Le Piémont tourne le dos à Fiat et se voit en «fabrique du futur»

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Le Piémont tourne le dos à Fiat et se voit en «fabrique du futur»
L'Agefi del 21.07.03
Voyage dans une région en plein processus de réinvention
Le Piémont tourne le dos à Fiat et se voit en «fabrique du
futur»
Turin place son salut dans le high-tech et se fait belle pour séduire les investisseurs.
Gian Pozzy,
de retour du Piémont
Traumatisé par la désagrégation progressive de l’empire Fiat, le Piémont est resté longtemps
figé dans sa stupeur. Pensez: voilà un colosse tentaculaire, un conglomérat gigantesque actif
dans tous les domaines de l’industrie mécanique, de l’aéronautique, des
télécommunications, de l’acier, de la robotique, de l’édition, du tourisme, de la finance et...
du football qui part en lambeaux. De même que chez Fiat le pouvoir se transmettait de père
en fils, on trouvait de l’emploi chez Fiat de père en fils.
La grande désillusion des années 80
Au début des années 80, la lutte était acharnée entre Fiat et Volkswagen pour savoir qui
serait le premier constructeur du continent. A Turin, on disait: «Dans quelques années, il ne
restera que trois ou quatre constructeurs en Europe et nous serons du nombre.» Il n’en reste
bel et bien plus que quelques-uns, mais c’est à se demander si Fiat est encore de ceux-là. Le
marché a imposé ses vues à des dirigeants aveuglés par leur toute-puissance. La suppression
des barrières tarifaires a révélé que les consommateurs italiens rêvaient d’autres horizons
automobiles.
Dans ces années-là, Turin mettait ses salariés au chômage technique à coups de dizaines
de milliers à la fois. Tout était bon pour ralentir la production, y compris de prolonger à
deux semaines la pause de Noël. Alors s’est imposée l’évidence qu’on ne peut vivre de
monoculture; qu’il est dangereux de faire dépendre la prospérité de toute une région d’une
poignée de dirigeants isolés sur leur Olympe turinois.
Le «processus de réinvention» arrive en phase finale
Cette prise de conscience a commencé au début des années 90. «Une mutation
stratégique», analyse Marco Boglione, patron des marques de vêtements Kappa et Jesus
Jeans, par ailleurs président de l’ITP (Investissements à Turin et dans le Piémont), l’agence
régionale chargée de séduire les investisseurs italiens et étrangers. «La révolution est
toujours en cours, mais nous arrivons en phase finale avant la mise en orbite.» Les JO
d’hiver 2006 font évidemment partie de ce qu’il appelle un «processus de réinvention». Il
admet que le chemin aura été jonché de peaux de banane, avec la perte progressive des
illusions quant au groupe Fiat et, surtout, la crise des marchés mondiaux, mais il rassure
aussitôt: «Nous avons été les premiers à nous remettre en question, nous serons les premiers
à nous en sortir.»
L’ITP se propose d’offrir à tout investisseur un guichet unique. Question à son président:
«Pourquoi un entrepreneur suisse devrait-il investir au Piémont?» «Parce que nous sommes
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un prototype prêt à entrer en production», répond Marco Boglione de manière sibylline.
Parce que les forces de travail sont hautement qualifiées et que le coût du travail ici est plus
compétitif qu’en France ou en Allemagne. Parce que la flexibilité est une qualité intrinsèque
à la mentalité piémontaise. Oh, et puis, tranche-t-il, dites simplement à vos investisseurs de
venir me voir, je me charge de les convaincre.»
La mutation en cours au Piémont, Andrea Pininfarina, administrateur délégué de
l’entreprise du même nom (2200 salariés, un chiffre d’affaires de 530 millions d’euros), par
ailleurs président de l’Union industrielle, la décrit de manière lapidaire: «Premièrement ,
moins d’industrie et plus de services ; deuxièmement, dans l’industrie, moins d’auto et plus
de diversification; troisièmement, dans l’auto, moins de Fiat et plus d’autres productions.»
Un Piémont qui soit une fabrique du futur
Des idoles tombent. Elles font place à des entrepreneurs aux épaules moins chargées de
tradition. Prenez Gianfranco Carbonato, administrateur délégué de Prima Industrie, un des
leaders mondiaux des technologies laser, avec ses trois sociétés Prima Electronics SpA au
Piémont, Laserdyne Prima et Convergent Prima aux Etats-Unis: «On vient du monde entier
voir notre produit Agilaser. Il remplace à lui seul trois à six robots et divise par deux les
coûts de production.» Un brin sentencieux, il affirme: «Si le XXe siècle fut le siècle de
l’électronique, le XXIe sera celui da la photonique.»
On en arrive au cœur du sujet: le Piémont veut tourner le dos è un passé certes
prestigieux, mais en phase de délabrement, pour se profiler comme fabrique du futur. Les
technologies de l’information et de la communication (TIC) représentent actuellement 5%
du PIB piémontais, elles devront doubler à 10% d’ici dix ans. «Ce n’est pas un rêve, promet
Giancarlo Michellone, directeur général du Centre de recherches Fiat (CRF). Un quart de
toute la recherche industrielle italienne est déjà concentré au Piémont. Nous pouvons
compter sur 17.000 chercheurs, dont mille chez Fiat. Notre marché domestique, désormais,
c’est l’Europe.»
54.000 personnes occupées dans le high tech
Une ambition confirmée par Rodolfo Zich, président de Torino Wireless, qui fut quatorze
ans durant recteur du Politecnico de Turin, la première université technique d’Italie – elle
fut fondée il y a tout juste 150 ans, tout comme l’EPFL: «Nous avons 2000 chercheurs rien
que dans le TIC, ils seront entre 4000 et 6000 dans dix ans.» Cela dit, l’Université et l’Ecole
polytechnique forment chaque année plus de 5000 nouveaux diplômés et la R&D représente
un investissement annuel de 1,7 milliard d’euros.
Le secteur des TIC occupait au Piémont plus de 6800 entreprises à fin de 2001, soit au
total 54.000 personnes, ce qui signifie qu’un tiers de la recherche et du développement high
tech y est concentré. Les deux tiers de ces petites entreprises innovantes opèrent dans les
services immatériels (traitement de données, logiciels, conseil informatique) et ce segment
connaît une croissance annuelle qui dépasse 10%. Toutes ne sont pas de petites start-ups
performantes. Parmi les grands noms figurent Motorola, qui a ici son siège européen, Alenia
(technologies aérospatiales, STMicroelectronics, Telecom Italia et… Fiat, le colosse aux
pies d’argile mais aux cerveaux agiles (voir ci-après).
Le Piémont, c’est …
- Une des vingt régions d’Italie, formée de huit provinces
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- 25.600 km2, soit 60% de la superficie de la Suisse
- 4,3 millions d’habitants, soit 60% de la population suisse e 7,4% de la population de
l’Italie
- Une proportion d’étrangers inscrits s’élevant à 2,5%
- Un PIB (2001) de 106 milliards d’euros, soit 8,7% de la richesse créée dans le pays
- Un PIB par habitant (2001) de 24.800 euros, contre 21.000 euros au niveau national
- Des exportations d’un valeur de 30 milliards d’euros en 2002 (11,1% des exportations
nationales), dont 24,6% de moyens de transport, 21,5% de machines, 7,7% de vêtement et
7,4% de produits alimentaires et de boissons (1,9 million d’hectolitres de vins d’appellation
contrôlée)
- 2,7 millions de touristes, dont 1,2 million d’étrangers (9% de Suisses)
- 400.000 entreprises de toute taille, dont 27.000 sociétés anonymes
- 1.785.000 salariés, dont 682.000 (38,2%) employés dans l’industrie
- 11.375 diplômés universitaires en 2001
- Un taux de chômage (2002) de 5,1%, contre 9,0% en moyenne nationale. – (GIP)
Le Piémont veut être le cœur de l’Europe de demain
«Le Piémont paraît, tout comme la Suisse, jouir d’une situation centrale en Europe. Mais
cela est encore une illusion.»
Gian Pozzy
A regarder la carte de l’Europe, le Piémont paraît, tout comme la Suisse, jouir d’une
situation centrale en Europe. Mais cela est encore une illusion. La prospère région italienne
est en réalité à demi enclavée par la barrière des Alpes suisses au nord et celle des Alpes
françaises à l’ouest. Si la desserte routière a été fortement améliorée ces vingt dernières
années, il n’en va pas de même du réseau ferroviaire et des possibilités de ferroutage. Etat
des lieux.
Turin-Milan-Trieste, etc. à grande vitesse
Dans la perspective médiatique des JO d’hiver 2006, des crédits ont été alloués à hauteur
de 11,5 milliards d’euros pour la période 2001-2006. L’essentiel du pactole sera absorbé par
une ligne à grande vitesse entre Turin et Milan, en passant par Novare et l’aéroport
intercontinental de la Malpensa (6,8 milliards d’euros). Les Italiens sachant être efficaces
quand le temps presse – on l’a vu avec la Coupe du Monde de foot en 1990 – ils relieront le
«hub» du nord de la Péninsule avec Turin à temps pour les Jeux, alors qu’il faudra un an de
travaux supplémentaire pour atteindre la métropole lombarde, un ou deux ans de plus pour
rallier Trieste… avant de songer à Ljubljana et Budapest, mais ceci est une autre histoire
puisque d’autres gouvernements sont impliqués. (A noter que ces grands travaux
d’infrastructure ont été lancés bien avant que la présidence italienne de l’UE ne prétende y
recourir pour doper l’économie européenne.)
Cela dit, avec ça, la barrière des Alpes ne sera pas nivelée pour autant. C’est pourquoi
Savino Rizzio, président de la Federpiemonte (l’association des industriels piémontais) mise
beaucoup sur la plateforme de transfert modale en construction à Novare: «Quand les
Suisses auront achevé la construction du deuxième tunnel du Lötschberg, la voie sera libre
pour le ferroutage nord-sud», se réjouit-il. Ferroutage sur l’axe nord-sud, avec prolongement
jusqu’au port de Gênes, mais aussi entre l’ouest et l’est, grâce à une liaison ferroviaire
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efficace avec Lyon, au prix d’un tunnel de… 54 kilomètres. Une ligne dont les neuf
dixièmes devraient être enterrés.
Pour le gouvernement piémontais, c’est la clé de voûte du futur système de transport
routier du continent. L’objectif, à l’horizon 2015, est de faire transiter par chemin de fer 40
millions de tonnes par an, soit quatre fois plus qu’actuellement. Et plus proprement, car les
4000 camions qui, en ce moment, traversent quotidiennement la vallée de la Susa et le
versant français produisent non moins de 630 tonnes par jour de gaz polluants.
Et puis, cerise sur le gâteau, l’amélioration de la ligne Turin-Aoste «en attendant la
réalisation de la traversée des Alpes entre Aoste et Martigny» (sic).
Une nouvelle autoroute à travers les Alpes
Enfin, comme les Piémontais n’ont apparemment pas froid aux yeux, ils envisagent dans
la foulée une alternative au tunnel autoroutier du Fréjus et à l’autoroute «touristique» de la
Riviera des Fleurs (Gênes-Nice) aux prix d’un nouvel axe entre Asti et Cuneo, destiné à être
prolongé en direction de Nice par le creusement d’un tunnel routier dans le Mercantour.
C’est ce que révèle Enzo Ghigo, président de la région depuis 1995 et membre de Forza
Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Les Italiens, en tout cas, sont prêts à démarrer. Les
Français, on ne sait pas. Mais si tout cela se réalise comme prévu, le Piémont se retrouvera
bel et bien au cœur du continent.
Cela dit, ces temps-ci, Turin ressemble à un immense chantier où même les taxis se
perdent. C’est qu’on y construit, toujours sous prétexte de JO 2006, une première ligne de
métro. Puis ce sera le tour d’un périphérique souterrain. Quant à l’aéroport de Caselle,
désormais privatisé, il à été relié au centre ville par une liaison ferroviaire rapide.
Les cerveaux de Fiat concoctent la voiture du futur dans la banlieue
de Turin
Ce qu’il y a de paradoxal avec le groupe Fiat Auto (Fiat, Alfa Romeo, Lancia, Ferrari,
Maserati) c’est que ses voitures se vendent mal – ou du moins insuffisamment – alors même
que le constructeur s’est offert, dans la banlieue de Turin, l’un des centres de recherches et
d’innovation les plus performants du monde: le Centro Ricerche Fiat (CRF) à Orbassano.
Malgré la déconfiture du géant turinois, l’automobile reste inscrite dans les gènes des
Piémontais. On ne veut pour preuve qu’autour du constructeur s’est formé un immense
réseau de sous-traitants au savoir-faire chevillé au corps, à même d’offrir tout le cycle de
production d’un véhicule, de la conception à la production de grand série. Incidemment, on
rappellera que c’est au Piémont que sont nés des designers comme Pininfarina, Giugiaro et
Bertone, pour ne citer que les plus connus.
Près de mille cerveaux au service de l’automobile
Mais c’est au CRF que se situe une des plus brillantes «fabriques du futur» de la région.
En chiffres, le CRF c’est 960 personnes, dont 57% d’universitaires, d’un âge moyen de 37
ans. C’est aussi des collaborations avec 750 partenaires de par le monde dont 80 universités.
C’est encore des coopérations avec douze constructeurs automobiles, dont avant tout Volvo,
Renault, Daimler-Chrysler, BMW, Ford et Volkswagen. C’est enfin 450 produits,
procédures ou méthodologies développés chaque année et d’innombrables brevets.
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Dans les ateliers du CRF on trouve aussi bien les véhicules urbains du futur à propulsion
hybride méthane-électrique ou à l’aide de fuel cells que des solutions télématiques d’avantgarde, tels que la télénavigation et les systèmes de diagnostic pour les transports publics. On
y développe également des procédés nouveaux tels que le contrôle électronique individuel
des soupapes pour favoriser une meilleure combustion ou encore le fameux «common rail»
qui aurait pu faire la fortune des véhicules diesel du groupe Fiat si, par une décision
fâcheuse des états-majors, les droits d’exploitation du brevet n’avaient pas été d’abord
vendus… à la concurrence!
En l’an 2002, le CRF avait en développement près de 500 produits ou procédés; la même
année, il avait trouvé plus de 280 acquéreurs pour ses inventions. C’est l’indice qu’avec un
management adéquat, le groupe Fiat Auto pourrait recouvrer la santé – (GIP).
Leçon piémontaise à l’usage de la Suisse
par Gian Pozzy
Il y a quelque chose de fascinant dans l’opération entreprise par les autorités
piémontaises pour accompagner, voire précéder la grande mutation socioéconomique née
des revers de la monoculture automobile. On y voit un président de la Région membre de
Forza Italia – qui avoue ouvertement son admiration pour Berlusconi – marcher main dans
la main avec un maire de Turin élu de la gauche (PdS, ex-communiste) pour rendre au
Piémont sa fierté de précurseur, créer de la richesse, assurer l’emploi et associer la
population entière aux réalités de demain. Pour convaincre, le Piémont met en œuvre une
immense opération de séduction, consistant notamment à inviter un millier de faiseurs
d’opinion sur une période de cinq ans, qui devrait se terminer en apothéose avec les JO
d’hiver 2006.
Une opération fondée, certes, sur des slogans, du style «Piémont, fabrique du futur» ou
encore «Turin internationale», mais avec des résultats concrets à montrer. En six ou sept
ans, quelque 25.000 ouvriers ont été éjectés de Fiat, ils ont été largement recyclés. Dans le
même temps, le nombre de salariés employés dans le high-tech est passé de 2000 à plus de
50.000. (Tant mieux puisque les jeunes ne veulent plus travailler en usine.) En pleine crise
économique mondiale, le taux de chômage est au plus bas, mais il y a encore du pain sur la
planche. Le Piémont veut attirer des investisseurs extérieurs en vendant son image
d’excellence, mais il se refuse catégoriquement à entrer dans le jeu des facilitations fiscales
dont le succès, de l’avis du président de la Région, a été mitigé dans d’autres régions
d’Europe: «Nous offrons nos services, notre assistance et nos compétences.» Et cela, ajouté
aux attraits naturels, historiques, culturels et gastronomiques de la région, devrait suffire.
En fait, les autorités piémontaises engagent leurs administrés dans l’exercice
psychologique le plus difficile qui soit: le rejet du père. Pendant près d’un siècle, Fiat a été à
la fois une omnipotence quasi divine, un Etat dans l’Etat, la manne nourricière, la marque de
fabrique et l’assurance vie d’une population en situation de dépendance. Mais Fiat a failli en
ne parvenant plus à séduire suffisamment le consommateur avec ses gammes de modèles. Et
l’Etat italien s’est trompé en accordant des aides à la consommation automobile qui ont
profité avant tout Renault et Peugeot. L’exercice en cours s’apparente un peu à la crise de
conscience qu’a vécue l’arc jurassien à la monoculture horlogère dans les années 70; il
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pourrait peut-être servir d’exemple à ce qui fut longtemps la deuxième industrie
d’exportation de la Suisse: le tourisme et l’hôtellerie, dont la crise est avant tout structurelle,
ce qui ne l’empêche pas de tenter de survivre en mendiant des aides fédérales et des rabais
de TVA.
Enfin, on relèvera dans les propos d’Enzo Ghigo, le président de la Région du Piémont,
des mots très forts à propos des perspectives démographiques: «Nous avons une société
vieillissante, l’immigration est une nécessité. Ici, une société sur trois est
extracommunautaire.» C’est une pierre dans le jardin d’Umberto Bossi, fondateur de la
Lega Nord, ministre des Réformes, allié stratégique de Berlusconi, et néanmoins théoricien
d’une xénophobie si extrême qu’elle stigmatise même les Italiens du sud. Le caractère
nécessaire et inéluctable de l’immigration: voilà un discours de chaude actualité à deux pas
du Piémont, juste de l’autre côté des Alpes!
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