Je, tu, nous...Jeu, vie, nous - Anne-Cécile Blanc-Génier

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Je, tu, nous...Jeu, vie, nous - Anne-Cécile Blanc-Génier
Anne-Cécile BLANC-GENIER
Je, tu, nous…
Jeu, vie, nous
Une tentative d’animation collective dans un internat éducatif
Diplôme d’Etat relatif aux Fonctions d’Animation
Expérience d’animation
Conseiller : Jean-Marc COTTET
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Introduction
Animatrice depuis une douzaine d’années, j’occupe, depuis 2002, un poste d’éducatrice
dans un internat éducatif accueillant des adolescentes : la Villa Cyrnos. Dans un contexte bien
différent de mes précédentes expériences dans divers centres sociaux, ces nouvelles fonctions
m’amènent à encadrer des groupes au quotidien ; la prise en charge des jeunes s’effectue à travers
tous les aspects de leur vie : hygiène, scolarité, soins… J’ai progressivement découvert tout
l’intérêt que représente ce suivi de chaque instant pour l’apprentissage de l’autonomie matérielle,
mais aussi pour la possibilité offerte aux filles d’expérimenter sans cesse des relations
structurantes avec des adultes bienveillants.
Par contre, j’ai rapidement été interpellée par les modes de fonctionnement institutionnel
sur deux points : la manière dont l’individuel prévaut entièrement sur le collectif et la vocation
essentiellement occupationnelle des temps de loisirs. Alors que les jeunes sont, en permanence,
confrontées aux contraintes de la vie de groupe, il n’existe pas de projet collectif spécifique et le
travail d’élaboration de l’équipe ne s’appuie sur la dynamique des groupes que pour y analyser les
comportements individuels. Parallèlement, alors que les loisirs sont, hormis les temps de repas,
les principales occasions de regroupement des adolescentes, ils ne font pas l’objet d’une réflexion
et d’une démarche concertée de l’équipe.
Mon identité professionnelle et ma sensibilité personnelle sont, sans nul doute, à l’origine
de ces questionnements et ceux–ci s’expriment pleinement en référence aux valeurs de
l’éducation populaire. Il me semble que l’intérêt de ce mémoire réside d’abord dans la réflexion
conduite sur la possibilité de mettre en œuvre des projets collectifs d’animation au sein de cette
structure d’éducation spécialisée. Alors que je prévoyais simplement, au début de l’expérience
d’animation, de m’intéresser à la question des loisirs, ma réflexion a largement dépassé ce cadre
et m’a conduite à m’interroger sur mon positionnement professionnel.
La spécificité de mon approche tient dans l’idée qu’il ne s’agit nullement de déterminer
qui, des éducateurs ou des animateurs, dispose des meilleures capacités pour l’accompagnement
de groupes d’adolescents, mais de considérer que l’animation et l’éducation spécialisée visent à la
même finalité. Si les modalités d’intervention et les outils utilisés diffèrent, ils procèdent, dans les
deux corps de métiers, de la même volonté d’aider l’autre à se construire, à s’humaniser.
Dans cette perspective, la question centrale de ce mémoire portera sur le potentiel que
représente ma culture professionnelle au sein de l’institution, sur les bénéfices que peuvent tirer
les adolescentes placées à la Villa Cyrnos de la mise en œuvre de mes compétences
professionnelles particulières.
En quoi ma spécificité d’animatrice
l’accompagnement des jeunes au foyer ?
peut-elle
contribuer
à
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Pour traiter de cette problématique, je supposerai d’abord que travailler sur le collectif
dans la perspective de l’animation peut favoriser une dynamique de groupe constructive pour ces
jeunes. Pour valider cette idée, nous analyserons, dans un premier temps, quelles sont les valeurs
portées par l’animation et l’intérêt des outils qu’elle procure. Puis nous considérerons comment le
groupe peut être un espace de construction personnelle pour les jeunes filles.
Cette expérience d’animation représente une innovation au sein de la structure et, je
montrerai comment j’ai dû m’appuyer sur l’existant pour pouvoir la mettre en œuvre et l’analyser.
Ainsi, dans la perspective de développer une action à partir d’une activité déjà traditionnellement
usitée dans la structure, le jeu de société s’est avéré le support le plus approprié. Notre seconde
hypothèse est que le jeu offre un support de médiation éducative, complémentaire du quotidien
centré sur le fonctionnel. Nous observerons donc en quoi il peut représenter, d’une part une aire
d’expérimentation personnelle, et d’autre part un espace de relations.
Ce mémoire s’articulera en quatre grandes parties. La première présentera le contexte de
l’expérience d’animation : l’institution, le public, l’équipe et le projet de la structure mais
également la construction de la problématique et le projet d’animation. Dans un second temps,
nous définirons les caractéristiques de l’expérience en précisant certains phénomènes propres aux
groupes de jeunes placés, puis en donnant des éléments théoriques à propos du jeu. La troisième
partie dévoilera le déroulement de l’expérience d’animation, que nous analyserons à partir d’un
certain nombre de situations par le biais de deux entrées : l’image donnée par chacune des jeunes
et les phénomènes de groupe. Enfin, nous évaluerons ce travail en nous référant aux deux
hypothèses énoncées et nous réfléchirons aux limites rencontrées. La conclusion de ce document
permettra au final, d’apporter des réponses à notre problématique.
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Le contexte : la Villa Cyrnos
I. L’institution
La Villa Cyrnos est l’un des foyers dépendant de l’établissement du Port, basé à Condrieu.
Celui-ci intervient dans l’accompagnement éducatif d’adolescents en difficulté sociale par le biais
de plusieurs services : le placement d’urgence en famille d’accueil, la pré-formation dans le
secteur de la restauration ou les espaces verts, le placement en internat dans un foyer de garçons
et deux de jeunes filles. C’est une institution ancienne qui a subi de multiples changements pour
répondre aux besoins spécifiques de chaque époque.
C’est à 1862 que remonte son origine, date à laquelle fut fondée une congrégation de
religieuses franciscaines. L’un des buts était “d’exercer la charité envers le prochain, en élevant
des orphelines” dans une masure abandonnée réparée sommairement. Cette Congrégation alla en
se développant peu à peu, si bien que la petite maison devenant insuffisante, il fallut chercher
ailleurs, un asile de plus vastes dimensions. C’est à Condrieu (Rhône), qu’une société
immobilière, propriétaire d’une maison près du port, confia la direction de cette dernière aux
Sœurs Franciscaines avec comme tâche principale de la transformer en "Orphelinat". La
Communauté prit possession de son nouveau domaine le 2 août 1868… La maison fixait comme
projet d’accueillir des filles de 3 à 20 ans, sans famille.
Jusqu’en 1963, la congrégation développa, pour les 70 pensionnaires, divers
aménagements et dispositifs pour mener à bien cette mission ce qui permit l’obtention de
l’agrément du ministère de la Justice et l’octroi du prix de journée à compter de 1965. Puis, les
religieuses passèrent le relais et ce sont trois associations qui se sont succédé jusqu’à ce que le
Comité Lyonnais pour l’Enfance hérite des bâtiments et de l’activité.
En 1978, un « foyer expérimental » de 10 adolescentes, 2 éducatrices, une responsable,
s’installe à Vienne dans 4 appartements au 3e étage d’un H.L.M. Le projet est d’« amener les
jeunes à l’autonomie par la prise en charge personnelle, et la prise en charge du groupe ». Ceci
dans le but d’un apprentissage pour l’entrée dans la vie adulte, avec comme point fort la
participation à la mise en place de la vie collective dans tous ses aspects. Une dizaine de jeunes
filles vont se retrouver ensemble et partager une vie différente de ce qu’elles ont connu jusqu’à
présent. L’intégration du Foyer dans un H.L.M « ouvre » celui-ci sur la vie publique, et doit
favoriser l’intégration des filles dans la population.
Cette expérience va marquer une étape importante dans la vie de l’établissement du Port
puisque par la suite entre les années 1980 et 1982, un ensemble de structures va émerger : foyers
"Clair Matin", "les Granges", "la Maisonnée", "la Lône". Ce changement d’organisation
fondamental, décidé en vue d’un meilleur fonctionnement de l’établissement, s’appuie sur le
principe suivant : « Afin d’assumer et gérer l’angoisse, la souffrance et l’insécurité des
adolescentes, il faut des petits groupes de vie encadrés par de petites équipes éducatives
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responsables, autonomes et cohérentes »1. Au fil des ans, d’autres services verront le jour au sein
de l’établissement notamment pour l’accueil d’urgence, le placement en famille d’accueil et la
préformation professionnelle.2
La Villa Cyrnos est l’héritière directe du foyer expérimental d’origine qui, après trois
changements de site, quelques aménagements significatifs du projet et un développement de
l’équipe éducative, s’est installé dans une grande maison bourgeoise à Ste Colombe, à proximité
directe de Vienne.
II. Le public
La Villa Cyrnos est habilitée à recevoir une dizaine d’adolescentes de 10 à 18 ans, mais en
pratique, peu de jeunes de moins de 13 ans sont accueillies et la prise en charge, pour d’autres,
peut être prolongée un peu au-delà de la majorité.
Elles sont confiées à l’institution soit directement par décision d’un juge pour enfants, soit
par l’Aide Sociale à l’Enfance mandatée par la justice. Elles viennent du Rhône et parfois des
départements limitrophes (Ain, Loire, Isère). Si pour certaines, il s’agit d’un premier placement,
d’autres ont déjà expérimenté les séjours en famille d’accueil et en foyer, souvent depuis leur très
jeune âge.
L’origine du signalement et les motifs de placement sont multiples mais relèvent
généralement de la protection de l’enfance en danger. Les jeunes filles sont placées pour une
durée déterminée, le plus souvent au regard de carences éducatives parentales empêchant le
maintien dans la famille. D’autres – et elles sont de plus en plus nombreuses – sont des mineures
isolées, arrivées clandestinement en France, généralement par des réseaux de prostitution et sont
prises en charge jusqu’à leur majorité par le Conseil Général.
Toutes ces adolescentes ont subi des traumatismes importants : elles ont été violées,
victimes d’inceste, confrontées à la guerre ou à la maladie mentale de leurs parents. Les violences
physiques et psychiques dont elles ont souffert ont perturbé la construction de leur personnalité en
les affligeant de carences affectives profondes qui s’expriment au quotidien. Ainsi, la majorité des
jeunes accueillies au foyer présentent des troubles du comportement et ont tendance à se montrer
caractérielles.
Depuis quelques années, le public du foyer a changé : alors qu’il s’agissait précédemment
de jeunes essentiellement en difficulté sociale, on constate aujourd’hui une recrudescence
1
« L’adolescence » (1980) doc. Réflexion effectuée par les psychologues de l’établissement en vue de
comprendre la difficulté des placements.
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Organigramme de l’établissement en annexe 1
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alarmante d’adolescentes souffrant de problèmes psychologiques importants, voire de maladie
mentale avérée. Par manque de structures de soin adaptées, ces jeunes ne peuvent être prise en
charge par le milieu médical et sont orientées, par défaut, en internat éducatif. Leurs difficultés
nécessitent un accompagnement particulier et obligent à prendre beaucoup de distance.
Aux caractéristiques classiques de l’adolescence, ces jeunes ajoutent donc des
problématiques individuelles lourdes et douloureuses qui peuvent s’exprimer à chaque instant par
des passages à l’acte.
III. L’équipe
L’équipe est, à différents titres, une composante essentielle dans l’identité de la structure.
Sa stabilité, sa cohérence, son engagement et son implication auprès des jeunes son autonomie,
son investissement dans l’élaboration du projet de la structure, sa pluridisciplinarité, ainsi que la
personnalité de chacune des éducatrices et de la chef de service sont autant de facteurs qui
expliquent la qualité de l’accompagnement éducatif mis en place à la Villa Cyrnos.
L’équipe, exclusivement féminine, compte sept éducatrices pour une équivalence de 6,5
pleins temps et la chef de service, par ailleurs directrice-adjointe de l’établissement, auxquelles
s’ajoute une psychologue qui intervient lors de la réunion hebdomadaire. Une personne bénévole
est présente deux soirs par semaine pour aider les jeunes dans leur travail scolaire. Trois des
éducatrices sont là depuis près de 15 ans ; une autre, dans l’institution depuis une douzaine
d’années a intégré la Villa Cyrnos depuis six ans ; les deux autres personnes à plein temps y
travaillent depuis au moins quatre ans, et celle à mi-temps depuis près de 10 ans, entrecoupés de
six ans de congé parental. Ainsi, trois éducatrices ont connu le premier foyer et ont participé à
l’évolution du projet de la structure. La chef de service, quant à elle, travaille dans l’institution
depuis 35 ans et après avoir occupé les fonctions d’intendante, a passé son diplôme d’éducatrice
spécialisée puis a occupé des postes d’encadrement. Si pendant près de deux ans elle a occupé le
poste de direction de l’établissement, elle a décliné la proposition de s’y maintenir pour rester au
contact du terrain. C’est notamment sous son impulsion que l’éclatement en petites structures
autonomes s’est développé et elle est à l’origine de la première expérience institutionnelle en la
matière.
Si toutes les éducatrices ont le même profil de poste, l’équipe du foyer est composée de
professionnelles ayant des cursus très différents. Ainsi, outre une éducatrice spécialisée, on
compte également une monitrice-éducatrice, une personne en formation de moniteur-éducateur,
une Conseillère en Economie Sociale et Familiale, une titulaire d’une maîtrise de psychologie, une
animatrice détentrice d’un DUT Carrières sociales et une autre en cours de Diplôme d’Etat relatif
aux Fonctions d’Animation. Cette pluridisciplinarité s’explique certes par le manque
d’éducatrices spécialisées souhaitant intervenir en internat mais aussi par l’intérêt que porte la
chef de service à la richesse qu’apportent les différences de culture professionnelle. En effet, la
spécificité du regard de chaque éducatrice selon sa formation et son expérience enrichit l’analyse
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et le travail auprès des jeunes, sans nuire à la cohérence de l’équipe garantie notamment par les
réunions hebdomadaires.
Celles-ci permettent à l’équipe de multiplier les échanges, de confronter ce que vivent les
éducatrices et d’élaborer autour de leur pratique. Elles garantissent le cadre de travail en donnant
l’opportunité à chacune d’exprimer ses difficultés mais aussi son analyse et de trouver avec les
autres des solutions à l’accompagnement de telle ou telle jeune. Elles offrent la possibilité de
s’interpeller entre collègues et de favoriser la cohérence. Elles sont le lieu indispensable de la
prise de recul qui permet de garder la bonne distance avec les adolescentes. Elles sont, enfin, le
seul temps de rencontre de l’équipe au complet.
Une des caractéristiques communes des éducatrices est leur engagement auprès des
jeunes. En effet, pour des adolescentes ayant bien souvent souffert de manque d’attention de leurs
parents, étant bien souvent très seules, ayant peu d’estime d’elles-mêmes, il est important qu’elles
puissent se sentir soutenues et reconnues. Cet investissement se traduit aussi par la préoccupation
qu’ont les éducatrices de chaque jeune fille. Le système de référence, que nous développerons
dans le chapitre suivant, favorise une prise en charge adaptée aux carences de ces jeunes filles et
leur permet d’expérimenter d’autres types de relations avec les adultes que ce qu’elles ont connu
jusque là. Leur disponibilité leur permet d’être présentes aux jeunes dans chaque étape importante
au cours de leur placement.
Cette volonté institutionnelle d’engagement des éducatrices trouve bien sûr son origine
dans les valeurs et l’histoire de l’institution dont la chef de service est particulièrement porteuse.
Elle se traduit par une très grande autonomie laissée à l’équipe dans la gestion de la structure et
l’accompagnement des adolescentes mais aussi par l’implication des éducatrices dans
l’élaboration et la mise en œuvre de l’action éducative.
Construit grâce à une réflexion commune, à partir du travail au quotidien sur le terrain, le
projet de la structure fédère l’équipe et contribue également à sa cohérence.
3
IV. Le projet de la structure
1. La prise en charge individuelle
Le projet d’établissement situe l’accompagnement personnalisé de chaque jeune au cœur
de son action dans chacun de ses services, perspective encore renforcée par la loi de 2002.
L’objectif décliné dans le projet de chacune des structures en fonction de ses missions est
d’accompagner chaque personne vers l’autonomie en lui offrant un suivi personnalisé. Au niveau
de la villa Cyrnos, cette prise en charge distincte pour chacune des adolescentes se traduit de
3
Projet de la Villa Cyrnos en annexe 2
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différentes manières : par la prise en compte des besoins et des difficultés de chacune mais aussi
par le système de référence.
La référence permet à chaque jeune d’établir des relations privilégiées avec une
éducatrice. Celle-ci est, pour toute la durée du placement, l’interlocutrice principale d’une
adolescente mais aussi de sa famille et des travailleurs sociaux. L’éducatrice référente est
chargée, en lien avec l’équipe, d’établir avec la jeune fille son projet individuel, de reposer le
cadre dans des temps formels, d’assurer le suivi des ses affaires (vêtements, matériel scolaire,
hygiène…). Elle assure également les « relations sociales » : écoles, médecins, centre de loisirs,
organisation des week-ends et vacances… et doit veiller à la bonne circulation des informations
relatives à chaque adolescente dont elle est responsable. Enfin, elle est chargée de transmettre au
juge pour enfants et au travailleur social les éléments (discutés en équipe) dont il peut avoir
besoin.
Les relations qu’établissent les adolescentes avec leur éducatrice référente sont toujours
particulières et, si elles diffèrent de celles développées avec les autres membres de l’équipe, elles
peuvent prendre plusieurs formes allant du rejet à l’attaque systématique ou à la recherche
d’exclusivité.
Un bilan trimestriel rassemblant l’adolescente, sa famille, le travailleur social, la chef de
service et l’éducatrice référente est l’occasion de faire le point sur la situation, offre un espace de
parole à chacun et permet de déterminer les perspectives de travail pour le trimestre suivant. Ce
qui se passe dans ces entretiens est ensuite repris en réunion d’équipe pour que chaque adulte
puisse intégrer les objectifs définis.
L’accompagnement concerne tous les aspects de la vie des jeunes filles. Cela passe en
premier lieu par des apprentissages fondamentaux tels que le respect de soi et des autres,
l’acceptation des règles et la prise en compte des contraintes de la vie courante. Un accent
particulier est mis sur la scolarisation, l’orientation professionnelle et la formation. Le rythme et
les modalités de départs en week-end dépendent de chaque cas.
Le suivi individualisé donne à chaque jeune l’opportunité de sentir la préoccupation
qu’ont d’autres personnes pour elle. L’adolescente va pouvoir découvrir qu’elle est digne de
considération, qu’elle a de la valeur et qu’elle mérite d’être traitée avec respect et sollicitude. Si le
regard permanent des éducatrices sur elle peut lui sembler lourd, elle va s’apercevoir qu’il est
signe de l’intérêt qui lui est porté.
2. L’accompagnement éducatif
Cette attention permanente aux jeunes est un point essentiel du travail éducatif mis en place
à la Villa Cyrnos. Face à des jeunes qui n’ont pas bénéficié des soins indispensables au bon
développement de leur personnalité, il s’agit d’offrir aux adolescentes la possibilité de construire
une meilleure estime d’elle-même et donc, à terme, des autres.
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Le travail éducatif est basé sur la relation qui s’instaure entre l’adolescente accueillie et les
éducatrices. Dans le cas d’accompagnement de jeunes placés, il s’agit de permettre à une
personne ayant souffert des modes de relations existant dans sa famille de pouvoir en
expérimenter de nouvelles.
Dans leur histoire, ces filles ont été habituées à vivre dans l’insécurité et n’ont donc pas pu
développer des relations de confiance avec le monde qui les entoure. Leur environnement
représente donc toujours un danger potentiel et elles n’ont souvent que peu d’idée de ce que
peuvent être des relations saines. Dans le cadre de son placement, il va falloir que chacune puisse
trouver un environnement porteur et rassurant où s’installer.
Ainsi, quoi qu’il se passe, l’adolescente va trouver en face d’elle des adultes bienveillants,
attentionnés tout en étant fermes et cadrants. Il s’agit alors de mettre en place des règles, de les
expliciter et de les faire respecter, permettant ainsi que le cadre ne soit pas ressenti comme
l’expression de la toute-puissance de l’adulte. Les règles instaurées peuvent être à certaines
occasions négociées, les jeunes peuvent être sollicitées pour donner leur avis (notamment dans le
cadre de la programmation de loisirs) mais le cadre ne peut être remis en question et l’adulte en
est le garant.
C’est dans l’échange que l’interdit va être posé et les règles maintenues. La parole est
l’élément essentiel de l’accompagnement : c’est parce que les adultes vont utiliser un langage de
vérité en disant ce qu’elles font et en faisant ce qu’elles disent que la confiance va pouvoir se
créer. Les jeunes vont également pouvoir découvrir que parler permet de résoudre les situations
difficiles, qu’une relation ne se résume pas à l’assujettissement de l’un par l’autre.
Chaque acte peut être un moyen de détournement des règles et appelle une réponse claire et
parfois une sanction. Ces faits doivent être appréhendés comme l’expression d’une souffrance
profonde, de besoins affectifs, psychologiques ou matériels. Les éducatrices doivent donc
toujours avoir deux grilles de lecture : la première pour répondre selon le principe de réalité, la
seconde pour analyser puis travailler avec la jeune sur ses difficultés.
Le travail éducatif s’appuie donc beaucoup sur la compréhension des phénomènes
inconscients et l’institution donne une place privilégiée au suivi psychologique des adolescentes.
Ainsi, dans la procédure d’admission, chaque jeune est reçue par l’une des psychologues de
l’établissement. Celle-ci a pour mission d’inviter la jeune fille à exprimer ses sentiments à propos
de son placement dans un des services et de présenter le dispositif d’accompagnement
psychologique mis en place en interne. Au niveau institutionnel, tout est fait pour permettre à la
jeune de bénéficier d’un suivi psychologique, en l’encourageant à rencontrer un thérapeute au
sein de l’établissement ou dans les centres médico-psychologiques du secteur. Dans certaines
situations, la prise en charge psychologique peut même conditionner le placement à la Villa
Cyrnos comme c’est le cas pour des jeunes en difficulté telle que le suivi éducatif ne peut suffire.
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3. La médiation par le quotidien
L’action éducative donne une part primordiale à la médiation : avec des publics en grande
difficulté, établir la relation est extrêmement difficile à cause de mécanismes que nous avons déjà
évoqués et que nous reverrons. Pour des personnes carencées, établir des liens avec d’autres
représente toujours un danger et quelle que soit l’origine des traumatismes, être en contact avec
un autre peut être facteur d’angoisse.
La relation duelle évoquée plus haut, celle de l’adolescent et de l’éducatrice notamment
référente, peut, même si elle est constructive, être vécue comme un risque par la jeune. Dans
l’engagement envers un adulte elle prend le risque d’être trahie comme elle l’a été si souvent
jusque là. Dans une conversation, elle risque d’être anéantie en cas de critique par manque
d’estime d’elle-même ou bien elle risque de voir dans le regard de son interlocuteur une
bienveillance qui peut lui être insupportable puisqu’elle aurait dû la recevoir de sa famille mais
n’en a pas ou que trop peu bénéficié.
A la Villa Cyrnos, la relation entre jeune et adulte va s’engager dans toutes ces petites
choses de la vie qu’on désigne sous le terme de quotidien. Au jour le jour, dans tous les actes
bénins comme dans les démarches plus importantes, l’adolescente est accompagnée. Le quotidien
offre donc un double intérêt : s’il permet d’aider la jeune fille à se prendre en charge dans tous les
aspects fondamentaux de sa vie : l’hygiène, le respect des contraintes liées à la vie sociale… il
offre surtout un support essentiel à la relation.
L’organisation du foyer suppose le partage des tâches entre jeunes mais aussi entre jeune
et éducatrice. Pendant qu’une éducatrice « fait avec » la jeune, l’échange se met en place. La
discussion peut alors concerner l’aspect technique de l’activité mais aussi souvent prendre des
dimensions plus personnelles, permettre d’aborder ce qui pose question en se dégageant d’un
face-à-face qui pourrait être trop agressif pour être supporté pour les adolescentes.
4. Des groupes
L’équipe éducative a fait le choix de séparer les jeunes en deux groupes distincts de
manière à travailler différemment selon les besoins et les capacités des adolescentes. L’affectation
dans tel ou tel groupe dépend certes de la place disponible mais aussi de l’autonomie de la jeune
et de ses difficultés.
L’équipe veille à éviter les situations miroirs, c’est-à-dire à ne pas rassembler dans le
même groupe, deux filles qui, ayant des problématiques trop similaires risqueraient d’être en trop
grande interdépendance ou au contraire de s’insupporter irrépressiblement.
Chaque jeune vit donc ou dans le groupe du haut ou dans le groupe du bas dans deux
appartements parfaitement distincts comprenant chacun deux niveaux : un étage est occupé par
les chambres et un autre par les espaces de vie commune. Si chaque fille a la responsabilité de la
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propreté de sa propre chambre, des roulements sont organisés afin de partager l’entretien des
locaux collectifs et les tâches ménagères inhérentes à la vie collective. Le groupe du bas
rassemble normalement les filles les plus âgées qui disposent d’une autonomie plus importante.
Pour le groupe du haut, les éducatrices assurent une présence pratiquement ininterrompue et un
accompagnement plus important dans la gestion du quotidien.
Le travail en petits groupes (4 et 6 jeunes) est très intéressant : il permet une attention
accrue des adultes à l’égard de chaque adolescente et limite les pressions exercées par le regard
des autres, facilitant ainsi le désamorçage des situations conflictuelles. En effet, au foyer,
probablement encore plus qu’ailleurs, les adolescentes se comportent en fonction de ce qu’elles
pensent être attendu par leurs camarades.
Dans certaines situations, par exemple, des jeunes filles, estimant perdre la face en
acceptant de se calmer, suite aux injonctions d’une adulte devant leurs camarades, tentent
d’entraîner les autres dans le conflit ou multiplient les provocations pour assurer une forme de
spectacle. Le nombre limité de jeunes dans le groupe simplifie alors le travail de l’éducatrice pour
obtenir un retour au calme. Dans d’autres cas, certaines jeunes filles peuvent accepter de subir les
mauvais traitements d’une camarade pour exister auprès d’elle et sont prêtes à protéger leur
« bourreau » en cas d’intervention d’une éducatrice. Là aussi le petit nombre de jeunes facilite la
mise à distance entre les adolescentes par exemple en les isolant dans leur chambre.
Les relations entre jeunes sont généralement superficielles : les contraintes de la vie en
collectivité associées aux difficultés individuelles freinent le développement de vraies relations
amicales. On assiste régulièrement à des alliances contre l’adulte voire à la manipulation de
certaines jeunes pour servir les intérêts personnels d’une autre mais fort rarement à l’émergence
d’une relation d’amitié profonde. Les contacts entre les plus jeunes et « celles du bas » sont
réduits au minimum pour limiter les risques d’excitation mutuelle. Les groupes constitués ne
trouvent pas leur cohésion dans des facteurs affectifs puisque leur constitution ne relève pas du
choix des jeunes. Bien souvent d’ailleurs, la dynamique groupale est difficile à maîtriser tant elle
est parasitée par les angoisses de chacune.
Il convient de préciser que les difficultés psychiques de ces adolescentes nécessitent
généralement la présence quasi permanente d’une éducatrice pour leur permettre de se retrouver à
plus de deux : si les filles peuvent se retrouver tranquillement à certains moments, la moindre
situation peut provoquer une anxiété qui se traduit par de l’excitation ou de l’agressivité.
Exprimée face à d’autres jeunes fragiles cette angoisse est très contagieuse et doit être contenue
rapidement afin d’éviter les débordements. Certaines d’entre elles s’insupportent au point qu’il est
presque impossible de les laisser en autogestion ne serait-ce que quelques minutes.
Il est donc particulièrement important d’exercer une vigilance accrue et de mettre en place
des garde-fous pour lutter contre les parasites - conscients ou non - qui se développent lors de la
vie collective. Un cadre rigoureux assure la sécurité à chacun des membres du groupe par la
contention des angoisses.
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V. Construction de la problématique
1. Les difficultés de la vie collective
Alors que toute vie en collectivité impose des contraintes, celles-ci prennent pour les
jeunes placées au foyer des dimensions particulières. La première structure collective, la famille,
a généralement exposé ces adolescentes à un cadre pathogène. Les relations familiales ne leur ont
pas permis de se construire une image positive de la vie avec les autres, d’en percevoir les
avantages mais au contraire les ont toujours confrontées aux difficultés que cela implique.
Pour certaines, l’environnement familial défaillant n’a pas donné de règles de vie :
promiscuité trop grande, peu ou pas de notion d’hygiène, absence de rigueur dans le suivi de la
scolarité, pas d’organisation du temps et de l’espace… A leur arrivée au foyer, les adolescentes se
trouvent confrontées à un règlement qui régit la vie quotidienne et qui vient s’ajouter à la
souffrance liée au placement.
Les règles qui dirigent le collectif reposent sur une simple notion : le respect de soi, des
autres et du matériel. Alors même qu’il est extrêmement difficile à ces jeunes de prendre soin
d’elles-mêmes, la vie en collectivité exige qu’elles prêtent attention les unes aux autres, pour
certaines tous les jours de la semaine et à chaque instant. Ainsi, une éducatrice peut être amenée,
par exemple, à rappeler à une adolescente la nécessité de ne pas déranger ses camarades dans leur
sommeil dès le réveil, voire au milieu de la nuit.
Cette obligation de respecter autrui s’impose à des jeunes qui ont souffert de maltraitance
et leur est très difficile à accepter puisqu’elles ont cruellement manqué de considération. Ayant
pour la plupart été bafouées dans leur intégrité physique et psychique, elles peuvent difficilement
transposer aux autres ce dont elles ont été privées. Malgré des parcours et des problématiques
différentes, toutes les adolescentes vivent cette situation ce qui rend la vie de groupe
fréquemment explosive.
Aux caractéristiques propres à toutes les adolescentes, s’ajoutent chez certaines d’entre
elles des troubles mentaux importants. Au quotidien la maladie s’exprime ouvertement et influe
grandement sur la vie collective tant pour celle qui en souffre que pour celles qui la voient
s’exprimer. Les personnes malades sont extrêmement nerveuses face à leur environnement et
agissent en permanence dans le souci de maîtriser les angoisses auxquelles il les confronte. Quelle
que soit leur pathologie et la forme qu’elle revêt, les autres y sont particulièrement sensibles.
D’une part cela peut leur renvoyer une image dégradée de leur propre personne et d’autre part,
elles sont obligées d’en subir les incidences.
Une jeune psychotique qui monopolise des heures la salle de bain pour se perdre dans la
contemplation de son reflet, entrave la vie des autres, les met en retard et les condamne à attendre,
attente souvent insupportable. Quelqu’un qui pousse des cris à tout moment, sans raison
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apparente, ne peut que provoquer le malaise voire l’exaspération. Une autre qui ne se lave pas a
très vite tendance à incommoder les autres par l’odeur qu’elle dégage.
Les jeunes en grande détresse psychique nécessitent un accompagnement spécifique et
obligent à un aménagement minimum du cadre pour qu’il leur soit supportable. L’action
éducative ne peut se faire de la même manière et ces différences d’intervention sont bien souvent
intolérables pour les autres, du moins au cours des premières semaines. D’ailleurs, le placement
de telles adolescentes ne peut perdurer que si leur prise en charge n’oblige pas à trop
d’aménagements dans la vie collective. Si les autres jeunes arrivent à accepter des ajustements du
cadre, elles ne le peuvent que dans une certaine limite. Celles qui sont le plus équilibrées
s’adaptent très vite et parviennent à supporter la pathologie de certaines de leurs camarades mais
les plus fragiles ne résistent pas à l’angoisse que cela réveille en elles.
Une autre difficulté majeure de la vie collective est celle de la place de chacune. Ces
adolescentes ne cessent de questionner celle qui pourrait être la leur, revendiquant toujours une
situation particulière, déplorant régulièrement de ne pas bénéficier du même statut que telle ou
telle autre. Pour toutes, les enjeux sont doubles : exister par rapport aux autres filles et par rapport
aux adultes. Elles doivent ainsi s’imposer face à leurs paires, donner une certaine image d’ellesmêmes et défendre une place spéciale auprès des éducatrices. Cette question de place est centrale
dans les relations qui s’établissent entre jeunes mais également avec les adultes et parasite
souvent les temps collectifs et la dynamique de groupe.
Ainsi, aux souffrances individuelles et aux difficultés de chacune s’ajoutent la
confrontation aux autres, elles-mêmes en situation de grande fragilité. En pleine construction
identitaire, les adolescentes ont tendance à se rejeter mutuellement parce qu’elles ne peuvent pas
se reconnaître dans leurs paires. Elles connaissent parfaitement ce qui chez l’une va provoquer
telle ou telle réaction et comment mettre le feu aux poudres.
La vie en collectivité s’inscrit donc dans le quotidien cadré, la durée, à proximité d’autres
personnes en grande souffrance, parfois en la pathologie mentale - et en pleine période
d’adolescence. La vie collective met en jeu la place de chacune au sein du groupe, entre paires
mais aussi vis à vis des éducatrices.
2. La prise en compte des groupes
Les groupes de la Villa Cyrnos sont donc des particuliers d’une part, en ce qu’ils sont
composés d’adolescentes contraintes de s’y trouver et dotées de personnalités fragilisées par de
profondes carences affectives. D’autre part, parce que le choix institutionnel de faire des groupes
de très petite taille pour limiter au maximum l’angoisse donne également un caractère spécifique
à la dynamique qui les anime.
Les deux groupes ne bénéficient pas des phénomènes qui sous-tendent traditionnellement
les rassemblements d’adolescentes. Certes, il y règne les mêmes formes d’intolérance mais elles
14
sont décuplées par trois facteurs principaux : en pleine recherche identitaire, comment se
reconnaître parmi d’autres jeunes qui vous ennuient quotidiennement dans les affres de la vie
collective ? Comment investir un groupe pour se créer des modèles identitaires différents des
parents alors que le placement crée un conflit de loyauté envers eux ? Enfin, comment faire corps
contre l’adulte alors qu’il est, malgré tout, le garant de votre propre sécurité psychique?
L’équipe éducative est très consciente des difficultés rencontrées par les filles pour
supporter les autres et exerce une vigilance accrue pour limiter les situations anxiogènes et les
conflits. Cependant, si cette prise en compte du danger permet une bonne contention du collectif,
elle peut avoir tendance à limiter la perception de son potentiel. Ainsi, les temps collectifs
peuvent être trop souvent considérés comme un facteur de risque dans l’équilibre précaire de la
gestion du groupe et à ce titre généralement limités au maximum aux repas et à des activités de
loisirs le week-end et au cours des vacances.
De fait, dans le discours des éducatrices, cette notion de groupe intervient surtout pour
évoquer les contraintes de la vie collective et rappeler les règles de respect mutuel. Certes, les
occasions de valoriser l’intérêt du groupe ne sont pas forcément fréquentes, mais au final, les
propos des adultes peuvent venir renforcer la mauvaise image qu’en ont les adolescentes.
Malgré de nombreuses caractéristiques communes, notamment en terme de carences
affectives, il existe certaines différences entre les deux groupes, et ce, quelle que soit leur
composition. Par une prise en charge plus axée sur l’autonomie, le groupe du bas est bien moins
en situation de dépendance avec les éducatrices que celui des plus jeune et nécessite moins de
régulation. La maturité des plus âgées permet également d’autres types de relations entre elles,
notamment grâce à la moindre importance des enjeux identitaires.
La confrontation entre les filles du haut est, elle, beaucoup plus explosive et nécessite
l’intervention constante des éducatrices. C’est particulièrement le cas dans les premières semaines
qui suivent l’arrivée d’une nouvelle. Au cours de cette période plusieurs phénomènes sont
observables : chacune tente de prendre l’ascendant sur les autres, toutes essayent de trouver ou
défendre leur place dans le groupe notamment par rapport aux éducatrices et le rythme de la vie
collective est bousculé. Comme le turn-over est assez important, ces situations compliquées ont
tendance à perdurer et à se multiplier.
La place des adultes est centrale puisque leur positionnement institutionnel leur procure le
leadership. Si la majorité des jeunes souhaite occuper cette position, aucune ne peut la tenir pour
de multiples raisons : non-reconnaissance des autres membres du groupe, ou le cas échéant une
impossibilité à long terme de maintenir la sécurité psychoaffective pour chacune d’elles.
En termes organisationnels, ce sont également les adultes qui déterminent tous les aspects
de la vie collective. Au quotidien, il est en effet quasiment impossible de laisser l’une des
adolescentes prendre trop d’initiative, parce qu’aucune de ses camarades n’est capable de se
satisfaire de ce qu’elles peuvent considérer comme des privilèges. Dans le même temps, celle qui
15
aurait le plus de responsabilités ne peut s’en contenter et revendique toujours plus d’indépendance
jusqu’à rejeter l’autorité des adultes.
Conformément au projet institutionnel, le suivi des jeunes est toujours personnalisé ce qui
produit une sorte de paradoxe : les adolescentes sont prises en compte de manière individuelle
alors qu’elles se trouvent en permanence à l’intérieur d’un groupe. Si la qualité de
l’accompagnement de chaque jeune est plébiscitée par les financeurs et les partenaires, il n’existe
pas de démarche visant à promouvoir le développement d’actions collectives.
Certes, les éducatrices ont le souci de rendre ces temps de groupe les moins lourds
possible, elles sont attentives à y garantir la sécurité de toutes et veillent à proposer des temps
collectifs ludiques au cours des week-ends et vacances scolaires. Pourtant, si la prédominance de
la dimension individuelle dans la prise en charge est évidemment nécessaire et indispensable pour
justifier et élaborer un travail au cours du placement, on peut envisager qu’une démarche
concernant le groupe pourrait le faire vivre autrement que comme une contrainte. Alors que les
jeunes sont obligées à vivre dans un groupe, il n’existe pas de projet concerté pour en proposer
une perception différente.
Si la vie de groupe est incontestable, par son existence dans l’organisation du foyer autant
que dans l’esprit des éducatrices, elle est difficile à gérer et nécessite une vigilance permanente.
Par contre, les temps collectifs représentent avant tout un danger et, en conséquence, ne sont pas
forcément perçus comme ayant un potentiel, ils ne bénéficient donc pas de projets spécifiques.
3. Mon identité d’animatrice
En intégrant un poste d’éducatrice dans cette institution, j’ai découvert des méthodes
d’intervention propres à l’éducation spécialisée. J’ai pu, au fil du temps, noter la pertinence de
l’action de l’équipe éducative et l’intérêt du suivi individualisé pour l’accompagnement des
jeunes. Je me suis également familiarisée avec les problématiques du public et les modes de prise
en charge adaptés à ses spécificités. J’ai ainsi pu constater la qualité de la prise en charge des
adolescentes à la Villa Cyrnos et mieux comprendre les phénomènes de groupe.
Toutefois, il me semble que la spécificité de ma culture professionnelle réside d’abord
dans la perception du collectif comme un atout potentiel. En effet, si l’accompagnement
individuel est la base de l’éducation spécialisée, c’est le développement d’actions collectives qui
est l’axe d’intervention principal des animateurs. Issue de l’éducation populaire, l’animation a
elle aussi pour finalité de contribuer à l’éducation, de « mettre en œuvre des moyens propres à
assurer la formation et le développement d’un être humain »4. Par contre, c’est en privilégiant
l’implication des personnes dans des projets communs que l’animation contribue à cette mission.
De ce point de vue, je me trouve parfois en décalage avec la pratique institutionnelle puisque à
4
Le petit Robert, éd. 2003
16
plusieurs reprises, j’ai demandé à évoquer les phénomènes de groupes au cours des réunions
d’équipe. La chef de service m’a répondu que celles-ci n’étaient pas faites pour cela.
Occuper un poste d’éducatrice en étant animatrice me donne donc une approche
particulière dans l’équipe. Cette spécificité m’est d’ailleurs reconnue puisque ce sont autant mon
expérience professionnelle que mon cursus en DEFA qui m’ont valut d’être recrutée. Dans ma
pratique, cette culture spécifique s’exprime au contact des jeunes mais aussi dans les réunions
d’équipe où j’ai plus tendance à amener des éléments d’analyse basés sur la situation de groupe
que mes collègues.
Par contre, dans mes rapports aux jeunes, je suis certainement plus spontanée mais j’ai
probablement tendance à ne pas décrypter dans l’immédiateté l’expression de certains passages à
l’acte. Si je peux, avec du recul, comprendre ce qui s’est joué, j’ai parfois du mal à prendre de la
distance dans une situation et à répondre de manière tout à fait appropriée.
Si ma culture professionnelle m’incite à me questionner sur les modes de prise en compte
du collectif, c’est que je ne peux pas considérer le groupe uniquement comme un espace de
contraintes. Malgré les difficultés, on peut envisager qu’il puisse également être un lieu de
rencontre et d’échanges. Consciente du danger que peut représenter le collectif pour les
individualités, je crois néanmoins que, dans certaines circonstances, « être ensemble » peut
amener un enrichissement mutuel et du plaisir.
Au quotidien, le besoin de contenir les groupes, de prendre le recul nécessaire pour
comprendre ce qui se joue dans le comportement de telle ou telle jeune et de répondre de manière
à rassurer par le maintien du cadre, oblige à se positionner dans une distance. Celle-ci nuit parfois
à une certaine spontanéité dans la relation, ce qui m’interpelle également dans mon identité
professionnelle, et je souhaiterais que les échanges puissent parfois être plus conviviaux.
Il ne s’agit pas d’être totalement idéaliste en imaginant pouvoir gommer les problèmes
individuels et collectifs ou dépasser de manière prolongée les enjeux de place, mais on voit
qu’être animatrice me donne une sensibilité particulière notamment en terme de regard sur le
collectif. Les compétences spécifiques dont je dispose en gestion de groupe pourraient être
valorisées au sein de mon institution.
Je pense également que si le quotidien est un très bon support de la relation et un outil
éducatif riche, d’autres dispositifs peuvent être utilisés et notamment à travers les loisirs. Parce
qu’ils ouvrent une parenthèse en terme de temps mais aussi d’espace, les week-ends et les
vacances sont parfaitement adaptés pour développer des projets de groupe, axés sur la rencontre
et le plaisir. Au travers de l’animation, divers supports à forte dimension éducative peuvent être
mis en œuvre.
17
4. Problématique et hypothèses
Si ma fonction est la même que celle de mes collègues, mon identité professionnelle me
donne, par contre, une approche des jeunes et un regard différents au sein de l’équipe. Engagée
comme éducatrice, j’ai toutefois été recrutée pour ma formation DEFA et mon expérience en
animation. Alors qu’il n’existe pas de dispositif en la matière dans l’institution, je m’interroge sur
l’intérêt que peut représenter ma spécialité à la prise en charge des adolescentes au foyer.
Nous avons vu qu’à la Villa Cyrnos, le projet de la structure sous-tend une forme de
paradoxe : il se concentre uniquement sur le développement des projets individuels alors que les
jeunes évoluent au sein d’un collectif. On peut toutefois penser que travailler sur le collectif dans
la perspective de l’animation pourrait, sans nuire à la cohérence du projet institutionnel,
provoquer des changements dans la dynamique de groupe.
Je travaillerai donc autour de la problématique suivante : en quoi ma spécificité
d’animatrice peut-elle contribuer à l’accompagnement des jeunes au foyer ?
Si, à la Villa Cyrnos, le collectif est plutôt considéré comme un facteur de risque, mon
identité d’animatrice me laisse supposer que mon regard et mes compétences spécifiques
pourraient permettre au groupe d’être autre chose qu’un espace de contrainte, qu’il pourrait
également représenter un support d’émancipation et de construction personnelle. Il m’a été donné
de constater en multiples occasions que des remarques faites par la psychologue en réunion
d’élaboration avait des répercussions sur une jeune. En pouvant prendre du recul à propos de
l’attitude de telle ou telle adolescente, le regard des éducatrices porté sur elle était différent et
suffisait souvent à modifier son comportement.
Ainsi, ma première hypothèse est la suivante : travailler sur le collectif dans la perspective
de l’animation peut favoriser une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes.
Portée par les valeurs de l’éducation populaire, l’animation s’est historiquement ancrée
dans le champ des loisirs. Dans cet esprit, on peut penser qu’intervenir sur le collectif à travers le
temps libre peut permettre aux jeunes de se construire à partir d’un support de médiation axé sur
le plaisir et l’échange à la différence du quotidien basé sur les contingences utilitaires. Je
montrerai comment j’ai dû m’appuyer sur l’existant au sein de la structure pour mettre en œuvre
le projet et de quelle manière le jeu, traditionnellement pratiqué au foyer, s’est imposé comme
l’outil le mieux adapté.
Ma seconde hypothèse est donc que le jeu de société offre un support de médiation
éducative complémentaire du quotidien centré sur le fonctionnel.
18
VI. Projet d’animation
1. Contenu
L’animation n’est pas une pratique connue et reconnue dans l’institution, ce qui explique
que la proposition de développer un projet collectif dans ce sens ait soulevé des réticences au
niveau de l’équipe éducative. Pour dépasser ces résistances, j’ai choisi de partir d’une activité
déjà pratiquée dans la structure, de m’appuyer sur l’existant quitte à développer une action
relativement modeste. L’intérêt de cette action réside dans le fait qu’il s’agisse de la première
expérimentation d’un projet d’animation dans l’institution.
Le jeu de société se pratique régulièrement au foyer mais a essentiellement une vocation
occupationnelle : la suggestion de jouer peut émaner de l’éducatrice, mais généralement dans le
cas où elle constate qu’une jeune s’ennuie au point d’en ressentir une angoisse qui pourrait
s’avérer dangereuse et se traduire par un passage à l’acte. Toutefois, cette proposition est
rarement étendue au reste du groupe alors que cette activité a l’avantage d’être adaptée aux
contraintes d’organisation de la structure qui s’est d’ailleurs dotée d’un panel de jeux intéressants.
En ce qui me concerne, je suis passionnée de jeux et c’est un domaine que je connais très
bien. Or, pour rendre une activité attirante aux yeux des adolescentes, il faut pouvoir
communiquer le plaisir qu’on éprouve soi-même à la pratiquer. En mesure de faire partager mon
intérêt pour cette discipline, je dispose également d’une bonne connaissance des systèmes de
jeux, ce qui me donne une maîtrise suffisante de l’activité pour me concentrer sur l’encadrement
des jeunes.
Enfin, le jeu de société présente une multitude d’intérêts : il est universel et il invite,
comme son nom l’indique, au partage et à la rencontre. Il peut également prendre de multiples
formes adaptées à tous les âges et tous les niveaux et peut être utilisé comme outil éducatif.
Ainsi les adolescentes ont pu jouer lors des week-ends et des vacances scolaires mais aussi
quelquefois en soirée. Outre les séances au foyer, elles ont également pu se rendre à la ludothèque
où les animateurs les ont initiées à de nouvelles formes de jeux en les expérimentant avec elles.
D’autres opportunités ont permis une approche différente : le salon du jouet et du modélisme de
Lyon, la « Caravane du Jeu » à Vienne ou encore l’exposition « A vous de jouer » proposée par
le Muséum d’Histoire Naturelle.
2. Objectifs
Ce projet vise à favoriser l’épanouissement de chaque jeune fille au sein du groupe et à
influer positivement sur les relations entre jeunes mais aussi entre jeunes et adulte. D’une part il
est important de permettre à toutes les adolescentes de participer aux temps de loisirs, d’y trouver
un intérêt et de vivre des moments agréables et enrichissants. D’autre part, il faudrait développer
19
des temps de rencontres, valoriser les différences entre jeunes, dévoiler les potentiels de chacune
et ainsi modifier le regard sur soi et les autres, favoriser la coopération et l’entraide dans un cadre
où les enjeux affectifs seraient amoindris.
3. Mise en oeuvre
Développer ce projet d’animation autour du jeu a d’abord consisté à évaluer les
contraintes auxquelles j’étais confrontée : celles liés au fonctionnement institutionnel mais
également au public. Au niveau de la structure, j’ai tenu compte des exigences du quotidien dans
l’encadrement des jeunes mais aussi de mes horaires de travail avec le groupe du haut : environ
une fois par semaine et un week-end sur deux. Dans ces circonstances, il semblait évident qu’il
me fallait privilégier une grande souplesse puisque je ne pourrai proposer l’activité que de
manière irrégulière et que les jeunes concernées ne seraient pas forcément les mêmes d’une
séance sur l’autre notamment à cause de l’organisation de leurs soirées et du rythme, propre à
chacune, de départ en famille.
La participation aux temps de loisirs de groupe est obligatoire et si en général, les filles
sont, au final, contentes d’y avoir participé, elles rechignent souvent à s’y impliquer. Diverses
raisons expliquent ce manque de motivation communément observé à l’adolescence : volonté
d’indépendance, opposition à l’adulte… auxquelles s’ajoutent des phénomènes particuliers aux
jeunes placées à la Villa Cyrnos : la peur de la confrontation au groupe et le manque de désir. Il a
donc fallu créer une dynamique de groupe en impliquant chaque jeune dans le choix et
l’organisation de l’action. Faire sortir une jeune psychotique de la salle de bain pour jouer ou se
rendre à la ludothèque nécessitait par exemple de la préparer, de lui en parler suffisamment à
l’avance pour qu’elle puisse l’accepter.
La prise en charge des adolescentes au foyer, dans le suivi quotidien et par le travail
d’élaboration fait en équipe permet une très bonne compréhension des problématiques
individuelles et collectives. Je me suis appuyée sur cette connaissance du public pour adapter le
mieux possible l’activité aux compétences propres à chaque jeune et à chaque configuration du
groupe. Il n’y a donc pas eu un développement linéaire du projet mais des ajustements importants
en fonction des quatre structurations du collectif pendant de l’expérience d’animation.
Ces modifications ont donc porté à la fois sur le mode d’intervention auprès des jeunes et
sur le panel de jeux proposés. Par exemple, en fonction de l’état d’esprit ou de la composition du
groupe j’ai été constamment présente ou j’ai fait des allers-retours réguliers ; à une période j’ai
joué systématiquement alors qu’à d’autres moments j’ai participé de manière plus ponctuelle.
J’ai également pris soin de présenter des jeux adaptés dont le niveau de difficulté soit
accessible à toutes les jeunes avec, par contre, quelques critères essentiels : le temps nécessaire
pour une partie, l’excitabilité des jeux, leur finalité, tout en veillant à ce qu’ils présentent des
règles claires et qu’ils ne soit pas trop propices aux alliances. Il semblait indispensable de prendre
ces précautions pour faciliter l’animation du groupe.
20
Caractéristiques de l’expérience
I. Négociation des places
1. Enjeu de la place pour chacune des jeunes
Tous les groupes génèrent la question de la place de chacun de leurs membres. Chaque
personne doit en effet pouvoir occuper une position qui corresponde à ses attentes et cette
recherche individuelle est souvent à l’origine des tensions qui s’expriment dans le groupe. Cette
dimension est particulièrement importante au foyer, dans des groupes institutionnels
d’adolescentes - dont la constitution est proche de la cellule familiale - essentiellement parce
qu’ils sont composés de personnes carencées. Chacun de ces facteurs amplifie en effet
l’importance de ce phénomène.
Les filles du foyer perçoivent la vie collective comme une contrainte par la confrontation
aux autres mais aussi parce qu’elle résulte de leur placement, lui-même synonyme de souffrance
et qui provoque chez les jeunes « un profond sentiment d’injustice mêlé souvent d’amertume »5.
Adhérer à un groupe est signe que l’on a quelque chose en commun, à partager avec ses membres,
qu’on y a sa place. Il faut souvent du temps pour que les adolescentes admettent l’idée qu’elles
puissent être à leur place au foyer et, même lorsqu’elles en ont conscience, elles ne l’acceptent
jamais tout à fait. Elles sont donc dans l’impossibilité de s’investir pleinement dans la vie de
groupe et remettent sans cesse en jeu leur légitimité à s’y trouver. D’ailleurs, c’est parfois autant
pour s’affirmer face aux autres que pour tester le cadre qu’elles l’attaquent
Au rejet du placement, s’ajoutent également les difficultés d’identification aux membres
du groupe. Pour Freud, l’un des facteurs qui constitue la trame des liens groupaux est la
perception qu’ont les membres du groupe de leurs similitudes. Dans le contexte du foyer, les
jeunes ont d’abord en commun leur refus de l’éloignement de la famille et donc leur opposition
au groupe. Elles se voient mutuellement comme des personnes en difficulté et ont du mal à se
reconnaître des ressemblances. Par contre, qu’elles puissent partager des centres d’intérêt peut les
aider à trouver une proximité favorable à l’émergence et à la perception de points communs.
Parce que l’adolescence pose la question de leur identité, ces filles cherchent des modèles.
A cette période de la vie, ceux-ci se trouvent à l’extérieur de la famille dans la rencontre de pairs.
Or au foyer, si elles ont l’opportunité de côtoyer des jeunes de leur âge, la relation est peu
constructive puisque l’image de cet autre, supposé être identique, est assez négative. On peut
5
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 128, Presses Universitaires de France, 1975
21
imaginer, par contre, qu’en situant la rencontre dans un cadre particulier, chacune pourrait se
montrer différemment du quotidien, ce qui faciliterait l’identification entre jeunes.
Ce sont les mêmes mécanismes identificatoires qui permettent d’ailleurs de dépasser les
jalousies dans une fratrie où, en s’assurant que l’amour parental reste intact pour chacun, les
enfants vont se reconnaître d’une même communauté. Le parallèle avec la cellule familiale peut
donc se faire au regard de la structure des groupes au foyer mais aussi par ce qui s’y joue en
terme de recherche de place pour chacun des membres.
En effet, il est nécessaire pour ces jeunes de s’assurer de l’attention qui leur est portée, de
vérifier qu’elles comptent aux yeux des adultes. Elles se trouvent en rivalité et doivent vérifier
que la présence des autres ne les remet pas en cause l’intérêt des éducatrices pour elles. Or, ces
jeunes n’ont pas pu expérimenter la constance de ce lien dans leur famille et ont toujours peur
qu’il s’étiole et disparaisse. Ainsi, chacune d’entre elle est amenée à en tester la solidité très
régulièrement en sollicitant l’adulte par de multiples stratagèmes : demande de soins pour des
bobos, crise de colère, attaque envers les autres ou contre l’éducatrice pour jauger si, malgré son
comportement, celle-ci tient toujours à elle.
Après quelques semaines d’intenses tiraillements de part et d’autre, le groupe atteint
généralement un équilibre précaire où une forme de hiérarchie s’organise. Néanmoins, les jeunes
vérifient constamment leur place au sein du groupe et sont toujours en train de la défendre. Ainsi,
chaque modification dans la structure collective ravive fortement les enjeux de place et réactive
les angoisses. M. Klein, a déterminé que la situation de groupe fait régresser les individus à des
« positions psychotiques » c’est à dire qu’ils peuvent se sentir perpétuellement menacés
d’anéantissement. Ainsi, surviennent des angoisses archaïques : celles de morcellement, de
persécution et de dépression.
Avec des changements fréquents (au total dix jeunes ont vécu sur le groupe au cours de
l’expérience d’animation), mais aussi à cause des problématiques personnelles et de celles liées à
l’adolescence, la dynamique de groupe est régulièrement remise en question. Les adultes doivent
donc exercer une vigilance permanente pour permettre à chaque jeune de trouver sa place dans le
groupe et pour contenir les angoisses individuelles et collectives.
2. Positionnement des adultes
Nous avons vu que l’adhésion à un groupe nécessite l’existence d’un sentiment de
communauté qui passe par une identification commune et qu’il est très difficile pour ces jeunes de
se reconnaître en leurs pairs. Outre ce processus d’appartenance, c’est l’attachement partagé au
leader qui va pouvoir provoquer cette cohésion, c’est par l’identification partagée à cet « idéal du
Moi » défini par Freud qui va fédérer les jeunes et leur permettre de s’inscrire dans le collectif.
Selon Bion, le leader d’un groupe institutionnel est le représentant de l’institution et dans
cette perspective on peut affirmer que les éducatrices assurent un rôle de leadership lorsqu’elles
22
encadrent les groupes de jeunes. Au niveau institutionnel, tout est d’ailleurs fait pour faciliter ce
positionnement : les projets éducatifs au niveau de l’établissement du Port comme de celui de la
Villa Cyrnos mais aussi le règlement rendent en effet la place des adultes centrale.
Si pour Redl, le leader n’est pas forcément celui que désigne l’institution, c’est toutefois la
personne centrale qui focalise l’attention et les émotions des autres membres du groupe. A la
Villa Cyrnos, cette position centrale des éducatrices au sein des groupes a été favorisée en
minimisant la taille de ceux-ci, mais aussi en orientant les missions des éducatrices dans
l’accompagnement des jeunes pour tous les actes de la vie quotidienne.
La fonction de leader opérationnel des adultes est évidente et s’exerce d’abord dans toute
l’organisation du foyer : lavage du linge, contrôle des devoirs, confection des repas,
accompagnement pour les achats de vêtements, les soins… A travers ces tâches, elles montrent
également que leur intérêt pour les jeunes dépasse le simple aspect pratique de leur fonction : en
préparant un plat particulièrement apprécié, en veillant que le pull préféré d’une telle soit propre
pour son départ en famille… elles montrent aux jeunes l’attention, dont elles ont souvent manqué,
indispensable à toute personne pour se construire.
Selon P. Fustier, cet accompagnement quotidien a pour fonction de fournir des objets
matériels et symboliques. Mais parce que ceux-ci sont centrés sur le nourrissage, le soin et la
protection, l’éducatrice se retrouve en position maternante. Elle peut alors « apparaître comme
substitut de figure maternelle, induisant l’apparition d’un lien particulièrement fort puisqu’il est
susceptible de réactiver la séduction maternelle primaire » 6. En fonction des adolescentes, ces
dons, qu’elles peuvent interpréter comme étant d’essence maternelle, pourront être acceptés ou
violemment refusés selon ce qu’ils réveillent en elles. C’est à partir de ce lien que se crée la
relation éducative, celle qui va permettre à la jeune fille d’expérimenter ses rapports aux autres,
de se construire.
Néanmoins, même lorsque cette relation éducative s’installe, elle reste toujours instable,
entre amour et haine de la jeune fille envers l’adulte. Pour M. Lemay « cet état d’ambivalence
traduit la lutte continuelle des membres du groupe entre les besoins de contrôle et ceux de
liberté »7. Se posent également ici les conflits de loyauté qui emprisonnent la jeune fille dans un
dilemme, celui de trahir ses parents en acceptant cette dépendance envers l’éducatrice. L’équilibre
instable qui sous-tend donc le rapport entre jeunes et adultes nécessite que celles-ci aient un
positionnement clair, une distance pour ne pas laisser l’affectif envahir la relation.
Qu’il soit sollicité ou contesté, ce lien qui apparaît devient essentiel pour chaque
adolescente qui va en tester la solidité et tenter d’en découvrir les fondements. Mais au-delà de
l’intérêt individuel, cette position des adultes a deux impacts essentiels au niveau du groupe.
6
Paul FUSTIER, Le lien d’accompagnement, p. 37, Dunod, 2003
7
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 218, Presses Universitaires de France, 1975
23
D’abord en effet, tous les membres du groupe sont alors centrés sur la même recherche, celle de
l’échange avec l’éducatrice et partagent alors une même démarche positive, puisque basée sur la
volonté de construction et l’enrichissement du contact avec l’adulte. Ensuite, cette concentration
de l’intérêt de chaque adolescente sur les éducatrices confirme leur position de leader dans sa
dimension socio-affective.
Si, selon les courants de pensée, les modèles de leadership sont présentés diversement, on
peut distinguer que, quelle que soit leur dénomination, certains sont plus directifs que d’autres et
génèrent des réactions différentes dans les groupes. Ainsi, A. Missenard a démontré que les
techniques de groupe non directives mettent rapidement en question les identifications
imaginaires individuelles et obligent les participants à les abandonner au prix d’une angoisse de
casse, d’une peur de changer, du sentiment d’un risque de tomber fou.
Or, nous l’avons vu, l’encadrement d’adolescentes carencées amplifie les questionnements
identitaires dans le groupe. Cela nécessite donc un positionnement rassurant des adultes afin de
contenir les angoisses individuelles et collectives. M. Klein précise, en effet, que si les angoisses
archaïques s’expriment également dans les groupes directifs, elles sont amoindries par la position
contenante du leader.
Pour E. Jacques, c’est le cadre qui instaure les défenses contre ces angoisses persécutives
et dépressives qui naissent dans le groupe. Le règlement et le fonctionnement institutionnel, en
ayant pour fonction de garantir la place de chacune et le respect de toutes, assurent la contention
de l’anxiété dans le groupe. Deux exemples, parmi d’autres, permettent d’illustrer la fonction
contenante du cadre. D’une part, l’angoisse peut être provoquée par le leader lui-même, qu’il soit
dans un trop grand laisser faire ou au contraire dans une forme de toute-puissance destructive
pour les membres du groupe. Les réunions d’équipe préviennent de tels comportements
puisqu’elles permettent à chaque éducatrice de s’interroger sur sa manière d’agir avec les jeunes.
D’autre part, les règles facilitent l’intervention d’une adulte : lorsqu’elle a besoin de reprendre
une adolescente sur son attitude, elle ne le fait pas au nom de sa volonté mais sur la base des
usages en vigueur dans la collectivité.
Les modes de leadership au foyer reposent donc sur deux modèles définis par Freud : celui
de leader charismatique qui est un « idéal du moi » mais aussi, celui traditionnel, plus proche
d’être « un support du moi ». Ainsi, selon lui, le leader charismatique est la personne à laquelle
s’identifient les membres de groupes, l’exemple, le modèle à suivre. Le leader traditionnel aurait
un rôle d’aide à être pour les membres de groupes. Cette vocation du leader traditionnel à être
support de l’identité des membres du groupe correspond à l’action du travail éducatif et au rôle
des éducatrices auprès des adolescentes placées. L’idéal du moi participe du narcissisme, et
alimente l’individu : « La maîtrise de soi, la noblesse du don et le contrôle des décharges
24
destructrices et prédatrices font partie de l’idéal du moi de tous les adolescents, même s’ils
désespèrent d’y être fidèles »8.
Ce type de leadership est donc incontestablement celui utilisé dans la gestion des groupes
au foyer d’autant que pour Lemay, les jeunes évoluant en internat éducatif ont de grandes
difficultés à s’identifier aux adultes qui les encadrent. D’ailleurs pour M. Lemay « un adulte ne
peut être admis dans un groupe que s’il parvient à prouver par ses actes qu’il est capable de
rendre service au groupe »9.
Alors qu’il est indispensable d’assurer un leadership directif pour contenir les angoisses
qui se développent au sein du groupe, celui-ci crée une grande dépendance du groupe envers
l’éducatrice. Pour Bion, les caractéristiques d’un groupe dépendant sont « l’immaturité des
relations individuelles et le manque d’aptitude de groupe »10. Mais pour M. Lemay, les groupes
d’enfants inadaptés ont la spécificité de rassembler des jeunes qui ne sont pas socialisés et qui ne
sont donc pas en mesure d’établir des liens constructifs avec autrui. Ainsi, ce mode
d’encadrement est le mieux adapté à la prise en charge des groupes au foyer même s’il expose
particulièrement les adultes aux attaques de jeunes voulant bénéficier de cette position centrale.
Les éducatrices bénéficient donc d’un cadre institutionnel propice à leur assurer le
leadership dont elles doivent absolument disposer pour contenir correctement les angoisses
individuelles et collectives.
3. Implication de l’équipe
Avant de commencer l’expérience d’animation, il me fallait informer l’équipe du travail
que je souhaitais faire avec les jeunes mais également pour la rédaction du mémoire. Ma
spécificité professionnelle m’était reconnue au regard de mes questionnements sur les modalités
de prise en charge des groupes mais je savais que proposer de la mettre en œuvre soulèverait des
réticences. Ce changement dans la pratique institutionnelle ne pouvait, en effet, manquer de
provoquer une résistance.
Là encore se sont posées des questions de place puisqu’en proposant une prise en charge
du groupe de jeunes dans la perspective de l’animation, je me distinguais de mes collègues. Or,
dans un groupe, et c’est aussi valable pour celui que constitue l’équipe éducative, toute
différenciation peut être perçue comme dangereuse pour la cohésion. En effet, l’un des éléments
essentiels de l’unité groupale réside dans la conformisation à ce qui se traduit par « la présence de
8
Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 123, Gallimard, 2002
9
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, , p. 133 Presses Universitaires de France, 1975
10
Wielfred R. BION, Recherches sur les petits groupes, p. 53, Presses Universitaires de France, 2002
25
normes et de modèles collectifs spécifiques »11. Proposer une autre forme de prise en charge du
groupe de jeunes a ainsi pu être entendu comme le reniement de mon appartenance à celui des
éducatrices et être perçu comme un déni des valeurs institutionnelles.
En affirmant mon désir de valoriser mes compétences d’animatrice par un travail à partir
du collectif, j’adoptais une attitude déviante par rapport aux normes instaurées. Cette proposition
était considérée comme d’autant plus dangereuse que la pratique éducative en vigueur au foyer,
axée sur l’individualité, est d’une importance primordiale. Selon Jean Maisonneuve, l’isolement
d’un groupe rend ses normes particulièrement simples, étroites et rigides. Le vase clos que
représente la Villa Cyrnos a donc certainement contribué à renforcer cette réaction de crainte.
Néanmoins, il m’était indispensable de bénéficier de l’adhésion minimum de l’équipe afin
d’être en mesure de développer le projet avec les jeunes, de conduire cette réflexion sereinement
et d’en partager les résultats. Il a donc d’abord fallu rassurer mes collègues et la chef de service
quant à mes intentions et démontrer qu’il ne s’agissait nullement de remettre en cause le projet
institutionnel et l’action de l’équipe. On m’a d’ailleurs reproché de penser « que le travail fait
depuis des années au foyer était mauvais ».
J’ai expliqué pourquoi, à mon sens, travailler autour du groupe n’était pas antinomique
avec la prise en charge individuelle des jeunes. J’ai également repris quelques exemples de mes
questionnements précédents posés en réunion pour mettre en relief que mon regard sur les
groupes était visiblement particulier dans l’équipe. J’ai aussi précisé que j’étais consciente des
difficultés que représentait la gestion du collectif au vu des problématiques individuelles des
jeunes et que je souhaitais simplement observer si ma spécificité d’animatrice pouvait apporter un
complément dans leur prise en charge à travers la mise en œuvre d’un projet de loisirs collectifs.
Cette prégnance du collectif dans ma représentation du travail est tout à fait significative
de ma sensibilité d’animatrice que Tariq Ragi présente comme une des caractéristiques de la
profession. Selon lui en effet, les spécificités des animateurs concernent d’abord l’approche et la
méthodologie dans ce sens que « les animateurs traitent simultanément les individus et les
groupes auxquels ils appartiennent. Leur démarche particulière résiderait ainsi de la
combinaison originale du singulier et de l’universel, du local et du global, de l’individuel et du
collectif »12.
En précisant ainsi mes intentions, j’ai veillé à me positionner comme membre de l’équipe,
respectant ses valeurs et ses règles. Il n’était pas question de me dédouaner de ma fonction
d’éducatrice et de mon rôle auprès des filles mais de mettre en œuvre mes compétences
spécifiques au profit des jeunes… et de l’institution.
11
12
Jean MAISONNEUVE, La dynamique des groupes, p. 32, Presses Universitaires de France, 2002
Tariq RAGI, Dire son métier - Les écrits des animateurs , p. 110 - ouv. coll. sous la direction d’Olivier
Douard, l’Harmattan, 2003
26
II. Le jeu
L’expérience d’animation s’est déroulée autour du jeu de société qui, pour le Petit
Larousse « se joue à plusieurs, selon des règles déterminées et à l'aide d'un support matériel ».
Cette dimension collective du jeu est à l’origine du choix de ce support pour la mise en œuvre de
l’expérience d’animation, mais d’autres facteurs ont été déterminants : le fait que les jeux soient
déjà pratiqués au sein de la structure, l’intérêt personnel que j’y accorde mais également leur
dimension éducative.
Le jeu est une activité universelle dont la variété est telle qu’aucun recensement n’en a
jamais été possible. Diverses classifications existent du jeu : mathématiques, de ballon, de cartes,
sportifs…. Cette diversité est une richesse parce qu’elle permet d’adapter les jeux proposés au
niveau du groupe, de tenir compte de son hétérogénéité mais aussi du besoin de contention
évoqué ci-dessus. Elle procure aussi la possibilité de se confronter « pour de faux » à de multiples
situations similaires à celles rencontrées dans la vie ce qui donne au jeu un fort potentiel éducatif.
1. Adaptabilité
A la Villa Cyrnos, chaque configuration de groupe est très hétéroclite au vu des capacités
d’analyse et de réflexion des filles et ce facteur doit être pris en compte. En effet, « plus un
groupe est hétérogène, plus il risque de subir des phénomènes d’intoxication et de contagion, dus
aux heurts continuels entre ses membres »13.
Il faut donc organiser l’activité de manière à ce que celle-ci limite au maximum les
frictions interpersonnelles qui s’expriment particulièrement lorsque les jeunes sont frustrées. Il ne
s’agit nullement de d’empêcher toute situation de frustration à travers le jeu – ce qui serait
d’ailleurs à la fois impossible à obtenir et dommageable en terme de contenu éducatif – mais de
faire en sorte que celle-ci soit supportable pour chacune.
L’immense variété des jeux existants permet d’adapter au mieux l’activité au niveau des
filles : à leurs aptitudes intellectuelles mais aussi à leurs difficultés individuelles et collectives.
Lemay souligne l’importance d’adapter les activités aux intérêts et aux besoins moyens des
groupes, c’est-à-dire qu’elles possèdent des niveaux de difficulté pouvant les rendre abordables
sans qu’elles ne soient trop faciles pour l’ensemble du groupe. Il insiste, en effet, sur la nécessité
de tenir compte « du degré de tolérance » propre à chaque groupe dans le contenu et la durée de
l’activité.
Le panel de jeux est suffisamment important pour correspondre aux aptitudes individuelles
et pour favoriser la participation de toutes les filles, mais il permet également d’organiser
l’activité selon un certain nombre de critères : le temps nécessaire à une partie, l’ambiance de
13
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 186, Presses Universitaires de France, 1975
27
groupe provoquée selon le type de jeu en fonction de son contenu et de sa finalité, mais aussi la
précision et l’adaptabilité des règles ou encore les qualités et le contexte nécessaires au gain d’une
partie.
Il était important de valoriser les jeunes à travers l’activité et donc de prévenir les
situations d’échec. Certes, celles-ci peuvent permettre de travailler avec une adolescente autour de
ses difficultés, mais cela me semblait inapproprié dans ce contexte où l’accès au plaisir était
privilégié. Or, s’investir dans une activité demande beaucoup d’énergie à certaines jeunes qui,
dans l’impossibilité de rester concentrées trop longtemps, doivent pouvoir participer à l’activité
sans s’y trouver enfermées.
Ainsi, le fait qu’une partie ne dure guère plus d’une vingtaine de minutes présente le
double avantage de respecter les capacités de concentration de certaines adolescentes tout en
offrant la possibilité de se retirer du groupe en cas de situation difficile à vivre. La confrontation
aux autres peut être difficile à supporter et conduire les adolescentes à se mettre en colère avant
de fuir le groupe. Il fallait donc laisser l’opportunité à chacune de prendre congé facilement mais
sans frustrer celles qui souhaitaient continuer.
Pour ces jeunes fragilisées, être exposées à l’excitation représente un danger majeur.
Même si celle-ci se développe d’abord dans un esprit très ludique, elle peut vite être synonyme de
perte de contrôle de soi et se transformer en angoisse. Là encore, il a fallu mettre en place des
garde-fous et éviter de proposer des jeux trop dynamiques. Une fille comme Sylvia est submergée
par sa propre excitation et se trouve dans l’impossibilité de se calmer. Au quotidien, il faut
l’arrêter dès qu’elle montre des signes d’emballement qui se termineront immanquablement par
des cris ou par des attaques envers une des personnes présentes. Pour la protéger d’elle-même, il
faut alors se montrer très ferme, voire cassante et si on peut trouver dommage de l’atteindre de la
sorte, c’est la seule manière de l’apaiser. Avec des telles jeunes, il n’était donc pas question de
proposer des jeux du style Jungle speed ou Dessiner, c’est gagné.
Les règles des jeux de société sont conçues pour être appliquées de manière plus ou moins
rigoureuse, et dans certains cas peuvent être aménagées ou soumises à interprétation. Une telle
souplesse nécessite certaines capacités d’adaptation et de conciliation dans le groupe qui ne sont
pas faciles à obtenir avec ces adolescentes. Pour certaines jeunes carencées, toutes modifications
dans le cadre peuvent être déstabilisantes et comme les règles structurent le jeu, lui donnent un
cadre, il fallait qu’il n’y ait pas de malentendus possibles. Pour Halima qui a tellement besoin de
gagner, il faut que les choses soient claires et qu’elle ne puisse pas faire dégénérer la partie en
essayant de s’arranger.
Si j’ai été attentive à choisir des jeux où les règles étaient explicites, j’ai aussi opté pour
d’autres où elles étaient plus modulables. Le cas échéant j’ai toujours commencé par les exposer
très clairement et je n’ai proposé des aménagements que lorsque les circonstances me semblaient
adaptées : par exemple en ne présentant pas de risques de léser une fille et lorsque la situation
dans le groupe était suffisamment sereine pour que les adolescentes soient capables de réfléchir et
de décider ensemble des changements.
28
Sécuriser le groupe a aussi consisté à éviter que les filles ne se sentent agressées au travers
du mécanisme même du jeu. Si gagner reste l’enjeu, il y a de multiples manières d’y parvenir.
Dans des groupes très hétérogènes, il a été important que le facteur chance soit plus important que
lorsque les filles avaient des capacités intellectuelles similaires.
Si la majorité des jeux désignent un unique gagnant, ils ne le font pas tous de la même
manière et la victoire peut avoir des connotations différentes. En effet, le but de certains jeux,
comme Stratego ou Abalone, est de vaincre en faisant perdre l’adversaire. Il est évident que pour
des jeunes carencées, si perdre est toujours difficile, être vaincue peut se révéler absolument
insupportable et suscite des émotions qui proviennent de bien au-delà de l’activité en elle-même.
Ce type de jeu peut donc également présenter un danger dans la gestion du groupe parce
qu’il touche à une grande fragilité des filles : leur manque d’estime d’elles-mêmes. S’il n’est pas
question d’éviter toute situation délicate pour les filles, de les protéger de toute anxiété, il faut
néanmoins s’assurer qu’elles puissent vivre l’activité sans se sentir profondément atteintes.
Dans le même registre, il faut veiller à ce que des alliances stratégiques au jeu ne se
transforment pas en moyen de régler des comptes ou de malmener une jeune. En différentes
occasions, certaines adolescentes ont fait corps contre une de leurs camarades et il a fallu recadrer
de manière que l’activité ne soit pas l’opportunité de s’acharner sur une personne.
2. Fort potentiel éducatif
Il existe de multiples classifications des jeux déterminées établies selon des critères
différents : selon que l’on considère plutôt le comportement ludique par rapport à l’activité ellemême et au rôle joué par le(s) partenaire(s), ou encore les fonctions du jeux. L’une des références
en matière de classification des jeux reste Piaget, pour qui l’activité ludique est la manifestation et
le témoin de l’organisation et du développement cognitif à travers trois étapes :
•
•
•
Les jeux fonctionnels appelés aussi jeux d’exercice entre 0 et 2 ans
Les jeux symboliques de 3 à 6 ans différents selon l’âge mais qui ont généralement
une fonction affective ou socio-affective (symbolisation de l’objet d’amour,
identification à un modèle…) et dont le niveau de symbolisme s’élève parallèlement
au degré d’échanges, d’alternance ou de coopération entre enfants.
Les jeux de règles surtout développés à compter de 7 ans que sont les jeux de société
et le sport. C’est donc par ce type de jeux que s’est développée l’expérience
d’animation.
Nous parlerons donc ici, dans le cas du jeu de société de cette troisième catégorie dont le
premier intérêt éducatif tient en sa définition même : celle de faire jouer ensemble et, ce faisant,
de faciliter la rencontre et l’échange. Certes, au sein du travail social, cette approche collective
propre à l’animation n’est pas toujours perçue dans son intérêt pédagogique ; pourtant, cette
« recherche de la structuration d’une dimension sociale (…) privilégie le développement de la
29
responsabilisation du plus grand nombre par la participation à l’élaboration et la mise en œuvre
d’actions touchant à la vie quotidienne et à l’expression du citoyen »14. Ainsi, le jeu, par sa
convivialité, représente un support propice à l’établissement du lien social, au développement de
relations entre jeunes mais aussi entre jeunes et adultes.
Pour Winnicott le jeu est la sphère de la créativité par excellence, « la seule où l’individu,
enfant et adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité tout entière »15. Dans sa
plus simple expression, on pourrait dire que la créativité est l'aptitude à concevoir la réalité
autrement, ce qui déborde largement le simple champ de la création artistique. Les travaux de
nombreux chercheurs ont visé à cerner les mécanismes par lesquels la pensée crée de nouveaux
concepts. Même si l’on est bien loin d'une compréhension complète, on s'entend pour dire que,
dans le processus de recherche d'idées nouvelles, la pensée procède d'une façon spécifique. C'est
comme si elle faisait un bond, une gymnastique, qui l'amènerait à passer alternativement du mode
de pensée habituel, logique, au mode de pensée intuitif, imaginaire, qui fonctionne à tâtons et
puise ses idées au hasard dans l'inconscient.
Winnicott propose d’envisager la créativité « comme la coloration de toute une attitude
face à la réalité extérieure ».16 Il explique alors que toute expérimentation conduit un individu à
faire preuve de créativité à condition qu’il considère que la vie vaut la peine d’être vécue - signe
qu’il n’est pas pris dans une relation pathologique de soumission à la réalité extérieure. Pour lui,
la créativité est inhérente au fait de vivre et a, de fait, quelque chose d’universel.
Winnicott précise qu’à travers cette démarche créative, le sujet établit une quête de soi,
que le jeu représente un espace-temps où, pour se rencontrer lui-même, l’individu doit bénéficier
d’un état de détente et de confiance. L’usage que fait chaque individu de cet espace dépend de ses
expériences de vie, notamment celles de sa toute petite enfance, de la manière dont il a pu se
découvrir dans sa relation à sa mère. Le jeu comme espace transitionnel met en marche les mêmes
mécanismes que ceux rencontrés par le nourrisson dans les différentes étapes de différenciation
de sa mère qui lui ont permis de se construire en tant qu’individu.
Nous avons vu que l’accompagnement éducatif s’établissait à travers un processus
d’identification à l’adulte et d’expérimentation de la relation à l’autre. Le jeu est donc propice à
créer des aires transitionnelles d’autant qu’il dégage des obligations de la réalité. Jouer n’a d’autre
but que jouer, se suffit à soi-même.
Par contre, comme la mère permet à son enfant de se construire progressivement hors de
sa présence, le jeu peut aussi permettre au groupe de se structurer sans la présence permanente de
14
Jean-Pierre AUGUSTIN et Jean-Claude GILLET, L’animation professionnelle, p. 147, l’Harmattan, 2005
15
Donald W. WINNICOTT, Jeu et Réalité, p. 76, Gallimard, 1986
16
ibid. p. 91
30
l’adulte. Parce qu’il s’agit d’une activité modulable, l’animateur peut effectuer des allers-retours
et s’effacer lorsque les circonstances le permettront. Comme pour le nourrisson qui peu à peu se
détache de sa mère, le groupe peut bénéficier de la distance prise par l’adulte pour accéder à une
plus grande autonomie et développer plus d’interrelations entre ses membres.
Le jeu permet également de tester les restrictions inhérentes à toute vie sociale dans un
contexte dégagé des enjeux de la réalité. Jouer ensemble nécessite des règles et cette question
peut être riche d’enseignement pour des adolescentes. A travers le jeu, s’il faut se conformer aux
lois en vigueur, on peut en vérifier la pertinence mais on peut également, en trichant, mesurer les
conséquences de leur détournement dans un contexte où les risques restent, somme toute, limités.
Pour Piaget, que les règles de jeu puissent se modifier - en fonction de la composition du groupe,
des motivations et des désirs de chacun - contribue à développer « une moralité enfantine », le
respect de l’autre et de la règle fixée.
Une autre des dimensions éducatives intéressantes du jeu est qu’il confronte chaque
personne à ses propres désirs de toute-puissance dans un contexte où les intérêts personnels
peuvent être amoindris. Jouer expose à la frustration : celle de ne pas pouvoir tout maîtriser, celle
de .perdre aussi… Cette question de la perte est centrale au cours de l’adolescence puisque la
création de ses propres modèles identitaires impose d’abord au jeune d’abandonner les
précédents. Ce phénomène est identique à ce que vit le petit enfant, qui va pouvoir
progressivement accepter la séparation de sa mère en l’expérimentant symboliquement à travers
le jeu.
Les jeux présentent donc un intérêt éducatif important par leur diversité et leur adaptabilité
mais aussi par leur fonction constructive de la personnalité. Ils représentent un espace
d’expérimentation personnelle par la rencontre des autres de même que par la confrontation
symbolique au réel. « Jouer, c’est une expérience : toujours une expérience créative, une
expérience qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie. »17.
17
ibid. p. 70
31
L’expérience d’animation
L’expérience d’animation, qui a débuté au cours des vacances de février 2005 devait
concerner les deux groupes présents au foyer. Or, à l’époque, la situation dans le groupe du bas
était particulièrement difficile puisque trois des quatre jeunes placées faisaient bloc contre toute
proposition de l’équipe éducative. Prises dans des situations personnelles très compliquées, ces
jeunes exprimaient leur désarroi en rejetant toute tentative de relations de la part des adultes dont
la seule présence était vécue comme intrusive. Il a alors été décidé que les interventions seraient
limitées en se canalisant sur la gestion minimum du quotidien. Dans ces circonstances,
développer un projet d’animation avec ces adolescentes n’était pas envisageable et cette action a
donc concerné le seul groupe du haut. A l’automne 2005, des modifications dans le groupe du
bas, notamment avec le départ de l’une des filles et la régularisation de la situation des deux
autres, ont permis de recréer du lien mais, au vu des délais, j’ai fait le choix de concentrer mon
travail sur ce qui a été mis en place sur toute la durée de l’expérience d’animation.
Dans cette troisième partie, ma réflexion portera donc sur quatre configurations du groupe
du haut, celles qui ont existé pendant plus de deux mois au cours de la période. Ainsi on peut
considérer qu’entre février et mai le groupe comptait Stéphanie, Cynthia, Amel et Sylvia. Au
cours de l’été il rassemblait Cynthia, Marina, Sylvia et Rosalie ; à partir de septembre Amel,
Sylvia, Rosalie et Clotilde et suite aux vacances de la Toussaint, Sylvia, Rosalie, Nathalie et
Halima.
Dans un premier temps, nous analyserons les incidences de l’action sur l’image de
chacune des filles : comment elles ont pu se montrer autrement mais aussi être valorisées à travers
ces temps d’animation. Dans une seconde partie, nous observerons les phénomènes de groupe qui
d’abord démontrent la construction positive du groupe, puis qui établissent la place de chacune et
enfin qui illustrent une meilleure communication au sein du collectif.
I. Image de chacune
Au quotidien les adolescentes se perçoivent mutuellement selon leurs difficultés et
peuvent avoir du mal à déceler des qualités ou du bon chez leurs camarades, ce qui explique
notamment leur difficulté à s’identifier aux autres. Il faut également préciser que chacune d’entre
elles cherche à se donner une image, ce qui cadre parfaitement avec leur problématique
commune : celle de l’adolescence.
Au cours de l’expérience d’animation, plusieurs jeunes ont pourtant pu se montrer
différemment de celle qu’elles présentent d’habitude comme nous le verrons dans une première
partie avec Sylvia, Nathalie, Amel, Rosalie, Stéphanie et Cynthia. Dans un second temps nous
observerons que certaines d’entre elles ont également pu se trouver valorisées à travers l’activité ;
ce fut notamment le cas pour Amel, Sylvia et Halima.
32
1. Se montrer autrement
Sylvia est une jeune fille de 15 ans qui présente des troubles du comportement importants
qui s’expriment notamment par beaucoup d’agressivité envers ses camarades et les adultes mais
aussi par l’émission brusque de grands cris bestiaux. Elle supporte difficilement d’être confrontée
à son attitude lorsque quelqu’un lui en fait la remarque, mais ne peut généralement pas
s’empêcher d’avoir une telle conduite, en particulier lorsqu’elle se trouve isolée dans sa chambre
mais aussi souvent dans les phases de transition : fin d’un repas, changement d’éducatrices…
Or, au cours de l’expérience d’animation, elle a pu être dans le groupe beaucoup plus
sereine et s’avérer être une bonne camarade facilitant la participation de toutes les filles et
adoptant une position conciliante et responsable. Dotée d’une grande énergie, Sylvia a pu
l’exprimer pleinement à travers la mise en place du jeu. Tout occupée à organiser l’activité, puis à
faciliter le bon déroulement des parties mais aussi à essayer de gagner, elle n’a pas été débordée
par ses propres émotions. Dans ces circonstances, Sylvia a pu montrer une image réellement
différente d’elle certainement pour différentes raisons : elle a pu occuper une place qui lui
convenait – nous y reviendrons plus tard – mais aussi trouver en l’activité même un intérêt
correspondant à ses besoins.
C’est une jeune fille qui éprouve de l’angoisse face au vide comme le montre son attitude
dans toutes les phases de transition dans la vie quotidienne : ses cris et son besoin de faire hurler
la musique dès qu’elle se retrouve dans sa chambre sont une façon de remplir l’espace. Proposer
une activité lui assure donc une forme de sécurité qui lui permet de juguler son anxiété et, n’ayant
plus à la combattre, d’être psychiquement disponible pour élaborer d’autres choses.
C’est le processus décrit par Boimare à propos de la démarche d’apprentissage : pour être
en capacité d’apprendre un enfant doit pouvoir accepter de faire en lui le vide nécessaire pour que
se développe la pensée. Toutefois chez l’enfant victime de défaillance éducative précoce, cet
espace disponible est aussitôt rempli d’angoisses destructrices qui menacent de le submerger :
« ceux qui l’ont connue, vont avoir besoin pour maintenir un équilibre psychique précaire, de se
protéger de l’exercice de penser »18. L’auteur précise que la défaillance éducative précoce peut
être évoquée dans deux circonstances et notamment dans le cas où le nourrisson a dès ses
premières semaines de vie été confronté à un cadre de vie insécurisant, marqué par la
désorganisation et la dispersion. Les éléments connus de l’histoire de Sylvia correspondent tout à
fait à cette situation. Si cette jeune fille n’a pas été handicapée au niveau de ses capacités
d’apprentissage fondamentales et de ses aptitudes intellectuelles, elle se trouve aujourd’hui – du
fait de son adolescence tout autant que de son placement – dans la nécessité de s’interroger sur sa
propre histoire, ce qui lui est insupportable.
18
Serge BOIMARE, L’enfant et la peur d’apprendre, p. 31, Dunod, 2004
33
Lui permettre de s’inscrire dans une activité l’a détournée de ce dangereux impératif. Si,
heureusement pour elle, l’accompagnement éducatif au quotidien peut l’aider à affronter cet
incontournable obstacle, elle a aussi besoin de pouvoir s’en dégager ne serait-ce que pour
« souffler » un peu. Dans le contexte ludique, l’activité l’a détachée momentanément de ses
préoccupations et lui a permis de se révéler autrement.
Nathalie a une personnalité psychotique qui lui fait percevoir son environnement comme
dangereux : tous les actes de la vie quotidienne, toutes les personnes qu’elle rencontre
représentent un risque d’anéantissement de son être. Pour tenter de se protéger, elle développe
toutes sortes de rituels mais ils ne suffisent toutefois pas à la rassurer puisque son caractère
paranoïaque la submerge. Elle est ainsi toujours en train d’attaquer pour se défendre, et peut se
montrer odieuse avec les autres, d’autant qu’elle fait preuve de certains traits pervers perceptibles
dans le plaisir qu’elle affiche parfois à nuire à autrui.
Nathalie a pourtant souvent été motivée pour participer aux jeux, même dans des
circonstances où elle s’enferme généralement dans la salle de bains, se coupant de toute relation
au monde. Invitée à se joindre au groupe, elle n’a pas fait de difficultés pour se détacher de son
reflet, chose assez exceptionnelle pour elle. Elle rejoignait alors les autres de bonne humeur et a
démontré dans le cadre du jeu certaines capacités d’intégration au groupe. Elle aime jouer et c’est
d’ailleurs le seul cadre où on peut la laisser seule avec une autre jeune sans qu’elle la persécute.
On peut imaginer que, pour elle aussi, l’occupation que représente le jeu tient à distance des
angoisses mais au-delà, que le contenu même de l’activité est suffisamment fort pour que son
environnement perde de sa dimension dangereuse.
Comme pour Sylvia, l’activité a pour fonction de détourner les angoisses et propose une
médiation qui permet « aux questions brûlantes et aux inquiétudes premières d’avoir le droit de
cité »19 tout en respectant le cadre où le passage à l’abstraction et à la règle est possible. Dans le
contexte du jeu, Nathalie se trouve au chevauchement de deux aires : celle du réel et celle du
fantasme, du « pour de vrai » et du « pour de faux ». En effet, dans ces circonstances, les autres
jeunes veulent vraiment la dominer et gagner la partie mais, parce qu’il s’agit d’un jeu, cet
assujettissement n’est pas inscrit dans le réel, il est déconnecté de la réalité. Ainsi, les enjeux de
l’activité ont pu contenir l’anxiété interne de Nathalie qui a alors pu apparaître autrement aux
yeux de ses camarades : celles-ci n’avaient plus en face d’elles une malade mais une simple
compagne de jeu.
C’est le même phénomène qui favorise la participation d’Amel. Cette jeune, à 17 ans, se
trouve toujours sur le groupe du haut, malgré son âge, à cause de ses difficultés psychiques :
celles-ci nécessitent une attention quasi permanente pour la protéger d’elle-même. Prise dans une
relation pathogène avec sa mère, entre fusion et répulsion, Amel est enfermée dans ses problèmes
psychologiques qui ne lui permettent pas de nouer de liens constructifs avec les autres jeunes.
19
ibid. p. 36
34
Cloîtrée chez elle par sa mère, déscolarisée, cette adolescente n’a que peu d’ouverture sur
l’extérieur en dehors de ses passages au foyer et de ses fugues au cours desquelles elle se met
dramatiquement en danger. Les contacts qu’elle peut établir avec ses camarades se résument donc
à se raconter mutuellement ce qu’elles vivent de pire, alors que le reste du temps elle peut être
assez éteinte, voire amorphe.
Néanmoins, au cours de certaines parties de jeu elle a pu se révéler différemment en
faisant preuve de réelles capacités d’attention et s’est avérée brillante, notamment aux jeux de
mémoire du type Mémory. Si elle n’a pas pu rester concentrée longtemps et s’est à nouveau
perdue dans ses pensées, elle a surpris ses camarades et les a impressionnées. Amel, si souvent
déconnectée de la réalité, a montré aux autres qu’elle était capable de faire aussi bien qu’elles et
que, malgré sa déscolarisation et ses difficultés, elle avait des capacités et n’était pas stupide.
Ainsi, pour elle aussi, l’activité a eu une fonction contenante des angoisses mais on peut
aussi envisager qu’elle lui a également procuré un support pour établir la relation aux autres.
Alors qu’au quotidien Amel se trouve bien souvent dans l’incapacité de communiquer avec ses
camarades, tout simplement parce qu’elle ne sait pas le faire, le jeu lui donne des repères
constructifs et offre une sphère de rencontre telle que la décrit Winnicott dans son énoncé des
objets puis des espaces transitionnels. Le nourrisson est d’abord dans la fusion absolue avec sa
mère dont il ne se différencie pas. Pour grandir, il va devoir se séparer d’elle et, malgré les
angoisses que cela suscite, va trouver d’autres objets d’amour qu’elle. Le bébé élabore ainsi un
processus de « trouvé-créé » au cours duquel il va investir dans un objet trouvé les pulsions qui
l’animent, créant ainsi un support apte à recevoir tout autant son amour que son agressivité,
comme en est capable sa mère. Entre elle et lui, il existe maintenant un objet qui lui permet de
supporter la séparation.
En grandissant, l’enfant pourra progressivement transposer ce mécanisme à d’autres
sphères, trouvant d’autres objets d’amour dans sa famille puis dans ses pairs. Par contre, pour que
cette rencontre puisse advenir, il faut qu’il y ait une distance suffisante entre lui et l’autre pour
prévenir des angoisses d’être anéanti, absorbé par l’autre. Si cette distance a pu être expérimentée
dans le réel, elle a pu être intégrée au plan symbolique et le sujet parvient alors à entrer en
relation à l’autre sans être submergé par les angoisses que cela réactive. Amel, elle, n’a jamais pu
faire sereinement ce type d’expérience, prise par le risque d’intrusion de sa mère. Elle a donc
besoin que cet espace relationnel soit matérialisé pour s’y trouver en sécurité et c’est cette
concrétisation qui lui a permis d’établir des relations avec les autres. Son environnement
immédiat était suffisamment délimité pour qu’elle puisse exister sans risque, pouvant alors se
montrer différemment. Pour Winnicott :« là où se rencontrent confiance et fiabilité, il y a un
espace potentiel, espace qui peut devenir une aire infinie de séparation, espace que le bébé,
l’enfant, l’adolescent, l’adulte peuvent remplir créativement, en jouant, ce qui deviendra
ultérieurement l’utilisation heureuse de l’héritage culturel »20.
20
Donald W. WINNICOTT, Jeu et Réalité, p. 150, Gallimard, 1986
35
Malgré une situation totalement différente, une autre jeune fille a pu bénéficier de
l’environnement protecteur qu’offrait l’activité pour se dévoiler autrement. En effet, alors que
Rosalie affiche souvent une certaine condescendance avec les jeunes du groupe, voire avec les
éducatrices, elle s’est avérée bonne camarade au cours des parties de jeux. Si elle peut être entêtée
et dure au point qu’elle impressionne grandement les autres filles - qu’elle n’hésite d’ailleurs pas
à menacer pour affirmer sa suprématie - elle a révélé une grande maturité plusieurs fois au cours
de l’action notamment en se montrant bonne perdante, faisant même preuve d’autodérision.
Si cette attitude a certainement eu comme rôle de démontrer à tous sa maturité et son
détachement, il n’en reste pas moins que Rosalie s’est impliquée dans l’activité en acceptant
toujours de jouer avec beaucoup de bonne humeur, facilitant la participation des autres,
notamment en proposant des solutions consensuelles sur le choix des jeux. Cette jeune fille
éprouve de grandes difficultés à tisser des liens et ses airs de supériorité ont surtout pour fonction
de cacher une grande fragilité et une certaine incapacité à aller à la rencontre d’autrui. Rosalie
veut toujours maîtriser la relation en gardant l’autre à distance mais a pu faire tomber quelques
barrières en jouant gaiement avec ses camarades. Au cours de son histoire, Rosalie a plusieurs
fois été victime de séparations douloureuses : celle de sa mère partie en France alors qu’elle était
toute petite, puis son propre arrachement à ses grands-parents qui avaient pallié ce manque pour
rejoindre cette mère, désormais inconnue, avant que cela ne se passe mal au point qu’elle
demande elle-même à être placée. Pour Rosalie, « s’attacher à quelqu’un c’est prendre le risque
de la douleur psychique »21.
On peut supposer que, pour elle, s’attacher à quelqu’un représente trop de danger pour
qu’elle y consente ; elle peut alors se montrer peu aimable dans les deux sens du terme. Elle
refuserait ainsi de vivre à nouveau cette douleur de perdre ce que Kammerer désigne comme
« l’autre-aimé ». Selon lui en effet, le sujet développe la névrose narcissique, c’est à dire qu’il
s’érige lui-même en objet de son amour en espérant y trouver la quiétude. Ce phénomène entraîne
un repli sur soi et fragilise la personne qui est à la merci de ce que lui renvoient les autres en
miroir.
Ainsi, « à la douleur vient s’ajouter l’angoisse, chaque fois que les autres, chargés de
fonctionner comme des miroirs, pourraient ne pas remplir leur rôle : l’angoisse de voir basculer
l’image de soi-même et de chuter dans la dépression dont seules la jalousie et la haine
pourraient la protéger »22 si elle n’y voyait pas ce qu’elle veut y trouver. Là encore, on peut
estimer que le support a favorisé l’implication de cette jeune fille : c’est par la nature même du
jeu de société que Rosalie a été amenée à développer des relations, à être agréable voire
charmante, mais parce qu’il s’agit d’une activité ponctuelle, bien repérée dans l’espace et le
temps, elle a pu s’y impliquer sans prendre le risque d’être contrainte de se lier au-delà de ce
21
Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 88, Gallimard, 2002
22
ibid. p. 91
36
moment là. Toutefois en le faisant, elle a pu expérimenter, certes modestement mais néanmoins
réellement, que cette rencontre de l’autre était possible et n’était pas forcément synonyme
d’anéantissement. « Le jeu prend une fonction protectrice, permettant l’isolement de l’enfant en
lui offrant la possibilité de graduer l’intensité de sa rencontre avec l’autre »23 nous
dit V. Ricciotti.
Pour Stéphanie, prendre part à ce projet fut plus compliqué : alors qu’elle se présentait, du
moins aux yeux des autres filles, comme le chef incontestable et infaillible du groupe, elle a trahi
certaines de ses faiblesses et a difficilement supporté de se retrouver en difficulté. Alors que cette
jeune fille aime tout maîtriser et qu’elle souhaite en permanence dominer la situation, elle n’a pas
accepté de perdre. Dans un jeu, où la chance n’avait pas d’influence, Stéphanie s’est mise en
colère de ne pas gagner d’autant qu’elle se trouvait face à Amel pour qui elle affiche
généralement plutôt du dédain. Sa sortie fut spectaculairement théâtrale et peut s’apparenter à une
forme de passage à l’acte qui trouve son origine dans sa fragilité narcissique. Pour s’en protéger,
Stéphanie a mis en place ce que Kammerer définit comme « un idéal du moi grandiose » élaboré
à partir d’identifications superficielles à des personnages héroïques. Or, ce positionnement est
impossible à tenir puisqu’il oblige le sujet à faire coïncider en permanence ses performances aux
modèles identitaires qu’il s’est appropriés.
Ainsi, Stéphanie face à l’échec se fait submerger par l’angoisse et ne peut que fuir
puisque, selon Kammerer : « dans la pathologie du narcissisme, le passage à l’acte apparaît
comme le dernier recours face à la dépression » 24 Ce fut certes un moment douloureux pour elle,
mais elle a pu découvrir que dévoiler une certaine impuissance ne la remettait pas en cause aux
yeux des autres jeunes plus tard. Elle a malgré tout eu du mal à renouveler l’expérience et son
placement a pris fin avant qu’elle puisse se réinscrire pleinement dans l’action.
Pour Cynthia aussi, le décalage entre l’image qu’elle se donne et la réalité de ses capacités
intellectuelles a été trop important pour qu’elle puisse le supporter. Là encore, cette expérience
n’a pas nui à sa place dans le groupe mais elle n’a pas pu accepter de montrer ce qu’elle croyait, à
tort, si bien cacher. Dans son cas, c’est certainement autant la confrontation aux autres que de voir
ses propres limites qui lui a posé problème. Fragile, cette jeune de 17 ans était toujours dans le
groupe du haut à cause de son immaturité et de son inadaptation à l’autonomie requise dans le
groupe du bas.
Par contre, si elle n’a plus accepté de jouer, elle est très souvent restée avec les autres pour
assister aux parties qui se déroulaient dans la cuisine. Elle ne se sentait pas capable de participer,
mais elle tenait néanmoins à être présente certainement pour diverses raisons : parce qu’elle
prenait plaisir en même temps que les autres, pour continuer à faire partie du groupe et surtout par
23
Vincenzo RICCIOTTI, Excitation, jeu et groupe, p. 143, ouv. coll. sous la direction de J-B Chapelier et J-J
Poncelet, Erès, 2005
24
Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 79, Gallimard, 2002
37
crainte de perdre sa place en étant absente. Cynthia manque cruellement d’estime d’elle-même
alors qu’un minimum d’amour de soi est essentiel pour se situer sereinement dans les relations.
Les jeunes souffrant de ce manque sont extrêmement sensibles au regard que portent les autres
sur elles. Elles doivent sans cesse vérifier leur propre valeur, déceler chez l’autre l’estime qu’il a
d’elles. Le moindre signe de désintérêt, la plus petite critique peuvent réactiver ce sentiment de
désamour et provoquer une angoisse destructrice. Ces failles narcissiques représentent donc un
véritable handicap relationnel et mettent les adolescentes en situation de danger par rapport aux
autres. Pour Cynthia, être en situation d’échec réactive systématiquement la mauvaise image
qu’elle a d’elle-même et peut devenir insupportable lorsque cela se passe en groupe.
Au cours de leur construction psychique, les personnes carencées n’ont pu développer une
estime de soi suffisante. En effet, pour apprendre à s’aimer, il faut que le bébé ressente l’amour
de sa mère, qu’il découvre à quel point il compte pour elle. En grandissant, il renouvellera cette
expérience et c’est parce qu’il se sentira digne d’être aimé des autres qu’il pourra s’aimer. Les
personnes carencées n’ont pu expérimenter correctement cet amour maternel, ou ont vécu des
traumatismes au cours desquels elles ont été déshumanisées, c’est à dire mises en position
d’objet. De multiples facteurs peuvent être à l’origine de failles narcissiques : les mauvais
traitements physiques ou psychiques, la confrontation aux viols ou aux guerres, mais aussi une
mère incapable d’être « suffisamment bonne » selon Winnicott.
Après avoir été toute dévouée à son bébé lors des premières semaines de sa vie, la mère
accepte d’être imparfaite, de ne pas répondre dans l’immédiateté à ses demandes mais lui permet
d’expérimenter la séparation, puis facilite peu à peu son accès au symbolique en étant
suffisamment rassurante et en contenant l’agressivité qui exprime l’angoisse et les pulsions
destructrices de son enfant. Cynthia a été confrontée à une mère incapable de trouver la bonne
distance et de la porter suffisamment pour qu’elle se sente en capacité de grandir mais aussi dans
l’impossibilité de la protéger lorsque des preuves d’inceste ont été découvertes alors qu’elle
n’avait que 5 ans. Cynthia a donc dû se construire face à une mère qui n’a pas permis
d’expérimenter de liens constructifs en étant soit dans le « laisser tomber », dans la menace
d’abandon, soit dans une omniprésence faisant fi de ses besoins spécifiques. Sa mère, son objet
d’amour lui a « fait éprouver alors soit l’angoisse d’être anéantie, soit celle d’être chosifiée dans
une relation sans égards pour sa sensibilité »25.
Elle est depuis à la recherche permanente d’un amour inconditionnel, et particulièrement
depuis son entrée dans l’adolescence à travers ses pairs. Se trouver en difficulté face à ses
camarades lui donne le sentiment qu’elle ne vaut rien et fait ressurgir une angoisse impossible à
surmonter, qu’elle tente de maintenir à distance en évitant toute nouvelle situation d’échec. Si elle
veut rester présente aux autres, elle ne peut se permettre de leur dévoiler ses faiblesses notamment
intellectuelles.
25
ibid. p. 97
38
Ainsi, on peut remarquer que l’animation du groupe permet aux adolescentes de se
présenter autrement. Par contre, si certaines jeunes filles peuvent redorer leur image, pour
d’autres la situation groupale représente un tel danger en générant de l’anxiété quant à leur propre
identité, qu’il leur est quasiment impossible, même par le biais d’une activité ludique, de s’y
trouver confrontées. Pourtant, au-delà des difficultés rencontrées pour quelques filles, on peut
constater qu’à travers l’action, d’autres ont pu être valorisées.
2. Valorisation
Non seulement Amel a pu donner une autre image d’elle-même, mais elle a aussi pu être
valorisée à travers l’activité en remportant plusieurs parties de Mémory haut la main, ce qui l’a
ravie. Ressentir ce plaisir est doublement important pour cette jeune fille : cela lui montre qu’elle
aussi a le droit et la possibilité d’éprouver de la satisfaction mais également qu’elle a des
capacités et peut se montrer brillante. Eprouver du plaisir n’est pas chose aisée pour cette jeune
fille empêtrée dans ses difficultés et qui a « beaucoup de mal à se faire du bien ». La réussite est
un élément déterminant dans la construction narcissique du sujet : en réussissant, celui-ci peut en
effet se découvrir des qualités et tout doucement se vivre comme quelqu’un de valable, « de bon
à… ». Pour Bion, « toute personne en capacité de percevoir tant soit peu la réalité, a tendance à
former – consciemment ou inconsciemment – un jugement sur l’attitude de son groupe envers
elle »26.
En situation collective cette preuve de ses compétences est valorisante d’abord pour ce
qu’Amel peut éprouver personnellement mais aussi par ce qu’elle peut lire dans le regard de ses
camarades. « Le piège du narcissisme tient à ce que nous possédons une image que nous
reconnaissent les autres et que nous nous reconnaissons »27 rappelle D. Lauru. Ainsi, alors
qu’Amel se trouve enfermée dans la mauvaise image d’elle-même – image confirmée par la
vision que ses camarades ont d’elle – elle a pu être autrement et améliorer à la fois son image
pour elle et ses pairs. Que le miroir que représentent les autres jeunes lui renvoie un reflet plus
reluisant peut contribuer à l’aider à se construire une meilleure estime d’elle-même.
Sylvia est une jeune fille qui a tendance à se mêler de ce qui ne la regarde pas et à tout
vouloir régenter ; elle doit régulièrement être reprise par rapport à ce type de comportement
intrusif. Elle a beaucoup de difficulté à maîtriser cet aspect de sa personnalité et souffre de ne
pouvoir affirmer son autorité. Au quotidien, elle doit donc être en permanence canalisée pour
accepter le cadre. Dans le contexte de l’expérience d’animation, ma volonté était que les filles
puissent, dans le respect des règles du foyer, prendre des initiatives pour la mise en place de
l’activité. Sylvia s’est pleinement saisie de l’opportunité d’agir sur l’organisation des journées et
a pu mettre en œuvre certaines de ses qualités dans ce domaine. Certes, il a fallu exercer une
26
Wielfred R. BION, Recherches sur les petits groupes, p. 25, Presses Universitaires de France, 2002
27
Didier LAURU, La folie adolescente, p. 91, Denoël, 2004
39
grande vigilance pour éviter qu’elle n’empiète sur la liberté des autres, mais dans ces
circonstances elle a très bien toléré d’être rappelée à l’ordre et sa capacité à accepter les limites
facilement montre qu’elle était suffisamment mise en valeur pour tolérer la frustration. La toutepuissance qu’elle tente généralement d’exercer n’avait pas lieu d’être parce que Sylvia disposait
d’un espace propice à exprimer son envie de s’impliquer tout en étant suffisamment cadrant pour
l’empêcher d’en déborder. Pour elle également, cette possibilité de se montrer différemment a été
valorisante à ses propres yeux et pour les autres.
Halima a 12 ans et son statut de cadette et de dernière arrivée est parfois compliqué à
porter face aux autres. Elle souffre, elle aussi, de profondes blessures narcissiques qui se
traduisent par une grande agressivité défensive mais également, à travers les activités ludiques,
par le besoin impérieux d’être la meilleure et de gagner. Elle possède une véritable culture du jeu,
assimile très vite les règles et les stratégies à mettre en place. Ainsi, elle a pu remporter de
multiples parties et en tirer un très grand plaisir. Certes, les fois où il lui est arrivé de perdre lui
ont été difficiles à vivre et l’ont conduite à exprimer sa frustration par de grandes colères, mais
elle a indubitablement gagné la reconnaissance de sa supériorité dans le domaine du jeu.
Elle est aux anges d’entendre les autres – notamment Rosalie et Sylvia, qui sont plus
âgées, en classe de seconde alors qu’elle est en 6ème – dire que c’est encore elle qui va gagner
avant de commencer une partie. Au-delà d’une simple satisfaction, Halima éprouve alors le
sentiment d’être reconnue et une réelle fierté qui lui manque cruellement au quotidien. Elle peut
ainsi améliorer, certes de façon modeste, mais néanmoins non négligeable, l’estime qu’elle se
porte. Là encore, le jeu a permis à cette jeune fille d’être valorisée et a eu une fonction
narcissisante.
On peut donc affirmer, qu’à travers l’activité, les adolescentes ont eu l’opportunité de
donner et d’avoir une autre image d’elles-mêmes en se montrant différemment et en étant
valorisées. Si la situation a parfois été difficile à vivre pour quelques-unes, d’autres en ont tiré
parti, et ce autant à titre personnel qu’au sein du collectif. D’ailleurs, l’observation des
phénomènes de groupes montre aussi des changements dans les relations inter-personnelles.
II. Phénomènes de groupe
Alors que le projet s’est mis en place avec le « groupe du haut », il convient de rappeler
que celui-ci a connu de nombreuses modifications au cours de l’expérience d’animation. Notre
analyse portera sur quatre configurations, celles qui ont existé pendant plus de deux mois au cours
de la période. Ainsi peut-on considérer qu’entre février et mai le groupe comptait Stéphanie,
Cynthia, Amel et Sylvia. Au cours de l’été il rassemblait Cynthia, Marina, Sylvia et Rosalie et à
partir de septembre Amel, Sylvia, Rosalie et Clotilde ; suite aux vacances de la Toussaint, enfin,
il se constituait de Sylvia, Rosalie, Nathalie et Halima.
40
Si Amel était placée au foyer tout au long de l’action, elle n’a que peu participé
puisqu’elle part tous les week-ends, qu’elle a passé l’été en famille mais également parce qu’elle
a multiplié les fugues. De fait, Sylvia est la seule qui ait été toujours présente dans le groupe au
cours de cette expérience d’animation. Par contre, Clotilde est la seule qui n’ait jamais participé à
une partie. Diverses circonstances peuvent expliquer cette situation : elle rentre en famille chaque
week-end et pour toute la durée des vacances scolaires. Elle n’est restée que peu de temps sur le
groupe puisque ses mises en danger sur le rebord de sa fenêtre ont nécessité qu’elle intègre le
groupe du bas : il n’était pas question de la laisser dans une chambre située à 12 mètres de hauteur
au regard de son comportement. De plus, ses difficultés personnelles et notamment relationnelles
associées à son rejet du placement l’ont empêchée à l’époque de rechercher le contact de ses
camarades, l’amenant à se retrancher dans sa chambre dès que possible.
Néanmoins, nous verrons dans ce chapitre, qu’au cours de l’expérience d’animation, des
changements ont pu apparaître au sein des différentes configurations avec d’abord certains
éléments qui montrent une construction positive du groupe. Ensuite nous analyserons ces
phénomènes au regard de la place de chaque fille dans le collectif puis enfin nous verrons
comment s’est instaurée une meilleure communication entre elles et avec moi-même.
1. Construction positive du groupe
La majorité des temps de regroupement s’effectuent à partir des repas. Au cours des weekends et des vacances, les jeunes prennent le temps de se lever, de se préparer et vaquent
généralement à leurs occupations jusqu’au déjeuner. Le soir, les temps de douche, éventuellement
de télévision dispersent également les adolescentes. Les temps de service succèdent au repas et
généralement seule celle qui doit faire la vaisselle reste dans les parties communes alors que les
autres regagnent leurs chambres. Communément l’organisation de l’après-midi se discute au
déjeuner : les jeunes sont informées de l’heure éventuelle de départ pour une sortie, chacune
exprime ses désirs en terme de télévision, de courses à effectuer ou de demandes particulières.
Une fois le planning établi, chacune a tendance à rejoindre sa chambre jusqu’à l’horaire prévu
pour le démarrage de l’activité.
Nous verrons dans ce chapitre le désir qu’ont pu éprouver les filles de se retrouver
ensemble, comment à partir de l’intérêt commun s’est développée la cohésion de groupe. Nous
observerons également l’évolution du leadership puis le respect qui s’est instauré dans le collectif.
•
Le désir de se retrouver
Au cours de l’expérience d’animation la planification des journées incluait, si les
adolescentes le désiraient, des temps de jeux. Déterminés avec elles, ces derniers ont souvent
permis de rassembler les jeunes à des moments au cours desquels elles s’isolaient généralement
dans leur chambre. Qu’elles participent à une activité commune sans que celle-ci soit obligatoire
montre que les filles peuvent accepter de se retrouver. Alors qu’elles ont tendance à s’insupporter,
41
elles peuvent partager une activité ludique de leur plein gré et cela démontre la possibilité de leur
permettre d’établir d’autres formes de relations.
Si au démarrage de l’action, la proposition de jouer émanait de l’adulte, les adolescentes
ont, au fil du temps, été à l’origine de ces parties de jeux. En dehors de l’intérêt personnel que
peuvent éprouver les filles envers l’activité, on peut aussi envisager que ces demandes ont
d’autres motivations : elles apprécient de côtoyer leurs camarades dans ces circonstances et elles
en éprouvent même une forme de plaisir. Il convient de préciser ici que ce plaisir s’exprime sur
des bases saines parce que le jeu offre un contexte ludique mais suffisamment structuré pour que
les pulsions de chacune soient contenues. En effet, « le principe de plaisir est la voie pulsionnelle
la plus courte qui s’impose quel que soit l’environnement »28. Confrontées au principe de réalité,
c’est- à-dire au cadre mis en place, les adolescentes sont sollicitées au niveau de leur pensée, de
leur attention, de leur raisonnement et de leur jugement. Le support du jeu rend alors possible
l’articulation du principe de plaisir et du principe de réalité et permet donc l’émergence du désir.
Puisque chacune peut éprouver du désir à s’inscrire dans l’activité, elles peuvent alors être
ensemble.
Ce désir s’exprime notamment lorsque les filles se motivent réciproquement pour jouer.
En effet, alors que le jeu ne nécessite pas la présence de toutes les filles et favorise la libre
adhésion, il est souvent arrivé que l’une ou l’autre souhaite la présence d’une jeune restée en
retrait. Cette sollicitation mutuelle est assez rare au sein du groupe de filles d’autant que les
arguments évoqués portaient sur le plaisir à être ensemble comme dans le cas de Rosalie disant à
Amel : « Tu ne vas pas t’enfermer, toute seule. Reste jouer avec nous ! », ou encore quand
Cynthia, malgré son refus de participer, était gentiment invitée à rester dans le groupe par Sylvia
ou Stéphanie. Ces paroles conviviales dénotent deux éléments importants : l’estime portée à
l’autre et donc la possibilité de s’y identifier.
Nous avons déjà vu l’importance pour ces jeunes de voir leur image redorée dans le regard
d’autrui et nous avons déjà évoqué les processus identificatoires à l’œuvre dans un collectif. Dans
cet esprit, nous pouvons conclure qu’en agissant de la sorte, les adolescentes déclarent se
reconnaître cette similitude qui est l’une des conditions du sentiment d’appartenance à un groupe.
Par ces propos, les filles démontrent qu’elles peuvent s’identifier suffisamment à leurs paires pour
exister avec elles. Ainsi, cette volonté de partager ces temps de loisirs ensemble est une preuve
que le groupe peut être vécu par les adolescentes comme une entité positive, qu’il n’est pas
simplement un espace de contraintes mais peut représenter, dans le cadre de l’activité, un lieu de
plaisir et d’échanges. Pour reprendre les mots d’Anzieu : « le groupe trouve son identité en même
temps que les individus s’y affirment identiques » 29.
28
Gabriel GODARD, La fonction d’autorité, p. 29, Document de formation de l’Institut Repères 2003
29
Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 94, Dunod, 2003
42
Le plus surprenant est que cette motivation a existé même lorsque Nathalie se trouvait
présente dans le collectif, alors que, comme nous l’avons déjà précisé, cette adolescente a une
structure psychotique. Or, pour J. Maisonneuve, « la dynamique de groupe prise au sens large
s’intéresse à l’ensemble des composantes et des processus qui interviennent dans la vie des
groupes – plus singulièrement dans des groupes de « face à face », c’est à dire ceux dont tous les
membres existent psychologiquement les uns pour les autres et se trouvent en situation
d’interdépendance et d’interaction potentielle »30. La présence sur le groupe d’une jeune fille
comme Nathalie altère donc la dynamique qui anime le groupe, elle est déstructurante pour le
collectif parce que, en ayant de grandes difficultés à reconnaître autrui comme sujet, elle réactive
les angoisses archaïques des autres. Pourtant, si les activités autour du jeu ont été le seul temps où
Nathalie a pu être en relation « normale » avec ses camarades, c’est aussi le seul espace où cellesci ont pu l’accepter et ne pas s’enfuir à son arrivée, pouvant même être sympathiques à son égard.
•
De l’intérêt commun à la cohésion du groupe
Ce désir collectif de se rassembler montre également que les jeunes peuvent avoir un
objectif commun. Alors qu’au quotidien les adolescentes ont pour analogies d’être obligées de se
trouver au foyer, d’être placées, d’avoir des histoires personnelles douloureuses et des situations
familiales compliquées, etc., dans ce cadre, elles peuvent se ressembler pour quelque chose de
positif, leur même envie de jouer. Pour D. Anzieu « le groupe se propose fantasmatiquement, aux
individus qu’il réunit, comme ce lieu hors du temps, comme cet autre côté du miroir où leur
inconscient se trouverait enfin représenté et réalisé en tant qu’il serait ce qu’ils ont en
commun »31.
Cet intérêt partagé est un élément caractéristique de la dynamique groupale positive : les
filles peuvent, dans ce temps-là, s’inscrire dans une action productive, car comme le souligne
Maisonneuve : « on ne saurait toutefois parler de « groupe » à partir des seuls facteurs de
proximité, de ressemblance et d’interrelations ; ceux-ci ne prennent un sens collectif qu’à
l’intérieur d’une structure – tantôt préalable, tantôt émergente – qui régit le jeu des interactions
et implique, à un niveau plus ou moins conscient, un but, un cadre de référence et un vécu
communs »32. A travers l’action, les filles peuvent donc se rassembler, et se trouvant dans un
cadre suffisamment rassurant, leurs angoisses contenues, elles peuvent s’inscrire dans une activité
commune.
Au-delà du simple critère de production, les jeunes ont développé un autre élément
significatif de l’importance de l’entité groupale : celui de la cohésion. En sortie à la ludothèque,
par exemple, elles ont souvent utilisés le « nous » pour expliquer ce qu’elles souhaitaient faire.
30
Jean MAISONNEUVE, La dynamique des groupes, p. 21, Presses Universitaires de France, 2002
31
Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 76, Dunod, 2003
32
Jean MAISONNEUVE, La dynamique des groupes, p. 21, Presses Universitaires de France, 2002
43
Cette apparition du pluriel est symptomatique de la construction du groupe dans l’esprit des filles.
En le faisant, elles déclarent se reconnaître les unes et les autres comme appartenant à une même
unité.
Il n’est pas surprenant que cette cohésion se soit particulièrement exprimée à l’extérieur
du foyer ; cela correspond parfaitement au phénomène de groupe qui renforce leur cohésion face
à qui n’en est pas membre. Cet emploi du « nous » tout autant que cette forme de solidarité entre
jeunes n’est toutefois pas du tout évidente au quotidien. Au contraire, les jeunes ont plutôt
tendance à s’éparpiller ou à se retrouver par deux lors de sorties, en affichant la plus grande
distance possible avec l’éducatrice. En général ce type de regroupement cohésif apparaît plutôt
dans des situations angoissantes pour les filles : lorsqu’il y a énormément de monde et qu’elles ne
connaissent pas le site mais aussi quelquefois au cours d’activités de loisirs nécessitant une prise
de risque, du type « accro branche ». Si on considère les travaux de Didier Anzieu, on peut aussi
considérer cette affirmation du pluriel comme l’expression de l’illusion groupale en œuvre.
« L’illusion groupale répond à un désir de sécurité, de préservation de l’unité moïque menacée ;
pour cela elle remplace l’identité de l’individu par une identité de groupe : à la menace visant le
narcissisme individuel, elle répond en instaurant le narcissisme groupal »33.
Par contre, ce positionnement restait relativement bref et pouvait être difficile à assumer.
Plusieurs fois, en sortant de la ludothèque, j’ai été assaillie de revendications plus irréalistes les
unes que les autres ou alors une des jeunes se mettait brutalement à être agressive à mon égard, et
ce sans justification apparente. Ces sollicitations tous azimuts (demande de temps libre d’une
durée bien supérieure à celle prévue, dépassement de budget vêtements, obtention de plus
d’argent de poche, autorisation de sortie en boîte de nuit pour le week-end suivant…) sont
significatives parce que les filles connaissent à la fois les réponses institutionnelles pour ce genre
de requête et la démarche à effectuer pour les soumettre : elles doivent en discuter avec leur
éducatrice référente ; c’est ensuite en réunion d’équipe que se prennent de telles décisions.
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce type de réaction : se défendre du plaisir pris au cours de
l’activité, tenter de remettre de la distance, celle-ci s’étant atténuée au cours de l’activité dans la
relation avec l’adulte, se repositionner par rapport à ses camarades en déclarant son opposition au
leader institutionnel et par là-même au groupe.
D’une part, en se référant aux travaux de Fustier, on peut penser que les jeunes ont
considéré ce temps ludique comme un cadeau de ma part : complètement impliquée dans
l’activité (qui s’est déroulée un mercredi après-midi, où sont fort rarement organisés des temps de
loisirs), j’ai établi une relation assez égalitaire avec les adolescentes, ce qu’elles ont pu interpréter
comme un « don de simple humanité » : « Un professionnel, en renonçant exceptionnellement à
l’asymétrie du lien, se dévoile dans sa simple humanité ; il se montre un homme ordinaire qui
renonce à être plus ou à être supérieur, ou à être en position dominante »34. Or cette question du
33
Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 94, Dunod, 2003
34
Paul FUSTIER, Le lien d’accompagnement, p. 104, Dunod, 2003
44
don génère deux phénomènes : le problème de la dette et, chez la personne accueillie en
institution, la question de l’énigme d’autrui. Tout don crée une situation de dette pour la personne
qui le reçoit et nécessite qu’elle y réponde par un don d’une valeur au moins équivalente et toute
relation éducative implique que les jeunes se posent la question de la motivation du professionnel
à intervenir auprès de lui : le fait-il pour gagner sa vie ou se peut-il qu’il le fasse pour moi, parce
qu’il m’aime ? On peut supposer que les filles, en me demandant des faveurs qu’elles savaient ne
pouvoir leur être accordées, m’invitaient à réaffirmer clairement ma position institutionnelle. De
cette manière, elles se dégageaient d’une dette trop importante tout en obtenant une réponse
facilitant leur prise de distance
D’autre part, on peut discerner dans ce comportement ce que W. Bion désigne comme l’un
des trois supposés ou hypothèses de base de la vie des groupes. Après une phase de dépendance à
la ludothèque où les adolescentes avaient fait corps autour de moi, le retour à la réalité –
représenté par la fin du jeu et le départ en direction du foyer – me resituait dans une place qui
n’était pas désirée par le groupe, celui-ci adoptant alors une position d’attaque-fuite. Lemay attire
d’ailleurs l’attention sur l’importance des périodes de transition entre les activités d’un groupe de
jeunes inadaptés. Pour lui, ces passages présentent des difficultés parce qu’il peut s’y glisser des
désordres, facteurs de contagion, auxquels l’adolescente est incapable de faire face en prenant sur
elle pour réagir à cette désorganisation. « Les effets d’une activité ne se terminent pas en même
temps que cette dernière : les effets demeurent et influencent le comportement ultérieur » 35.
•
Evolution du leadership
Un autre indicateur confirme la dynamique créatrice du groupe : celui de l’émergence de
leader positif. Si Stéphanie pouvait occuper une place centrale dans le groupe, c’était d’abord en
fédérant les jeunes contre les adultes. Par contre, lorsque Sylvia invite ses camarades à participer
à des temps de jeux, elle arrive à mobiliser les autres, à les motiver à faire quelque chose
ensemble. Ce faisant, elle s’inscrit dans une démarche constructive et contribue grandement à
développer un bon esprit dans le groupe. C’est d’autant plus notable que si Sylvia aime jouer, elle
n’est pas non plus une inconditionnelle du jeu : ce n’est pas forcément son intérêt personnel pour
l’activité qui l’incite à être moteur mais bien sa volonté de partager des temps ludiques avec ses
camarades. Par contre, nous l’avons vu, Sylvia est toujours dans une recherche de place
dominante et comme Lemay le souligne « ce désir de diriger les autres est basé en grande partie
sur des besoins narcissiques »36. Ainsi, cette jeune fille peut à la fois tirer profit de l’activité pour
construire l’estime qu’elle se porte et agir de façon bénéfique sur la dynamique du groupe.
Ce faisant, elle se positionne également différemment par rapport aux adultes : elle n’est
pas dans l’attaque contre l’animatrice ou dans des tentatives de séduction pour obtenir ce qu’elle
35
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 198, Presses Universitaires de France, 1975
36
ibid. p. 75
45
désire, mais elle devient force de proposition, facilitant le planning de la journée, prenant des
initiatives constructives. Elle ne pousse pas les cris bestiaux qui caractérisent ses fréquentes
phases d’angoisse, mais adopte un comportement tout à fait responsable. Alors que cette jeune est
toujours en train de défendre une place qu’elle ne peut occuper : exclusive aux yeux des
éducatrices, dominatrice auprès de ses camarades, elle a pu exprimer ses qualités, notamment sa
gentillesse. Comme nous le rappelle d’ailleurs Lemay : « Il serait faux de penser que le meneur
est un sujet toujours égoïste, cherchant à satisfaire à tout prix ses besoins de puissance ou de
domination. Il peut exister en lui le désir sincère de se donner, de rendre service aux autres… »37.
Ainsi, on peut considérer que les motivations de Sylvia sont certainement de plusieurs ordres. Il
faut bien constater qu’elle sait donner envie à ses camarades de participer et peut apparaître
comme un leader positif.
Toutefois si l’apparition de leader organisationnel n’a pas vraiment posé de difficulté au
groupe, celui-ci se trouve toujours dans l’impossibilité de reconnaître l’un de ses membres
comme leader affectif. Malgré un assouplissement notable des exigences d’attention envers moi
au cours de ces temps de jeu, il a fallu plusieurs mois pour que les adolescentes puissent jouer
sans la présence permanente de l’adulte. L’un des signes manifestes de cette absence de leader
affectif sur le groupe réside dans l’exigence de disponibilité de l’adulte. Lorsqu’un coup de
téléphone ou une jeune du groupe du bas nécessitait l’interruption du jeu, il a fallu beaucoup
d’énergie pour relancer la partie. Lorsque mon retrait coïncidait avec la fin d’un jeu, les filles ont
pu prendre l’initiative d’en relancer un mais par contre, lorsqu’une partie restait en suspens, elles
se retrouvaient face au néant. A mon retour les adolescentes étaient amorphes, semblaient
épuisées voire déprimées. Se trouver confrontées les unes aux autres sans rien à faire fait naître
une angoisse insupportable.
De telles circonstances ne poseraient aucune difficulté à d’autres personnes de leur âge,
mais elles génèrent chez ces jeunes une angoisse phénoménale. Les carences affectives dont elles
souffrent ne leur permettent pas de vivre normalement cette situation si elle leur semble se
prolonger, parce qu’elle réactive des angoisses liées à la très petite enfance. Un bébé expérimente
les départs de sa mère, apprend à supporter ses absences de plus en plus longues, parce que cela
se fait de manière progressive, parce qu’on lui explique ce qui se passe et qu’il découvre petit à
petit qu’elle revient toujours. Beaucoup d’adolescentes placées n’ont pu découvrir ces étapes de
manière constructive : elles ont dû affronter un manque incompréhensible et ont toujours peur
qu’il se renouvelle. Winnicott énonce l’idée que pour les enfants carencés « il y a eu perte de
quelque chose de bon qui lui a été retiré »38 et ils n’ont pu expérimenter la désillusion. Lorsque la
mère toute dévouée répond instantanément aux demandes du nourrisson, celui-ci a l’illusion qu’il
crée lui-même ce qu’elle lui présente et en premier lieu, le sein. En devenant « suffisamment
bonne », elle lui permet d’appréhender progressivement la séparation, d’apprendre à supporter le
37
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 75, Presses Universitaires de France, 1975
38
Donald W. WINNICOTT, La tendance antisociale, p. 178, Payot, 1969
46
manque. Les enfants définis comme « antisociaux » par Winnicott ont donc été brutalement
dépossédés de leur objet d’amour premier, leur mère, et peuvent revivre ce sevrage trop violent à
chaque situation de rupture du lien.
Lorsque l’interruption n’avait pas été trop longue, la dynamique pouvait toutefois être
relancée mais en cas d’absence prolongée, il n’était pas possible de continuer au-delà de la partie
en cours et l’activité a généralement pris fin de manière prématurée, chacune regagnant sa
chambre, morose, pour s’y retrancher. Parfois, certaines ont pu se mettre violemment en colère
pour des raisons semblant tout à fait anodines. En réalité, ces crises s’apparentent plus à des
formes de passages à l’acte où, pour supporter l’angoisse menaçant de les submerger, les jeunes
ne trouvent d’autre solution que de faire éclater le conflit à l’extérieur. Une disparition trop
importante vient réactiver le sentiment de manque qui les hante si souvent et qui provient de ce
traumatisme lié à la perte brutale au cours de cette étape essentielle à la construction de la
personnalité.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que, alors que l’anxiété s’est développée depuis
quelques temps déjà, cette excitation ne s’exprime qu’en présence de l’animatrice, une fois que
celle-ci a rejoint le groupe. On peut donc penser que la crise a plusieurs fonctions : permettre à
l’adolescente de se libérer en exprimant son désarroi, de solliciter l’adulte pour être rassurée,
d’être ainsi contenue dans cette crise ; mais c’est peut-être aussi pour « faire payer » ce qui a pu
être vécu comme une forme d’abandon. Alors que jeunes et animatrice partageaient ensemble un
bon moment, celle-ci a disparu, laissant un vide qu’entre adolescentes elles ne sont pas en mesure
de remplir. P. Fustier, à partir des travaux de Winnicott, développe l’idée que l’enfant carencé
« manifeste l’Espoir de retrouver, chez les personnes qu’il rencontre, la mère toute dévouée »39 et
que c’est notamment à travers les éducateurs de structures d’accueil qu’ils vont la chercher. Il
précise d’ailleurs que l’institution, en agissant sur le quotidien, et notamment sur les soins
primaires (nourriture, médical…), adopte cette position maternante. Par contre, le travail éducatif
va amener l’enfant ou l’adolescent à travailler cette question du manque en rejouant auprès des
adultes chargés de s’occuper de lui cette relation à la mère. Ainsi, positionnée
institutionnellement, mais également à travers le jeu, ô combien symbolique du lien mère-enfant,
j’ai été mise à la place de cette mère, tout ancrée dans la « dévotion maternelle primaire » définie
par Winnicott.
Lorsque quelque chose de bon se passe entre une femme et son nourrisson mais qu’il faut
y mettre fin, la mère est généralement en capacité de l’expliquer, de rassurer sur le fait que cela se
reproduira et que l’arrêt de l’activité ne signifie pas la fin de la relation. Or, plusieurs jeunes de la
Villa Cyrnos n’ont pas bénéficié de ces paroles rassurantes, ou les promesses n’ont pas été tenues.
Elles ont gardé une trace indélébile de ces évènements surtout qu’ils se sont généralement
39
Paul FUSTIER, La réponse par le plein ou le manque à combler, p. 176, in Sauvegarde de l’enfance, n° 2,
1992
47
multipliés et ne leur ont pas permis de croire que quand un bon moment s’arrête, ce n’est pas une
fin absolue, qu’elles peuvent avoir espoir de le revivre. Les filles n’ont pu être suffisamment
rassurées, malgré mon engagement à revenir au plus vite. Il ne s’agit pas, bien sûr, de
phénomènes conscients, mais ils s’expriment suffisamment pour qu’ils puissent être repérés.
Mon brusque départ au cours de l’activité a donc réactivé cette privation originelle chez
chacune des filles mais a aussi laissé le champ libre à l’anxiété d’autant que selon D. Anzieu « le
groupe est la mise en commun des images intérieures et des angoisses des participants »40. Il est
bon de préciser ici qu’une angoisse est « une sensation pénible de malaise profond, d’extrême
inquiétude, déterminée par l’impression diffuse d’un danger vague, imminent, devant lequel on
reste désarmé et impuissant »41.
•
Le respect dans le collectif
Néanmoins, malgré ces épisodes délicats, le groupe a pu fonctionner dans l’écoute et le
respect de chacune. En effet, toutes les adolescentes ont pu exprimer leurs préférences, en matière
de jeu et d’organisation, et être entendues. Ainsi, il n’y a eu aucun problème pour moduler
l’activité en fonction des désirs de chacune et il y a eu beaucoup de solidarité entre les filles. Si
l’une d’elles se trouvait en difficulté pour comprendre les règles, les autres ont fait preuve de
patience pour prendre le temps de les expliquer de nouveau, proposant éventuellement des
solutions stratégiques. Elles ont veillé à ce que le programme décidé soit maintenu et, lorsque la
partie des Cités perdues choisie par Rosalie était terminée, elle a toujours accepté de faire un
Abalone demandé par Halima. Un climat de confiance s’est d’ailleurs rapidement instauré et les
négociations quant à l’ordre des jeux ont été faciles : chacune d’entre elles savait que ses
camarades tiendraient leurs engagements. Que pas une seule fois, l’une des filles ne se soit défilée
et qu’elles aient respecté leur parole est significatif du fait que dans le cadre de l’activité, les
adolescentes ont pu développer un bon esprit de groupe.
Celui-ci s’est également ressenti à travers la manière qu’avaient les filles de jouer le jeu :
si, dans une partie de César, l’intérêt était de limiter la progression de l’une d’elles pour rendre
possible la victoire des autres, cela s’est généralement fait intelligemment et de manière très
ludique. Certes, elles ont eu tendance à parfois faire des coalitions un peu excessives pour
m’empêcher de gagner, mais cela ne s’est produit qu’envers moi et, en le prenant avec humour,
j’ai pu leur faire relativiser l’importance que cela pouvait représenter.
Cette émergence significative du respect instauré dans le groupe s’est aussi vérifiée avec
Marina. Cette jeune fille de 16 ans insupporte ses camarades et son incapacité à vivre en groupe a
d’ailleurs conduit l’équipe à la confier à une famille d’accueil, tout en maintenant le suivi par
l’éducatrice référente, quelques mois après son arrivée. Marina est une jeune Roumaine de 16 ans,
40
Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 31, Dunod, 2003
41
Norbert SILLAMY, Dictionnaire usuel de psychologie, Bordas, 1990
48
prise en charge par les services sociaux après avoir dénoncé le réseau de prostitution qui avait
organisé son arrivée en France. Nous avons très peu d’éléments pour comprendre son histoire,
dont elle donne de multiples versions, mais son parcours semble dramatiquement chaotique.
Abandonnée vers 2 ans par sa mère, elle aurait été trouvée par un Rom et aurait grandi dans un
camp de gens du voyage, dans des conditions extrêmement misérables. Elle souffre de carences
affectives profondes, et a un tel comportement asocial que ses relations avec les autres jeunes sont
en permanence conflictuelles. Lorsqu’elle était encore dans le groupe, les autres ont toutefois
réussi à participer avec elle à des jeux lors d’une sortie à la ludothèque puis à trois occasions au
foyer.
Ce qui est notable, ce sont les efforts faits par Rosalie et Sylvia pour l’intégrer au jeu.
Malgré les tensions quotidiennes et leur aversion pour cette adolescente, elles ont en effet fait
preuve de beaucoup de patience pour essayer de l’aider à comprendre les règles et lui permettre
de participer à l’activité en choisissant des jeux qui l’intéressaient et qui semblaient correspondre
à ses capacités. Elles ont même été jusqu’à accepter d’essayer des jeux recommandés à partir de 4
ans… Lorsqu’elles ont constaté que, malgré leur simplicité, certains d’entre eux étaient
inaccessibles à Marina, elles ne se sont pas moquées d’elle. Certes Sylvia a eu quelques
mouvements d’humeur et a d’abord interprété ces difficultés comme une tentative de les embêter
de nouveau, mais elle a fini par se rendre compte de la réalité. Si Marina n’a pas pu se montrer
différemment du quotidien et être valorisée en réussissant à s’inscrire dans l’activité, c’est
probablement parce qu’elle ne dispose pas du minimum de capacités à symboliser nécessaire à la
pratique du jeu.
L’impossibilité de Marina à jouer a montré que ces difficultés ne sont pas seulement liées
à son faible niveau intellectuel mais également à sa manière de percevoir le monde. Pour
Winnicott, « l’enfant privé est agité et incapable de jouer, il montre un appauvrissement de la
capacité à faire des expériences dans le champ culturel »42. Il semble que les autres aient, au
final, intuitivement perçu les limites réelles de leur camarade et que cela leur a permis d’être plus
tolérantes à son égard. Elles ont même été touchées du plaisir enfantin de Marina à essayer de
jouer et de la joie qu’elle a ressentie lorsqu’elle a réussi à comprendre le mécanisme d’un jeu et à
gagner.
Ainsi, la mise en œuvre de l’activité s’est heurtée à certaines barrières liées à la situation
des jeunes. Pourtant on peut affirmer que l’animation de ces temps de loisirs a permis à travers le
jeu d’encourager la construction dynamique du groupe. Malgré la fragilité des filles et les
difficultés que peuvent provoquer les situations collectives, celles-ci ont été l’occasion, pour la
majorité des adolescentes, d’éprouver du plaisir et de partager de bons moments. Nous allons voir
qu’elles ont aussi donné l’opportunité à plusieurs d’entre elles de trouver une place différente au
sein du groupe.
42
Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité, p. 141, Gallimard, 1986
49
2. Place de chacune
Divers indicateurs permettent de voir qu’à travers l’action les filles ont pu trouver une
place qui leur convenait notamment en établissant d’autres types de relations.
Il est d’abord arrivé que certaines alliances se dissolvent au cours de la partie, et que des
jeunes soient, pour des raisons stratégiques propres au jeu, sorties des pactes tacites qui les
unissaient au quotidien. Il a d’ailleurs été cocasse d’entendre Sylvia dire avec humour à Cynthia
que dans ce cadre « il n’y a pas d’amitié qui tienne » pour avantager Rosalie. Par ce genre de
remarque, elle s’excuse auprès de Cynthia tout en reconnaissant implicitement qu’ensemble elles
font généralement bloc contre Rosalie. Ces propos sont également la preuve que Sylvia a souhaité
sortir de la situation de couplage et qu’elle a ainsi pu s’inscrire dans le collectif. Cette notion de
couplage est la troisième hypothèse de base de Bion qui stipule que, face au danger que
représente le groupe, deux personnes se rejoignent pour faire bloc et lutter ensemble contre
l’entité groupale. Ainsi, Sylvia, en choisissant de favoriser quelqu’un avec qui elle a souvent des
difficultés à s’entendre, a déclaré son adhésion au groupe. C’est l’intérêt stratégique du jeu qui l’a
poussé à se positionner ainsi mais c’est probablement parce que le contexte lui permettait de se
dédouaner d’une « trahison » trop importante envers Cynthia qu’elle a pu le faire. Sylvia s’est
située autrement face à sa camarade et a trouvé une place différente sans ressentir le risque d’être
assujettie ou mal-aimée.
Nous l’avons vu, Sylvia a pu être leader du groupe et ainsi occupé une place qu’elle
revendique. Au quotidien, pour la préserver de ses velléités de toute-puissance et assurer le
maintien de l’autorité des adultes, il est difficile de lui confier ce type de position. Au cours de
l’activité, grâce au cadre bien défini dans le temps, il a été possible de lui déléguer certaines
responsabilités. Elle a ainsi été détournée de son rôle de « caïd » pour, comme le formule Lemay,
« être une assistance à qui sont confiées des responsabilités de surveillance ou d’organisation
générale de la maison. La position de meneur devient ainsi officialisée, mais son action est
canalisée et orientée vers des buts éducatifs »43. Au vu du caractère intrusif de Sylvia, il n’est pas
question de lui laisser la surveillance ou l’organisation générale de la maison, parce qu’elle ne
pourrait manquer d’abuser d’un pouvoir trop important pour elle. Par contre, dans le contexte des
loisirs et particulièrement par le jeu (significatif aussi de « pour de faux »), il a été envisageable
de lui permettre de s’essayer à cette position, dont elle s’est d’ailleurs tout à fait bien débrouillée.
Amel a visiblement pris plaisir à jouer mais surtout à établir des liens positifs avec ses
camarades alors qu’elle a généralement beaucoup de mal à le faire. En effet, elle exerce une sorte
d’hypnose morbide pour les jeunes qui écoutent avidement la description de ses fugues. Amel
éprouve à la fois de la fascination et de la répugnance pour ce qu’elle vit dans la rue au point
qu’en parler ravive ses angoisses. C’est d’ailleurs le même procédé pour les autres jeunes : elles
se délectent de ces récits qui pourtant les terrifient. Néanmoins, c’est la seule méthode qu’Amel
43
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 210, Presses Universitaires de France, 1975
50
connaisse pour exister aux yeux des autres. Elle se trouve prise dans une sorte de piège : pour les
intéresser, il lui faut se présenter sous l’angle du pire. P. Kammerer décrit parfaitement cet
enfermement que représente ce mode de relations établi par un adolescent : « s’il peut fasciner les
autres adolescents du groupe, il ne peut plus s’adresser à eux autrement. Il en reste isolé,
relativement déconsidéré. On n’attend plus de lui que de nouvelles perturbations excitantes peutêtre, mais dérangeantes et en fin de compte disqualifiantes pour lui »44.
A travers le jeu, Amel a toutefois pu établir d’autres relations, qu’on pourrait qualifier de
« normales », avec ses camarades, parler de ce qu’elles partageaient à ce moment-là, de musique,
de vêtements. Elle a aussi pu être invitée à se joindre à elles sans devoir se répandre, sans être
tenue de jouer le rôle de la méchante fille, mais seulement pour elle-même, comme membre du
groupe à part entière. Si ce type de situations n’a bien sûr pas transformé profondément le
système de relations qu’entretient Amel avec les autres, il lui a au moins permis d’être dans un
contact positif et plaisant avec ses camarades, « d’être comme les autres ».
Comme nous l’avons déjà constaté, même Nathalie a pu trouver sa place dans le collectif
pendant les parties de jeu alors que, pourtant, elle insupporte ses camarades du fait de sa
pathologie mentale. Accueillie sur les bases d’un dossier d’admission incomplet, cette jeune
relève en effet de la psychiatrie : sa personnalité psychotique nécessite une prise en charge
médicale et s’avère incompatible avec le projet de la Villa Cyrnos. Nathalie est dans l’incapacité
de respecter le cadre à cause d’angoisses qui l’emprisonnent dans des rituels et la conduisent à de
nombreux passages à l’acte. Elle nécessite une prise en charge particulière avec un ajustement
permanent des règles, ce que les autres filles considèrent comme des passe-droits et ne peuvent
tolérer. On peut dire que Nathalie souffre de « cécité sociale », c’est à dire selon Lemay
« l’incapacité de comprendre les autres et les sentiments des autres à son égard »45.
Malgré tout, à chacune de ses participations à l’activité, la relation de Nathalie avec les
autres s’est avérée un peu différente. Elle fut beaucoup moins conflictuelle notamment avec
Rosalie et Sylvia puisqu’elles ont pu communiquer avec elle sereinement. Généralement, pendant
les repas, le mieux que puissent faire les unes et les autres est de se tolérer par l’indifférence alors
que le reste du temps elles s’évitent ou s’affrontent assez violemment. L’apaisement que l’on peut
constater au cours des parties de jeu est donc exceptionnel d’autant qu’il résulte d’une volonté
partagée que cela se passe bien. Chacune fait en effet de notables efforts pour parler gentiment
aux autres et pour que les parties se déroulent dans le calme. En cas de désaccord sur un point de
règle, elles sollicitent l’arbitrage de l’adulte, certes avec quelque véhémence, mais toujours dans
un bon état d’esprit. Ainsi, si Nathalie peut participer avec les autres au temps de jeu, c’est qu’elle
y a trouvé sa place, celle qu’elle s’est autorisée à prendre mais aussi celle que lui ont accordée les
44
Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 241, Gallimard, 2002
45
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 51, Presses Universitaires de France, 1975
51
autres. D. Lauru rappelle que « les adolescents ont besoin de savoir à quoi ils s’engagent »46
comme c’est d’ailleurs le cas des psychotiques. Ayant déjà expérimenté le jeu au cours de son
enfance, Nathalie s’est risquée à jouer une première fois avec les autres et a constaté qu’il n’y
avait pas de danger puisque toutes les filles étaient concentrées sur le jeu lui-même. Elle a ainsi
pu se trouver une place dans un contexte où elle se sentait moins menacée d’anéantissement par
les autres.
Le changement d’attitude de Nathalie est aussi notable avec Halima : alors qu’elle a
tendance à la persécuter au quotidien, elle lui a tout à fait reconnu sa position de supériorité dans
le jeu. Cette dernière a parfaitement exploité ses compétences particulières à jouer pour se faire sa
place au sein du groupe. Ce problème de positionnement face aux autres, crucial chez Halima,
s’explique par la situation familiale de cette jeune fille, située au milieu d’une fratrie de huit
enfants au sein de laquelle elle semble avoir le statut de « vilain petit canard ». A travers le jeu,
nous l’avons vu, Halima s’est trouvée valorisée et cela a contribué à lui donner une place un peu
différente dans le groupe.
En ce qui me concerne, accompagner les adolescentes dans le contexte du jeu m’a
également donné une place particulière. Certes, les jeunes m’ont toujours considérée comme
« l’éducatrice » en charge du groupe mais en me sollicitant de manière beaucoup plus positive. Si,
dans diverses circonstances, c’est contre moi que se sont dirigées les coalitions dans le jeu, c’est
en fonction de leur bien-fondé que j’ai pu réagir :. lorsqu’il s’agissait de me gêner pour l’intérêt
du jeu, j’ai réagi en tant que joueuse. Par contre, lorsque, à travers l’activité, certaines jeunes ont
saisi l’opportunité de s’en prendre à l’animatrice, j’ai fermement reposé le cadre. Au-delà de
l’exigence de respect que je formulais, il s’agissait de contenir le groupe, de le rassurer quant à
ma capacité, en tant que leader institutionnel, à supporter les attaques. J’ai pu leur montrer que
même dans un contexte ludique, j’étais en mesure de me positionner et d’intervenir, je restais
l’adulte responsable du bon fonctionnement du groupe.
Par contre, en développant une action d’animation, je me sentais moi-même tranquillisée
par mes propres compétences et j’ai certainement été en mesure de réagir de façon beaucoup plus
sereine. Impliquée dans l’activité, préoccupée par la dynamique de groupe, j’ai été moins
soucieuse de la pertinence des réponses individuelles que j’apportais et, moins préoccupée, moins
angoissée à l’idée de me tromper, je renvoyais probablement au groupe une image beaucoup plus
sécurisante. Anxieuse à l’idée de mal faire mon travail d’éducatrice, je peux être amenée à
projeter sur les jeunes avec qui je travaille cette idée, qu’en réalité, je le fais mal. La projection est
« un mécanisme psychique par lequel une personne prête à d’autre ses pensées et ses
sentiments »47. Or, pour J. Rouzel, l’accompagnement éducatif nécessite qu’il y ait transfert - de
la même manière que dans la relation à un thérapeute - et que celui-ci n’est possible qu’à
46
Didier LAURU, La folie adolescente, p. 185, Denoël, 2004
47
Norbert SILLAMY, Dictionnaire usuel de psychologie, Bordas, 1990
52
condition que l’adulte se protége de ses propres projections et permette ainsi la rencontre. Pour
l’auteur, « cette rencontre, lorsqu’elle a lieu dans toutes ses conséquences, permet bien souvent
chez les sujets en panne, quelles que soient les manifestations de leur malaise ou de leur malheur,
de relancer le désir »48. Ainsi, en me dégageant de certaines préoccupations personnelles, me
situer dans le cadre de l’animation m’a donné une place propice à monopoliser l’envie de chacune
des filles et à dynamiser le groupe.
Développer cette action autour du jeu a donc aidé certaines jeunes à trouver une place au
sein du collectif. Elle m’a également permis de me situer plus sereinement dans mon travail
auprès des adolescentes, ce qui a, là aussi, contribué à modifier, du fait de mon positionnement
central, la dynamique de groupe. Cette plus grande tranquillité d’esprit, autant pour les filles que
pour moi-même, exprimée dans le contexte ludique a aussi eu des impacts sur les modes de
communication.
3. Une meilleure communication
Partager des temps ludiques a pu faciliter la parole entre jeunes lors de conflits au cours de
l’activité. Ce fut notamment le cas entre Rosalie et Sylvia, qui ont eu une altercation suite à la
manière dont Sylvia a interpellé sa camarade. Celle-ci a aussitôt répliqué vertement avant de
quitter la pièce, laissant la partie en suspens. Pourtant, contrairement à son habitude, Rosalie est
revenue rapidement dans l’espace commun et a relancé la conversation en disant très calmement à
Sylvia qu’elle n’aimait pas la façon dont elle lui avait parlé. Après leurs nombreuses disputes, ces
demoiselles ont tendance à s’expliquer, souvent bruyamment, en dehors de la présence de
l’adulte. Pourtant, ce jour-là, il ne fait pas de doute que Rosalie a choisi que je sois présente pour
en reparler. La proximité établie au cours de l’après-midi lui a certainement permis d’accepter
que je puisse les aider à résoudre ce différend. Avoir été en lien agréable pendant les heures
précédentes m’a conféré, dans son esprit, et au delà de mon statut institutionnel, une légitimité à
intervenir.
J’ai donc pu reprendre avec elles ce qui venait de se passer, sur la manière qu’elles avaient
de communiquer et sur les conséquences possibles de ce type de comportement en général. La
discussion a été très positive parce qu’elles ont pu exprimer leur ressenti et ne pas simplement
faire des reproches à l’autre. Après une vingtaine de minutes, Sylvia en a eu assez et a demandé,
avec ce ton brusque caractéristique de la montée de l’angoisse chez elle, que l’on reprenne le jeu.
Elle s’est aussitôt reprise pour dire beaucoup plus posément qu’elle en avait assez de parler et
souhaitait passer à autre chose.
Cet épisode révèle trois faits importants : Rosalie qui accepte de renouer le contact,
cherche à résoudre leur différend et qui plus est, en ma présence, Sylvia qui peut rester attablée,
écouter mais qui a aussi la possibilité de mettre un terme à la conversation sans fuir et enfin,
48
Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 35, Dunod, 1997
53
l’opportunité qui m’est offerte de faciliter leur échange et de leur permettre de réfléchir toutes
deux à leurs modes de fonctionnement. Cette discussion a vraiment été constructive : d’abord par
la manière dont elle s’est déroulée, montrant ainsi aux filles qu’elles pouvaient se parler
autrement, ensuite par ce que chacune a pu dire d’elle, de ses difficultés et de ce que lui renvoyait
l’autre. J. Rouzel précise que « l’énonciation des paroles n’est pas, contrairement à ce que
soutiennent les sciences de la communication, une transmission de message, mais un mode de
création et d’apparition du sujet, le principe incessant de sa venue au monde »49. Il rejoint l’idée
de Winnicott - déjà développée plus haut - quant aux vertus du jeu dans ses dimensions de
créativité et de quête de soi.
En expliquant leur attitude, Rosalie et Sylvia font cheminer leur pensée sur ce qu’elles
sont et en apprennent peut-être autant sur elles-même que sur l’autre. Qu’elles puissent le faire
avec une de leurs camarades montre la confiance qui s’est instaurée entre elles notamment au
cours de ces temps de jeu. Cette confiance a été rendue possible par la sécurité dans le groupe, le
contexte ludique, la présence du tiers facilitateur. Avoir pu partager un temps convivial a
certainement contribué grandement à libérer la parole, puis la perspective de continuer à jouer a
permis de sortir de cet échange sans fuir le groupe. On peut aussi faire le parallèle avec les propos
de Dominique Quelin à propos du jeu dans le groupe thérapeutique : « Quelque chose du groupe
se crée autour du jeu qui est un attracteur ; le jeu évite la désorganisation et maintient les liens.
Il est un des moyens d’entrer en communication avec l’autre, d’échanger mais aussi de parler de
soi »50.
De multiples exemples peuvent être cités sur cette meilleure prise en compte des mots (des
maux ?) des autres et, même si les échanges n’ont pas toujours été aussi profonds, ils ont pu
advenir. Ce sont alors le niveau de la relation établie entre jeunes et les capacités individuelles qui
les ont déterminés et il n’est pas nécessaire d’en établir une échelle de valeur. Pour ces jeunes,
tout développement de lien à l’autre qui soit positif est une expérience importante à vivre. Dans
tous les cas, que le fond des propos soit moins intéressant que lors de la situation présentée cidessus n’empêche pas leur richesse. Ces adolescentes doivent apprendre à établir des relations
constructives avec les autres et bien souvent, qu’elles puissent se parler et non plus aboyer est
déjà une grande victoire : elles s’humanisent. C’est dans l’accès au langage que se passe le
processus d’humanisation d’un individu comme le rappelle M. Fourre : « Le sujet se socialise,
devient humain, non d’un respect forcé des lois, mais de ce que dans sa démarche au monde, il
ait trouvé à nouer une relation de dimension humaine avec quelqu’un ; quelqu’un qui, pour lui,
ait pu être quelqu’un, un quelqu’un sur la parole de qui il puisse compter, un sujet dont il puisse
entendre la parole »51.
49
Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 104, Dunod, 1997
50
Dominique QUELIN, Excitation, jeu et groupe, p. 132, ouv. coll. sous la direction de J-B Chapelier et J-J
Poncelet, Erès, 2005
51
Martine FOURRE, Les lieux d’accueil, pp. 28-29, Z’Editions, 1990
54
Lorsque Halima vient de gagner, elle a tendance à frimer un peu et, alors qu’au départ ses
camarades levaient les yeux au ciel et pouvaient exprimer leur exaspération par de grands soupirs,
au bout de quelques fois, elles ont pu la rabrouer gentiment. Malgré sa susceptibilité, Halima a pu
accepter les remarques parce qu’elles lui étaient faites sur un ton bienveillant et qu’elles
provenaient de jeunes qui avaient précédemment reconnu ses qualités de joueuse. Que les unes
puissent exprimer leur contrariété sainement et que l’autre puisse entendre ces remarques sans en
être profondément touchée représentent un réel progrès dans leurs capacités relationnelles. Il est
à noter que Rosalie a d’ailleurs adopté au quotidien ce comportement envers Halima : elle a pris
l’habitude de la taquiner en pointant certaines de ses attitudes de manière humoristique.
A mon niveau, j’ai également pu constater, à de nombreuses reprises cours de l’activité,
que mettre des mots sur ce qui se passait dans le groupe était très bien perçu. Au quotidien,
lorsqu’un conflit survient, les éducatrices recadrent en rappelant les règles de respect et
permettent aux jeunes d’exprimer ce qu’elles ressentent. Si cela suffit généralement à mettre un
terme à la polémique, les adolescentes ont beaucoup de mal à accepter ce qui leur est dit et ont
tendance à s’ignorer. Dans le contexte du projet, les filles n’ont jamais protesté que j’intervienne
et se sont calmées très rapidement pour reprendre leur partie ensemble.
Par exemple, lorsque Marina a irrité ses camarades à bénéficier d’une chance insolente,
j’ai pu dédramatiser la situation. Impliquée moi aussi dans la partie, j’ai pu exprimer sur le ton de
la plaisanterie mon regret de ne pas pouvoir gagner. Toutefois, en le faisant avec humour, j’ai
dédramatisé la situation. Fustier met l’accent sur l’intérêt que représente l’humour dans le travail
auprès d’adolescent : «Dire à quelqu’un, par une réflexion humoristique, quelque chose qui le
concerne intimement, préserve sa liberté de comprendre »52. En laissant entendre mon dépit par
l’exagération, j’ai proposé l’idée à Rosalie et Sylvia que perdre n’était pas si grave et que cela ne
valait peut-être pas la peine de se mettre en colère puisqu’il ne s’agissait que d’un jeu. Elles ont
d’ailleurs très bien compris le message. En me trouvant dans la même situation qu’elles, je
montrais également qu’il pouvait y avoir différentes manières de réagir face à une même situation
et que si ma frustration était similaire à la leur, je pouvais la dépasser.
Une autre situation montre que jouer avec les filles m’a permis d’intervenir beaucoup plus
facilement que dans la gestion du groupe au quotidien. Le groupe avait été assez agressif envers
moi dans la matinée notamment sous l’impulsion de Stéphanie et le repas avait nécessité une mise
au point de ma part à destination du groupe. Lors d’une partie de César dans l’après-midi, alors
qu’il n’y avait aucune raison stratégique de m’attaquer, les jeunes se sont liguées pour me freiner
dans la progression du jeu, laissant l’opportunité à Stéphanie de prendre beaucoup d’avance. J’ai
pu les interroger sur leur attitude en spécifiant qu’au final, la situation ne servait les intérêts que
d’une des personnes présentes, et que les autres étaient en train de se pénaliser elles-mêmes dans
l’unique but de s’opposer à moi. Au cours du repas je n’avais pu que faire des sous-entendus à
52
Paul FUSTIER, Les corridors du quotidien, p. 63, Presses Universitaires de Lyon, 2003
55
propos de ce que je constatais en terme de dynamique de groupe mais sans pouvoir l’expliciter
clairement pour éviter de mettre le feu aux poudres.
Par contre, au cours de la partie, j’ai pu exprimer très clairement ce qui se passait et
montrer à chacune à quoi menait son attitude et qui en tirait les bénéfices. Le jeu a mis en
évidence ce qui s’était déroulé dans le groupe ce matin là, mais au delà, pointait le
fonctionnement habituel de ce groupe. C’était d’autant plus intéressant que souvent, dans ce genre
de situations, les adolescentes nient ce qu’il leur est renvoyé alors que dans ce cadre, leur attitude
était matérialisée sur le plateau de jeu ! Là aussi, il leur fut plus facile d’entendre ce que je mettais
en évidence, et ce pour deux raisons : les enjeux des places n’étaient pas suffisants pour que les
filles se sentent mises à mal, et d’autre part certaines d’entre elles ont eu l’opportunité de faire
semblant de ne pas comprendre.
L’activité a ainsi facilité la parole entre jeunes mais a aussi simplifié certaines de mes
interventions. Cette meilleure communication est donc un autre signe de l’impact de l’animation
sur les phénomènes de groupe.
Observer certaines caractéristiques de ces phénomènes nous a donc permis de constater
qu’à travers l’expérience d’animation il avait pu se créer une dynamique constructive. Les filles
ont pu éprouver le désir de faire des choses ensemble et ont partagé une même envie : celle de
jouer. Elles ont pu le faire dans le respect de chacune, en écoutant leurs camarades et en tenant
leurs engagements. Nous avons également vu que, dans une certaine mesure, elles avaient eu, au
cours de l’activité, l’opportunité de se montrer différemment et d’en être valorisées. Par contre, il
nous a fallu noter un certain nombre de difficultés liées aux souffrances individuelles et à la
confrontation au collectif. Il nous reste donc à évaluer cette action au regard de notre
problématique à partir des deux hypothèses. C’est ce que nous ferons dans la partie suivante.
56
Evaluation
L’expérience d’animation s’est donc révélée d’une grande richesse de situations, propices
à nous permettre d’étudier maintenant cette action au regard de notre problématique. Pour
déterminer en quoi ma spécificité d’animatrice peut contribuer à l’accompagnement
d’adolescentes placées en foyer éducatif, nous orienterons notre réflexion à partir des deux
hypothèses énoncées.
Ainsi, dans un premier temps, nous déterminerons dans quelle mesure travailler sur le
collectif dans la perspective de l’animation a favorisé une dynamique de groupe constructive pour
ces jeunes. Dans une seconde partie, nous verrons de quelle manière le jeu de société offre un
support de médiation éducative complémentaire du quotidien centré sur le fonctionnel. Enfin,
nous ne pourrons faire l’impasse, dans un dernier chapitre, sur l’analyse des limites des actions
d’animation collective à la Villa Cyrnos.
I. Travailler sur le collectif, dans la perspective de l’animation,
a favorisé une dynamique de groupe constructive pour ces
jeunes.
1. L’animation : des valeurs, des outils
Il convient de préciser, d’abord, que travailler dans la perspective de l’animation, c’est
mettre en œuvre les valeurs de l’éducation populaire qui « est l’éducation au sein du « temps de
loisirs », oui, mais par la pratique volontaire de la vie de groupe, la confrontation, le partage »53.
La participation libre à l’activité et la motivation exprimée par les filles de se retrouver avec leurs
camarades montrent, que malgré les difficultés de la vie collective, elles ont pu dans les temps de
jeu, choisir de se rassembler et en retirer du plaisir.
Cette adhésion des jeunes s’explique, certes par l’intérêt présenté par le jeu, mais aussi par
la manière dont j’ai pu susciter leur désir et impulser du dynamisme au groupe, en le régulant
mais aussi en sollicitant les adolescentes et en leur laissant prendre des initiatives. L’animation
repose sur une culture de promotion des personnes : « Cette attitude se manifeste par le fait que
l’animation met l’accent sur les potentialités et les processus, les changements et les innovations,
plutôt que sur les manques, les difficultés et les reproductions » 54. Ainsi, en dépit du
53
Jean BERTIN « Qu’est-ce donc ? » in Politis - Education populaire : le retour de l’utopie, p. 7, Hors série
février/mars 2000
54
Jean-Pierre AUGUSTIN et Jean-Claude GILLET, L’animation professionnelle, p. 93, l’Harmattan, 2005
57
fonctionnement institutionnel concentré sur les carences des jeunes et malgré l’importance de ces
dernières, j’ai choisi de m’appuyer sur les compétences des adolescentes. Les auteurs précisent
d’ailleurs qu’il n’est nullement question de minimiser l’existence des difficultés du public mais
d’en tenir compte pour adapter les actions qui lui sont destinées.
Augustin et Gillet insistent d’ailleurs sur les compétences stratégiques des animateurs : sur
leur capacité à déterminer les contraintes liées à l’environnement, aux institutions, au public…
mais aussi sur leur habileté à définir les marges de manœuvre dont ils disposent pour mener à
bien les projets. Pour eux, « la question de la fonction de l’animateur se pose sous la forme de la
stratégie qu’il tente de définir et d’élaborer avec plus ou moins de perspicacité et qu’il essaie de
mettre en œuvre avec plus ou moins de force pour jouer sur les « marges » des situations
auxquelles il est confronté et dans lesquelles il agit là et au moment où les choix sont
possibles »55. Ainsi, tout au long de l’action, c’est parce que j’ai su adapter l’activité en ellemême, mais aussi ma manière d’intervenir en fonction de la constitution du groupe et des
individualités, que j’ai obtenu la participation d’un maximum de jeunes et leur implication
positive. En amont, c’est également grâce à la bonne évaluation des marges de manœuvre au
niveau institutionnel et à un gros travail d’explicitation que j’ai reçu l’accord de l’équipe pour
développer un projet d’animation collective au foyer.
L’animation, par les valeurs qu’elle défend et les outils qu’elle procure, favorise donc la
création d’une dynamique de groupe constructive pour les jeunes. Elle permet, en effet, de mettre
en œuvre des projets collectifs en tenant compte des caractéristiques du public, du milieu et des
contingences matérielles. L’animation est un outil éducatif privilégié car elle donne l’opportunité
de définir des objectifs visant à la socialisation et à l’autonomisation à travers les temps de
loisirs - donc par le plaisir et le partage. Etre animateur, c’est avoir la conviction que c’est par la
rencontre de l’autre que se structure la personnalité, que le groupe est un espace de construction
personnelle.
2. Le groupe : un espace de construction personnelle
De nombreux exemples de situations groupales ont permis de mettre en évidence la bonne
dynamique collective au cours de l’activité. Nous déterminerons, dans ce chapitre, en quoi cette
énergie a pu être bénéfique pour chacune des jeunes, en quoi elle a contribué à les aider à se
construire.
Lemay fait une distinction entre les groupes contraints et les groupes spontanés pour les
jeunes inadaptés. Il dit que ces derniers donnent à leurs membres « non seulement le sentiment,
d’être quelqu’un, mais celui d’appartenir à quelque chose »56 et rappelle l’importance de ces
55
Jean-Pierre AUGUSTIN et Jean-Claude GILLET, L’animation professionnelle, p. 158, l’Harmattan, 2005
56
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 23, Presses Universitaires de France, 1975
58
deux phénomènes chez les adolescents du point de vue de leur construction identitaire. Même si
cette expérience d’animation s’est déroulée avec des groupes institutionnels, nous avons vu que la
participation des filles était volontaire : on peut donc considérer que l’aspect obligatoire du
collectif s’en est trouvé amoindri, s’approchant de la structure des groupes spontanés. En se
rassemblant librement, les filles ont pu ressentir cette sensation d’identité et d’appartenance au
groupe.
A travers l’activité elles ont pu être valorisées, donner et découvrir une autre image
d’elles-mêmes et des autres. Ce type d’expérience est fondamental pour développer une meilleure
estime de soi, se construire narcissiquement et ainsi pouvoir s’aimer et être aimé. Se percevoir
différemment soi-même, mais aussi dans le regard de l’autre, participe activement à l’élaboration
de la personnalité. Si dans sa prime enfance, l’individu se construit, c’est d’abord à travers les
yeux de sa mère ; en grandissant, il recherchera chez d’autres la preuve de sa valeur à exister. A
l’adolescence, c’est chez ses pairs qu’il ira la vérifier. Ainsi, les jeunes placées au foyer ont à la
fois besoin de rejouer auprès d’adultes l’expérimentation de la séparation et du manque, et en
même temps de pouvoir, un tant soit peu, s’identifier à leurs camarades. Les échanges dans le
groupe ont donc, sans aucun doute, contribué à aider ces jeunes filles à bâtir leur identité.
Enfin, on peut estimer que si le groupe, dans le contexte des loisirs, a eu la même fonction
de socialisation qu’au quotidien, celle-ci a pu s’appliquer sur d’autres bases. Certes, les exigences
en terme de respect des autres, du matériel, des règles ont été identiques, mais elles se sont
exprimées dans un cadre ludique et ont ainsi eu une portée différente. Les adolescentes ont pu
percevoir que la vie collective ne se limitait pas à ses contraintes ; que si elle demandait des
efforts d’attention envers autrui, elle pouvait également être source de plaisir partagé.
Confrontées, souvent dès leur plus jeune âge dans des familles destructurantes, aux difficultés
d’être avec l’autre, les adolescentes ont besoin d’expérimenter, aussi souvent que possible, la
richesse que procurent la rencontre et l’échange. Au cours de l’expérience d’animation, elles ont
eu pleinement l’occasion de la vivre.
Le contexte ludique de l’action, en favorisant une dynamique de groupe positive, a donc
donné aux adolescentes l’opportunité de vivre le groupe différemment et d’en tirer des bénéfices
pour leur construction personnelle. Chaque occasion de découvrir du bon chez autrui mais aussi
chez soi-même doit être privilégiée pour ces jeunes : cela ne peut que les amener à s’estimer
davantage et à développer leur confiance en elles et envers les autres. Toute expérimentation de
l’intérêt des contraintes propres à la vie en société ne peut être qu’instructive : si vivre ensemble
est souvent difficile, les règles de vie collective sont une aide précieuse à chacun. C’est en
rencontrant l’autre que l’on s’humanise.
Conclusion à propos de la 1ère hypothèse
Travailler dans la perspective de l’animation, c’est donc disposer d’outils propres à la
mise en œuvre des projets collectifs et c’est aussi défendre des valeurs. En se référant encore (et
59
toujours !) à celles de l’éducation populaire dont Jean Bertin rappelle que c’est aussi
« l’apprentissage de la citoyenneté qui n’est pas seulement la politisation (l’art de réfléchir sur la
politique institutionnelle) mais une pratique active : art de parler en public, de savoir écouter, de
gérer un groupe, de s’intégrer à la société… »57 nous pouvons donc conclure que les jeunes ont
pu s’enrichir de la relation aux autres, faire, à leur niveau, de nouvelles avancées vers
l’apprentissage de la citoyenneté.
Ainsi, on peut dire que travailler dans la perspective de l’animation a favorisé une
dynamique constructive pour chacune des jeunes. Agir sur le temps de loisirs favorise la
dynamique de groupe, celui-ci pouvant alors s’avérer un formidable espace de construction
personnelle. Parce qu’en tant qu’animatrice, j’appréhende le potentiel du groupe plutôt que ses
limites, j’ai pu le faire exister autrement et permettre à chaque adolescente d’en tirer des
bénéfices.
Nous avons également émis l’hypothèse que l’animation du groupe, à travers le jeu de
société offre un support de médiation éducative. C’est ce que nous allons déterminer maintenant.
II. Le jeu de société offre un support de médiation éducative,
complémentaire du quotidien.
Le mot « médiation » désigne à la fois l’action d’intervenir sur des personnes pour les
mettre d’accord et l’action de se servir d’intermédiaire entre plusieurs êtres ou choses. Nous
verrons dans cette partie que le jeu peut être un support de médiation dans les deux sens du
terme.
1. Un espace d’expérimentation personnelle
Les travaux de Winnicott sur les objets et les espaces transitionnels démontrent que le
sujet, une fois qu’il a pris conscience de son unité, c’est-à-dire quand il s’est différencié de sa
mère, « dispose d’une aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la
réalité intérieure et la vie extérieure »58. Il précise que cet espace représente « un lieu de repos
pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois
séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure »59.
57
Jean BERTIN « Qu’est-ce donc ? » in Politis - Education populaire : le retour de l’utopie, p. 7, Hors série
février/mars 2000
58
Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité, , p. 9 Gallimard, 1986
59
ibid
60
Dans Jeu et réalité, sous-titré « l’espace potentiel », Winnicott définit le jeu comme
support essentiel à ce travail d’appropriation du monde et il ne fait pas de doute pour lui qu’en
jouant, l’humain se construit. Il est délicat de déterminer dans quelle mesure chacune des filles a
pu cheminer personnellement à travers l’activité et il me semble que cette part de mystère se doit
d’être préservée, d’autant que je ne dispose ni du cadre institutionnel ni, à fortiori, des
compétences propres à en juger. On peut néanmoins considérer, au vu de l’implication des jeunes
dans l’activité mais également par l’évolution de leur comportement et de leur aptitude à
s’adapter aux jeux, que la majorité d’entre elles a progressé.
Le bien-fondé de cette analyse se trouve d’ailleurs confirmé par les propos de Didier
Lauru. Ce dernier voit, en effet, dans toutes activités proposées aux adolescents, pour peu qu’elles
soient réfléchies, de possibles « médiations symboligènes ». L’auteur précise qu’il n’emploie pas
le terme de symbolique car la fonction de tels supports n’est pas une évidence et que pour lui :
« symboligène signifie la possibilité, l’éventualité d’effets symboliques sur le sujet »60. Le
symbolique est ce qui s’inscrit chez une personne lorsqu’elle peut dépasser la jouissance : elle
parvient alors à prendre plaisir, à accepter de ne pas être dans la toute-puissance. Or l’analyse des
phénomènes de groupe a montré notamment que les filles ont fait preuve de considération envers
leurs camarades et que justement cette toute-puissance ne s’est que peu exprimée.
On peut donc en conclure, que s’il est difficile de déterminer précisément quel impact le
jeu a pu avoir sur les jeunes, il a eu des effets indéniables et l’on ne peut que souhaiter que,
chacune des filles, à sa mesure, puisse les exploiter dans sa vie future. Avéré comme un support
de médiation par l’aire d’expérimentation personnelle qu’il a procurée, le jeu s’est aussi révélé
être un espace de médiation pour la relation à l’autre. C’est ce que nous allons voir à présent.
2. Un espace de relations
Le jeu a d’abord été propice à la relation parce qu’il a représenté un espace de rencontre :
quelles que soient les difficultés rencontrées entre les jeunes pour cohabiter au quotidien, elles ont
pu, au moins en partie, les surmonter pour se réunir. En rassemblant les jeunes dans une activité
commune, il a décalé les enjeux : il ne s’agissait plus pour les adolescentes de se donner à voir, de
revendiquer telle ou telle place mais bien de vivre quelque chose de plaisant. Ainsi, le jeu a à la
fois permis aux jeunes de se mettre d’accord et servi d’intermédiaire entre elles.
Il a également facilité la communication entre toutes les personnes présentes. Que les
échanges portent sur la partie de jeu, la musique et les vêtements ou soient plus profonds n’est pas
le plus important. L’essentiel est qu’ils ont existé et que le jeu, en se situant dans l’entre-deux et
en décalant la relation d’un face-à-face vers un côte à côte, a facilité la parole. Le philosophe
Emmanuel Levinas rappelle le caractère indispensable de la parole dans nos rapports aux autres :
« Comprendre une personne, c’est déjà lui parler. Poser l’existence d’autrui en la laissant être,
60
Didier LAURU, La folie adolescente, p. 156, Denoël, 2004
61
c’est déjà avoir accepté cette existence, avoir tenu compte d’elle. ». Que les filles puissent se
parler grâce aux temps de jeu est le signe de leur reconnaissance mutuelle, qui peut donc être
basée sur des critères positifs.
Enfin, le jeu a également permis d’établir des relations différentes entre les adolescentes et
moi-même pour plusieurs raisons. D’abord les temps de jeux représentaient un espace propice à
une plus grande spontanéité dans les échanges, rendant ainsi le lien, entre jeunes et adulte, moins
asymétrique. Ensuite, jouer m’a permis d’affirmer plus simplement mon positionnement, à la fois
face et avec le groupe. Enfin, le jeu a facilité mes interventions, notamment de recadrage auprès
des filles. Or, comme le rappelle Rouzel : « c’est à travers les médiations que se dit entre
soignants et soignés, éduquants et éduqués, enseignants et enseignés…(animants et animés ?) que
s’inter-dit quelque chose de la place de chacun, en référence avec la loi des humains »61.
Tous les éléments présentés dans la troisième partie de ce travail ( phénomènes de groupe,
image de soi) ont clairement montré la richesse des échanges établis pendant les jeux. Ces
derniers se sont donc avérés des espaces privilégiés pour le développement de relations intrapersonnelles au sein du collectif.
Conclusion à propos de la 2nde hypothèse
Selon M. Alles-Jardel « le jeu a une fonction hédonique, cognitive, communicative et
sociale »62. Si nous n’avons pu que supposer son incidence au niveau des apprentissages, nous
avons pu déterminer formellement que sa pratique avait donné du plaisir aux filles, qu’il avait
facilité la parole et eu une influence positive sur les relations dans le groupe.
A ce titre, nous pouvons donc valider l’hypothèse selon laquelle il offre un support de
médiation éducative, un espace pour la mise en œuvre de l’action éducative « qui vise toujours,
quelles qu’en soient les modalités, l’appropriation par la personne de son espace corporel
psychique, social et relationnel »63.
En revanche, nous ne pouvons évaluer correctement le travail mis en œuvre au cours de
cette expérience d’animation sans analyser les limites de cette action : c’est ce que nous
proposons de faire dans ce dernier chapitre.
61
Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, , p. 85 Dunod, 1997
62
Monique ALLES-JARDEL, Le jeu, mode d’expression du jeune enfant et facteur de son développement in Le
journal des psychologues, p. 23, n° 143 Décembre 1996/Janvier 1997
63
Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 83, Dunod, 1997
62
III. Limites de l’action
Malgré la validation des hypothèses, on peut estimer que l’action mise en œuvre auprès
des jeunes a montré quelques limites. Deux points essentiels méritent d’être soulignés : les freins
liés aux problématiques individuelles des adolescentes et les incidences du vécu au cours des
séances d’animation sur le collectif au quotidien.
1. Problématiques individuelles
En premier lieu, il convient de préciser, qu’au cours de cette année d’expérience
d’animation, la situation personnelle des filles a influé diversement sur leur implication dans
l’action. C’est particulièrement sensible dans le cas de Sylvia, qui a, selon la composition du
groupe, occupé une position différente au sein du collectif. Alors que jusqu’aux vacances de la
Toussaint, elle ne trouvait pas forcément la place prédominante qu’elle recherchait, l’arrivée
d’adolescentes bien plus jeunes lui a procuré le leadership du groupe au quotidien. Dans le même
temps, elle a entrepris une thérapie, établi une relation avec un jeune homme et est entrée au
lycée. Ses attentes envers les éducatrices et les autres jeunes ont profondément évolué, en
parallèle de ses nouveaux besoins. Pour elle, s’inscrire dans l’action ne revêt donc plus la même
importance. Cet exemple, parmi d’autres, montre que les problématiques individuelles
représentent des limites à l’action.
D’autre part, nous avons précédemment indiqué que toutes les filles n’avaient pu
participer pleinement au jeu. Malgré ma volonté d’intégrer chacune, Clotilde, par exemple, n’a
jamais joué avec ses camarades et d’autres, comme Marina, Cynthia ou Stéphanie se sont
rapidement trouvées en difficulté dans l’activité. Nous avons souligné à de nombreuses reprises
l’importance des carences affectives et des problèmes de socialisation dont souffrent les
adolescentes placées à la Villa Cyrnos. Quelles que soient les précautions prises pour tenir
compte de chacune, la mise en œuvre de cette action s’est heurtée aux caractéristiques du public.
Lemay rappelle que « lorsque le jeune inadapté s’intègre à un groupe, il doit s’affronter à tout un
ensemble d’exigences »64 et il montre comment la frustration, la compétition, la tentation peuvent
lui être insupportables. L’auteur souligne également comment, chez ce type de jeunes, le manque
de capacités d’adaptation à de nouvelles situations, de réaction face aux autres et d’intégration au
groupe rend compliqué l’implication de chacun dans des activités collectives.
Ainsi, malgré toute l’énergie développée pour fédérer les filles et l’attention portée à
adapter les jeux au mieux des capacités de chacune, je n’ai pu y parvenir parfaitement. Si nous
pouvons considérer ce point comme un échec, il n’en demeure pas moins relatif. En effet, tout
comme il ne s’agit pas de considérer l’animation comme la panacée, il faut également se garder
de toute-puissance au niveau personnel. La fragilité narcissique des adolescentes placées au foyer,
64
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 36, Presses Universitaires de France, 1975
63
les limites intellectuelles de certaines, leurs difficultés à se confronter aux autres sont des
éléments qui ont été pris en compte, et le maximum a été mis en œuvre pour les dépasser.
Constater les limites de ce type d’intervention ne remet pas en cause son intérêt, cela ne fait
qu’ouvrir de nouvelles perspectives sur le travail à accomplir.
2. Incidences sur le collectif au quotidien
L’animation de ces temps de loisirs a permis, dans un certain nombre de circonstances,
d’ouvrir une parenthèse dans la gestion du quotidien. Pensée dans la perspective du collectif,
aménagée par un cadre propice à un peu plus de souplesse, elle a facilité le développement
d’autres relations dans le groupe. Néanmoins, les temps de jeux n’ont pas supprimé les tensions
entre jeunes qui restent persistantes.
D’abord les troubles pathologiques de la personnalité dont souffrent Amel, Marina et
Nathalie, n’ont évidemment pas disparu et se sont toujours manifestés avec la même force
destructrice au sein du collectif. En développant l’anxiété individuelle et groupale, la
confrontation de telles jeunes filles à d’autres adolescentes fragiles reste forcément explosive et
menace à chaque instant l’équilibre précaire du groupe.
Si les filles ont pu se parler et se percevoir différemment, chacune d’entre elles n’en
demeure pas moins hantée par ses propres démons et risque d’être débordée par l’angoisse. Celleci peut ressurgir à chaque instant et s’exprimer violemment, rendant toujours la communication
compliquée et les conflits latents.
Les souffrances personnelles, les besoins d’attention de la part des adultes et les questions
identitaires maintiennent l’importance des enjeux concernant la place de chaque adolescente au
sein du groupe. Chaque regroupement peut, alors, provoquer à des passages à l’acte et demande
une vigilance permanente.
En tant que leader du groupe, par ma fonction institutionnelle d’éducatrice, je reste « la
représentante de l’autorité devant laquelle l’enfant a tout naturellement tendance à s’opposer »65.
Pour certaines jeunes il se peut également que l’adulte « constitue un élément gênant, parce qu’il
s’agit d’un personnage amical »66.
L’action n’a donc pas profondément révolutionné les rapports dans le collectif. Pourtant, nous
ne pouvons penser qu’elle a été inutile : en ouvrant des parenthèses dans le quotidien, elle a fait vivre
le groupe différemment, elle a permis aux jeunes d’expérimenter qu’il est possible que la vie avec les
autres soit source de plaisir et d’enrichissement mutuel. En cela, elle a contribué à leur humanisation.
65
Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 132, Presses Universitaires de France, 1975
66
ibid.
64
Conclusion
Si depuis mon arrivée au foyer, j’interroge l’équipe sur l’absence de projet de groupe et
sur la fonction occupationnelle des loisirs, je ne m’étais jamais franchement autorisée à proposer
une action pour faire évoluer la situation. La perspective de l’expérience d’animation m’a permis
de dépasser ma crainte de mal faire et m’a amenée à mettre en œuvre une stratégie pour que cette
idée puisse être acceptable et réalisable au sein de mon institution.
Nous pouvons considérer cette concrétisation comme la première réponse à apporter à ce
travail : se donner les moyens d’élaborer un projet d’animation en tenant compte de toutes les
contingences institutionnelles permet de déterminer la marge de manœuvre disponible pour le
rendre effectif. Ma spécificité d’animatrice s’est d’abord située dans cette compétence à tenir
compte du contexte et à définir les possibilités d’intervention. Après avoir pris le temps de penser
à ce que l’animation pouvait apporter aux jeunes par rapport à ce qu’elles vivent au quotidien, j’ai
pris soin d'expliquer à l’équipe les tenants et les aboutissants du projet mais aussi d’entendre ses
réticences afin d’adapter l’action au mieux.
De la même manière, en définissant, dans la deuxième partie de cet écrit, certaines
caractéristiques de l’expérience, nous avons pu alimenter notre réflexion en prenant du recul sur
la situation au sein de la Villa Cyrnos mais également en apportant un certain nombre d’éléments
théoriques quant aux caractéristiques du public et à l’intérêt du jeu. Etre en capacité d’enrichir
son raisonnement par l’étude d’ouvrages éclairés et la recherche d’informations complémentaires
est aussi une compétence propre aux animateurs. J’ai pu ainsi exploiter les outils
méthodologiques acquis au cours de cette expérience d’animation mais également tout au long de
la formation du DEFA.
L’analyse, dans la troisième partie, de diverses situations vécues avec les filles au cours de
l’expérience d’animation s’est révélée riche d’enseignements quant à l’intérêt de l’action, autant
pour l’influence qu’elle a pu exercer sur l’image des adolescentes que pour la dynamique de
groupe qu’elle a permis de susciter. En s’appuyant sur des concepts liés au développement de
l’enfant, à la médiation, à l’encadrement de groupes particuliers, à l’action éducative ou encore
aux problématiques singulières des jeunes carencés, nous avons pu mettre en évidence la
pertinence de cette tentative d’animation.
Au regard de ces observations nous avons alors pu valider nos hypothèses et définir les
limites de cette expérience. Si les difficultés individuelles peuvent nuire à l’implication des jeunes
dans l’activité et minimiser son incidence sur le quotidien, il n’en demeure pas moins que
proposer une action collective dans le cadre des loisirs s’est avéré positif. Ainsi, nous avons pu
déterminer que travailler dans la perspective de l’animation a bel et bien favorisé une dynamique
de groupe constructive pour les adolescentes de la Villa Cyrnos. Nous avons également pu
vérifier que le jeu offre un support de médiation éducative, axé sur le plaisir et la rencontre,
complémentaire au quotidien.
65
Si nous avons déjà apporté quelques réponses à la question centrale de ce travail, la
validation des hypothèses nous permet de préciser en quoi ma spécificité d’animatrice a contribué
à l’accompagnement collectif des jeunes au foyer.
En premier lieu, outre les compétences dans la mise en œuvre de projets, être animatrice
donne des qualités singulières dans la perception du collectif. Je dispose à la fois d’aptitudes
particulières de gestion de groupe et d’une bonne connaissance des phénomènes propres à leur
dynamique. J’ai aussi un regard différent, imprégné des valeurs de l’éducation populaire, qui me
fait notamment considérer le groupe par le potentiel d’émancipation qu’il représente et par
l’énergie qu’il peut libérer. Cette perception spécifique du collectif ne peut qu’être ressentie au
niveau du public et a indubitablement des incidences : en voyant le groupe autrement, je le fais
exister autrement. En ce sens, être animatrice contribue à l’accompagnement collectif des jeunes
au foyer en leur permettant de vivre le groupe différemment.
Ma spécificité d’animatrice s’exprime également dans mon intérêt et mes capacités à
développer des actions dans le cadre des loisirs. En réfléchissant à leur contenu, en y amenant du
sens à travers le développement de projets, je leur donne une dimension éducative. Si le quotidien
permet de traiter de l’autonomie et de la socialisation des jeunes par l’apprentissage de certains
fondamentaux, les temps de loisirs se proposent de le faire à travers le plaisir et l’échange. Ainsi,
proposer de l’animation dans un internat contribue à la prise en charge du public et si les
modalités sont différentes, l’intention reste la même. J. Rouzel rappelle que « la finalité de l’acte
éducatif consiste à conduire le sujet accompagné à se prendre en charge, à faire des choix, à
s’assumer » 67 et s’il traite dans cet ouvrage du travail d’éducateur spécialisé, nous ne pouvons
manquer d’y reconnaître les mêmes objectifs que ceux poursuivis par les animateurs.
Il me semble, d’ailleurs, que l’intérêt principal de ce mémoire réside dans cette
conception. Alors qu’au démarrage de l’action, j’imaginais plutôt traiter des différences entre les
deux corps de métiers, j’ai pu cheminer personnellement grâce à ce travail de recherche et
d’analyse. Il m’apparaît maintenant que certains outils, propres à chaque spécialité, mériteraient
d’être mieux partagés autant pour le profit des professionnels que pour celui des personnes dont
ils ont la responsabilité. Mais j’ai surtout réalisé, à quel point - au-delà des différences de
pratiques et de modes d’intervention - accompagner des jeunes dans le champ de l’éducation
spécialisée comme dans celui de l’animation répondait au même but : celui de contribuer à
l’humanisation de l’autre.
Cette idée nous permet ainsi de mettre notre problématique en perspective : la question de
la place de l’animation va au-delà du seul cadre de la Villa Cyrnos et peut sans nul doute être
étendue à de nombreux internats éducatifs. L’animation n’est pas la simple gestion d’une activité,
elle est la mise en action de projets élaborés, elle favorise les relations inter-personnelles dans un
contexte particulier, elle porte un regard structurant sur les groupes, dispose d’outils spécifiques
67
Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 98, Dunod, 1997
66
et représente un formidable espace de médiation… Animer c’est mettre en mouvement, c’est
insuffler la vie… et on peut se demander si les structures accueillant des personnes déstructurées
peuvent se permettre d’en faire l’économie. Nous ne pouvons que signaler, ici, l’intérêt que
représenterait la généralisation de temps d’animation collective au sein de la Villa Cyrnos mais
aussi par extension, à l’ensemble des institutions de ce type. en conséquence. Néanmoins, au vu
des résultats de cette première tentative, nous ne pouvons qu’être confortées dans notre identité
professionnelle et motivées par l’idée de renouveler l’expérience .
67
Annexes
68
Bibliographie
ANZIEU D. , Le groupe et l’inconscient – Dunod – 2003 260 p.
AUGUSTIN J.-P. et GILLET J.-C. , L’animation professionnelle – l’Harmattan – 2005 188 p.
BION W.R. , Recherches sur les petits groupes – Presses Universitaires de France – 2002 140 p.
BOIMARE S. , L’enfant et la peur d’apprendre – Dunod – 2004 193 p.
CHAPELIER J.-B. et PONCELET J.-J. (sous la dir.) , Excitation, jeu et groupe – Erès – 2005 246 p.
DOUARD O. (sous la dir.) , Dire son métier - les écrits des animateurs- l’Harmattan – 2003 236 p.
DUFLO C. , Jouer et Philosopher - Presses Universitaires de France – 1997 254 p.
FINK E. , Le jeu comme symbole du monde – Les éditions de minuit – 1993 244 p.
FOURRE M. , Les lieux d’accueil – Z’Editions – 1990 191 p.
FREUD S. , Totem et Tabou – Petite Bibliothèque Payot – 2002 – 226 p.
FUSTIER P. , L’enfance inadaptée – Presses Universitaires de Lyon – 1988 154 p.
FUSTIER P. , Les corridors du quotidien – Presses Universitaires de Lyon – 2003 195 p
FUSTIER P. , Le lien d’accompagnement – Dunod – 2003 238 p
ION J. , Le travail social à l’épreuve du territoire – Dunod – 1990 172 p.
KAMMERER P. , Adolescents dans la violence – Gallimard – 2000 351 p.
LAURU D. , La folie adolescente – Denoël – 2004 221 p.
LEMAY M. , Les groupes de jeunes inadaptés - Presses Universitaires de France – 1975 245 p.
MAISONNEUVE J. , La dynamique des groupes - Presses Universitaires de France – 2002 123 p.
ROUZEL J. , Le travail d’éducateur spécialisé – Dunod – 1997 206 p.
WINNICOTT D.W. , Jeu et réalité – Gallimard – 1986 212 p.
WINNICOTT D.W. , La tendance antisociale – Payot – 1969 192 p.
Revues :
ALLES-JARDEL M. , Le jeu, mode d’expression du jeune enfant et facteur de son développement in Le journal des psychologues - n° 143 Décembre 1996 / Janvier 1997
FUSTIER P. , La réponse par le plein ou le manque à combler- in Sauvegarde de l’enfance, n° 2 - 1992
BERTIN J. , « Qu’est-ce donc ? » - in Politis, Education populaire : le retour de l’utopie - Hors
série : février / mars 2000
Apports complémentaires :
GODARD G. , La fonction d’autorité (2003) - Document de formation de l’Institut Repères
« L’adolescence », Réflexion effectuée par les psychologues de l’établissement en vue de
comprendre la difficulté des placements (1980) - document interne à l’institution..
Table des matières
Introduction ............................................................................................................. 2
Le contexte : la Villa Cyrnos .................................................................................. 4
I.
L’institution ....................................................................................................................... 4
II.
Le public............................................................................................................................. 5
III.
L’équipe.............................................................................................................................. 6
IV.
Le projet de la structure ................................................................................................... 7
1. La prise en charge individuelle............................................................................................... 7
2. L’accompagnement éducatif ................................................................................................... 8
3. La médiation par le quotidien ............................................................................................... 10
4. Des groupes........................................................................................................................... 10
V.
Construction de la problématique ................................................................................. 12
1. Les difficultés de la vie collective.......................................................................................... 12
2. La prise en compte des groupes ............................................................................................ 13
3. Mon identité d’animatrice ..................................................................................................... 15
4. Problématique et hypothèses................................................................................................. 17
VI.
Projet d’animation .......................................................................................................... 18
1. Contenu ................................................................................................................................. 18
2. Objectifs ................................................................................................................................ 18
3. Mise en oeuvre ...................................................................................................................... 19
Caractéristiques de l’expérience.......................................................................... 20
I.
Négociation des places..................................................................................................... 20
1. Enjeu de la place pour chacune des jeunes........................................................................... 20
2. Positionnement des adultes ................................................................................................... 21
3. Implication de l’équipe.......................................................................................................... 24
II.
Le jeu ................................................................................................................................ 26
1. Adaptabilité ........................................................................................................................... 26
2. Fort potentiel éducatif ........................................................................................................... 28
L’expérience d’animation..................................................................................... 31
I.
Image de chacune ............................................................................................................ 31
1. Se montrer autrement ............................................................................................................ 32
2. Valorisation........................................................................................................................... 38
II.
Phénomènes de groupe.................................................................................................... 39
1. Construction positive du groupe ........................................................................................... 40
•
•
•
•
Le désir de se retrouver ................................................................................................. 40
De l’intérêt commun à la cohésion du groupe............................................................... 42
Evolution du leadership................................................................................................. 44
Le respect dans le collectif ............................................................................................ 47
2. Place de chacune................................................................................................................... 49
3. Une meilleure communication .............................................................................................. 52
Evaluation .............................................................................................................. 56
I.
Travailler sur le collectif, dans la perspective de l’animation, a favorisé une
dynamique de groupe constructive pour ces jeunes................................................................. 56
1. L’animation : des valeurs, des outils .................................................................................... 56
2. Le groupe : un espace de construction personnelle.............................................................. 57
II.
Le jeu de société offre un support de médiation éducative, complémentaire du
quotidien....................................................................................................................................... 59
1. Un espace d’expérimentation personnelle ............................................................................ 59
2. Un espace de relations .......................................................................................................... 60
III.
Limites de l’action ........................................................................................................... 62
1. Problématiques individuelles ................................................................................................ 62
2. Incidences sur le collectif au quotidien................................................................................. 63
Conclusion.............................................................................................................. 64
Annexes................................................................................................................... 67
Bibliographie.......................................................................................................... 68
Je, tu, nous…Jeu, vie, nous
Thème de l’étude : la place de l’animation dans un internat éducatif
Problématique et hypothèses :
En quoi ma spécificité d’animatrice peut-elle contribuer à l’accompagnement des
adolescentes placées en foyer éducatif ?
Première hypothèse : travailler sur le collectif dans la perspective de l’animation peut
favoriser une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes.
Seconde hypothèse : le jeu de société offre un support de médiation éducative
complémentaire du quotidien centré sur le fonctionnel.
Résumé:
Ce mémoire présente la mise en œuvre d’un projet d’animation collective et propose une
réflexion sur l’intérêt de ce type d’action pour l’accompagnement éducatif d’adolescentes.
En référence aux valeurs de l’éducation populaire, notamment sur l’aspect pédagogique du
groupe et par le support privilégié que représentent les temps de loisirs, ce travail analyse la
richesse que peuvent procurer la démarche et les compétences spécifiques des animateurs.
Celles-ci diffèrent, toutes deux, de la pratique de l’institution puisque la prise en charge
des filles placées à la Villa Cyrnos, se fait par le quotidien et se concentre sur le
développement de chaque projet individualisé. Or, les contraintes de la vie collective pèsent
lourdement sur ces jeunes en grande difficulté personnelle et la confrontation aux autres est
le plus souvent douloureuse.
Ce document n’a pas pour vocation de mettre en opposition l’éducation spécialisée et
l’animation mais bien de montrer en quoi cette dernière peut faciliter la rencontre de l’autre
et la rendre plus constructive. Parce qu’il s’agissait d’une première tentative du genre,
l’action devait s’appuyer sur un support déjà utilisé au foyer comme c’est le cas du jeu de
société, qui, par ses multiples avantages, s’est avéré l’outil le plus approprié.
Fruit d’un cheminement personnel tout au long de l’expérience d’animation, cet écrit a
été l’occasion d’interroger mon positionnement institutionnel et de valoriser mon identité
professionnelle.
Mots Clés :
Foyer éducatif, individualité, groupe, projet collectif, carences affectives, souffrance
personnelle, confrontation aux autres, quotidien, animation, loisirs, médiation, jeux de
société

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