Le_remede_et_le_poison_308600 1..544

Transcription

Le_remede_et_le_poison_308600 1..544
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 15/544
Livre I
DÉCEMBRE 1951
Cet après-midi-là, le docteur Friedrich était encore à
bien des années de connaître ses premières phaseschaussettes. Son front ne portait aucune cicatrice, et,
loin de se dégarnir, il était barré par une épaisse mèche
châtain. Will, comme on l'appelait alors, trente-trois
ans, assistant de psychologie à Yale pas encore titulaire,
ambitieux, surmené, l'œil cave, avait quatre enfants,
une hypothèque sur sa maison, et quatre-vingt-sept dollars sur son compte en banque pour attendre la paie.
On était à la veille des vacances de Noël. Une masse
d'air arctique qui vous engourdissait la boîte crânienne
avait chassé du ciel toute bestiole à plume. La température stagnait autour de moins dix depuis le début de la
semaine. Il gelait à pierre fendre et, la veille, il était
tombé au moins trente centimètres de neige en onze
heures dans New Haven.
Sa voiture, qui n'était autre qu'une vieille ambulance
De Soto de 1938 tout à fait monstrueuse – sa femme la
surnommait la Baleine Blanche –, avait refusé de démarrer. Le tramway qu'il avait dû prendre pour se rendre à
l'université avait une heure de retard, et quand il était
enfin descendu à son arrêt, près du campus, il neigeait
de nouveau.
15
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 16/544
Le vent soufflait en rafales. Ses yeux pleuraient. Des
flocons acérés s'engouffraient dans son pantalon, et il
regrettait de ne pas avoir écouté sa femme, qui lui
avait dit de mettre un caleçon long. Les blocs de sel
avaient transformé les trottoirs verglacés en pataugeoires et, deux rues avant d'aborder la dernière portion de sa marche forcée, l'un de ses caoutchoucs se
mit à prendre l'eau. La semaine précédente, Nora lui
avait dit de les remplacer. Une eau glacée remplissait
peu à peu le caoutchouc, s'infiltrant dans sa chaussure,
faisant « flic-floc » entre ses orteils engourdis : pourquoi donc n'avait-il pas écouté sa femme ? Pour économiser un dollar sur des caoutchoucs en les faisant
durer un hiver de plus, il venait de bousiller ses seules
chaussures convenables, moyennant quoi il lui faudrait
à présent non seulement racheter des caoutchoucs,
mais claquer cinq dollars dans une paire de richelieus.
Dans sa hâte de se mettre à l'abri, et son impatience
de voir son avenir advenir, il commença à courir. Son
humeur s'allégea au fil de sa course. Le froid le faisait
toujours larmoyer, mais du moins avait-il le sourire en
se rappelant l'époque où les jours de neige étaient des
jours de liesse.
Il se sentit plus optimiste quant à la journée qui
l'attendait lorsque, entrant dans le bâtiment, il fut
accueilli par une brigade de seaux et de corbeilles à
papier destinés à recueillir l'eau qui gouttait du plafond.
Wally, l'homme de service, leva les yeux de son balai
pour lui dire : « Les canalisations ont éclaté, les cours
sont annulés. »
Tout en parcourant le hall dans un joyeux « flicfloc », il entreprit d'organiser des mini-vacances pour
sa femme et ses enfants. Il allait appeler Nora pour lui
dire de passer leurs combinaisons de ski aux petits. On
sortirait la vieille luge en plastique du garage, et en
16
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 17/544
route ! Au retour, on préparerait du chocolat chaud, et il
leur lirait Un conte de Noël, ou Peter Pan, ou encore…
Avant qu'il ait décidé sur quel conte de fées terminer
la journée, il s'aperçut que, si les couloirs étaient désertés par les étudiants, les bureaux bruissaient au contraire
de psychologues de tous rangs et de toutes chapelles
– cliniciens, psychopathologues, béhavioristes, néobéhavioristes, humanistes, psychanalystes – qui travaillaient d'arrache-pied à leurs notes de recherches,
leurs projets, leurs demandes de fonds et leurs expériences, pendant que lui ne songeait qu'à faire de la luge.
En 1951, Yale était la Terre promise des psychologues. Les meilleurs d'entre eux, les plus brillants,
jouaient des coudes et des stratégies pour venir à New
Haven. Friedrich avait ressenti comme un privilège,
voire une aubaine, d'y être nommé chargé de cours
après guerre. Le docteur Hugo Cunningham, chef du
département, l'avait accueilli avec d'autres nouveaux
arrivants, lors d'un pot de rentrée, en leur précisant :
« Ce département se flatte d'être un sanctuaire ouvert,
éclectique, exempt de compétition, où les chercheurs,
quel que soit leur grade, titulaires ou pas, peuvent faire
entendre leur voix et s'engager dans la grande bataille
qui est la nôtre, démonter, démystifier les rouages de la
nature humaine, avec ses arcanes. »
Friedrich l'apprit par la suite, le docteur Cunningham
avait travaillé dans le renseignement pendant la guerre.
Le département de psychologie était peut-être un sanctuaire pour certains – et c'est d'ailleurs l'impression
qu'il avait eue lui-même au début –, mais à présent il lui
faisait l'effet d'une tour d'ivoire sans issue pour le gratin des chercheurs.
À son arrivée, il s'était dit, comme tous ses collègues,
que s'il continuait de s'affûter l'esprit son éclat éclipserait celui de ses voisins. Mais ce n'était pas si simple.
Avec cette pléthore d'intellects aigus s'exerçant en vase
17
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 18/544
clos, il fallait se protéger sans paraître sur ses gardes.
La particularité du département de psycho, ce qui y
exaspérait la compétition par rapport à d'autres milieux
professionnels classiquement élitistes, c'est que chacun
s'y savait observé par ses pairs, arbitres de la normalité
des conduites et des êtres.
Quant à s'illustrer, il y avait beaucoup d'appelés et
peu d'élus : un ou deux d'entre eux par décennie découvraient une théorie si novatrice, si extraordinaire, si irréfutable que leurs rivaux eux-mêmes devaient s'incliner
devant leur supériorité cérébrale. C'était à ce prix qu'on
devenait professeur des universités. Faute de quoi, il ne
restait qu'à attendre que le titulaire de la chaire qu'on
briguait prenne sa retraite, meure, ou sombre dans la
dépression nerveuse.
Lorsqu'il arriva à l'escalier, au bout du couloir, il
avait remisé la luge. Il reniflait la présence des éthologistes au sous-sol, en train de pontifier devant leurs
classes parmi le grouillement des rats. Son ami Jens
prétendait avoir appris à ces bestioles le sens du partage. Will était en train de savourer l'idée quand un cri
arraché à la chimpanzé Molly retentit dans les profondeurs.
En montant l'escalier, il échangea un signe de tête
avec un praticien renommé qui ne se coupait jamais les
poils du nez, portait des chaussettes désassorties, et laissait courir le bruit qu'il aurait eu une liaison avec
Garbo, venue le consulter pour une légère agoraphobie.
À Yale, il y avait des excentricités qui faisaient bien
dans le décor.
Le troisième étage accueillait le chef du département
et ses protégés. Le chef dirigeait un programme intitulé
« Communication et persuasion ». Pendant la guerre,
tous ces chercheurs avaient travaillé dans la même
unité, s'efforçant d'influencer l'opinion publique par le
biais de messages subconscients. Depuis, ils avaient
18
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 19/544
constitué un orchestre de musique de chambre qui se
produisait le week-end.
Friedrich avait son bureau au quatrième étage, avec
les psychologues qui s'étaient distingués de la horde en
maîtrisant l'art nébuleux des statistiques. Lui et les
autres jeunes psychométriciens mercenaires louaient
leurs talents non seulement au département de psychologie, mais aussi aux psychiatres de la faculté de médecine. Leur capacité à mettre en chiffres la condition
humaine les rendait indispensables. C'étaient eux qui
définissaient les règles et tenaient la marque du jeu qui
se jouait chez les psys. Or Will voulait être davantage
qu'un comptable de la pensée.
Certains de ses collègues se spécialisaient dans la
mesure du QI, de la mémoire, de la sénilité. Lui, il avait
été recruté pour avoir mis au point une échelle d'évaluation pendant qu'il était dans l'armée de l'air, basé dans
l'Illinois ; on s'en servait pour déterminer si la démence
du patient s'aggravait, si son moral remontait ou baissait. Même ceux des collègues qui le trouvaient insolent, mal dégrossi, et l'accusaient de faire le complexe
du cambrousard, reconnaissaient que son échelle pouvait apporter la preuve, nécessaire pour convaincre le
département, qu'ils étaient sur la bonne voie.
Le jour où elle avait été publiée, il avait éprouvé une
fierté inconnue depuis l'âge de douze ans. (Cette annéelà, il avait réussi, en vendant des œufs sur le bord de la
route, à racheter au voisin le poney de la maison que sa
mère s'était empressée de lui céder en cette première
année de la Dépression.) Nora et lui étaient allés manger chinois pour fêter l'événement. Il y avait tout de
même un hic : les cinq premières années, l'échelle de
Friedrich n'avait prouvé qu'une seule chose : quatrevingt-quinze pour cent des patients traités par les psychologues et les psychiatres ne voyaient pas leur état
s'améliorer ; au contraire, la plupart ne s'en portaient
19
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 20/544
que plus mal. Bien entendu, il évitait soigneusement le
sujet dans le département…
L'été précédent, un neurologue lui avait demandé de
venir à Columbia pour l'aider à chiffrer les données
prouvant que les lobotomies étaient des traitements
aussi barbares qu'inefficaces. Friedrich avait donc fait
passer ses tests aux patients ayant subi ce qu'on appelait
une « lobotomie de précision ». Pour obtenir un instantané plus clair des dégâts, il complétait les tests en
posant à ceux qui étaient sous anesthésie locale une série
de questions de calcul simples pendant que le scalpel
leur entamait le lobe frontal. « 1 et 1 ? 2 plus 3 ? Vous
pouvez compter à l'envers à partir de 100 ? »
Il revoyait le visage d'une adolescente aux boucles
brunes que ses parents avaient condamnée à la neurochirurgie : ayant découvert qu'elle avait contracté la
syphilis à Wellesley, ils l'avaient envoyée à l'asile. Peu
après son admission, elle avait tenté de se suicider.
« 88, 87, 86, 8… » Il l'entendait encore compter durant
les quelques secondes d'autonomie qui lui restaient,
puis marmonner dans un soupir : « Qu'est-ce qui vient
après… ? »
Ses découvertes ne l'avaient pas rendu populaire
auprès des professeurs et docteurs de Yale, adeptes par
pur opportunisme de la lobotomie. Il savait bien que les
statistiques établies par ses collègues et lui mettraient tôt
ou tard les lobotomistes au chômage. Mais il ne se sentait pas moins coupable d'avoir posé ces simples questions de calcul à une adolescente pendant qu'on entrait
par effraction dans son crâne pour lui voler son âme.
Certes, ce n'était pas lui qui l'avait opérée, ni qui avait
prescrit l'opération ; pas lui non plus qui l'avait jetée
chez les fous. Il n'avait pas incisé son cerveau, la chose
se serait faite même s'il n'avait pas été là. Mais il l'avait
regardée se produire sans rien faire pour l'empêcher. Et
ça, ça le turlupinait.
20
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 21/544
Il se débarrassa de son imper, de ses caoutchoucs, et
s'affala dans le fauteuil de son bureau. Il y avait bien
une demi-douzaine de projets de recherche qu'il aurait
pu démarrer. Il avait ainsi caressé l'idée d'étudier les
enfants adoptifs, la sénilité, ainsi que d'autres pans obscurs de la santé qui auraient gagné à recevoir le coup de
projecteur de son intelligence ; mais son ego ne pouvait
s'empêcher de croire que mûrissait en lui l'idée du
siècle pour remédier à la folie du monde.
En tendant la main vers un carnet pour prendre des
notes, il fit tomber un crayon. C'était une avance sur
Noël, cadeau du chef de département ; il portait gravé
sur sa gaine : « Publier ou périr. » Il le cassa en deux,
enfila le caoutchouc qui prenait l'eau et reprit son imper.
Quand il se précipita au-dehors, Wally était toujours
en train de regarder par la fenêtre, et au moment où il
franchissait la porte il lui lança :
« Où courez-vous comme ça, docteur Friedrich ?
– Je vais acheter des cadeaux de Noël pour mes
gosses.
– Ça fait plaisir de voir que tout le monde ne perd
pas la boule. »
*
* *
Se faisant l'effet d'un fou échappé de l'asile, il prit
la rue principale en sifflotant pour accompagner l'orchestre de l'Armée du Salut et s'engouffra dans la
porte à tambour du premier grand magasin qu'il trouva.
Il n'eut aucun mal à repérer le rayon enfants ; le renne
articulé qui caracolait sur les toits d'un palais rococo
digne de Louis de Bavière lui parut du plus bel effet,
mais les jouets le déprimèrent.
Ceux d'un prix abordable étaient en plastique, ou lui
donnaient l'impression d'avoir été assemblés par un
21
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 22/544
travailleur clandestin portant des mitaines. Il y avait par
ailleurs des articles hors de portée de sa bourse, mais
qu'il aurait aimé trouver au pied du sapin quand bien
même il serait né fille : une panoplie de petit chimiste,
déclarant contenir « le nécessaire pour pratiquer de
vraies expériences scientifiques chez soi » – un poste à
galène en kit, auquel ne manquait pas même son fer à
souder. Toutefois, lorsqu'il ouvrit la boîte, il découvrit
un assortiment de produits chimiques comme on en
trouve sous l'évier de la ménagère, à peu près pour cent
sous de fil électrique, un genre de planchette ainsi qu'un
fer à souder dont on pouvait garantir qu'il déclencherait
un incendie.
Une vendeuse vint lui taper sur l'épaule :
« Vous avez ouvert la boîte.
– Excusez-moi, je voulais voir ce qu'il y a dedans.
– Mais c'est indiqué sur l'emballage en plastique.
– Ouais, seulement je voulais voir moi-même.
– D'accord. Eh bien cela vous coûtera huit dollars
cinquante-quatre. »
*
* *
À présent, il se trouvait au bar du club des professeurs, s'étant prescrit une bière, et il s'appliquait à penser à « des choses agréables », comme aurait dit sa
mère ; en d'autres termes, il tentait de se remonter le
moral avant de reprendre le tram pour rentrer chez lui. Il
se sentait contagieux. À l'écoute de lui-même sans être
égocentrique, il ne voulait pas voir son humeur chagrine
contaminer les siens.
Puisqu'il n'avait pas les moyens d'offrir ce qu'il
aurait voulu à ses enfants, il allait leur fabriquer quelque
chose qu'ils n'oublieraient pas de sitôt, un objet mémorable, un de ces souvenirs qu'il aurait bien voulu avoir
22
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 23/544
lui-même. Il irait à la scierie, achèterait du bois, des
clous, des petites charnières en laiton, de la colle, et il
leur construirait une maison de poupée. Ce serait surtout
un cadeau pour les filles, mais ses deux fils, deux et trois
ans, étaient trop petits pour se sentir court-circuités ou
émasculés par ce choix. Oui, une magnifique maison de
poupée, à deux étages, avec des fenêtres assez vastes
pour pouvoir y glisser une petite main, et des planchers
amovibles, pour que sa progéniture perçoive les trois
dimensions et développe sa représentation de l'espace.
Mais le docteur Friedrich n'avait pas construit la moitié de sa maison de poupée dans sa tête qu'il commença
à la démolir : il voyait ses filles se la disputer le matin
de Noël, son fils Jack s'étouffer avec l'un des petits
arbres en plastique qu'il aurait plantés devant. Jack portait tout à la bouche, et la semaine précédente il avait
failli s'étrangler avec une bille d'agate.
Méditant toujours sur la boîte où il se trouvait enfermé
lui-même, l'esprit du docteur abandonna la maison de
poupée et tenta de tromper sa mélancolie en se construisant un avenir tout neuf. Rien ne l'empêchait de quitter
Yale. Pourquoi ne pas exporter son doctorat de psychologie dans une branche où il paierait mieux : la publicité ?
Saisi d'un vertige passager sur son tabouret de bar, il
se vit travailler dans une agence de Madison Avenue. Il
habiterait un loft dans Park Avenue ; grâce à sa clairvoyance, il saurait exploiter les humaines faiblesses,
créant des campagnes de pub subliminales, élaborant
des questionnaires tortueux pour induire le consommateur à révéler ce qui le décidait à payer plus cher son
papier hygiénique.
Lever l'ancre, et chercher le filon… Qu'est-ce qui me
retient ? Ce qui me retient, c'est que j'ai trente-trois ans,
une femme, des enfants. Que j'ai passé l'âge de me lancer dans une nouvelle carrière ; et quand bien même, ça
supposerait de repartir au bas de l'échelle. Jamais je
23
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 24/544
n'aurais les moyens de vivre à Manhattan. En outre, il
n'avait pas plus envie de devenir publicitaire que de
vendre sa compétence à Wally et aux fondations qui
acheminaient l'argent de la CIA aux jeunes cerveaux de
Yale.
Le docteur Friedrich tâcha de se rappeler pourquoi il
était devenu psychologue. Avec deux bières de mieux,
ou en présence d'un public, il s'en serait tiré par cette
pirouette non dénuée de vérité : « C'était la Crise,
j'avais pas les moyens de me payer la fac de médecine
pour devenir un vrai médecin. »
Sur le moment, il pensa plutôt à sa mère, à Homer,
son frère aîné, et à cette autre institution où elle avait
expédié son premier-né le lendemain du jour où il était
lui-même parti en première année de faculté. Il lui avait
fallu attendre de rentrer chez lui pour Thanksgiving
pour découvrir ce qu'elle avait fait de Homer, dans la
chambre duquel elle était en train de pratiquer une
séance, étant devenue adepte de Mme Blavatsky et de
la théosophie. Quant à lui, il avait mis cinq jours pour
rallier en auto-stop l'hôpital psychiatrique du New
Jersey, à Trenton. Il y avait découvert Homer en train
de jouer de l'harmonica dans une salle grillagée, tandis
qu'une femme nue – en qui il diagnostiquait rétrospectivement une classique schizophrène – s'appliquait à
peindre avec ses propres excréments.
Homer ne semblait pas avoir souffert de sa situation
jusqu'au moment où il avait tourné la tête. Toute la
partie gauche de sa mâchoire était enfoncée ; on aurait
dit qu'on lui avait rentré une truelle dans la bouche.
C'est que le docteur Cotton, directeur de l'hôpital, lui
avait retiré une demi-douzaine de dents sur la foi de sa
théorie, jouissant d'une vaste diffusion et d'un large crédit, selon laquelle les bactéries générées par la dégradation des dents et de l'intestin grêle étaient cause de
démence précoce.
24
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 25/544
Le docteur Cotton se disposait à charcuter Homer et
son intestin grêle le lendemain même. Faire sortir son
grand frère avant cette intervention coûta à Will tout
l'argent qu'il devait consacrer à ses études. Il ne savait
pas pourquoi Homer n'arrivait pas toujours à écrire son
propre nom et trouvait normal de se balancer trois,
quatre heures durant en répétant à satiété la même
phrase, par exemple « S'il pleut pas, t'as pas besoin de
parapluie ». Il n'aurait pas su dire s'il était devenu psychologue pour soigner son frère ou pour pardonner à sa
mère ; ce qu'il savait, en revanche, c'est qu'il n'était
parvenu ni à l'un ni à l'autre.
En cet instant précis, il pensait surtout à ce qui lui
avait fait perdre la foi en la psychanalyse – cette exhumation des vieilles blessures, cette déconstruction des
rêves, cette dissection des fantasmes et des choix de
termes –, à savoir que, après toutes ces années d'autoanalyse, il n'était pas plus heureux d'un iota. Épuisé,
vidé de son énergie, se satisfaisant mal de passer sa vie
à gratter ses propres croûtes, il aurait voulu guérir ses
patients, et non les écouter saigner. Le saignement de sa
propre tête lui suffisait amplement.
À la table derrière lui, des rires fusaient. Une bande
de profs de Yale étaient en grande délibération dans un
nuage de fumée de cigarettes. Il les avait déjà vus au
club. Ils réquisitionnaient toujours la même table.
Étaient-ils arrivés pendant qu'il construisait sa maison
de poupée ou pendant qu'il pensait à Homer ? Toujours
est-il qu'ils en étaient à leur deuxième tournée de cocktails, et qu'ils avaient l'air de s'amuser beaucoup plus
que lui.
Les cinq professeurs assis à cette table appartenaient
à une sous-catégorie d'universitaires que la femme de
Friedrich appelait les « PUN », « professeurs d'université nantis » – par héritage ou par mariage. Leurs
voyelles étaient polies par les internats chic ; ils allaient
25
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 26/544
nager et jouer au tennis au New Haven Lawn Club et
envoyaient leurs enfants dans une école privée du nom
de Hamden Hall ; ils partaient en « villégiature » dans
des lieux dont Friedrich ne soupçonnait pas l'existence
avant de s'installer sur la côte Est, et où, a fortiori, il
n'aurait jamais rêvé de se faire inviter. Ils se flattaient
de connaître des Noirs célèbres, de compter des juifs
parmi leurs meilleurs amis, de signer des pétitions
contre McCarthy et d'adorer l'art abstrait. La combinaison de ces traits leur inspirait un sentiment de supériorité sur le snob de base et a fortiori sur Friedrich et le
reste du monde.
Le seul visage de cette bande sur lequel Friedrich
pouvait mettre un nom était celui du docteur Winton.
Quand bien même elle n'aurait pas été la première et
d'ailleurs la seule femme à enseigner la psychiatrie à la
faculté de médecine de Yale, Bunny Winton ne serait
pas passée inaperçue. Elle mesurait plus d'un mètre
quatre-vingts, tresse comprise, une natte rousse lovée,
serpentine, sur le haut de sa tête. À quarante ans, elle en
paraissait dix de moins ; le teint blanc et diaphane
comme du lait écrémé, elle ne sortait jamais sans chapeau. Pendant que ses collègues buvaient des cocktails,
elle absorbait une tasse d'eau chaude, ayant apporté ses
sachets de thé. D'une élégance sobre dans ses tailleurs
de tweed, elle portait cependant – pour le cas où on
n'aurait pas repéré sa singularité au milieu de cette
tablée d'hommes qui faisaient profession d'originalité –
une grenouille d'or précolombienne en sautoir, au bout
d'un lien de cuir.
« Le meilleur Martini du monde ? lança un homme
vêtu d'un costume à chevrons.
– Au 21, fanfaronna un autre, qui nettoyait ses
lunettes avec le bout de sa cravate – orange et noir, pour
que nul n'ignore qu'il sortait de Princeton.
26
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 27/544
– Le 21, c'est pour les touristes. Moi je dis au Bath
and Tennis, à Newport.
– Au Harry's Bar. »
Le docteur Winton avait parlé la dernière. Le seul
Harry's Bar que Friedrich connaissait se trouvait à
Evanston, Illinois. Elle précisa :
« Place Saint-Marc, à Venise. » Elle venait d'avoir le
dernier mot sans même lever les yeux de l'article qu'elle
lisait dans The Lancet. « Ils ont le dosage : un dixième
de vermouth pour neuf dixièmes de gin. »
Les relents de fric qui émanaient des autres atteignaient chez elle un degré irrespirable.
« Qu'est-ce que tu en sais, Bunny ? Tu bois pas une
goutte d'alcool !
– Mais mon père, si. Et puis, il n'est pas nécessaire
de partager une faiblesse pour l'apprécier chez autrui. »
Le jeu l'ennuyait. Elle n'y avait participé que pour
rappeler à ses vieux potes autour de la table qu'elle pouvait les battre sur leur propre terrain.
Un professeur d'histoire qu'il avait vu klaxonner sur
le campus dans une voiture de sport rouge décapotée
même sous la pluie passa avec sagacité au point suivant :
« Les gens les plus heureux du monde ?
– Tu veux dire à part nous ? »
Comme tout le monde autour de la table avait éclaté
de rire, Friedrich articula silencieusement le mot
« connard » et demanda l'addition.
« Les pompiers. Ce sont des héros, tout le monde les
adore, et ils ont la chance de passer trois semaines sur
quatre loin de leur femme.
– Ça compte pas, Fred, protesta Bunny Winton.
– Qu'est-ce que tu racontes ? demanda le professeur
d'histoire.
– Les femmes ne peuvent pas être pompiers. Tu as
bien dit “les gens” ? »
27
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 28/544
Le docteur Winton souleva sa tasse vide pour réclamer de l'eau chaude.
« Pourquoi ? Les femmes sont des gens ? »
Les autres professeurs trouvèrent la pique à hurler de
rire.
Bunny se mit à rire, non pas de cette réplique, mais
de celle qu'elle préparait :
« On est comme vous, les gars, en plus futées, et
croyez bien que s'il y avait moyen de se passer de vous,
nous le saurions depuis longtemps. »
Le professeur barbu touilla son cocktail du bout du
doigt, l'air pensif.
« J'ai trouvé. Les gens les plus heureux sont… les
soldats, les infirmières, les médecins des deux sexes. »
Il leva son verre à l'intention de Bunny. « Ils rentrent
encore en uniforme d'une guerre qu'ils ont gagnée, tout
en pensant au fiancé ou à la fiancée qui les attend chez
eux, et dont ils ignorent l'infidélité.
– Je croyais que tu parlais de gens réels, pas de personnages de romans, dit Bunny avec sa manière charmante de vous faire passer pour un crétin.
– Bon, alors, doc, c'est quoi la bonne réponse ?
– Les Bagadong.
– Tu les inventes.
– Non, je parle tout à fait sérieusement. C'est une
tribu de Nouvelle-Guinée. On avait installé un hôpital
de campagne près de leur village, pendant la guerre. »
Bunny s'était engagée à sa sortie de la faculté de
médecine, du temps qu'elle s'appelait encore Bunny
Rutledge. Comme l'armée américaine avait refusé au
début de la guerre d'envoyer cette doctoresse dans une
zone de combat, elle était partie pour le Canada en train
et avait décroché une mission dans l'armée britannique.
« Ils sont cannibales, tes Bagadong ?
– Cannibales, oui, entre autres choses. »
Bunny savourait son thé, sourire aux lèvres.
28
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 29/544
« Tu es en train de nous dire que bouffer leur ennemi
les rend heureux ?
– Je crois plutôt que ça tient aux feuilles de kwina
fermentées. Les shamans appellent ça le gai kau dong :
la Voie du Retour. Ils en prennent quand il leur arrive
des ennuis : une chasse aux têtes qui tourne mal, un
enfant qui se fait dévorer par un crocodile. Et puis, bien
sûr, on en donne aux filles après l'excision rituelle du
clitoris avec un scalpel en silex. »
Bunny Winton s'amusait tant d'avoir choqué ses collègues qu'elle ne remarqua pas Friedrich, en train de
prendre des notes sur sa serviette en papier.
FÉVRIER 1952
Sans lui avoir jamais parlé ni écrit, Friedrich avait
appris toutes sortes de choses sur le docteur Bunny
Winton au cours des deux mois précédents. Un saut en
bibliothèque lui avait révélé qu'elle avait étudié à la
faculté de médecine de Yale et à celle de Radcliffe, et
qu'elle était installée à Yale sous la coupole du vénérable Institut des relations humaines. Il y était passé
dans l'espoir de tomber sur elle par hasard, mais en
vain. En revanche, il avait découvert que les collègues
du département, exclusivement masculin jusque-là,
avaient décidé qu'elle méritait un espace de bureau
congruent à son statut de première femme professeur
des universités chez eux. Sa table de travail était donc
coincée dans un cagibi de moins de deux mètres sur
deux mètres cinquante, qui, avant son arrivée, hébergeait les serpillières, les seaux et les balais de l'homme
de peine.
On l'appelait « docteur Bunny » derrière son dos. Et
Friedrich avait trouvé dans les toilettes du premier étage,
29
Dossier : se308600_3B2 Document : Le_remede_et_le_poison_308600
Date : 22/2/2010 9h29 Page 6/544
TEXTE INTÉGRAL
TITRE ORIGINAL
Pharmakon
ÉDITEUR ORIGINAL
Viking Press, New York
© original, Dirk Wittenborn, 2008
ISBN 978-2-7578-1758-2
(ISBN 978-2-02-097181-2, 1re publication)
© Éditions du Seuil, avril 2009, pour la traduction française
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.