Baraton Edouard Mariage et hommage, les empereurs de

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Baraton Edouard Mariage et hommage, les empereurs de
Baraton Edouard
Mariage et hommage, les empereurs de Constantinople et la famille
princière d’Antioche aux XII-XIIIe siècles
Introduction
La fin du XIe siècle a vu l’effondrement de l’Empire dans ses provinces orientales de
Syrie récupérées un siècle plus tôt. L’aristocratie byzantine a évacué la région1. A partir de la
première Croisade, une nouvelle aristocratie, d’origine occidentale, a pris la place vacante.
C’est désormais avec elle que le pouvoir impérial doit compter pour se rétablir en Syrie et
particulièrement dans la cité d’Antioche, position symbolique, politique, militaire et religieuse
de première importance. Dans ce cadre, nous allons voir comment l’Empire va utiliser la voie
matrimoniale dans sa progressive reprise de contrôle de cet espace en complément d’autres
moyens. Nous allons dans un premier temps éclairer l’émergence progressive de ce moyen
dans l’arsenal politique de l’Empire pour atteindre ses buts. Nous exposerons ensuite le
développement atteint par cette nouvelle approche sous Manuel Comnène. Enfin, il nous
faudra voir comment la lutte de deux légitimités, latine et grecque, qui se disputent l’Empire
romain oriental à compter de 1204, va avoir des répercussions sur les unions contractées par
la dynastie princière d’Antioche durant la seconde moitié du XIIIe siècle.
I)
Tentatives avortées 1098-1158
A) Les exigences byzantines et les premières négociations
Pour comprendre dans quel cadre vont se déployer les propositions matrimoniales
byzantines à partir des années 1130, puis les mariages effectifs à partir des années 1160, il faut
comprendre quel fut le regard porté jusqu’à cette dernière date par Constantinople sur les
Etats Francs d’Orient.
1 Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et Contestation à Byzance (963-1210), 1996, Paris, pp237-249.
En 1097, l’Empire avait exigé des Francs, devenus ses vassaux, qu’ils lui remettent les
territoires conquis2. C’est ce qui advint à Nicée en 1097. L’accord ne fut plus respecté par les
Francs à partir de 10983 puisqu’ils établirent leurs Etats à la place de ceux des Musulmans
(Turcs ou Arabes) ou des territoires impériaux, à l’exception des Provençaux qui s’en tinrent à
l’accord en rétrocédant la ville syrienne de Laodicée à l’Empire et se virent reconnaitre par lui
le droit de s’installer en Phénicie4. La guerre entre Antioche et l’Empire découla de ce hiatus
du fait du maintien des prétentions byzantines.
En 1108, à la suite de sa victoire sur Bohémond Ier, le conquérant d’Antioche,
l’Empereur Alexis conclut un accord avec celui-ci. Par cet accord, Bohémond pouvait
conserver la cité syrienne à titre viager, mais, à sa mort, toutes ses conquêtes situées à l’ouest
de l’Euphrate devaient revenir à l’Empire en toute propriété5. Cet accord ne fut pas appliqué
sur le terrain par les subordonnés de Bohémond, qui ne revint jamais en Orient6.
En 1137, Jean II Comnène, successeur de l’empereur Alexis Ier, dans le cadre de sa
campagne de Syrie, conclut un nouvel accord avec Raymond, prince d’Antioche7. Le
règlement devait aboutir au retour plein d’Antioche à l’Empire, et donc à l’expulsion des
Francs. L’Empire acceptait toutefois de leur donner comme compensation un certain nombre
de villes syriennes conquises sur les Musulmans et qu’ils devraient tenir comme vassaux de
l’Empire. Encore une fois, il s’agit pour Constantinople de rétablir la situation du XI e siècle
où la Syrie du Nord (Antioche, Cilicie, Chypre) formait un bastion exclusif de l’Empire
romain. Cette seconde tentative buta sur l’opposition des Francs, particulièrement de la masse
populaire franque, ainsi que du comte d’Edesse qui, obligé de faire hommage à l’Empire,
2 Pierre de Tudebode Livre II, VIII.
Albert d’Aix Livre II chap XXI.
Anne Comnène, Alexiade, Livre VI, chap VII.
Mathieu d’Edesse et continuation, chap CL.
3 Anne Comnène, Alexiade, Livre XI, chap IX, 1.
Guibert de Nogeant Livre III Chap XIII.
4 Isabelle Augé, Les Comnènes et le comté de Tripoli : une collaboration efficace ? , in, Gerard Dedeyan, Karam
Rizk (dir), Le comté de Tripoli, Etat multiculturel et multiconfessionnel (1102-1289), 2010, 2010, Paris, pp141155.
5 Anne Comnène, Alexiade, Livre XIII.
6 Anne Comnène, Alexiade, Livre XIV, chap II.
7 Guillaume de Tyr, Livre XIV, XXX.
pouvait craindre que ce règlement ne préfigure son sort futur en cas de restauration de
l’Empire en Syrie.
B) Recherche avortée de solutions matrimoniales
Après avoir buté sur l’impossibilité d’appliquer le traité de Déabolis, Jean II Comnène
engagea une première négociation matrimoniale dans les années 1130, avant sa campagne
syrienne de 1137 qui devait aboutir à l’accord avorté auquel nous avons fait référence.
La mort précoce de Bohémond II, fils de Bohémond Ier, en 11328, offrit une
perspective d’approche pacifique de la question d’Antioche pour l’Empire. Le prince
d’Antioche laissa une fille, Constance, comme héritière. L’Empire n’avait précédemment pas
accepté la transmission héréditaire de la capitale syrienne. Néanmoins, en contradiction avec
sa position juridique, mais pour atteindre son objectif, l’Empire décide d’utiliser les règles
successorales franques, qui faisaient passer l’héritage à Constance, pour reprendre Antioche.
-
Proposition de Manuel Comnène comme prince consort d’Antioche.
Constantinople proposa pour la princesse Constance un premier candidat en la
personne de Manuel, quatrième fils de Jean II.
Bohémond [II] qui commandait à Antioche, étant mort, les dirigeants de la région
envoyèrent par émissaires à l’empereur que, s’il souffrait que la fille de Bohémond
s’unisse par mariage à Manuel, le dernier de ses fils, la principauté d’Antioche serait en
son pouvoir9.
Jean II pouvait compter sur les luttes intestines aux Francs d’Antioche pour trouver en
la princesse Alix, veuve de Bohémond II, une partisane de cette solution 10. Ses origines
maternelles la rapprochaient de l’Empire puisqu’elle était la petite fille de Gabriel de
8 Guillaume de Tyr, Livre XIII, chap XXVIII.
Michel le Syrien, TIII, Livre XVI, chap III.
9 Jean Kynnamos, Livre I, chap VII.
10 Guillaume de Tyr, Livre XIV, chap XX.
Mélitène, officier impérial qui avait tenu un réduit face aux Turcs dans la boucle de
l’Euphrate11.
L’idée de la propriété héréditaire d’une fonction publique était alors étrangère à Byzance. Ce
principe ne fut même jamais établi de manière formelle pour la dignité impériale 12, il
s’agissait d’utiliser la règle de succession franque agnatico-cognatique pour faire rentrer
Antioche dans l’Empire en y plaçant un homme de Byzance.
Par ce mariage, Manuel serait devenu le maître de la ville selon les usages francs du
fait des droits son épouse. En quelques années la principauté serait morte en silence, absorbée
par l’Etat byzantin dans un grand commandement oriental dont l’empereur Jean projetait la
constitution au bénéfice de Manuel13. Cette manœuvre fut mise en échec par le patriarche
Latin d’Antioche qui avait tout à perdre au retour de sa ville à Byzance 14. La princesse
Constance fut mariée, au grand dam de sa mère et de l’Empire, à un cadet de la famille des
comtes de Poitiers, Raymond.
Après l’échec de cette tentative, Jean II en revint à la politique antérieure, aboutissant
au traité avorté d’évacuation d’Antioche par les Francs de 1137 que nous avons
précédemment évoqué.
-
Remariage de Constance d’Antioche
Raymond mourut au combat en 1149. Constance d’Antioche était de nouveau veuve et
la principauté affaiblie15. Manuel Comnène, empereur depuis 1143, entreprit alors de rééditer
la tentative de règlement de la question d’Antioche par voie matrimoniale. Le candidat
proposé fut le César Roger, d’origine italo-normande et veuf de la sœur de Manuel. Cette
solution avait l’avantage de placer sur le trône d’Antioche un occidental, permettant ainsi de
calmer les craintes des Francs d’Antioche, mais aussi un personnage intégré à l’aristocratie
11 Guillaume de Tyr Livre X, chap XXIV.
Lignages d’Outremer, Documents relatifs à l’Histoire des Croisades, T XVIII, 2003, Paris, pp 79, 86, 140.
12 Evelyne Patlagean, Un Moyen Âge grec, Byzance IXe-XVe siècle, 2007, Paris, pp328-329.
13 Jean Kynnamos, Livre I, chap X.
14 Guillaume de Tyr, Livre XIV, chap I.
15 Guillaume de Tyr, Livre XVII, chap IX.
byzantine. Toutefois le candidat fut éconduit par la princesse Constance qui se rabattit sur une
nouveau-venu d’Occident, Renaud de Chatillon16.
Conclusion
La constitution d’un Etat franc à Antioche a suscité dès les premiers instants l’hostilité
de l’empire byzantin. Face à ce qui était ressenti comme une usurpation, l’Empire recourut
tout d’abord à la manière forte. L’excentrement d’Antioche, du fait de l’installation des Turcs
en Asie Mineure, les capacités de résistance des Francs d’Antioche et les réactions latines à
cette politique menèrent à un changement d’approche. L’Empire, dans un contexte
d’affaiblissement progressif des Francs d’Antioche, chercha à procéder à la récupération de la
ville par la captation de son héritière. La visibilité de la manœuvre, dans un contexte où les
Francs d’Antioche se sentaient encore assez forts pour maintenir leur indépendance, aboutit à
son échec répété.
II)
Le Système de Manuel Comnène, sa postérité et ses conséquences : 1158-1195
Après ces diverses tentatives avortées, dans un contexte où Antioche était hors de
contrôle des empereurs et où ceux-ci devaient négocier avec les autorités franques de la ville
de puissance à puissance, les choses changent à compter de 1158. L’affaiblissement de l’Etat
fondé par Bohémond Ier permet à Byzance de lui imposer ses volontés alors qu’elle a conclu
un accord avec Jérusalem qui lui laisse les mains libres 17. Ce retour de l’Empire à Antioche est
inauguré par une expédition syrienne de l’Empereur Manuel. Le prince Renaud est confirmé
par Manuel dans ses fonctions, mais sous des conditions de contrôle très strictes. La structure
princière est maintenue mais résolument au sein de l’Empire18. C’est alors que se déploie une
intense imbrication matrimoniale entre la famille princière d’Antioche et la famille impériale.
A) Stratégie de mariages croisés de Manuel
-
Le mariage antiochien de Manuel Comnène
16 Guillaume de Tyr, Livre XVII, chap XXVI.
17 Guillaume de Tyr, Livre XVIII, chap XVI.
Nicétas Choniates, Manuel Comnène, 108-110.
18 Claude Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des Croisades et la principauté d’Antioche, pp405-409.
Nous nous souvenons que Manuel avait été pressenti durant les années 1130 comme
époux de Constance d’Antioche. Finalement, ce fut la fille de celle-ci, Marie, qui devint
basilissa en 116119. L’opération n’a plus le même sens que celle envisagée précédemment.
Marie n’est pas détentrice de droits sur Antioche puisque c’est son frère, le jeune Bohémond
III, qui est prince depuis la capture de Renaud par les Musulmans en 1160. Néanmoins, cette
union crée un lien direct entre Antioche, alors en cours de réintégration dans les cadres
impériaux, et Constantinople. Il s’agit aussi de la part de Manuel d’affirmer son droit à
disposer à sa convenance des enfants de la famille princière d’Antioche, précédemment
cliente du royaume de Jérusalem, pour ses besoins politiques. L’affaire est d’ailleurs fort mal
ressentie dans le royaume franc de Syrie où l’on souhaitait voir le choix du basileus se porter
vers une autre candidate20. Ce mariage marque le souci de Constantinople de préserver une
principauté qui est maintenant intégrée dans l’ensemble impérial. Cette décision a donc un
fort retentissement, en milieu musulman. Le lien familial de Manuel avec la famille
d’Antioche sera invoqué en 1164 par Nur Ad-Din, maître d’Alep et de Damas, comme raison
de ne pas détruire la principauté pourtant alors à la merci du maître de la Syrie musulmane21.
-
Le mariage de Bohémond III
Bohémond III, après avoir été capturé, puis libéré en 1165 des geôles de Nur Ad-Din
par son beau-frère l’empereur Manuel, effectua un voyage à Constantinople, ramenant avec
lui le patriarche grec de sa ville pour l’y introniser. Une première depuis 1100 qui marque le
rétablissement effectif des prérogatives impériales sur l’Eglise dans la cité après son retour
dans ses attributions civiles et militaires. C’est dans ce contexte, à une date inconnue, que
Bohémond prit pour épouse une nièce de Manuel, Irène ou Théodora selon les sources 22. Bien
qu’il y ait un débat ancien sur la question23, il semble que la princesse Comnène fut la
première épouse de Bohémond, ce qui promettait à leur descendance la succession à la
principauté à la mort du prince. Ainsi, à un couple byzantino-franc à Constantinople,
répondait un couple franco-byzantin à Antioche.
19 Nicétas Choniates, Manuel Comnène, 115-116.
20 Guillaume de Tyr, Livre XVIII, chap XXX.
21 Ibn al athir in, Recueil des Historiens des Croisades, T I p540.
22 Guillaume de Tyr, Livre XXII.
Lignages d’Outremer, Documents relatifs à l’Histoire des Croisades, T XVIII, 2003, Paris, pp83, 93, 97, 144,173.
B) L’intégration d’Antioche dans la constellation de la famille impériale et ses conflits
Au-delà de ces deux mariages qui reflétaient l’apparition d’un nouveau pôle antiochien,
relais de la politique impériale, d’autres unions, voulues ou non par le pouvoir impérial,
vinrent compléter l’intégration matrimoniale d’Antioche à l’Empire.
-
Agnès d’Antioche et Béla III de Hongrie
L’usage que fit Manuel d’Agnès, fille de Constance d’Antioche et de Renaud de
Chatillon, est révélateur de la place et du rôle qu’il entendait attribuer à la famille d’Antioche.
Jusqu’à la naissance de son fils Alexis (II), en 1169, Manuel comptait faire passer la
succession de l’Empire par sa fille Marie Comnène. Dans cette optique, celle-ci avait été
fiancée à Béla III de Hongrie, pour qui Manuel avait spécialement créé la dignité de despote24.
La naissance du fils de Manuel et de Marie d’Antioche changea la donne et l’empereur
décida, dans le cadre de la révision de sa succession, de transférer la main de sa fille Marie à
Rénier de Montferrat, l’un de ses alliés sur la scène politique italienne 25. Toutefois, soucieux
de maintenir les liens avec le roi de Hongrie, le basileus lui accorda la main d’Agnès
d’Antioche26, fille de Renaud de Chatillon. Celle-ci apparaissait ainsi comme substituable à
une princesse Comnène. L’ensemble de la famille d’Antioche était donc assimilée dans la
politique matrimoniale de Constantinople à une nouvelle branche de la famille impériale, ce
qu’elle était doublement par alliance.
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre la tentative que fit Manuel de faire libérer
Renaud à la suite de sa capture en 1160 par les forces de Nur Ad-Din27. Le basileus, passant
l’éponge sur les précédents outrages de Renaud contre lui, essaya, en vain, de racheter celui
23 Chalandon, et Rey sont les porteurs originaux de deux interprétations contradictoires qui reposent toutes
deux sur le rejet d’une partie des sources jugées incompatibles entre elles du fait de l’entremêlement
chronologique des unions de Bohémond III qu’elles induisent, ce qui ne saurait être écarté du fait des
accusations de polygamie portées contre Bohémond. René Grousset s’est contenté d’exposer les deux points de
vue sans trancher ni sembler apporter d’importance à la question.
24 Jean Kynnamos, Livre V, chap V.
25 Nicétas Choniates, Manuel Comnène, 171.
26 Jean Kynnamos, Livre VI, chap XI.
27 Michel le Syrien, TIII, Livre XX, chap III.
dont la fille était désormais une princesse assimilée aux Comnènes. Le traitement clément de
Renaud par l’Empire est remarquable si on le compare à celui du comte de Tripoli, lui aussi
intégré à la sphère de l’Empire et capturé par les Musulmans en 1164. Les deux personnages
s’étaient rendus coupables d’une attaque contre Chypre, en 1156 pour Renaud 28, en 1161 pour
Raymond29, mais si le premier fit l’objet de la sollicitude impériale, rien de tel ne nous est
connu pour le second.
-
Andronic Comnène et Philippa d’Antioche
Andronic Comnène, futur empereur (1183-1185) et cousin de Manuel Comnène 30 est à
l’origine d’un épisode qui permet de situer la place acquise entre 1158 et 1185 par la famille
d’Antioche dans la constellation de la famille impériale élargie. Andronic fut nommé
commandant des forces byzantines au-delà du Taurus en 116631. A ce titre, Antioche relevait
de sa sphère de commandement. Au cours d’un séjour dans cette ville, le cousin de l’empereur
séduisit Philippa, sœur de Bohémond III et belle-sœur de Manuel. Cet acte provoqua une
réaction hostile de l’empereur. La raison donnée par Nicétas Choniates est l’interdit religieux
posé depuis le Xe siècle32 aux mariages de deux cousins avec deux sœurs. Ce motif doit se
comprendre politiquement sous deux aspects. Premièrement, les aspirations à l’Empire
d’Andronic étaient connues puisqu’il avait une première fois tenté de renverser son cousin 33.
Deuxièmement, cette législation sur le mariage avait été prise par les empereurs de la dynastie
macédonienne dans le but de contrer les stratégies matrimoniales de la noblesse pouvant
menacer le pouvoir central. En nouant une relation avec Philippa, Andronic, qui avait été doté
d’un pouvoir considérable dans la région, apparaissait comme accroissant indument sa
28 Mathieu d’Edesse et continuation, CCLXXIII.
29 Guillaume de Tyr, Livre XVIII, chap X.
Guillaume de Tyr, Livre XVIII, chap XXXI.
30 Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et Contestation à Byzance (963-1210), 1996, Paris, pp427-428.
31 Nicétas Choniates, Manuel Comnène, 138-139.
32 Evelyne Patlagean, Un Moyen Âge grec, Byzance IXe-XVe siècle, 2007, Paris, p124.
Angéliki E. Laiou, Mariage, amour et parenté à Byzance aux XIe XIIe siècles, 1992, Paris, p49.
33Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et Contestation à Byzance (963-1210), 1996, Paris, pp107-108.
position dans un secteur doté, autant que pourvoyeuse 34, de troupes et qui pouvait servir de
base à ses ambitions impériales35. Andronic disposait de plus à son gré d’une princesse dont
Manuel estimait seul pouvoir déterminer le destin, comme il l’avait fait pour sa sœur Marie et
comme il le fera en 1172 pour sa demi-sœur Agnès. Manuel décida donc de laver l’outrage et
de tuer dans l’œuf la menace en ordonnant l’arrestation de son cousin36. Andronic s’enfuit
vers le royaume de Jérusalem37, puis passa dans les Etats de Nur Ad-Din et enfin chez les
Turcs d’Asie Mineure avant d’être pardonné et de revenir dans l’Empire peu de temps avant
la mort de Manuel38.
-
Le meurtre d’Alexis II, la prise de pouvoir par Andronic et les répercussions de la
crise de la famille impériale en Orient
La menace, virtuelle, à laquelle Manuel avait réagi en coupant court aux entreprises de
son cousin en Orient s’actualisa après sa mort. Andronic, profitant des dissensions au sein du
groupe dirigeant de l’Empire sous la régence de Marie d’Antioche au nom du jeune Alexis II,
prit le pouvoir à Constantinople puis assassina le jeune empereur et sa mère 39. Alexis II n’étant
autre que le neveu du prince d’Antioche Bohémond III, son assassinat ne pouvait que
provoquer la rupture entre les autorités d’Antioche et de Constantinople. C’est de ce secteur
oriental que vint la première réaction politico-militaire au coup de force d’Andronic. Elle prit
tout d’abord la forme de l’accueil donné par Antioche à Constantin Ange 40, issu d’une branche
cadette des Comnènes pourchassée par Andronic comme rivale potentielle 41. Dans un second
temps, l’hostilité née entre Antioche et Constantinople à la suite du meurtre d’Alexis II menaça
34 Jean Kynnamos, Livre III, chap XVIII.
35 Jean Skylitzès, Empereurs de Constantinople, VI.
36 Nicétas Choniates, Manuel Comnène, 140-141.
37 Guillaume de Tyr, Livre XX, chapII.
38Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et Contestation à Byzance (963-1210), 1996, Paris, pp111-112.
39 Nicétas Choniates, Alexis II Comnène, 273-274.
Jean-Claude Cheynet, Pouvoir et Contestation à Byzance (963-1210), 1996, Paris, pp111-112, 429.
40 Robert de Clary, La Conquête de Constantinople, XXI.
41 Nicétas Choniates, Andronic Comnène, 341.
directement le trône d’Andronic42. Ceci prit la forme de la prise du titre impérial par Isaac
Doukas Comnène43, autre membre d’une branche cadette de la famille impériale qui avait été
précédemment libéré des prisons arméniennes par Bohémond III et les Templiers 44. Le nouveau
prétendant, mis en selle contre Andronic par les Francs d’Antioche, et prenant comme motif de
son usurpation le meurtre d’Alexis II, prit le contrôle de l’Isaurie et de Chypre avec comme but
de renverser l’empereur. Après la chute d’Andronic à Constantinople (1185) Isaac et Bohémond
III continuèrent à agir de concert contre les menaces communes, comme l’atteste leur alliance
avec l’amiral grec au service des Normands de Sicile Mégarites. Cet épisode prit fin avec
l’élimination d’Isaac par la troisième Croisade.
Conclusion
Pour des raisons de politique générale, Manuel a procédé en 1158 non seulement à
l’annexion d’Antioche à l’Empire, selon des modalités souples, mais aussi de sa famille
princière à la famille impériale. Alors que, depuis Alexis Ier Comnène, la tendance avait été à
la concentration de l’aristocratie byzantine à Constantinople et la fusion des hauts lignages
dans une parenté coménienne élargie, l’intégration d’Antioche et de sa famille princière à
l’Empire et à la famille impériale est un cas singulier. Elle représente une quasi-exception,
avec les Branas d’Andrinople, d’une partie d’aristocratie intégrée à l’Empire mais disposant
d’une implantation régionale forte et pouvant l’utiliser comme base pour mettre en avant un
prétendant à l’Empire contre celui en place à Constantinople. Cette situation explique la
précocité de l’entrée en lice d’un prétendant à l’Empire depuis cette région de la même
manière qu’Andrinople sera elle aussi le centre d’une tentative de prise du pouvoir de la part
d’Alexis Branas.
III)
La famille impériale latine de Constantinople et la famille d’Antioche au XIIIe
siècle face à la réunification inachevé de l’Empire par les Paléologues
42 Nicétas Choniates, Andronic Comnène, 340.
43 Michel le Syrien, TIII, Livre XXI, chapV.
44 Nicétas Choniates, Andronic Comnène, 290.
Benoit de Peterborough, Gesta Regis Henrici et Ricardi, TI, pp254-255.
A partir de 1204 la lutte entre deux dynasties, l’une latine et l’autre grecque pour le
trône de Constantinople vint compliquer les relations entre l’Empire et la famille princière
d’Antioche. Alors qu’Antioche maintint explicitement sa reconnaissance de son appartenance
à l’Empire de Constantinople tout au long du XIIIe siècle45, la période se caractérise du point
de vue matrimonial par un faible flux entre cette périphérie syrienne et le centre de l’Empire.
Paradoxalement c’est après la prise de Constantinople par l’empereur grec Michel VIII
Paléologue que la dynastie latine devient active sur ce plan en direction d’Antioche. Trois
unions lièrent ainsi coup sur coup des membres éminents du régime franc de Romanie à la
famille princière.
En 1278, Bohémond VII, alors prince depuis trois ans, conclut son union avec
Margueritte de Brienne, petite fille de l’empereur latin de Constantinople Jean de Brienne et
cousine de l’empereur latin en titre, Philippe de Constantinople46. Ce dernier n’est autre que le
fils du dernier empereur latin, Baudouin II, et prétendant au trône impérial oriental.
La convention de mariage intéresse directement les relations entre la dynastie franque
de Constantinople, à qui les précédents princes avaient fait hommage pour leurs Etats. C’est
en effet Philippe qui est le signataire principal de l’accord, lequel prévoit que le nouvel époux
de sa cousine touchera une rente annuelle de 10 000 besants47. Il va sans dire que le prétendant
à l’Empire, qui vit en Italie sous la protection de son beau-père Charles d’Anjou, n’a pas en
propre les moyens d’une telle générosité. C’est donc Charles d’Anjou, roi de Sicile et de
Jérusalem48 qui sera le pourvoyeur des fonds prévus par la convention qu’il cosigne.
Le mariage de la sœur de Bohémond VII, Lucie d’Antioche, avec Narjot II 49 de Toucy
rattachait la dernière princesse titulaire et comtesse de Tripoli tout à la fois à l’Empire Latin
45 Mathieu de Paris, Chonica Major, T IV, p432.
Ernoul, Continuation de Guillaume de Tyr, Part IV.
46 Lignages d’Outremer, Documents relatifs à l’Histoire des Croisades, T XVIII, 2003, Paris, pp 96, 145.
47 Regesta Regnum Hierosolymitani, 1422.
48 Gestes des Chyprois, pp469-471.
Lignages d’Outremer, Documents relatifs à l’Histoire des Croisades, T XVIII, 2003, Paris, pp96, 145.
49 Marin Sanudo, Historia del Regno di Romania, fol 5. in Carl Hermann Friedrich Johann Hopf, Chroniques
Gréco-romanes, 1873, Berlin.
mais aussi aux lointains héritages de la politique matrimoniale de Manuel et aux querelles
aristocratiques byzantines du tournant des XIIe et XIIIe siècles. Narjot II de Toucy, bailli
angevin pour la Morée n’était autre que le petit fils de son homonyme Narjot de Toucy 50,
ancien régent de Constantinople, et de la fille de Théodore Branas51. Lui-même était le fils
d’Alexis Branas, et d’Agnès de France, sœur de Philippe auguste précédemment fiancée
d’Alexis II et veuve d’Andronic Comnène. Cette union avait donc pour effet de relier, par une
union personnelle, le comté de Tripoli à l’administration de la Romanie latino-angevine et, à
travers elle, à la dynastie latine de Constantinople, mais aussi à ses connexions grecques.
Enfin, Marie, sœur de Bohémond VII et de Lucie, épousa Nicolas de Saint Omer,
seigneur de Thèbes, vassal des ducs d’Athènes 52 et à travers lui des empereurs latins de
Constantinople.
Cet activisme soudain, subventionné par Charles d’Anjou, sponsor du projet de
restauration latine à Byzance53, s’explique par la percée que la diplomatie de Michel VIII est
alors en train d’effectuer dans la mouvance orientale de l’Empire. Celle-ci se manifeste par le
retour en Orient de deux patriarches grecs d’Antioche successifs, Euthyme et Théodose de
Villehardouin54. A l’arrière-plan de ces succès se trouvent l’alliance entre Byzance et les
Mongols de Perse, à proximité immédiate d’Antioche, puis les rapprochements entre l’Eglise
grecque et Rome, actés par l’Union de 1274.
Nous savons que, dans le cas de la Morée et du duché d’Athènes, anciens fiefs des
empereurs latins de Constantinople que se disputent alors Angevins et Byzantins, la lutte prit
entre autres la forme de projets de mariages concurrents55. Les candidats latins l’emportèrent,
50 Jean Longnon, L’empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, 1949, Paris, pp158, 169-170, 182185.
51 Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, 403, 413, 422-423, 426, 441.
Robert de Clary, La Conquête de Constantinople, XXI, LIII.
52 Lignages d’Outremer, Documents relatifs à l’Histoire des Croisades, T XVIII, 2003, Paris, p145.
53 Steven Ruciman, Les Vêpres siciliennes, 2008, France, 341p.
54 Revue de l’Orient Latin, T II, pp213-214.
Georges Pachymère, Histoire romaine, TI, Livre VI, I.
Georges Pachymère, Histoire romaine, TII, Livre LV, XV.
55 Marin Sanudo, Historia del Regno di Romania, fol 12v, fol 13r. in Carl Hermann Friedrich Johann Hopf,
Chroniques Gréco-romanes, 1873, Berlin.
ce qui inspira à Marin Sanudo, chroniqueur latin de Romanie du XIVe, siècle la réflexion
suivante :
Ed io penso, che dappoi, che l’Imperio Romano fù trasferito da Greci a Tedeschi, non vi
fù più Amor trà Greci e Latini. […] Ancora il detto Imperator Manuel tolse per Moglie
una Sorella del Principe d’Antiochia, e prima avea dato per moglie una Figlia d’un suo
Fratello al Rè di Gerusalem, che morse senza erede. 56
Le rappel du précédent antiochien dans le cadre de la lutte entre les empereurs
concurrents pour le trône de Constantinople rend probable que les unions contractées par la
famille d’Antioche furent proposées par le parti angevin afin de damer le pion à d’éventuelles
propositions matrimoniales de l’empereur Paléologue, reprises des mariages croisés conclus
jadis sous Manuel. Cette hypothèse est rendue crédible par la connaissance que nous avons
qu’ultérieurement, en 1294, Andronic II, le fils de Michel VIII, tenta en vain d’utiliser l’arme
matrimoniale à destination de la famille royale chypriote57, elle-même branche cadette des
princes d’Antioche.
Face à cette pression grecque, renforcée par la présence d’une impératrice grecque
comme épouse de l’il-khan mongol de Perse à partir de 1265 et par l’alliance byzantinogénoise, Bohémond VII choisit une contre-assurance matrimoniale auprès des Latins de
Constantinople en exil et de Charles d’Anjou. La famille princière d’Antioche, jouant des
ambiguïtés issues de la dispute du titre impérial entre plusieurs concurrents, reconnaissait
ainsi son appartenance à la sphère de l’Empire sans dénier leurs prétentions à aucun des
candidats, mais en cherchant de toute part le soutien nécessaire à sa survie. Malgré
l’assurance angevine fournie par son mariage, Lucie, dernière princesse en titre et comtesse de
Tripoli du fait de la mort de son frère sans enfants en 1287, dut composer avec la coalition
adverse. Son entrée dans sa principauté se fit après négociation avec Benedetto Zacharia,
capitaine génois, possessionné dans l’Empire Byzantin, et précédemment l’un des
intermédiaires décisif pour Michel VIII dans la préparation des Vêpres siciliennes. Ceci eut
lieu à Tripoli alors même que les Grecs élisaient librement un nouveau patriarche d’Antioche
(Cyrille) dans cette ville en demandant sa confirmation par le basileus. Les accommodements,
56 Marin Sanudo, Historia del Regno di Romania, fol 13 r. in Carl Hermann Friedrich Johann Hopf, Chroniques
Gréco-romanes, 1873, Berlin.
57 Chronique d’Amadi et de Stambaldi, p233.
avec le parti angevin comme avec les amis de Byzance, ne sauvèrent toutefois pas Tripoli des
Mamelouks qui la prirent en 1289.
Conclusion
Les unions entre les familles impériales de Constantinople se concentrèrent de manière
révélatrice en deux moments très particuliers. Elles furent d’abord utilisées par les Comnènes
alors qu’Antioche leur restait insoumise afin de la faire revenir en douceur dans leur giron.
Une fois ce résultat obtenu, par d’autres moyens, la multiplication des mariages sous Manuel
prend son sens comme modalité visant à faire fusionner la lignée aristocratie, désormais partie
prenante de l’Empire, avec le lignage Comnène élargi. C’est une reconduction originale d’un
processus déjà effectué par Alexis Ier pour l’essentiel des autres groupes dirigeants d’alors. La
réussite fut manifestée de manière paradoxale par la participation de la famille antiochienne à
la crise impériale des années 1183-1195 qui était avant tout une crise de la famille impériale.
La famille princière n’était plus étrangère à l’Empire.
La longue période d’abstention matrimoniale dans la relation entre Constantinople et
Antioche s’explique paradoxalement par le fait que l’appartenance de la seconde à la sphère
de la première était entrée dans les esprits. Le lien juridique n’a plus besoin d’être renforcé
par voie matrimoniale. Bohémond IV puis Bohémond V ne firent pas de difficultés pour
reconnaitre la famille impériale latine et le premier l’utilisa comme protection juridique.
L’expulsion des Francs de Constantinople en 1261 ouvre une période d’incertitude. La
dynastie d’Antioche, qui a accepté de reconnaitre le changement de 1204 ne va-t-elle pas se
rallier au nouvel empereur siégeant à Byzance ? Le retour de patriarches grecs fut la marque
de ce revirement. Pour maintenir ses prétentions à l’Empire, la famille latine en exil tenta de
de contrebattre l’influence des paléologue en se liant matrimonialement la famille d’Antioche,
favorisant ainsi le maintien de la reconnaissance de ses prétentions dans cette marge de
l’Empire. Les mariages antiochiens, summum de la manifestation de la puissance organisatrice
sous Manuel fut donc pour les empereurs latins en exil, comme elle l’avait été avant 1158
pour les Comnènes, un moyen de palier une faiblesse relative.

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