pensée de Rawls au cours des
années ’80 et ’90 montre à quel point il était devenu sensible au fait que ce point de vue
commun doit être élaboré par les citoyens eux-mêmes et que la prise en compte du fait du
pluralisme doit ouvrir ce processus à des contributions provenant d’horizons très différents. En
bref, malgré les réserves que l’idée de la raison publique proposée par Rawls peut susciter, il
reste que les termes mêmes du débat ont été posés par ses écrits et que toute réflexion sur le
problème de la justification publique dans les sociétés pluralistes ne peut se développer qu’en
dialogue avec sa pensée.
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