LE PROJET MUS-E® À LILLE - Enfance art et langages

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LE PROJET MUS-E® À LILLE - Enfance art et langages
LA RESIDENCE D’ARTISTE EN MILIEUX SCOLAIRE ET EDUCATIF
COLLOQUE A LYON
24-25 SEPTEMBRE 2013
LES RÉSIDENCES EN RECHERCHE
LE PROJET MUS-E® À LILLE
MARIE-CHRISTINE LE FLOCH, maître de conférences en Sociologie, Université Lille
Cette contribution aborde l’effet de l’évaluation
Nous
présentons
sur un projet d’éducation artistique qui associe
les normativités à l’œuvre en éducation, l’effet
deux artistes à un enseignant dans chacune
de
des dix classes d’une école élémentaire de la
enfants et en dernier lieu la forme scolaire en
métropole lilloise. Ce projet MUS-E® a lui-
travail.
l’expérience
ainsi
esthétique
successivement
vécue
par
les
même des effets sur les pratiques éducatives
et le développement des enfants. La question
de
l’évaluation
comprend
plusieurs
niveaux
concerne
les
par
d’analyse.
fondements
de
conséquent
Le
premier
I - Les normativités en éducation
l’évaluation,
Toute évaluation repose sur des critères.
le second ses résultats en termes de progrès
Ils s’appuient sur des normativités que l’on
pour les enfants et le troisième rend compte
peut rapporter à des univers de justice et
de modifications des cadres spatiotemporels
de grandeurs (Boltanski, Thévenot, 1991) car
et des postures professionnelles du travail
l’école se trouve au carrefour de plusieurs
éducatif.
univers normatifs. Dans un projet d’éducation
artistique,
les
artistes
et
les
enseignants
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s’appuient sur des critères différents mais
collectives,
aussi sur des compromis et des convergences.
attendent que les enfants deviennent capables
Si l’école se trouve dans plusieurs mondes
(Derouet, 2000) et on peut préciser qu’avec les
projets d’éducation artistique, les normativités
de la Cité civique rencontrent ceux de la Cité
inspirée.
Mais
l’école
se
trouve
aussi
confrontée aux injonctions de la « réussite
les
professeurs
des
écoles
de se concentrer dans l’observation ou la
comparaison d’objets ou de documents. Ils
doivent montrer de l’énergie mais, en même
temps, être capable de la maîtriser et faire
preuve
d’attention,
de
patience
et
de
persévérance pour aller au bout d’un projet.
scolaire », de productivité (taux de réussite),
Pour les artistes, la liberté est première.
de « plus-value » éducative et de réputation
Les enfants doivent oser s’exprimer selon
pour
Les
les diverses pratiques artistiques proposées,
enseignants et les enfants sont, à travers
travailler leur aplomb qui passe par l’aisance
des directives mais aussi plus largement
corporelle, la présence d’esprit et de corps,
les normes et les représentations des acteurs
le tout dans le plaisir physique et la joie
dans la Cité industrielle, la Cité marchande et
d’un accomplissement.
leur
école
et
leur
quartier.
la Cité du renom, pour reprendre ces mêmes
catégories. Le bien commun et la citoyenneté
visée se présentent donc davantage comme un
problème que sous la forme d’une évidence.
Différentes normativités travaillent ainsi les
critères d’évaluation et la Cité par projet sert
de référence commune.
L’évaluation se présente au fond comme celle
d’une dynamique en cours, tenant compte des
étapes de son développement.
L’observation
régulière
en
atelier
montre
des différences mais aussi des convergences
dans l’expression de ces critères. Elles portent
sur la place du plaisir, le rôle des émotions,
les normes d’expression et de participation.
Pour les artistes, le plaisir apparait comme
une fin en soi et se confond d’une certaine
manière avec celui de la réalisation d’une
œuvre. Pour les enseignants, il s’agit plutôt
d’un « carburant » qui soutient des efforts, prix
Tels qu’ils sont formulés par les enseignants et
à payer de la satisfaction. L’émotion, force
les artistes, les critères d’évaluation ont leurs
d’inspiration pour les artistes, reste associée,
spécificités. Au-delà des apprentissages du
pour les enseignants à l’émotivité et à la
socle de compétence et du respect de règles
timidité. Pour les artistes, le plaisir du jeu et
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de l’activité se confond avec la motivation.
scolaire, se donner ses propres règles pour
L’exaltation des sens engendre la création
une autonomie et la formation d’un jugement
comme par la magie. L’émotion est intégrée
éduqué.
à l’action créatrice, performance en elle-même.
d’expression,
Pour les enseignants, le plaisir motive l’effort
d’implication apparaissent clairement comme
consenti pour un objectif de réussite et de
normativités contemporaines de l’éducation.
valorisation du travail réalisé. Ce dernier passe
par l’expression des désirs et la recherche
de cette réussite mais aussi par la maîtrise
Les
normes
de
d’authenticité,
participation
voire
C’est en fonction de cette normativité négociée
et ajustée que sont saisis les progrès pour
les enfants.
de l’émotivité.
Pour les artistes, l’expression et la participation
reposent sur l’estime de soi et un mieux-être
de l’enfant. On peut parler d’une individuation
II - Des progrès pour les enfants
réussie fondée sur la confiance en soi et
Au cours de la recherche nous avons pu saisir
la capacité à se donner ses propres normes,
l’expérience esthétique des enfants à travers
selon une injonction à l’authenticité (Taylor,
des moments de révélation, révélation de soi, à
1991) dans le travail de création. Pour les
soi
enseignants, il faut se montrer expressif,
une perspective d’inspiration hégélienne qui
créatif et se situer en s’intégrant dans un
peut être illustrée par la relation amoureuse.
collectif, selon une norme de participation.
Cette expérience débouche sur de nouvelles
Les
dispositions à travers l’ouverture de l’espace
normes
d’expression
sont
celles
de
formulations correctes, de résultats clairs et
acceptables, pendant que la démarche et le
regard
artistiques
accordent
toute
leur
importance au brouillon et à l’élaboration.
à
travers
le
regard
d’autrui,
selon
personnel et social de l’enfant.
Les savoirs existentiels, comme les définit
Merleau-Ponty
renvoient
à
une
certaine
manifestation de la vérité de soi, une capacité
On peut ainsi saisir une convergence autour
sensible de l’enfant à se révéler, à oser se
d’un
normatif :
montrer sous un jour inédit. Ce type de savoirs
il « faut » sortir de la gêne (effacement,
soutient l’enfant dans l’affirmation de son
moqueries,
identité personnelle. Ces savoirs traduisent une
compromis
qui
masques)
devient
et
de
l’angoisse
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certaine qualité à être, une perception et
À la suite des philosophes, la sociologie de
une attention particulière, la découverte d’une
la construction de l’identité sociale a insisté sur
harmonie dans un processus créatif, la capacité
le « caractère interlocutoire » du moi et cela
de faire, de choisir, de s’exposer. Mathéo par
tout au long de la vie. Cette dimension
exemple qui était absent de toute implication
dialogique de l’identité constitue l’une des
scolaire a pu oser exprimer un avis, choisir
trois vecteurs de la construction identitaire
un thème, des partenaires et se laisser porter
avec la dimension pragmatique (savoir en
par la musique. Clément a pu sortir d’un
action) et la dimension narrative (se dire se
trouble sévère.
raconter) (Ricœur, 1990). Ces trois dimensions
L’expérience
du
succès
personnel
a
une
dimension narcissique mais elle réside aussi
dans le fait de se sentir relié à quelque chose
sont présentes dans les expériences vécues par
les enfants dans le projet MUS-E® tel qu’il se
déroule dans cette école.
qui dépasse l’expérience ordinaire, quelque
La reconnaissance de leurs qualités donne
chose que l’on contemple et qui change
de l’audace aux enfants. Ceux-ci prennent des
le regard que l’on porte sur soi. Au lieu de se
risques et montrent un nouveau rapport aux
sentir menacé par des regards qui jugent,
étapes de réalisation d’un objectif. Cette
on peut montrer de nouvelles dispositions,
boucle vertueuse rend à nouveau possible
connaître un succès et se sentir porté par
une pédagogie des erreurs qui deviennent
l’admiration des autres. L’apparition de ces
des étapes. Inévitables et nécessaires dans tout
dispositions nouvelles ouvre l’horizon, change
apprentissage, elles sont surmontées à la
le point de vue. Un voile se lève sur un monde
faveur de ces progrès scolaires académiques
que l’on découvre : celui de formes nouvelles,
ou non académiques. Leur prise en compte est
de signes non perçus jusque-là, de couleurs
inégale
inhabituelles, un monde de relations jusque-là
standardisées mais on peut les saisir par un
inaccessibles
Lila
suivi des parcours montrant, par exemple,
initialement en échec est devenue leader de sa
l’excellence en dessin de Clément. En outre,
classe pour les apprentissages depuis qu’elle
les enfants ont pu décrire par eux-mêmes
est reconnue pour ses qualités.
certains de leurs progrès :
ou
incompréhensibles.
dans
le
cadre
des
évaluations
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de ces singularités fait partie des normativités
Evaluation de compétences par les
enfants eux -mêmes
« Nous
avons
différentes
appris
matières
à
manipuler
–plastique,
tissus,
carton, papier terre-, à utiliser un pistolet à
contemporaines, l’expression et l’affirmation
personnelle des enfants ne se prêtent pas
nécessairement à l’orchestration demandée
aux éducateurs dans le contexte scolaire.
colle sans se brûler, à coudre sans se
piquer, à découper avec un cutter, à
peindre en dosant la quantité de peinture,
à nettoyer et à ranger les pinceaux ».
« Nous avons appris à travailler seul, à
Dans le contexte d’une école, les cadres
habituels du travail quotidien bougent au cours
du déroulement des ateliers.
aider les camarades et à aller jusqu’au
bout- d’une idée- ».
III- Les cadres scolaires en travail
Le travail de création est aussi collectif,
il invite à sentir l’interdépendance ainsi que
la place trouvée et occupée dans un groupe.
Au cours d’un projet de classe, un bagage
de sens commun se constitue et devient une
Le travail conjoint d’éducation des enseignants
et des artistes transforme l’espace solaire,
ses rythmes ainsi que les rôles inscrits dans
les relations pédagogiques.
véritable culture de la classe. Cette culture
L’espace des ateliers invite au mouvement aux
commune permet de transcender bien des
gestes plus spontanés et aux actes de parole.
conflits ou moqueries, à travers des références
Le projet Muse dans l’école où s’est déroulée la
à ce qu’on a vécu ensemble (connivences,
recherche, est l’occasion d’une réappropriation
private jokes). La circulation des savoirs facilite
des locaux scolaires. Les ateliers peuvent se
ainsi la régulation des relations.
dérouler dans les salles de classe, dehors (il y a
Pour conclure ici, l’expérience esthétique et
trois cours), dans les salles vides d’une
la possibilité de la partager fait sauter des
ancienne école contiguë, à l’extérieur (land art
verrous. Les progrès sont constatés dans les
par
livrets de compétences. Des enfants peuvent
intermédiaires (atelier photo dans un hall).
retrouver
Les
le
cours
de
leur
construction,
exemple)
cadres
ou
temporels
dans
des
des
espaces
séquences
et
personnelle pour chacun d’entre eux, selon
du rythme scandé par les récréations et les
une logique propre à l’équation singulière de
sonneries sont maintenus mais ne sont pas
leur trajectoire. Pour autant, même si le respect
systématiquement
pris
en
compte
dans
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le déroulement des ateliers. Ces configurations
s’ajuste
nouvelles sont propices au mouvement plus
de création. Ce ré-ancrage de l’apprentissage
libre des enfants et invitent à des formes
dans le cours de l’action ou de la fabrication
nouvelles
desserre des contraintes habituelles du rythme
physique
apprendre
d’expression :
et
la
sonore
occuper
d’une
discrétion
l’espace
grande
dans
un
salle,
couloir
quand les autres classes ont besoin de calme
pour travailler.
les artistes interviennent en coprésence ou
de manière séparée selon le projet et l’état
d’avancement de ce dernier. Par exemple dans
l’écriture d’un conte dramatique destiné à être
mis en scène, la comédienne prend des demiclasses dans la phase d’invention et d’écriture
dictée, puis la classe entière travaille en
répétition, en présence de l’enseignante et
de la comédienne.
source
dans
le
occasionnelle
travail
d’ennui
ou
de précipitation infructueuse.
Avec MUSE, « on peut respirer à fond », une
Le
temps
celui
de
de
la
l’inspiration
patience
et
est
de
également
l’adaptation
des interventions en fonction des progrès
de chacun et de la progression d’ensemble.
En bousculant les cadres de la forme scolaire,
le
projet
d’éducation
artistique
modifie
les prises de rôle et les styles de relation
pédagogique.
Les ateliers d’éducation artistique fonctionnent
comme une invitation à sortir des rôles prescrits
Le temps de l’inspiration est aussi celui d’une
nouvelle respiration.
temporalités
scolaire,
l’implication
enseignante CP
Au cours de ces ateliers, les enseignants et
Les
à
ou à changer de style. En coprésence directe,
continue ou
sont
modifiées
occasionnelle, à
l’épreuve de
par
relations imprévues, des professeurs d’école et
l’intervention partagée des enseignants et des
des artistes opèrent un nouveau réglage dans
artistes. Finir un dessin, obtenir un résultat
leurs
individuel (maquette) ou collectif (scénette
demeurent
à savoir par cœur, bien interprétée) devient
professionnelle initiale. D’autres, à l’inverse,
plus important que l’heure de la montre ou
laissent évoluer leur pratique au gré de la
le temps de récréation. Cela ne supprime pas
situation. Travailler ensemble produit divers
le besoin de pause rappelé par l’état de
ajustements et modifie, au fil du temps, l’activité
concentration des enfants qui, cependant,
et l’idée que chacun se fait de son métier.
interventions.
attachés
Certains
à
d’entre
leur
eux
identité
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Actes du colloque
Parmi les rôles prescrits, ce qu’on appelle
davantage de la conduite d’un atelier. Enfants
la
révélatrice
et adultes sont en effet sur un pied d’égalité
des rouages de la forme scolaire. Selon
dans une expérience esthétique qui bouleverse
les contextes, une force de rappel est exercée
les représentations les plus répandues sur le
par les enfants ; elle implique sa prise en
développement
charge. Assurer la discipline permet de libérer
métaphore de stades ordonnés.
régulation
normative
est
l’autre intervenant qui peut alors se consacrer
à l’initiation artistique ou technique. Incarner
ce rôle peut être vécu comme une manière de
tenir sa place, de rester maître de la classe.
Mais il peut aussi être endossé à contre cœur,
comme une corvée qui prive l’adulte du plaisir
d’une participation plus spontanée. À certains
moments de fort engagement des enfants,
cette force de rappel disparait et la régulation
peut
être
abandonnée
pendant
l’activité.
De même, la transmission des consignes et
l’évaluation des résultats, tâches ponctuées de
critiques ou d’encouragements, peuvent faire
l’objet d’une redistribution émotive et affective
du travail d’éducation.
L’école
en
des
France
enfants,
n’en
finit
selon
pas
une
de
se
réconcilier avec le corps et les sens longtemps
séparés des œuvres de l’esprit. L’expérience
esthétique sensible peut modifier la perception
que l’on a du monde et des autres. Le suivi
du parcours des enfants montre des moments
de
révélation
qui
se
traduisent
par
une
ouverture de leur espace personnel et social.
Les
postures
de
moquerie
peuvent
ainsi
évoluer vers le respect de qualités différentes
et l’accès à de nouvelles dispositions enrichit
la subjectivité. L’éducation artistique milite
sans réserve pour le respect des singularités et
du
développement
personnel
mais
pose
également le problème de leur mise en
Avec le projet MUS-E on voit bouger la forme
musique
en
déplaçant
la
question
scolaire. Le plus souvent, les adultes gardent la
renouveau dans l’éducation morale.
d’un
main mais il arrive que des enfants s’emparent
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B i bl iog ra ph i e
Baeza C., Le Floch M-C., Loeffel L., Nosalik P., Perugorria C., 2013, Effets de l’éducation artistique à
l’école. Exemple du projet MUS-E, Rapport pour l’association Courant d’Art, Université de Lille III, PROEORCeRIES, Dec, 2013.
Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur. Gallimard, Paris.
Derouet J-L. (Dir.), 2000, L’école dans plusieurs mondes, D Boeck Université, Bruxelles.
Taylor C., 1991, Le malaise de la modernité, Cerf Humanités, Paris.
Taylor C., 1998, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Seuil, Paris.
Ricœur P., 1990, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.
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