La cristallisation selon Stendhal (texte complet + analyse) Lisons le

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La cristallisation selon Stendhal (texte complet + analyse) Lisons le
La cristallisation selon Stendhal (texte complet + analyse)
Lisons le texte célèbre de Stendhal sur la cristallisation (amoureuse), afin de voir
comment se comporte celui qui tombe amoureux de quelqu'un
Stendhal, De l'amour, Paris, Hypérion, 1936, pp. 3-7, la cristallisation
" Voici ce qui se passe dans l'âme :
1- l'admiration
2- on se dit : " quel plaisir de lui donner des baisers, d'en recevoir ! etc. "
3- l'espérance (...)
4- l'amour est né (...)
5- la première cristallisation commence.
On se plaît à orner de mille perfections une femme de laquelle on est sûr ;
on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se
réduit à exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel,
que l'on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré.
Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici
ce que vous trouverez :
Aux mines de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la
mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on
le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches,
celles qui ne sont pas plus grosses que la taille d'une mésange, sont garnies
d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus
reconnaître le rameau primitif.
Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout
ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles
perfections. (...)
En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on
aime (...)
6- Le doute naît (...)
L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait, il devient sévère sur
les raisons d'espérer qu'il a cru voir.
Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il les trouve anéantis. La
crainte d'un affreux malheur le saisit et avec elle l'attention profonde.
7- Seconde cristallisation.
Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des
confirmations à cette idée :
Elle m'aime.
A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un
moment de malheur affreux, l'amant se dit : oui, elle m'aime ; et la
cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes ; puis le doute à
l'œil hagard s'empare de lui et l'arrête en sursaut. Sa poitrine oublie de
respirer ; il se dit : mais est-ce qu'elle m'aime ? Du milieu de ces
alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : elle
me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde peut me donner.
C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur l'extrême bord d'un
précipice affreux, et touchant de l'autre main le bonheur parfait, qui donne
tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première.
1) D'abord, on voit dans ce texte qu'à la base, il n'y a pas de raisonnement (du
moins le passionné ne fait pas encore appel au raisonnement) : la passion (en
l'occurrence l'amour-fou) commence par une illusion en quelque sorte spontanée,
immédiate
On peut voir ici que le passionné fait le contraire de celui qui utiliserait sa raison : il
cherche en effet dans les choses, êtres, ou personnes, les signes de sa passion : ie, il
part de son idée obsessionnelle, et toutes les choses vont être, à partir de là, les
signes du bien-fondé de sa passion.
L'amoureux projette donc sur sa dulcinée certains traits, sans interroger
l'expérience : la conclusion est posée au départ; perte du sens du réel, etc.
La passion est confirmée a priori (la passion est une idée a priori, issue de la
cristallisation, et seulement ensuite étayée par le raisonnement circulaire qui la
confirme sans contradiction possible ; cf. les deux cristallisations : 1) on cherche
dans les choses et les êtres les signes de réponses préalables, et 2) à défaut, on se
crée des obstacles à ces réponses, bien entendu destinés à être vaincus, afin que soit
confirmée et renforcée l'idée-passion de départ.
On dit en général, depuis Dugas, que les passions ont à leur manière une certaine
logique, une logique "des sentiments" : il y a une part d'inférence, mais illogique, et
inconsciente : elle consiste souvent à choisir, parmi les traits de x, ceux qui relèvent
de la passion préalable, ou qui l'évoquent : cela s'appelle prendre la partie pour le
tout (x est a, b, c, d, mais vous dites qu'elle est a) :
Exemple :
(1) votre mère représente pour vous l'amour
(2) elle avait les yeux verts
(3) Anabelle est petite, blonde, et a de grands yeux verts,
(4) elle a les yeux verts : donc elle est l'amour ...
Vous ne voyez alors plus que le caractère qui renvoie à votre passion initiale
(Anabelle est tout entière représentée dans ses beaux yeux verts); le reste, vous ne
le voyez plus.
Autrement dit : toute passion a une part d'inconscient, et ce que vous aimez, si cette
passion est l'amour, n'est pas tant la personne en tant que telle, avec ses qualités,
que votre passion elle-même.
Cf. Descartes : il aime les filles qui louchent, ce qui lui paraît bizarre. C'est que son
premier amour = petite fille qui louchait. Ainsi aime-t-il les filles qui louchent car
ce défaut représente l'amour (inconsciemment, il a cristallisé cette caractéristique,
si bien que le défaut est embelli)
2) Non seulement le passionné "raisonne" mal, mais encore, en une seconde étape,
il va s'aider de la raison. En effet, le passionné, à défaut de trouver cette idée de
départ confirmée, va se créér des obstacles à ces réponses, bien évidemment
destinés à être vaincus, afin que soit confirmée et renforcée l'Idée-passion de départ.