Autoritarisme et corruption dans les pays arabes
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Autoritarisme et corruption dans les pays arabes
Autoritarisme et corruption dans les pays arabes Sociologie politique comparative Projet de recherche Mohammed Hachemaoui 1 Sommaire Introduction I- La corruption politique : à la recherche de la variable perdue II- La corruption comme système de gouvernement (1) : le modèle algérien III- La corruption comme système de gouvernement (2) : le modèle marocain Protocole de recherche Echéancier 2 Introduction Si la science politique enregistre, depuis quatre décennies, d‟importantes avancées dans la compréhension du phénomène de la corruption, elle s‟avère en revanche, s‟agissant du „‟monde arabe‟‟, singulièrement à la traîne. Alors que la corruption, au sud de la Méditerranée, prend des proportions de plus en plus préoccupantes, l‟objet demeure, du Maghreb au Golfe, paradoxalement encore une terra incognita. En effet, à l‟exception de John Waterbury qui a consacré, au milieu des années 1970, deux textes à ce sujet1, et tout récemment de Béatrice Hibou, Mohamed Tozy et Guilain Denoeux2, la corruption politique dans les pays arabes peine à se constituer en objet d‟études dans les travaux des politologues de la région, lors même que le phénomène semble s‟y institutionnaliser3. En dépit de l‟ampleur, désormais galopante, que prend le fléau dans les polités arabes, la connaissance du phénomène, elle, s‟y révèle étonnement pauvre : aucune enquête sociologique (comparative) n‟ayant été entreprise à ce jour. Aussi, le champ d‟intelligibilité de la corruption qui se pratique du Maroc à l‟Irak en passant par l‟Algérie reste-t-il quasiment vierge4. Or le traitement réservé par la théorie de l‟« Etat rentier » 5, qui domine au demeurant l‟étude des polités du Moyen-Orient et de l‟Afrique du Nord, est simplificateur à souhait : abordée de 1 John Waterbury, « Endemic and Planned Corruption in a Monarchical Regime », World Politics, 25, 4, Juin 1973, p. 533-555; John Waterbury, « Corruption, Political Stability and Development: Comparative Evidence from Egypt and Morocco », Government and Opposition, vol. 11, n° 4, 1976, pp. 426-445. 2 Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, « La lutte contre la corruption au Maroc: vers la pluralisation des modes de gouvernement ? », Droit et Société, 2009/2, n° 72, pp. 339-357 ; Guilain Denoeux, « Corruption in Morroco : Old Forces, New Dynamics, and a Way Forward », Middle East Policy, vol. XIV, n°4, winter 2007, pp. 134-151. 3 Le Rapport 2004 sur le développement humain dans le monde arabe souligne que, dans cette région, la « corruption structurelle fait partie d‟une politique d‟Etat systémique ». Voir <http://www.undp.org/arabstates/PDF2004/4PR_AHDR04_fr.pdf> 4 Nous disposons, à défaut, d‟un fonds important d‟articles de presse, notamment en Algérie, au Maroc et en Egypte, mais dont le traitement exige beaucoup de prudence. Djillali Hadjaj est l‟un des rares journalistes a avoir publié un livre sur le sujet (Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 1999). Le mouvement d‟opposition égyptien Kefaya a publié en juillet 2006 un document de 249 pages, intitulé « Corruption in Egypt. The Black Cloud is Not Disappearing » http://www.ikhwanweb.com/lib/Kefayafasad.doc 5 Le paradigme du „‟rentier state‟‟, depuis l‟absence de toute « transition vers la démocratie » dans la région, connaît désormais la consécration, le modèle ambitionnant de résoudre l‟énigme de l‟« exceptionnalisme arabe ». Sur la théorie de l‟« Etat rentier », lire inter alia Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », Comparative Politics, vol. 20, n°1, octobre 1987, pp. 1-18; Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, eds., The Rentier State, New York, Croom Helm, 1987; Laurie Brand, « Economic and Political Liberalization in a Rentier Economy: The Case of the Hashemite Kingdom of Jordan » dans Iliya Harik and Danis J. Sullivan, eds., Privatization and Liberalization in the Middle East, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1992, pp. 167-188; Michel Chatelus et Yves Schemeil, « Towards a New Political Economy of State Industrialization in the Arab World », International Journal of Middle East Studies, 16, 1984, pp. 251-265 ; Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, 3 façon superfétatoire, la corruption y est réduite à l‟effet pervers sinon de la « mentalité rentière », du moins de la « culture de la recherche de la rente »6. L‟échange corrompu, réductible au « rentierism », perd ainsi tout intérêt en soi : le sacre du théorème du « rentier state » rendant somme toute accessoire la recherche sur la corruption politique, le premier expliquant définitivement la seconde. Mais si tel bien le cas, comment expliquer alors la prolifération de la corruption dans les Etats non rentiers, tels l‟Italie, la Grèce, la Turquie, l‟Inde, la Chine, le Japon, le Kenya ou l‟Argentine ? -pour ne citer que quelques exemples parmi d‟autres. Le projet de recherche que je propose, donnant congé à la théorie célébrée de l‟« Etat rentier » ainsi qu‟à son succédané, le paradigme en vogue de la « malédiction des ressources », ambitionne de construire un pont analytique et conceptuel entre deux régions du savoir maintenues par la science politique à égale distance l‟une de l‟autre : la corruption et l‟autoritarisme. L‟argumentation déroulée ici s‟emploie, en rupture avec cette tradition bien établie dans les travaux des spécialistes du Moyen-Orient, à démontrer indissociable des le caractère cercles vicieux, noués dans les pays arabes par-delà la structure économique, entre régime autoritaire et corruption politique. Ce projet de recherche entend résoudre un problème escamoté par les travaux de sciences politiques consacrés à la région : Pourquoi des régimes politiques et économiques contrastés, à l‟instar de ceux qui sont en cours en Algérie et au Maroc, produisent-ils uniment les syndromes d’une corruption systémique ? Deux types distincts de systèmes de gouvernement dominent le spectre des régimes arabes : les républiques prétoriennes et les monarchies néo-patrimoniales. Comparer la corruption politique dans ces deux systèmes permet justement de mieux cerner les figurations du problème dans cette région. L‟Algérie, tenue par un régime prétorien, et le Maroc, sous la Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The Politics of Rent-Seeking and Failed Development, Boulder, Westview Press, 2000 ; Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et democratisation » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans democrates ? Politiques d’ouverture dans le monde arabe et musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 199-213 ; Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », Theory and Society, Vol. 11, avril 1982, pp. 265-283 ; Hootam Shambayati, « The Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy. State and Business in Turkey and Iran », Comparative Politics, Avril 1994, pp. 307-331; Dirk Vandewalle, Libya since Independence: Oil and State-Building, London, Tauris, 1998. 6 Cette acception a été réitérée dernièrement par Terry Lynn Karl dans « Ensuring Fairness. The Case for a Transparent Fiscal Social Contrast » dans Macartan Hymphreys, Jefferey Sachs & Jospeh Stiglitz, eds., Escaping the Resource Curse, New York, Columbia University Press, 2007, p. 257, p. 264. 4 coupe d‟une monarchie néo-patrimoniale, constituent à cet égard des sites privilégiés pour une sociologie politique comparative de la corruption dans les pays arabes. L‟analyse comparée des deux configurations paraît d‟autant plus pertinente que les deux polités se révèlent, tant du point de vue de la sociologie historique que de l‟économie politique, nettement dissemblables. Le Maroc, sous protectorat français entre 1912 et 1956, est gouverné par une monarchie de droit divin plusieurs fois séculaire. A l‟inverse, l‟Algérie, sous une colonisation de conquête et de peuplement de 1830 à 1962, est tenue par un régime prétorien. Autoritaires, les deux systèmes n‟en divergent pas moins par leurs formules institutionnelles : alors que le roi, qui exerce au Maroc un pouvoir monopolistique et non imputable, s‟est doté dès l‟indépendance d‟un pluralisme de façade, l‟Etat-Major de l‟Armée, qui détient les reins du régime en Algérie, n‟a expérimenté le multipartisme qu‟après l‟usure, au sortir de la décennie 1980, de la formule du parti unique. L‟économie politique est un autre révélateur de contrastes : si l‟économie de marché marocaine s‟avère non rentière et diversifiée, le système économique algérien, libéralisé au début des années 1990, demeure, lui, mono exportateur d‟hydrocarbures et rentier. Last but not least : tandis que l‟Etat algérien ressemble, après dix ans de privatisation de la violence, à un « weak state », celui en place au Maroc, héritier d‟une longue tradition de gouvernement, se révèle en revanche plus stable et institutionnellement moins faible qu‟il n‟y paraît. Mais alors pourquoi ces deux systèmes, politique et économique, si contrastés, génèrent-ils, ici et là, une corruption systémique ? Une double thèse commande l‟économie de ce projet de recherche : la corruption qui se répand dans les pays arabes, n‟étant dépendante ni d‟une „‟culture‟‟ intemporelle, ni d‟une „‟ressource‟‟ naturelle, pas davantage d‟une „‟transition‟‟ économique, relève en dernier ressort d‟un système de gouvernement ; tandis que la logique corruptive participe dès les indépendances d‟un marché de substitution à la participation et à la contestation, les régimes autoritaires arabes s‟avèrent n‟être désormais guère plus en mesure de fonctionner sans corruption. La corruption politique, loin de précipiter l‟effondrement des régimes autoritaires, participe bien plutôt à leur durabilité ; instrument de contrôle politique, elle permet nolens volens : la domestication de l‟élite stratégique par le système de prébendes, la neutralisation des conflits de classe à travers les réseaux clientélaires verticaux de distribution des bénéfices, le renforcement de la dépendance des groupes sociaux à l‟égard du pouvoir central Ŕseul dispensateur et régulateur des gains. 5 Ce projet de recherche voudrait, pour établir la pertinence de cette thèse, emprunter la trajectoire analytique qui suit : (i) Etablir, après la critique systématique des apories de la théorie de l‟« Etat rentier », l‟intérêt heuristique de l‟étude de la corruption politique pour la compréhension des polités de la région en général et de l‟intelligibilité de la durabilité de l‟autoritarisme qui s‟y manifeste en particulier ; (ii) Démontrer ensuite pourquoi la corruption qui prolifère dans le sein du système algérien -construit comme type idéal du régime prétorien- participe d‟un système de gouvernement ; (iii) Faire la démonstration qu‟au Maroc -appréhendé ici comme type moyen du régime monarchique néo-patrimonial-, la corruption participe depuis les fondations institutionnelles de la polité indépendante, d‟un système de gouvernement ; (iv) Montrer, à travers une réflexion comparative avec quelques cas extérieurs à l‟aire culturelle, pourquoi la corruption prévalente dans la région n‟est tributaire ni de la culture, ni de la rente, pas davantage de la transition, et comment les polités d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient ne participent en définitive d‟aucun « exceptionnalisme ». I- La corruption politique : à la recherche de la variable perdue I- 1- Par-delà la théorie de l’« Etat rentier » L‟étude de l‟autoritarisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, objet d‟une abondante littérature en science politique, est dominée par la théorie de l‟« Etat rentier ». Le paradigme, depuis l‟absence, jugée « exceptionnelle » à « l‟âge de la démocratisation », de toute 6 « transition vers la démocratie » dans le „‟monde arabe‟‟, connaît désormais la consécration, le modèle ambitionnant de résoudre l‟énigme, par trop complexe, de la durabilité de l‟autoritarisme7. Hussein Mahdavy a défini en pionnier l‟Etat rentier comme celui qui tire une part substantielle de son budget de « rentes extérieures »8. L‟auteur, qui a pris pour modèle de référence l‟Iran du Shah, affirme que les ressources rentières rendent les gouvernants myopes et les poussent à garder jalousement le statu quo9. Hazem Beblawi a affiné la définition en y apportant quatre nouveaux éléments : (i) une économie rentière est celle où prédominent les « situations de rente » et dans laquelle la création de la richesse rentière Ŕopérée dans des „‟enclaves‟‟- est centrée autour d‟une petite fraction de la société, le restant de la population étant engagé dans la distribution et l‟utilisation des revenus de la rente ; (ii) à la différence des rentes intérieures (foncières, immobilières, etc.), les « rentes extérieures » (ressources naturelles telles que le pétrole et le gaz, aides et subsides étrangères) peuvent, quand elles sont substantielles, soutenir l‟économie « sans » le truchement d‟un secteur productif interne fort ; (iii) dans un « Etat rentier », une infime partie seulement des revenus de la rente est destinée à la « génération » de la richesse rentière, l‟essentiel des bénéfices devant être alloué à la « distribution » ; dans un « Etat rentier », le gouvernement est le destinataire direct et principal des rentes extérieures, celles-ci tombant de ce fait sous le contrôle d‟un groupe restreint10. 7 Inter alia Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », Comparative Politics, vol. 20, n°1, octobre 1987, pp. 1-18; Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, eds., The Rentier State, New York, Croom Helm, 1987; Laurie Brand, « Economic and Political Liberalization in a Rentier Economy: The Case of the Hashemite Kingdom of Jordan » dans Iliya Harik and Danis J. Sullivan, eds., Privatization and Liberalization in the Middle East, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1992, pp. 167-188; Michel Chatelus et Yves Schemeil, « Towards a New Political Economy of State Industrialization in the Arab World », International Journal of Middle East Studies, 16, 1984, pp. 251-265 ; Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The Politics of Rent-Seeking and Failed Development, Boulder, Westview Press, 2000 ; Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et democratisation » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans democrates ? Politiques d’ouverture dans le monde arabe et musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 199-213 ; Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », Theory and Society, Vol. 11, avril 1982, pp. 265-283 ; Hootam Shambayati, « The Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy. State and Business in Turkey and Iran », Comparative Politics, Avril 1994, pp. 307-331; Dirk Vandewalle, Libya since Independence: Oil and StateBuilding, London, Tauris, 1998. 8 Hussein Mahdavy, « The Patterns and Problems of Economic Development in Rentier State: The Case of Iran » dans M.A. Cook, ed., Studies in Economic History of the Middle East, London, Oxford University Press, 1970, p. 428. 9 Ibid, p. 443. 10 Hazem Beblawi, « The Rentier State in the Arab World » dans Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, op. cit., pp. 51-52. 7 L‟auteur précise que le concept est fondé sur une « assomption » : les économies de ce type créent une « mentalité rentière », laquelle est contradictoire avec l‟« éthique » de production. L‟idée est très répandue dans la littérature du « rentierism », au point où certains n‟hésitent pas à parler de « psychologie rentière » et de « culture de la recherche de rente »11. La thèse de l‟« Etat rentier », érigée sur la « structure économique », est tout entière subsumée par l‟aphorisme bien connu : « no taxation without representation » 12. La théorie convoque, pour le fonder, trois mécanismes de causalité13. - Le premier est relatif au fondement économique de l‟Etat. Un gouvernement qui tire une part essentielle de ses revenus de l‟imposition de sa population « sera », avancent les tenants de la thèse du « rentierism » par analogie à l‟histoire britannique et américaine, confronté à l‟avènement « inévitable » d‟une forte demande de démocratie14. A l‟inverse, quand un Etat tire l‟essentiel de ses revenus de ressources extérieures (à l‟imposition de l‟activité économique productive de sa population), il devient « autonome »15 par rapport à la société ; la rente, en allégeant sinon en supprimant la pression fiscale, neutralise la demande d‟imputabilité et de reddition de comptes (accountability)16 suivant une règle du jeu politique contraire à celle de l‟« Etat producteur » : « no representation without taxation » (pas de représentation sans taxation)17. - Le deuxième mécanisme de causalité est afférent à la manière dont l‟Etat dépense ses revenus. La richesse rentière, en offrant aux gouvernements des budgets confortables qui assurent la distribution des bénéfices à la population, permet à la fois d‟« acheter »18 et de « réprimer » l‟opposition19 ; les deux effets participant d‟un « pacte rentier » : alors que l‟Etat 11 Terry Lynn Karl dans « Ensuring Fairness. The Case for a Transparent Fiscal Social Contrast » dans Macartan Hymphreys, Jefferey Sachs & Jospeh Stiglitz, eds., Escaping the Resource Curse, New York, Columbia University Press, 2007, p. 257, p. 264. 12 Le vocable fut le cri de ralliement des partisans de la Révolution américaine. 13 Cf . Michael Ross, « Does Oil Hinder Democracy? », World Politics, 53, avril 2001, pp. 325-361. 14 Giacomo Luciani, « Allocation vs. Production States: A Theoritical Framework » dans Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, eds., The Rentier State, op. cit., p. 73. Le paradigme part de l‟assomption énoncée par Edmund Burke, l‟un des cadres influents du parti britannique “Whig”, dans son fameux Reflections on the Revolution in France (1790) : « The revenue of the state is the state ». John Waterbury relève que la discussion sur la crise fiscale de l‟Etat abordée par les spécialistes de la politique européenne dans les années 1970 avait été anticipée, près d‟un siècle plus tôt, par Jospeh Schumpeter dans son texte « Crisis of the Tax State » publié pour la première fois en 1918. Voir John Waterbury, « From Social Contrast to Extraction Contrasts. The Political Economy of Authoritarianism and Democracy » dans John Entelis, ed., Islam, Democracy, and the State in North Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 151, p. 171. 15 Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », article cité. 16 Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », article cite, p. 10. 17 Giacomo Luciani, « Allocation vs. Production States: A Theoritical Framework », loc. cit., p. 75 ; Samuel Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1991, p.65. 18 Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, The Rentier State, op. cit., p. 7. 19 Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », article cité. 8 distribue les bénéfices de la rente en biens et services à la population, celle-ci, travaillée par la « dépolitisation »20, accorde aux gouvernants une « autonomie » dans la prise de décision21. - Le troisième mécanisme de causalité se rapporte à la société. La distribution des revenus de la rente à la population empêche la structuration de classes sociales autonomes22, la démocratie comptant, selon une thèse bien répandue, la « modernisation » sociale parmi ses plus importants pré-requis23. L‟action conjuguée de ces effets produit deux configurations : dans la période du « boom » pétrolier, le gouvernement parvient à « stabiliser » l‟autoritarisme par l‟« achat » de la légitimité ; dans la phase du « bust » (faillite), la crise fiscale que provoque l‟effondrement des cours mondiaux de pétrole rend impossible, en l‟absence d‟appareils d‟extraction (forts), la poursuite des programmes d‟allocation, la montée de la contestation menaçant la survie de ces Etats faiblement institutionnalisés. Le concept de l‟« Etat rentier », qui représente selon Lisa Anderson « l‟une des contributions majeures des études du Moyen-Orient à la science politique », a voyagé dans d‟autres régions24. Célébré, le modèle de l‟« Etat rentier » accuse cependant d‟importantes lacunes, tant empiriques que théoriques. A)- Pas de représentations sans taxation ? Les théoriciens de l‟« Etat rentier », se référant à la trajectoire européenne, font de la représentation la résultante inévitable de la taxation. Un réexamen rigoureux de l‟histoire de la représentation politique en Europe comme celui entrepris par Michael Herb dans un article remarquable invite cependant à révoquer en doute cette logique25. En effet, les tenants de la thèse selon laquelle, en Europe, « l‟imposition a 20 Afsaneh Najmabadi, « Depoliticisation of a Rentier State », dans Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, op. cit., pp. 211- 227. 21 Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, op. cit ; Dirk Vandewalle, Libya since Independence: Oil and State-Building, op. cit. 22 Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, op. cit. 23 Cf. Seymour Martin Lipset, « Some Social Requisite of Democracy », American Political Science Review, vol. 53, n°1, 1959, pp. 65-105 ; Pour une présentation critique de la thèse de Lipset, lire Michel Camau et Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, pp. 50-65 ; Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe: incertitude, vulnérabilité et légitimité » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 35-93. 24 Inter alia John Clark, « Petro-Politics in Congo », Journal of Democracy, 8, juillet 1997; Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty : Oil Booms and Petro-states, Berkeley, University of California Press, 1996; Douglas Yates, The Rentier State in Africa: Oil Rent Dependancy and Neocolonialism in the Republic of Gabon, Trenton, Africa World Press, 1996. 25 Cf. Michael Herb, « Taxation and Representation », Studies in Comparative International Development, vol. 38, n°3, 2003, pp. 3-31. 9 conduit à la représentation »26, confondent trois phases historiques distinctes : l‟émergence, le renforcement et la longévité des institutions représentatives. Ces auteurs, adoptant la vision „‟Whig‟‟ de l‟histoire de la représentation27 prétendant montrer la nécessaire et universelle évolution d‟une institution vers un progrès, transposent les réalisations des parlements élus du 19e siècle (restrictions de l‟absolutisme monarchique, institutionnalisation du parlementarisme et de l‟imputabilité gouvernementale) sur celles des institutions représentatives du 18e siècle. La perspective, adoptée par les théoriciens de l‟« Etat rentier », accuse au moins deux méprises : la première consiste à prendre, s‟agissant du cas de figure fourni par les institutions représentatives médiévales fortes, la recherche d‟autonomie de ces dernières pour de l‟imputabilité ; la seconde consiste à faire de la conflictualité le seul paramètre définissant les rapports entre les institutions représentatives et les monarchies à l‟exclusion d‟autres variables comme la coopération et la cooptation. De grands historiens des assemblées pré-modernes à l‟instar de Carsten et Major28 l‟ont pourtant bien établi : la taxation a contribué à l‟émergence et à la longévité des institutions représentatives principalement là où celles-ci avaient un rôle direct dans la collecte des impôts. Or les institutions représentatives nées entre 1789 et 1848 ne jouissent pas, elles, de ce pouvoir de marchandage et de négociation que les assemblées pré-modernes avaient pu tirer de la taxation, le pouvoir exécutif étant, dans l‟Etat moderne, le seul qui fixe et lève l‟impôt à travers la bureaucratie fiscale. Aussi, l‟imposition, pour paraphraser Michael Herb, n‟a-t-elle joué en définitive qu‟un rôle « mineur » dans l‟émergence, le renforcement et la longévité des institutions représentatives modernes29. La thèse centrale sur laquelle se fonde la théorie de l‟Etat rentier est d‟autant plus incertaine que l‟examen du 20e siècle ne fournit pas davantage d‟éléments à l‟appui de l‟argument selon lequel la démocratie surgit à l‟aune exclusive du marchandage (« bargaining ») qui s‟opère entre gouvernants et gouvernés autour de l‟imposition. John Waterbury a, dans un texte qui a 26 Robert Bates and Da-Hsiang Donald Lien, « A Note on Taxation, Development and Representative Government », Politics and Society, 14, 1, 1985, 53-70 ; Philip Hoffman and Katheryn Norberg, eds., Fiscal Crises, Liberty, and Representative Government, 1450-1789, Stanford, Stanford University Press, 1994; Margaret Levi, Of Rule and Revenue, Berkeley, University of California Press, 1988 ; Charles Tilly, Coercion, Capital and European States, AD 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990. Deux arguments expliquent l‟avènement de la démocratie à partir de la taxation: le marchandage (bargaining) et la légitimation. Pour les uns (comme Charles Tilly), le gouvernement représentatif est le résultat du marchandage opéré entre les monarques et leurs sujets à propos de l‟imposition (nécessaire au financement de la guerre) ; pour les autres (comme Margaret Levi), les institutions représentatives apportent une légitimation au pouvoir fiscal. Les tenants de la thèse de l‟Etat rentier adoptent le premier argument. 27 Cf. Herbert Butterfield, The Whig Interpretation of History, London, Bell, 1931. 28 F. Carsten, Princes and Parliaments in Germany, from the Fifteenth to the Eighteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1959 ; R. Major, Representative Government in Early Modern France, New Haven, Yale University Press, 1980. 29 « Taxation and Representation », article cité. 10 fait date, fourni de troublants contre-exemples30. En Inde, la plus ancienne et plus grande démocratie du Tiers-Monde s‟il en est, les contributions indirectes occupent habituellement les trois quarts du revenu total de l‟Etat fédéral. En Turquie, la part que représentent les revenus fiscaux dans le PNB a baissé de 17% en 1982 à 14% en 1988. C‟est pourtant au cours de cette période que le pays a entrepris sa plus récente transition démocratique31. D‟autre part, si, comme l‟avancent Lisa Anderson et Giacomo Luciani, des rentes pétrolières en déclin obligeraient les gouvernements à concéder la représentation aux couches sociales imposables, pourquoi alors un tel scénario ne s‟est-il pas déjà produit en Indonésie ? Le chemin emprunté par l‟Algérie entre 1988 et 1992 semble valider prima facie l‟argument selon lequel une crise fiscale contraindrait le gouvernement de « l‟Etat rentier » à initier une démocratisation. Séduisante, l‟interprétation n‟est pas moins simpliste ; ne tenant compte ni de la diversité des stratégies des groupes du centre ni de la complexité du système de gouvernement, la thèse ne peut expliquer la résilience du régime autoritaire algérien durant la crise fiscale de la longue décennie 1990. Nous y reviendrons. S‟il est indéniable que la plupart des Etats du Moyen-Orient et de l‟Afrique du Nord dépendent plus des rentes que des impôts, il est en revanche erroné de penser que le „‟monde arabe‟‟ est sous-imposé par rapport à d‟autres régions en voie de développement. Les chiffres de la Banque mondiale attestent qu‟entre 1975 et 1985, la part des impôts par rapport au PNB est de 12% en Amérique Latine contre 25% au Proche-Orient32. C‟est pourtant en Amérique du sud que des processus de transition démocratique se sont opérés et non point dans le „‟monde arabe‟‟. John Waterbury, qui doute non sans raison de la « magie » de la taxation, conclut : « Le fait est qu‟on ne peut attribuer la relative absence d‟institutions conventionnelles responsables au Moyen-Orient à un faible effort d‟imposition. Cet effort n‟a pas été faible, en termes historiques et comparatifs, mais rien ne prouve vraiment, ni dans le passé ni au 20e siècle, que les impôts ont suscité des demandes que des gouvernements auraient imputées à leur pratique fiscale. Des impôts excessifs ont provoqué des révoltes, surtout dans les campagnes, mais il n’y a pas eu de passage du fardeau fiscal à des pressions en faveur de la démocratisation. »33 30 Lire l‟excellent texte de John Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation politique au Moyen-Orient » dans Ghassan Salamé, dir., Une démocratie sans démocrates, op. cit., pp. 95-128 ; Id, « From Social Contracts to Extraction Contracts. The Political Economy of Authoritarianism and Democracy », loc cit. 31 John Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation politique au MoyenOrient », loc cit., p. 105. 32 Ibid, p. 104. John Waterbury note au surplus que les taxes sur le revenu des sociétés pétrolières occupent une moyenne de 19% des impôts au Moyen-Orient contre 20% en Afrique, 19% en Asie et 10% en Amérique Latine. 33 Ibid. Nous soulignons. 11 La trajectoire politique du Venezuela, « Etat rentier » si l‟on se fie au paradigme, invalide cette loi selon laquelle « la rente promeut l‟autoritarisme » quand elle ne plaide pas en faveur d‟une logique inverse. En effet ce vieux pays exportateur de pétrole a été aussi -jusqu‟à tout récemment encore- l‟une des démocraties les plus stables d‟Amérique Latine : tandis que le poids de la taxation imposé par les majorités électorales de gauche a eu tendance à pousser la droite à bloquer ou renverser les processus de démocratisation par des coups d‟état prétoriens (comme cela s‟est produit au Chili en 1973 et en Argentine en 1976), dans ce riche „‟Etat pétrolier‟‟, la distribution de la rente a fortement contribué à amortir le coût économique de la démocratie pour les élites prospères, la « democracy over the barrel » devenant, dans les années 1980, un modèle pour les démocrates de la région 34. Le fondateur de l‟OPEP n‟est pas un cas exceptionnel de « démocratie pétrolière » ; la Bolivie, le Chili et l‟Equateur confirment, eux aussi, une corrélation positive entre rente et démocratie. Thad Dunning a fait la démonstration que ces régimes ne sont pas démocratiques malgré le pétrole mais en partie grâce à la rente35. Cet effet démocratique de la rente se rencontre ailleurs qu‟en Amérique latine : la découverte en 1962 du pétrole en Mer du Nord n‟a pas eu pour conséquence l‟instauration de l‟autoritarisme en Norvège ; pas davantage, la distribution des bénéfices tirés de la rente de diamant n‟a empêché le Botswana de se doter d‟un régime démocratique et d‟une oasis économique, de surcroît au milieu des pays anciennement colonisés d‟Afrique sub-saharienne. Aussi la rente peut-elle stabiliser la démocratie en réduisant la polarisation inhérente aux politiques économiques, particulièrement dans les sociétés inégalitaires. Clement M. Henry, un des spécialistes les plus reconnus de l‟économie politique du MoyenOrient, révoque en doute, lui aussi, la thèse centrale de la théorie de l‟« Etat rentier ». Sa critique porte sur deux points essentiels. Doutant de l‟efficacité de la mécanique selon laquelle « la taxation conduit à la représentation », il rappelle qu‟en Tunisie, les revenus fiscaux représentent autour de 26% du PNB du pays depuis le début des années 2000. Or ce taux élevé d‟imposition est associé, dans le régime autoritaire de Ben Ali, avec plus de répression et non point, ainsi que le prédit le théorème de l‟« Etat rentier », davantage d‟imputabilité gouvernementale36. Le deuxième point est relatif à la faiblesse des capacités d‟extraction de l‟Etat que la théorie impute à la dépendance vis-à-vis de la richesse 34 Terry Lynn Karl, « Petroleum and Political Pacts: The Transition to Democracy in Venezuela », Latin American Research Review, 22 (1), 1987, pp. 63-94; Daniel Levine, « Venezuela since 1958: The Consolidation of Democratic Politics », dans Juan Linz and Alfred Stepan, dir., The Breakdown of Democratic Regimes : Latin America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978, pp. 82-109. 35 Voir, pour la démonstration, Thad Dunning, Crude Democracy. Natural Resource Wealth and Political Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 36 Clement M. Henry, « Algeria‟s Agonies : Oil Rent effects in a Bunker State », Journal of North African Studies, vol. 9, n°2, été 2004, pp. 68-81. 12 pétrolière37. Pour ce fin connaisseur de l‟Algérie, l‟atrophie des capacités d‟extraction enregistrée par ce pays durant la décennie 1990 n‟est pas la cause mais la conséquence de la violence et de l‟effondrement économique38. L‟auteur de l‟incontournable Globalization and The Politics of Development in The Middle East39, soulignant que le ratio des revenus fiscaux par rapport au PNB ne traduit pas forcément les capacités extractives de l‟Etat, observe judicieusement qu‟un seuil toléré d‟évasion fiscale peut aussi être utilisé par le gouvernement comme un instrument de pression politique en mesure de rendre le secteur privé plus docile40. Je montrerai, pour ma part, que le gouvernement du réformateur algérien Mouloud Hamrouche (9 septembre 1989-3 juin 1991), a réussi, après vingt ans de distribution des bénéfices de la rente, à augmenter sensiblement le niveau des revenus fiscaux. Robert Vitalis, dans une revue critique de l‟ouvrage The Price of Wealth, invalide la thèse de Aziz Kiren Chaudhry selon laquelle la dépendance pétrolière a causé le « démantèlement » de l‟appareil d‟extraction de l‟Etat saoudien ; il rappelle notamment la forte implication américaine dans le processus de la réforme fiscale et la création de la Saudi Arabian Monetary Authority, ainsi que l‟assistance technique apportée, dès 1960, par les Nations Unies à la mise en place d‟une administration publique saoudienne41. B)- Déterminisme économique. La théorie de l‟« Etat rentier » entend s‟inscrire dans une approche d‟économie politique. Le paradigme cède cependant au déterminisme économique. Ce déterminisme, outre la surévaluation, précédemment abordée, de la taxation, peut se lire à différents niveaux de la construction théorique. L‟Etat, pour remonter au socle de la théorie, est défini sur des critères exclusivement économiques : les sources et la structure de ses revenus, son poids économique (lequel est saisi à travers le pourcentage de la dépense publique par rapport au PNB), l‟affectation de ses dépenses. La vulgate du « rentierism », en partant du postulat, le plus souvent erroné, selon lequel les « sociétés d‟hydrocarbures » (pour reprendre le terme de Giacomo Luciani) ont construit leur Etat avec le boom pétrolier de 1973, évacue des facteurs aussi déterminants que 37 Kiren Aziz Chaudrhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, op. cit. Ibid. 39 Clement M. Henry and Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in Middle East, Cambridge, Cambridge University Press, second edition, 2010 [2000]. La thèse centrale du livre, tordant le coup au “consensus de Washington”, pose que : (i) c‟est le politique qui préside au développement économique ; (ii) les principaux obstacles qui grèvent le développement dans la région sont politiques et non plus économiques ou culturelles. 40 Clement M. Henry, « Algeria‟s Agonies : Oil Rent effects in a Bunker State », article cité. 41 In International Journal of Middle East Studies, vol. 31, n°4, novembre 1999, p. 660, p. 661. 38 13 les fondations institutionnelles du groupement politique et le type de régime, lesquelles façonnent les choix politiques opérés par les gouvernants. On y reviendra. La théorie de l‟« Etat rentier » tend à imputer la « faiblesse » sinon le « démantèlement » de l‟appareil d‟extraction à l‟effet pervers de la dépendance fiscale vis-à-vis des revenus de la rente42. Prenant le contre-pied de cet axiome, je démontrerai dans ce projet de recherche que la faiblesse de la bureaucratie est un effet recherché du système de gouvernement, la collusion de l‟administration participant de l’environnement nécessaire à l’essor de la corruption politique. Le recours aux créneaux spéculatifs ne procède pas d‟une « psychologie rentière », la prépondérance de la corruption dans les circuits économiques et l‟instabilité juridique qui l‟accompagne dissuadant les acteurs de recourir à l‟investissement productif. Les tenants de la théorie de l‟« Etat rentier » affirment que l‟allocation des bénéfices de la rente à la société assure à l‟Etat l‟assentiment populaire. La logique, trop simple, ne résiste pas à la complexité sociale et politique. Gwenn Okruhlik, dans un article remarqué, a démontré que la distribution de la richesse pétrolière, loin d‟immuniser les souverains saoudiens contre les pressions sociales, a renforcé l‟opposition et la dissidence y compris durant les phases du boom pétrolier43. Deux raisons expliquent, selon elle, ce paradoxe : l‟inégalité qui préside à la distribution de la richesse pétrolière à la population, l‟allocation des revenus pétroliers ne se faisant pas d‟elle-même mais en fonction de considérations politiques afférentes aux appartenances (familiales, tribales, religieuses, provinciales) des groupes et aux contextes politiques (montées de la contestation, guerres, etc.) ; la richesse pétrolière procure aux dissidents potentiels, comme le mouvement islamiste sunnite, les patrons privés ou les groupes d‟opposition chiite de la province de l‟est, les ressources nécessaires à une mobilisation hostile au régime44. On peut pousser la critique plus loin : si les populations n‟expriment pas d‟« assentiment » à la suite de la « distribution des bénéfices de la rente », c‟est bien parce qu‟elles considèrent, à raison, que les richesses rentières relèvent d‟un bien collectif et non point d‟un cadeau généreusement octroyé par les gouvernants. En Algérie, où cette situation est on ne peut plus visible, les déshérités, qui dénoncent les pratiques de détournement et de corruption des gouvernants, réclament à cor et à cri la „‟part‟‟ de pétrole qui leur revient „‟de droit‟‟. Aussi les émeutiers considèrent-ils qu‟ils n‟ont pas, s‟agissant d‟un droit, à exprimer 42 Aziz Kiren Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in The Middle East, op. cit ; Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty : Oil booms and Petro-States, op. cit. 43 Gwenn Okruhlik, « Rentier Wealth, Unruly Law, and the Rise of Opposition. The Political Economy of Oil States », Comparative Politics, Avril 1999, pp. 295-315. 44 Ibid. 14 de „‟consentement‟‟ à l‟endroit d‟un gouvernement qui demeure après tout „‟illégitime‟‟. Je montrerai ainsi qu‟en Algérie, la distribution ininterrompue des revenus de la rente pétrolière au cours de la décennie 2000 n‟a pas suffit, en dépit de son volume inégalé dans l‟histoire du pays (plus de 200 milliards de dollars), à immuniser l‟Etat contre la récurrence de l‟action émeutière, encore moins à instaurer un quelconque « consensus ». Ce projet de recherche entend, pour éclairer ce point aveugle du paradigme de l‟« Etat rentier », démontrer que le système de corruption qui préside à l’implémentation des programmes de développement autant qu’à l’allocation des ressources accroît l’injustice et les inégalités, lesquelles alimentent le mécontentement et légitiment la corruption des exclus. Giacomo Luciani avance, pour élucider l‟énigme de l‟essor de l‟opposition dans les Etats rentiers réputés pacifiés, l‟argument suivant. Il écrit : « Il y aura toujours une opposition, mais celle-ci ne se montrera jamais plus démocratique que le pouvoir. L‟opposition ne considérera pas la méthode démocratique comme la solution la plus prometteuse pour atteindre le but convoité parce que chaque groupe poursuit un objectif particulariste dans un jeu à somme nulle, ce qui ne convient pas à l‟obtention d‟un consensus et à la formation de coalitions. »45 L‟argument s‟appuie, là encore, sur un présupposé très contestable. La politique fiscale des démocraties occidentales, données ici en référence, n‟est jamais consensuelle ; de nature particulariste, elle tend toujours à favoriser, pour satisfaire les intérêts électoraux et l‟agenda politique de la majorité gouvernementale, telle classe sociale au détriment de telle autre. L‟Algérie, « Etat rentier » s‟il on se fit à la définition canonique, apporte au demeurant plusieurs démentis à cet axiome. En effet, c‟est la politique prétorienne des faucons, soucieux de la survie du système d‟autoritarisme et de corruption, qui a empêché in extremis l‟aboutissement d‟un compromis politique entre le FLN des réformateurs Mehri-Hamrouche, le FFS du démocrate Aït Ahmed et le FIS du modéré Hachani par un coup d‟état orchestré entre les deux tours des législatives, le 11 janvier 1992, et non plus la « poursuite d‟un objectif particulariste ». Démentant la fatalité rentière, ces partis de l‟opposition sont parvenus, après plusieurs semaines de débats abrités par la communauté catholique de Sant‟Egidio, à un pacte politique ; la « plate-forme pour une solution politique et pacifique à la crise algérienne », signée le 13 janvier 1995 à Rome par les principaux partis de l‟opposition dont le FIS, le FLN et le FFS, revendique le « respect de la Déclaration universelle des droits de l‟Homme », le « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir », la « non implication de l‟armée dans les affaires politiques », le « respect de 45 Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et démocratisation » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans démocrates ?, op. cit., p. 202. 15 l‟alternance politique à travers le suffrage universel »46. Or, c‟est le gouvernement prétorien qui choisit, en dépit de la crise fiscale qui le frappe, de faire obstacle à ce pacte démocratique. La théorie de l‟« Etat rentier », en affirmant que la distribution de la richesse rentière permet aux gouvernements d‟« acheter » une légitimité politique, fait dépendre la durabilité des régimes de la rente. Certains représentants de cette théorie, s‟ils avancent que la crise fiscale de l‟Etat « encourage » et « stimule » la démocratisation, ils notent dans le même temps que : 1°-« la capacité à durer des régimes autoritaires qui se montrent incapables de faire face à leur crise fiscale s‟en voit d‟autant réduite » que « le progrès technologique, surtout en ce qui concerne les communications et les critères d‟acceptabilité internationale, rend de plus en plus difficile la tâche des dictateurs »47 ; 2°- « les démocraties peuvent être fortement souhaitées et cependant échouer »48. Je démontrerai -en remontant d‟un côté aux fondations institutionnelles du régime et en opérant de l‟autre une analyse institutionnelle et stratégique du système de gouvernement- pourquoi la longue et sévère crise fiscale de l‟Etat algérien (1986-2001) n‟a conduit ni à la démocratisation ni à l‟effondrement du régime autoritaire. C)- Réification. La théorie du « rentierism », en réduisant la relation Etat-société à l‟aune exclusive de la taxation, s‟interdit de saisir l‟intelligence des variables historiques, politiques, sociales et culturelles qui façonnent, dans le temps comme dans l‟espace, l‟interaction des deux termes de la dialectique. Le paradigme, suggérant implicitement que le développement institutionnel de ces groupements politiques n‟a commencé qu‟à la faveur du premier boom pétrolier de 1973, ignore les fondations institutionnelles et la trajectoire politique ; ces facteurs, antérieurs à et indépendants de l‟essor des hydrocarbures, président à la distribution des revenus de la richesse rentière. Le paradigme, en se fondant sur l‟assomption selon laquelle la rente per se procure une « autonomie » à l‟Etat vis-à-vis de la société, pêche par réification. L‟Etat et la société, Timothy Mitchell en a fait l‟éclatante démonstration, ne sont pas des entités intrinsèques, leurs « frontières » s‟avérant il est vrai élusives, poreuses et mobiles49. La théorie de l‟« Etat rentier », accusant lacunes et anomalies, s‟avère en définitive préjudiciable à l‟intelligibilité de l‟endurance de l‟autoritarisme dans le monde arabe. L‟alchimie de la taxation n‟opérant visiblement pas, il faut désormais se résoudre à explorer 46 La « Plate-forme pour une solution politique et pacifique à la crise algérienne » est consultable sur le site d‟information [www.algeria-watch.org] 47 Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et démocratisation », loc. cit., p. 206. 48 Ibid, p. 205. 49 Timothy Mitchell, « The limits of the State: Beyond Statist Approaches and their Critics », American Political Science Review, vol. 85, n°1, mars 1991, pp.77-96. Je l‟ai montré ailleurs pour le cas algérien : Mohammed Hachemaoui, « Y a-t-il des tribus dans l‟urne ? Sociologie d‟une énigme électorale », à paraître dans les Cahiers d’Etudes Africaines. 16 d‟autres pistes de recherche. Une nouvelle théorie, prenant le relais, a vu le jour à la fin des années 1990 : « resource curse ». Formulée essentiellement par des économistes et des politologues, la théorie de la « malédiction des ressources » affirme, en s‟appuyant sur des analyses le plus souvent statistiques, que les Etats dépendant des revenus d‟exportation d‟une richesse naturelle sont, parmi les pays en développement, ceux qui sont les plus confrontés à la stagnation économique, à l‟autoritarisme et aux guerres civiles50. La politologue Terry Lynn Karl en a donné une variante, étatiste, dans The Paradox of Plenty : Oil Booms and Petro-state. L‟ouvrage, qui convoque dans une approche éclectique les paradigmes de l‟« Etat rentier », du « rent seeking », de l‟« institutionnalisme » et de la « théorie de la dépendance » tout à la fois, s‟emploie à expliquer pourquoi les booms pétroliers de 1973-1974 et de 1979-1980 ont provoqué un « déclin économique » et une « déstabilisation de régime » dans la plupart des « Etats pétroliers »51. Terry Lynn Karl considère, dans les pas de Martin Shafer52, qu‟un secteur d‟exportation dominant, en favorisant l‟émergence d‟un cadre rigide de prise de décision, le conservatisme et l‟inertie, achève d‟altérer les capacités de l‟Etat à sortir de l‟ancien modèle de développement pour en promouvoir un nouveau53. Son livre, qui comprend une belle et longue étude du Venezuela et de brèves analyses des trajectoires d‟Algérie, d‟Iran, d‟Indonésie et du Nigeria, est problématique. Pour l‟auteur, ces cinq grands « Etats pétroliers » ont connu, entre 1974 et 1992, une « structuration de choix remarquablement similaire » et des « issues politique et économique décevantes »54. Rien n‟est pourtant moins sûr : (i) Karl n‟établit pas de façon convaincante que le « boom pétrolier » génère, par soi seul, l‟« instabilité politique » ; (ii) rien n‟atteste que les cinq Etats étudiés sont moins stables que le restant des pays en développement55 ; (iii) le Venezuela a longtemps été, en dépit même du « boom effect », l‟un 50 Inter alia Richard Auty, « Natural Resources, the State and Development Strategy », Journal of International Development, n° 9, 1997, p. 651-663 ; Mats Berdal and David Malone, eds., Greed & Grievance: Economic Agendas in Civil Wars, Boulder, Lynne Rienner, 2000 ; Paul Collier and Anke Hoeffler, On the Incidence of Civil War in Africa, Banque mondiale, 16 août 2000 ; Paul Collier, « Doing well out of war : An economic perspective », dans M. Berdal et D. Malone, Greed and Grievance : Economic Agendas of Civil Wars, Boulder, Lynne Rienner, 2000; Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit; Alan Gelb and associates, Oil Windfalls: Blessing or Curse?, Oxford, Oxford University Press, 1988 ; Michael Ross, « The Political Economy of The Resource Curse », World Politics, 51, janvier 1999, pp. 297-322 ; Id, « What Do We Know About Natural Resource and Civil War ? », Journal of Peace Research, vol. 41, n°3, 2004, pp. 337-356; Jeffrey Sachs et Andrew Warner, « Natural Resources and Economic Development. The Curse of Natural Resources », European Economic Review 45 (2001), pp. 227-238. 51 Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty: Oil Booms and Petro-State, op. cit., p. 17. 52 Martin Shafer, Winners and Losers: How Sectors Shape the Development Prospects of States, Ithaca, Cornell University Press, 1994. 53 Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit., p. 15. 54 Ibid, p. 189, p. 44. 55 Cf. Michael Ross, « The Political Economy of the Resource Curse », article cité, p. 318. 17 des Etats les plus stables d‟Amérique latine56 ; (iv) les élites dirigeantes des cinq Etats étudiés n‟ont justement pas suivi la même « structuration de choix » : l‟Indonésie, qui a opté, à l‟inverse de l‟Algérie, pour une dévaluation continue de sa monnaie nationale, la protection de ses exportations hors-hydrocarbures, la promotion de l‟agriculture, l‟austérité budgétaire et la diversification de sa structure fiscale, est parvenue, comme le reconnaît l‟auteure, à éviter la « détérioration économique » et l‟« instabilité politique »57 ; (v) les putatives conséquences néfastes du « rentierism » (autoritarisme, rent-seeking, corruption, stagnation économique) sont, à y bien voir, caractéristiques des « Etats rentiers » aussi bien que de leurs voisins non rentiers. Mais il y a plus : Terry Lynn Karl, qui soutient que l‟effondrement de régime est l‟aboutissement quasi inéluctable des « Etats pétroliers » autoritaires, admet que la stabilité politique de l‟Indonésie de Suharto est une « exception notable » à cette loi58. Or à observer la longévité des régimes d‟Irak, d‟Egypte et de Syrie, que la politiste range parmi les « petrostates » sans pour autant les inclure dans son analyse comparée, l‟on conclue que les cas iranien et nigérian sont l‟exception plutôt que la règle59. Il en est de même de l‟« Etat pétrolier » algérien, la résilience du régime prétorien démentant la « prédiction » du modèle. Ce contre argument fragilise quand il ne remet pas en cause le fondement même de la démarche guidant The Paradox of Plenty : la « relégation » de l‟étude du type de régime à un « niveau secondaire », derrière la variable indépendante, celle des changements provoqués par le pétrole sur les capacités de l‟Etat60. Pourtant, c‟est bien la prise en compte de la séquence politique antérieure à la découverte du pétrole, celle se caractérisant par l‟édification d‟institutions démocratiques fortes, qui permet à la politiste de comprendre pourquoi la Norvège a réussi à fructifier ses revenus pétroliers, évitant de les « dilapider », comme l‟ont fait les autres « Etats pétroliers », dans la « corruption » et la construction d‟« éléphants blancs »61. A l‟inverse, en suivant l‟assomption de la « coïncidence » de la formation de l‟Etat avec le développement du secteur pétrolier, Terry Lynn Karl perd de vue 56 Ibid ; Thad Dunning, Crude Democracy, op. cit., pp. 151-209. L‟auteur de The Paradox of Plenty écrit en effet: « Indonesia‟s economic decision to permit smaller and more gradual increases affected in a positive manner not only the economic health of the country but also its political stability. » (p. 196). Par ailleurs Terry Lynn Karl, qui soutient que les revenus pétroliers atrophient les capacités extractives des Etats (p. 16), note que les booms pétroliers des années 1970 n‟ont pas eu d‟incidences significatives sur la fiscalité ordinaire des « Etats pétroliers » (p. 201). 58 Terry Lynn Karl écrit: « […] personalistic authoritarian collapsed rather easily under boom-bust conditions, with Suharto‟s a notable exception. » (p. 232). 59 Le régime de Bagdad, tenu par le clan de Saddam Hussein depuis la fin des années 1960, ne devant son effondrement qu‟à l‟invasion militaire anglo-américaine de mars-mai 2003. 60 Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit., p. 227, p. 44. 61 Ibid, 213-221. 57 18 la variable historique : la formation de l‟Etat et du régime précédant le boom pétrolier. Ainsi, alors que l‟auteur relève en passant que la taxation pétrolière demeure, en Algérie, relativement faible avant 197362, s‟empêche de saisir le mode de gouvernement antérieur à l‟essor du secteur des hydrocarbures. C‟est pourtant le type de régime, caractérisé en Norvège par la robustesse des institutions démocratiques là où il dominé en Algérie par la prévalence de la corruption politique et la faiblesse des institutions politiques, qui préside au mode de gouvernance de la richesse pétrolière. L‟évitement de l’historicité de l’Etat63 amène l‟auteur à minorer, pour prendre l‟exemple du Nigeria, une variable aussi lourde que les conflits ethniques et religieux : or la guerre de sécession du Biafra qui a fait plus d‟un million de morts entre 1967 et 1970 et renforcé le pouvoir des prétoriens, a préempté la gestion de la richesse pétrolière, là où l‟ethnicité a affaiblit les institutions de l‟Etat. L‟autre variante de la thèse de la « malédiction des ressources » est celle qui établit un mécanisme de causalité entre ressources naturelles et guerres civiles. Paul Collier, économiste et responsable de recherche à la Banque mondiale, en a donné la mouture séminale. Son modèle peut se résumer ainsi64. L‟auteur, qui ne distingue pas entre « anciens » et « nouveaux » conflits, définit la rébellion comme une « forme de criminalité organisée » portée par un seul et unique objectif : la « prédation »65. L‟économiste, partant de cette définition réductrice à souhait66, construit une opposition rigide entre rébellion armée et protestation pacifique : là où la première est animée par l‟« avidité » (« greed »), la seconde est mue par la « revendication » (« grievance »). L‟économiste, construit pour tester la validité « scientifique » de son modèle, des indicateurs de l‟« avidité » et de la « revendication ». Alors que les libertés politiques et le type de régime n‟interviennent pas, selon cette étude statistique, dans le surgissement des conflits, la proportion des jeunes sans emploi sert, dans le modèle de Collier, à mesurer, non pas la « revendication », mais l‟« avidité » : le taux de chômage des jeunes facilitant leur recrutement par les chefs de 62 Ibid, p. 204. Les travaux comparatifs de Jean- François Bayart ont remarquablement souligné l‟importance de cette question, notamment dans L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006 (1re édition 1989) ; Jean-François Bayart, « L‟historicité de l‟Etat importé » dans Jean-François Bayart, dir., La greffe de l’Etat, Paris, Karthala, 1996, pp. 11-39. Lire également sur l‟historicité de la politique : l‟admirable ouvrage de George Balandier, Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985 ; l‟excellent texte de Jean Leca « Paradoxes de la démocratisation : L‟Algérie au chevet de la science politique », Pouvoirs, 86, 1998, pp. 7-27 ; et le classique Jean Leca et Jean-Claude Vatin, L’Algérie politique. Institutions et régime, Paris, Presses de la FNSP, 1975. 64 Paul Collier, Economic Causes of Civil Conflict and their Implications for Policy, Banque mondiale, 15 juin 2000. 65 Ibid, p. 2. 66 Lire la critique corrosive faite par Roland Marchal et Christine Messiant, « De l‟avidité des rebelles. L‟analyse économique de la guerre civile selon Paul Collier », Critique internationale, n°16, juillet 2002, pp. 58-69. 63 19 rébellion. L‟indicateur de l‟inégalité économique, qui mesure en 2000, la « revendication », était employé par son concepteur en 1996 et 1998 pour mesurer… l‟« avidité »67. L‟économiste de la Banque mondiale répertorie 73 conflits mais n‟en analyse que 47 d‟entre eux, sans que cette amputation ne l‟amène à relativiser la validité de son modèle pour autant. Ainsi se trouve amputé l‟Afrique du sud pour « manque de données » -l‟ANC de Nelson Mandela étant difficilement assimilable à une rébellion « avide » guerroyant contre un gouvernement légitime. Le modèle opère, au surplus, de multiples glissements : l‟assimilation du risque d‟éclatement d‟un conflit avec sa cause ; la confusion systématique entre le risque d‟un conflit et sa durabilité ; confusion entretenue entre endurance d‟une rébellion et pratique de la prédation ; l‟évacuation de toute comparaison entre gouvernement et rébellion, cette dernière étant appréhendée partout comme la seule et unique responsable du déclenchement des conflits civils68. La théorie, fortement médiatisée69, affirme ainsi que la présence du pétrole (ou de toute autre ressource naturelle) dans un pays précipite son instabilité politique, deux mécanismes gouvernant cette trajectoire : (i) soit que les revenus d‟exportation des hydrocarbures présentent, pour les rebelles potentiels, des butins qui aiguisent leur avidité (« greed ») ; (ii) soit que la distribution inégale des bénéfices de la rente génère une revendication (« grievance ») qui dégénère en conflit armé. La théorie de la « malédiction des ressources », pas plus que celle de l‟« Etat rentier », ne parvient à expliquer l‟énigme de la durabilité des régimes autoritaires dans les Etats riches en hydrocarbures durant la phase du déclin de leurs revenus pétroliers. Benjamin Smith a relevé que sur les 20 crises de « booms » et de « busts » qu‟ont connu les 21 principaux pays exportateurs de pétrole et de gaz ces trois dernières décennies, 4 d‟entre eux seulement ont subi un effondrement de régime70. Aussi le collapsus des « Etats pétroliers » relève-t-il davantage de l‟exception que de la règle. Ce projet de recherche, qui prend à contre-pied les assertions des théories de l‟« Etat rentier » et de la « malédiction des ressources », entend, en partant des fondations institutionnelles des régimes algérien, marocain et irakien, démontrer la validité des propositions suivantes : - La durabilité du régime autoritaire n’est pas dépendante de la rente (pétrolière), l‟effondrement des revenus des hydrocarbures de moitié en 1986 et la sévère crise fiscale qui 67 Ibid, p. 60. Ibid. 69 Lire, à titre d‟exemple, l‟ouvrage du journaliste Peter Maass, Crude World. The Violent Twilight of Oil, New York, Penguin Books, 2009. 70 Benjamin Smith, « The Wrong Kind of Crisis : Why Oil Booms and Busts Rarely Lead to Authoritarian Breakdown », Studies in Comparative International Development, Winter 2006, vol. 40, n°4, pp. 55-76. 68 20 s‟en est suivie continûment jusqu‟en 2001 n‟ayant pas suffi à précipiter la chute du régime prétorien, alors même que ce dernier se trouvait pris par surcroît dans un processus de délégitimation et de violence sans précédent. Il en est de même du régime de Saddam Hussein, qui, en plus des « busts », résisté aux deux guerres du Golfe et un terrible embargo international ; sa chute n‟ayant pu se faire qu‟au prix de l‟invasion militaire anglo-américaine d‟avril-mai 2003. - La richesse du pétrole et du gaz n’a ni suscité une ‘’rébellion avide’’ ni causé une ‘’guerre civile’’, la violence, d‟origine politique et non plus économique ou culturelle, qui frappe l‟Algérie depuis 1992, participant à la survie du régime prétorien. Les théories de l‟« Etat rentier » et de la « malédiction des ressources », en partant de l‟assomption de la coïncidence de la formation de l‟Etat avec le boom pétrolier, appréhendent les régimes politiques, pour paraphraser Juan Linz, comme le résultat inéluctable de la structure économique ; ce faisant, elles occultent les autres facteurs institutionnels ayant présidé à l‟émergence et à la stabilité de ses systèmes de gouvernement71. I- 2- Par-delà la cooptation et la coercition Mais alors que l‟analyse des institutions occupe une place prépondérante dans l‟étude des transitions démocratiques, elle s‟avère, on l‟a vu, marginale sinon absente dans l‟explication de la durabilité des régimes autoritaires, en particulier ceux de la région d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient. De nouveaux travaux s‟emploient depuis peu à combler cette béance 72. On peut, dans la littérature consacrée à l‟étude de l‟endurance de l‟autoritarisme dans le „‟monde arabe‟‟73, distinguer, principalement, deux orientations de recherche ; concurrentes, elles mettent l‟accent qui sur les partis du pouvoir et les coalitions dirigeantes, qui sur l‟appareil de la coercition. Présentons succinctement leurs thèses dans l‟ordre. 71 Juan Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes, Boulder, Lynne Rienner, 2000, p. 154. Inter alia Jennifer Gandhi, Adam Przeworski, « Authoritarian Institutions and the Survival of Autocrats », Comparative Political Studies, vol. 40, n° 11, novembre 2007, pp. 1279-1301; Barbara Geddes, « Authoritarian Breakdown. Empirical Test for a Game Theoritic Argument », paper presented at the annual meeting of the American Political Science Association, Atlanta, September 1999 ; Barbar Geddes, « What Do We Know About Democratization After Twenty Years ? », Annual Revue of Political Science, 1999, 2:115-144 ; Dan Slater, « Iron Cage in an Iron Fist. Authoritarian Institutions and the Personalization of Power in Malaysia », Comparative Politics, octobre 2003, pp. 81-101. 73 Lire, pour une revue de la littérature, Jason Brownlee, « Low Tide after Third Wave. Exploring Politics under Authoritarianism », Comparative Politics, juillet 2002, pp. 477-498; Rex Brynen, Bahgat Korany, Paul Noble, eds., Political Liberalization and Democratization in the Arab World, volume 1: Theoritical Perspectives, Boulder, Lynne Rienner, 1995 ; Jill Crystal, « Authoritarianism and its Adversaries in the Arab World », World Politics, 46, janvier 1994, pp. 262-289; Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe: incertitude, vulnérabilité et légitimité », loc. cit. 72 21 - La première thèse situe l‟énigme de la persistance de l‟autoritarisme au niveau des partis dirigeants et des coalitions de pouvoir. Benjamin Smith, qui compare les trajectoires institutionnelles de l‟Iran et de l‟Indonésie, attribue la durabilité des régimes autoritaires exportateurs de pétrole, non plus à la répression ou à la déstructuration sociale, mais à la « force » des « coalitions dirigeantes » et des « institutions de l‟Etat » édifiées avant le boom pétrolier74. Jason Brownlee, s‟appuyant sur une analyse comparée entre l‟Egypte, l‟Iran, la Malaisie et les Philippines, confère la stabilité et l‟endurance des régimes autoritaires à la « force des partis dirigeants »75. Ces travaux sont novateurs : ils ont le mérite de projeter la lumière sur des aspects peu ou prou étudiés, tels les « conditions antérieures aux crises économiques », la « formation des partis dirigeants » et la « cohésion de l‟élite » dans les systèmes autoritaires. Pour autant, ils ne soulèvent pas moins quelques problèmes. Si la durabilité du régime égyptien reposait réellement sur la « force du parti dirigeant » (Parti National Démocratique), pourquoi le pouvoir de Moubarak institutionnaliserait-t-il alors la fraude électorale et s‟entêterait-il à reconduire, continûment depuis 1981, l‟état d‟urgence à l‟ombre duquel il déploie -sous le regard indifférent des démocraties occidentales- ses appareils de répression ? Comment expliquer la résilience des régimes autoritaires qui ne possèdent, comme c‟est désormais le cas en Algérie depuis 1989, ni de « parti dirigeant » ni d‟« institutions fortes » autres que celles de la coercition ? Michael Herb entend dans son All in the Family résoudre cette énigme : pourquoi les monarchies d‟Afghanistan, d‟Egypte, d‟Irak, d‟Iran et de Libye se sont effondrées là où celles des familles régnantes de la Péninsule arabique, ont réussi, elles, à assurer leur durabilité ?76 Prenant à contre-pied la théorie de l‟« Etat rentier », l‟auteur situe la clé de la résilience des monarchies du Golfe dans la mise en place, par les cheikhs Al Sabah en 1938, d‟un type de régime, inconnu auparavant en Arabie, celui des « monarchies dynastiques »77. Pour Michael Herb, le succès de cette formule politique réside moins dans l‟existence de la rente que dans l‟habilité des familles royales à développer des mécanismes de distribution du pouvoir entre 74 Benjamin Smith, « The Wrong Kind of Crisis : Why Oil Booms and Busts Rarely Lead to Authoritarian Breakdown », article cité. 75 Jason Brownlee, Authoritarianism in an Age of Democratization, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 76 Michael Herb, All in the Family. Absolutism, Revolution, and Democracy in the Middle Eastern Monarchies, Albany, State University of New York Press, 1999. 77 Ibid, p. 3. 22 ses membres afin d‟éviter que des outsiders s‟immiscent dans les conflits familiaux78. Ces dynasties parviennent, par la détention du monopole des postes clés du cabinet et la distribution des appareils gouvernementaux aux autres membres de la famille, à maintenir leur emprise sur le pouvoir d‟Etat. Les princes, en préférant la préservation du système plutôt que la défection, assurent la stabilité du mécanisme de succession. La théorie des « monarchies dynastique » de Herb peut se résumer par cette formule : le système de consensus familial, de partage du pouvoir, de règlement des conflits internes et de compensations rend les familles régnantes très difficiles à évincer : aucune « monarchie dynastique » n‟ayant connue de renversement révolutionnaire79. L‟ouvrage innovant de Michael Herb est stimulant. Sa thèse centrale, outre l‟éclairage qu‟elle apporte à l‟étude des institutions politiques des monarchies de la Péninsule arabique, ouvre des perspectives intéressantes pour l‟analyse du phénomène de la « succession dynastique » à l‟œuvre dans des régimes non monarchiques, tel la Syrie des Asad, voire la Libye des Kadhafi ou encore l‟Egypte des Moubarak. La théorie de Michael Herb liant la résilience des régimes autoritaires à la formule de la « monarchie dynastique » pose cependant quelques problèmes. Peut-on Ŕnotamment après America’s Kingdom de Robert Vitalis80- expliquer la résilience des monarchies arabes du Golfe, à commencer par l‟Arabie Saoudite, sans le soutien de l‟empire américain ? Comment expliquer la stabilité des régimes monarchiques non dynastiques du Bahreïn, de la Jordanie et du Maroc ? ; ces dernières semblant bien moins « fragiles » que ne l‟avance l‟auteur. La théorie de la « monarchie dynastique » ne permet pas davantage d‟expliquer la durabilité du régime autoritaire algérien, qui a connu, depuis sa fondation, tantôt la longévité, tantôt le turnover des gouvernants. La deuxième thèse attribue la durabilité des régimes autoritaires de la région à l‟usage de la force81. Eva Bellin en a donné une illustration dans un texte remarqué dans lequel elle s‟interroge sur la singulière résistance des Etats d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient à initier la moindre transition démocratique82. Pour elle, le véritable « exceptionnalisme » de la région réside moins dans l‟« absence des pré requis de la démocratisation » que dans la « volonté » et la « capacité » de l‟appareil de coercition de l‟Etat à « réprimer l‟initiative 78 Ibid, p.4. Ibid, p. 50. 80 Robert Vitalis, America’s Kingdom. Mythmaking of the Saudi Oil Frontier, Stanford, Stanford University Press, 2007. 81 Cf. Jill Crystal, « Authoritarianism and its Adversaries in the Arab World », World Politics, 46, janvier 1994, pp. 262-289. 82 Eva Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in the Middle East. Exceptionalism in Comparative Perspective », Comparative Politics, Janvier 2004, pp. 139-157. 79 23 démocratique »83. La distinction qu‟elle introduit dans l‟analyse de la « robustesse de l‟appareil de coercition » est éclairante : un régime, à l‟instar de celui de la Corée du Sud du général Roh Tae Woo en 1987, peut avoir la capacité de réprimer les forces démocratiques mais non la volonté de le faire ; l‟inverse étant tout aussi possible comme l‟illustre le Bénin de Kerekou en 1989. Quatre variables façonnent, selon la politiste, la robustesse de l‟appareil de coercition. 1°- La santé fiscale de l‟Etat : affecté par une crise fiscale prolongée de l‟Etat, l‟appareil coercitif peut se désintégrer, rendant ainsi possible, comme cela fut le cas de nombreux régimes africains, l‟avènement d‟une transition démocratique. 2°- Le maintien des appuis internationaux : le retrait du soutien d‟une grande puissance provoque, comme dans les pays d‟Europe de l‟Est et d‟Amérique Latine, une crise existentielle et financière qui précipite l‟effondrement des régimes. 3°- Le niveau d‟institutionnalisation de l‟appareil de coercition : l‟institutionnalisation, en renforçant l‟identité corporatiste et la perception de la poursuite d‟une mission d‟intérêt public (telles la défense nationale et le développement économique), s‟avère Ŕtout à l‟inverse du patrimonialisme qui promeut le favoritisme, l‟abus de pouvoir et la corruption- plus tolérante à l‟endroit de la réforme démocratique, ainsi que l‟illustre le transfert, opéré par les militaires au Brésil et en Argentine, du pouvoir aux civils. 4°- Le niveau de la mobilisation populaire. La répression violente de plusieurs milliers de personnes, même quand elle est „‟techniquement‟‟ faisable, n‟en a pas moins un coût élevé. Or celui-ci est susceptible de mettre en péril tout à la fois l‟intégrité institutionnelle de l‟appareil de coercition, le soutien international et la légitimité intérieure du régime. L‟auteure, suivant Nancy Bermeo, distingue deux types de réponses possibles : (i) l‟appareil de coercition qui se sent menacé dans sa survie par la réforme démocratique, ne se laissera pas, comme l‟illustre les massacres de Hama et de Tienanmen, découragé par le coût élevé de la répression ; (ii) à l‟inverse, le coût élevé que provoque la répression d‟une forte mobilisation populaire peut, comme le donne à voir l‟Argentine, le Peru et la Corée du sud, faire basculer l‟establishment sécuritaire, qui ne perçoit pas l‟ouverture du champ politique comme une entreprise dévastatrice, du côté de la réforme démocratique84. Eva Bellin, partant de ces variables, dresse le constat suivant : « l‟accès exceptionnel » des Etats de la région d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient aux rentes (pétrolière, gazière et stratégique) a permis d‟alimenter des budgets militaires parmi les plus élevés au monde (6,2% du PNB en moyenne en 2000 contre 2.2% pour les pays de l‟OTAN), de financer de gros achats d‟armement (7 83 Ibid, p. 143. Ibid, 146; Nancy Bermeo, « Myths of Moderation : Confrontation and Conflict during Democratic Transitions », Comparative Politics, 29, Avril 1997, pp. 305-322. 84 24 pays de la région, dont l‟Algérie, se taillant 40% du total des ventes en 2000) ; la région du MENA est, pour reprendre l‟observation de Henry et Springborg , exceptionnelle dans la mesure où la fin de la guerre froide ne s‟y est pas accompagnée, comme partout ailleurs, par le retrait du patronage apporté par les grandes puissances aux régimes autoritaires 85, la capacité à jouer sur les multiples enjeux sécuritaires de l‟Occident conférant aux régimes autoritaires de la région le soutien international ; la logique de patrimonialisme qui gouverne la plupart des régimes et des appareils de coercition de la région rend ces derniers autrement plus hostiles à la réforme démocratique ; alors que la mobilisation populaire demeure faible dans les pays d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient, les Etats de la région parviennent, quand ils sont confrontés à la mobilisation islamiste, à réduire le coût de la répression en jouant, comme l‟a fait le régime algérien, sur le registre de la menace que fait peser l‟islamisme sur l‟ordre interne et la sécurité internationale tout ensemble86. A l‟inverse, l'immense mobilisation populaire qui réclamait, avec des chants et des fleurs, la chute du Shah a, selon Eva Bellin, rendu le coût de la répression si colossal que le chef d‟état-major, soucieux de l‟intégrité de l‟institution militaire, a fini par déclarer la neutralité de l‟armée visà-vis de la révolution, précipitant ainsi la chute du régime de Mohammed Reza Pahlavi87. Deux erreurs d‟analyse symétriques sont à éviter dans le traitement de la question de la coercition : la sous-estimation et la surévaluation de la répression. La répression et la terreur exercées par le très redoutable appareil coercitif de la SAVAK dans le contexte prérévolutionnaire n‟a pas suffi à briser la mobilisation populaire ; le soutien diplomatique et militaire apporté par la super puissance américaine à l‟Iran des Pahlavi n‟ayant pas non plus suffi à assurer la survie du régime du Shah. La répression, même quand elle se déploie avec une grande intensité, s‟avère, comme l‟illustre l‟exemple dramatique du Cambodge, insuffisante à assurer la durabilité des régimes non démocratiques : le génocide perpétré par les Khmers rouges contre près de deux millions de Cambodgiens n‟a pas empêché le renversement de Pol Pot au terme de trois années seulement d‟exercice du pouvoir. L‟historien, intellectuel et opposant algérien Mohammed Harbi ne s‟y est pas trompé : « la répression, à elle seule, ne saurait y suffire »88. 85 Clement Henry & Robert Springborg, Globalization and the Politics of Development in The Middle East, op. cit, p. 32. 86 Eva Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in The Middle East. Exceptionalism in Comparative Perspective », article cité, p. 150. 87 Ibid, p. 151. 88 Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Paris, Arcantère, 1992, p. 193. Mohammed Harbi, opposé au pronunciamiento du 19 juin 1965, est emprisonné jusqu‟en 1968, puis maintenu en résidence surveillée dans le sud-ouest algérien jusqu‟en 1973, année où il s‟évade et se réfugie en France. L‟auteur de l‟incontournable Le 25 II- La corruption comme système de gouvernement II- 1- La corruption politique « La corruption, écrit Yves Mény, a été perçue, tout au long de l‟histoire, comme une dégénérescence et comme un mal politique et social. D‟Aristote à Montesquieu, la corruption s‟entend de manière générale comme la transformation négative des faits fondamentaux d‟un système politique donné. »89 Qu‟en est-il cependant des régimes dans lesquels la corruption politique procède, per se, d‟un système de gouvernement ? La corruption, après avoir suscité pendant longtemps un différend conceptuel, semble, depuis le triomphe du néo-libéralisme économique à la fin du siècle dernier, faire l‟objet d‟un nouveau paradigme90. Portée par le „‟consensus de Washington‟‟, la corruption est perçue comme une question de « recherche de rente » (« rent-seeking »), celle-ci étant facilitée par l‟absence ou le non achèvement de la libéralisation économique. L‟Etat et la politique sont appréhendés dans cette perspective comme une part du problème. Le gouvernement y est réduit au management public, tandis que les problèmes complexes de démocratie et de justice se voient, elles, indexées à la technologie de la « good gouvernance » -au lieu d‟être discutées en tant que telles : comme des questions d‟ordre intrinsèquement politique91. Peu d‟intérêt y est accordé à la différenciation des problèmes de corruption, pas davantage la recherche n‟est portée à l‟analyse comparée de la corruption. A la place, l‟effort de recherche s‟emploie à FLN. Mirage et réalité. Des origines à la prise de pouvoir 1945-1962 (Paris, Jeune Afrique, 1980), n‟en sera pas moins privé de son passeport algérien 17 ans durant. 89 Yves Mény, La corruption de la République, Paris, Fayard, coll. “l‟espace du politique”, 1992, p. 222. 90 Cf. Arnold J. Heidenheimer, Michael Johnston, Victor T. Le Vine, eds., Political Corruption: a Handboock, New Brunswick, Transaction Publishers, 1989; Michael Johnston, “ The Search for Definitions: the Validity of Politics and the Issue of Corruption”, International Social Science Journal, 149/3, 1996, pp. 321-335; Paul Heywood, “Political Corruption: Promblems and Perspectives”, Polticial Studies, XLV, 1997, pp. 417-435; Mark Philip, “Concetualizing Political Corruption” dans Arnold Heindenheimer et Michael Johnston, eds., Political Corruption: Concepts and Contexts, New Brunsvick, Transaction Publishers, 3rd ed, 2002, pp. 41-57 ; Diego Gambetta, “Corruption: an An Analytical Map” dans Stephen Kotkin et Andreás Sajó, eds., Poltical Corruption in Transition: A Skeptic’s Handbook, Budapest, Central European University Press, 2002, pp. 33-56; Michael Johnston, “The definitions debate: old conflict in new guises” dans Arvind K Jain, ed., The Political Economy of Corruption, London, Routledge, 2002; Mark Philip, « Corruption : Definition and Measurment » dans Charles Sampford, Artur Shacklock, Carmel Connors and Frederik Galtung, eds., Measuring Corruption, Aldershot, Ashgate Publishing, 2006, pp.45-46. 91 Pour une critique de la notion de “bonne gouvernance”, on lira avec profit Bruno Jobert, « Le mythe de la gouvernance dépolitisée » dans Pierre Favre, Jack Hayward, Yves Schemeil, eds., Etre gouverné. Etudes en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, pp. 273-285 ; Guy Hermet, « Démocratisation, droits de l‟homme et gouvernance » dans Pierre Favre, Jack Hayward, Yves Schemeil, eds., Etre gouverné, op. cit., pp. 301-313. 26 expliquer les variations entre les pays sur la base d‟un indice de corruption unidimensionnel. Une conséquence pratique découle de ce biais : la ressemblance des réformes préconisées dans la lutte contre la corruption. L‟Indice de perception de la corruption (IPC) de Transparency International, s‟il a contribué à inscrire la question qui nous occupe comme une priorité mondiale, n‟en accuse pas moins une lacune : celle de réduire les différences qualitatives potentielles entre les systèmes politiques à une question de degré, obscurcissant par là les contrastes entre les polités92. Aussi, le Transparency International Source Book, qui retient, dans son édition de l‟année 2000, quatre types de pots-de-vin, n‟explore-t-il pas les autres types de corruption93. Dans cette perspective, le rapport va jusqu'à formuler le constat suivant : « Corruption in China is ... really no different from that of Europe. »94 La perception mondiale de la corruption, pour autant qu‟elle a permis d‟aller au-devant du vieux débat sur la définition, n‟en demeure pas moins, sous ses traits consensuels, bien partielle : l‟approche globale, appréhendant la corruption essentiellement comme un problème de développement économique, réduit trop souvent le phénomène aux pots-de-vin dont la variation entre les sociétés ne serait désormais plus qu‟une question de degré. Les pots-de-vin -particulièrement quand, entendus au sens large, ils englobent l‟extorsion- représentent, il est vrai, la forme de corruption la plus courante et sans doute la moins difficile à modéliser. Le népotisme, le vol exercé par les gouvernants, les problèmes de conflit d‟intérêts, qui ne sont pas moins répandus, mettent cependant bien à mal le modèle de la „‟commission‟‟. Dans certains échanges corrompus, tel le népotisme ou la corruption électorale, un temps considérable peut s‟écouler entre la réception du quid et le paiement du quo ; l‟échange peut être, au surplus, motivé par des facteurs autres que le gain immédiat. Au demeurant, il n‟est pas toujours aisé de comparer, in concreto, entre quid et quo. Ce n‟est pas tout. La corruption ne prend pas toujours, loin s‟en faut, la forme de l‟échange : la fraude électorale, le détournement, l‟usage des ressources publiques dans des activités de commerce occulte, tout en étant des variétés de corruption, ne relèvent nullement de l‟échange. Le tableau mondial de la corruption, en réduisant ce phénomène à la pratique des pots-de-vin, simplifie à l‟excès un fait social particulièrement complexe et diffus quand elle pas par là la compréhension des contrastes entre les systèmes politiques. 92 Cf. Michael Johnston, “Measuring corruption: Numbers versus knowledge versus understanding” dans Arvind Jain, ed., The Political Economy of Corruption, op. cit., pp. 157-179. 93 Transparency International Source Book, TI, Berlin, 2000, pp. 16-17. 94 Ibidem, p. 15-16. 27 Selon le tableau mondial de Transparency International, l‟Italie, pays riche, et la Namibie, pays pauvre, affichent le même indice de perception de la corruption ; il en est de même de la Thaïlande et du Malawi. Ici surgit une question troublante : pourquoi un même niveau de corruption produit-il des effets contrastés ici et là ? Par ailleurs, pourquoi la corruption peut, dans un cas, précipiter l‟effondrement d‟un régime, et dans un autre, contribuer à sa résilience ? Les analyses qui se focalisent sur les degrés de corruption ne permettent pas de répondre à cette énigme. La corruption, en tant qu‟abus des ressources et des fonctions publiques à des fins privées, soulève à l’évidence la question des règles du jeu dans une société. Le phénomène de la corruption peut être appréhendé à cet égard comme un processus par lequel des groupes et des individus exercent, dans des structures de contraintes et d‟opportunités, de l‟influence à l‟intérieur et dans le cadre d‟un système de gouvernement95. L‟intelligence de la corruption politique exige par conséquent, par-delà le classement quantitatif des pays, l‟analyse qualitative des régimes dans lesquelles elle se déploie. On peut, dans le sillage de Michael Johnston, affirmer que les niveaux les plus pertinents de l‟analyse comparée de la corruption concernent la participation et les institutions dans et en lien avec les arènes politique et économique96. La corruption, ainsi perçue, soulève les fameuses questions de « who gets, what’s, when and how ? » Les groupes et les individus utilisent-ils la richesse pour capter le pouvoir ou exercent-ils le pouvoir pour s‟enrichir ? Les gouvernants sont-ils à la merci d‟intérêts privés omnipotents ou bien s‟avèrent-ils, à l‟inverse, si puissants qu‟ils contrôlent ces derniers ? Quels sont les liens entre, d‟un côté, le type d‟autoritarisme, la libéralisation économique, la force ou faiblesse des institutions (politiques et sociales), et de l‟autre, les figures de corruption qu‟expérimentent les sociétés ? Quels syndromes de corruption se dégagent de la combinaison de ces diverses influences et par quoi se différencient-ils ? L‟analyse de la corruption dans ses contextes sociaux devra se déployer sur trois axes : - Quelles sont les opportunités politiques et économiques disponibles dans une polité ? - Comment les individus et les groupes acquièrent, utilisent et échangent la richesse et le pouvoir ? 95 Michael Johnston, Syndromes of Corruption. Power, Wealth, and Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2005; James Scott, Comparative Political Corruption, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, N.J., 1972. 96 Michael Johnston, Syndromes of Corruption. Power, Wealth, and Democracy, op. cit. 28 - Comment les institutions influencent-elles, par contraintes et incitations interposées, les choix des participants ? L’environnement "naturel" de la corruption exige des conditions secrètes, restrictives, peu ou pas transparentes et un coût élevé de la défection97. Ce projet de recherche entend démontrer que les systèmes arabes, républicains et monarchiques confondus, offrent l‟environnement naturel de la corruption. Nous chercherons à établir ce qui suit : (i) les règles du jeu prévalentes dans ces régimes achèvent de façonner trois syndromes de corruption : le premier, prévalant en Algérie (au même titre qu‟en Egypte et en Syrie), est celui des tycoons du système ; le second, prégnant au Maroc (comme dans les monarchie de la Péninsule arabique) dans le sillage de SIGER et l‟ONA, est celui des oligopoles du Palais; le troisième, prévalent dans l‟Irak post-Saddam, est celui des bandits sédentaires et vagabonds ; (ii) la corruption politique dans des polités aussi contrastés que celles que l‟on rencontre en Algérie et au Maroc est généralisée et participe uniment d‟un système de gouvernement. II- La corruption comme système de gouvernement : le modèle algérien Les institutions sont, pour reprendre la célèbre définition de Douglass North, les « règles du jeu dans une société »98. Dans la polité algérienne, les institutions établies par la Constitution du pays ne traduisent cependant pas les règles du jeu ; informelles et non écrites, celles-ci ne demeurant pas moins efficientes99. Or, en se focalisant qui sur l‟instance idéologique, qui sur la structure économique, qui sur les institutions formelles, les spécialistes de la politique algérienne manquent l‟essentiel : l‟intelligence d‟un système de gouvernement qui, à l‟ombre du « Parti-nation », de l‟« Etat rentier » et de la « transition vers la démocratie », a, dès ses fondations institutionnelles, consacré la corruption comme mécanisme central. L‟évitement, l‟oubli ou le déni de cette logique, fondamentale entre toutes, du mode de gouvernement algérien, a engendré de bien lourdes erreurs d‟interprétation, celles-ci achevant d‟obscurcir la lecture de la trajectoire empruntée par le pays dans „‟le bruit et la fureur‟‟ des années 1990. 97 Cf. Donatella della Porta et Alberto Vannucci, « A Typology of Corrupt Networks » dans Junichi Kawata, ed., Comparing Political Corruption and Clientelism, Aldershot, Ashgate Publishing, 2006, p. 24. 98 « Institutions are the rules of the game in a society ». Douglass North, Institutions, Institutional Change, and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 3. 99 Mohammed Hachemaoui, « Permanences du jeu politique algérien », Politique étrangère, n°2, 2009, pp. 309321. 29 Les analyses qui, succombant à l‟illusion du „‟window-dressing’‟, mettent en avant l‟« EtatFLN »100 et la « transition vers la démocratie »101, peinent à saisir le système de pouvoir qui gouverne le pays derrière la façade institutionnelle. Le paradigme de l‟« Etat rentier » n‟est pas davantage d‟un grand secours ; fondé sur l‟assomption selon laquelle l‟ère pétrolière façonne l‟Etat, il occulte l‟un des niveaux de beaucoup le plus déterminant de l‟analyse politique : les règles du jeu ; celles-ci étant par surcroît non plus seulement antérieures à l‟ère pétrolière mais aussi sinon surtout indépendantes de la rente. Ces limites, par-delà l‟urgence de repenser le problème de la durabilité des régimes autoritaires à nouveaux frais, soulignent la nécessité de revenir aux « fondamentaux » de la sociologie politique, afin d‟y réintroduire l‟étude qualitative du type de régime au centre de l‟analyse, d‟y opérer, pour le dire en d‟autres termes, un „‟bringing the regime back in‟‟. Le régime est, pour reprendre la définition donnée par O‟Donnell et Schmitter, le système de relations entre la société civile et l’Etat102, soit l‟ensemble d‟institutions formelles et informelles qui structure l‟interaction politique entre groupes et individus à l‟intérieur d‟un groupement. Juan Linz, insatisfait de la typologie consacrée par la science politique d‟aprèsguerre, laquelle distinguait dans un spectre bipolaire entre « démocratie » et « totalitarisme », a, partant du cas de l‟Espagne franquiste, forgé, dans un texte paru en 1964, le concept d‟« autoritarisme »103. Linz, tordant le coup au sacro-saint clivage idéologique, définit les « régimes autoritaires » comme des « systèmes politiques avec pluralisme politique limité [et] non responsable, dépourvus d‟idéologie directrice élaborée […] dans lesquels un leader ou parfois un petit groupe exerce un pouvoir dont les limites formelles sont mal définies bien 100 Luis Martinez, La violence de la rente pétrolière. Algérie, Irak, Libye, Paris, Presses de Sciences Po, 2010. L‟auteur, qui adopte la thèse du « resources curse » dont nous avons ci-devant montré les apories, avance que la « rencontre historique », opérée lors du premier choc pétrolier de 1973, entre une « organisation politique révolutionnaire » et la « richesse pétrolière » a « amplifié » le « potentiel destructeur » de l‟« Etat-FLN ». Il affirme dans son dossier d‟habilitation à diriger des recherches (IEP de Paris, 2010, p. 15): « La rente pétrolière a exacerbé le nationalisme algérien, décuplé les ambitions de la Jamahirriya libyenne et sonné le glas du Baath irakien en survalorisant sa puissance. Sans la rente pétrolière, ces trois pays se seraient sans doute comportés comme le Maroc, la Tunisie, l‟Egypte, voire la Syrie, à savoir un autoritarisme mesuré en raison… tout simplement du fait de ressources limitées. » [Nous soulignons]. L‟auteur, qui précise que The Paradox of Plenty fut « fondamental » dans sa réflexion, semble oublier que l‟Egypte et la Syrie sont, aussi, des « Etats rentiers ». 101 William Quandt, Between Ballots and Ballets. Algeria’s Transition from Authoritarianism, Washington, DC, Brookings Institution Press, 1998. 102 Guillermo O‟Donnell, Philippe Schmitter, eds., Transition from Authoritarian Rule: Comparative Perspectives, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986, p. 73. 103 Juan Linz, « An Authoritarian Regime : The Case of Spain » dans Erik Allardt and Yrjö Littuney, eds., Cleavages, Ideologies, and Party Systems. Contributions to Comparative Political Sociology, Helsinki, Transactions of the Westermarck Society, Academic Bookstore, 1964, pp. 291-342. 30 qu‟elles soient en fait très prédictibles. »104 Guy Hermet, dans une analyse remarquable du phénomène, définit la situation autoritaire comme celle de « pouvoirs d‟Etat concentrés dans les mains d‟individus ou de groupes qui se préoccupent, avant toute chose, de soustraire leur sort politique aux aléas d‟un jeu concurrentiel qu‟il ne contrôleraient pas de bout en bout. »105 L‟apport heuristique du concept est considérable, tant il permet d‟appréhender, en pleine guerre froide, ces systèmes qui ne sont ni démocratiques ni totalitaires. Or ces régimes représentaient, alors, l‟essentiel du spectre mondial. La diffusion à Lisbonne, le 25 avril 1974 à minuit et vingt-cinq minutes, de Grândola Vila Morena, la chanson de José Afonsé dûment interdite par le régime de Salazar, sur les ondes de la radio portugaise, va cependant modifier…la typologie établie : en effet, la révolution des Œillets, en mettant fin au régime salazariste, propulse la « troisième vague », celle-ci consacrant la « démocratisation » de plusieurs dizaines de régimes autoritaires, de l‟Europe du sud à l‟Europe de l‟Est en passant par l‟Amérique latine, l‟Asie et l‟Afrique106. Les stratégies de survie déployées par les régimes autoritaires sonnent toutefois le glas du „‟moment libéral‟‟ et provoquent le reflux de la dernière vague de démocratisation107. Les régimes autoritaires parviennent à contourner la démocratisation tout en adoptant les apparences de la démocratie ; mettant en œuvre un répertoire allant du « multipartisme » à la « société civile » en passant par les « élections sans la démocratie », ils prennent à contre-pied les prédictions enchantées de la « transitologie ». Tandis que les régimes autoritaires se mettent à adopter des « standards » formellement démocratiques, des « espaces non pluralistes » se répandent dans les systèmes démocratiques108. Le brouillage des catégories ne laisse pas de jeter le trouble dans la discipline. Sollicitée, l‟industrie typologique se remet alors brusquement à l‟œuvre, l‟objectif étant de trouver le concept capable d‟éclairer cette brumeuse région du savoir appelée « zone grise ». L‟élucidation des « régimes hybrides » suscite une inflation de labels : « authoritarian democracy », « military-dominated democracy », « illiberal democracy », 104 Ibid, p. 255. [Nous soulignons]. Séminale, l‟étude fut revue, enrichie et publiée dans F.E. Greenstein and N. W. Polsby, eds., Handbook of Political Science. Vol. 3. Macropolitical Theory, Reading, Mass., Addison-Welsey Publishing Co., 1975, pp. 175-411; elle fut éditée dans Juan Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes, op.cit. 105 Guy Hermet, « L‟autoritarisme » dans Madelaine Grawitz et Jean Leca, dir., Traité de science politique, vol. 2. Les régimes politiques contemporains, Paris, PUF, 1985, p. 271. 106 Samuel Huntington, The Third Wave: Democratization in The Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma Press, 1993. 107 Larry Diamond, « Is The Third Wave Over ? », Journal of Democracy, vol. 7, n°3, juillet 1996, pp. pp. 20-37. Sur près de 100 pays considérés en phase de « transition », 20 d‟entre eux seulement ont enregistré de réels progrès en voie de démocratisation. Cf. Thomas Carothers, « The End of The Transition Paradigm », Journal of Democracy, vol. 13, n°1, janvier 2002, p. 9. 108 Voir Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier, dir., Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2008. 31 « semi-authoritarianism », « electoral authoritarianism », « competitive authoritarianism », etc109. La prolifération des nouveaux termes tourne cependant vite à la confusion conceptuelle. David Collier et Steven Levitski ne s‟y sont pas trompés : « […] if research on democratization degenerates into a competition to see who can come up with the next famous concept, the comparative study of regimes will be in serious trouble. »110 L‟Algérie, sous l‟emprise de l‟« état d‟urgence » depuis 1992, offre une illustration particulièrement éclairante des faux-semblants auxquels conduit cette nouvelle mode. William Quandt, nommé à deux reprises comme membre du National Security Council chargé du Moyen-Orient, traduit cet air du temps ; l‟influent politologue écrit : « Algeria should be thought of as a country in the early stages of a difficult transition away from its authoritarian past. But it will not be surprising if Algeria reaches the goal of accountable, representative government in advance of many others in the region. »111 La représentation d‟un système en voie de « transition vers la démocratie » fait son chemin. Depuis le 9/11, l‟image d‟une “démocratie arabe” accompagne, à l‟heure de la « War on Terror », la réhabilitation du régime algérien. Commentant le déroulement l‟élection présidentielle algérienne du 8 avril 2004, qui a consacré le plébiscite du raïs Abdelaziz Bouteflika, le parlementaire européen, dirigeant la délégation des trois observateurs dépêchés par l‟OCDE, apporte un satisfecit inespéré au régime ; oublieux de l‟autoritarisme qui gouverne le pays en amont et en aval de l‟élection, il déclare, quelques heures après l‟annonce des résultats, que le scrutin est désormais « conforme aux standards européens »112. Le président Jacques Chirac, qui n‟en demandait pas tant, accourt aussitôt à Alger pour féliciter son homologue algérien, donné vainqueur une semaine auparavant par le ministère de l‟Intérieur avec près de 85% des suffrages. Mais alors que la proclamation officielle des résultats du scrutin n‟a pas encore eue lieu et que les candidats malheureux dénoncent une « fraude massive » dont les signes avantcoureurs avaient été au demeurant signalés plusieurs mois auparavant par des observateurs avisés, le chef d‟Etat français déclare : « Je ne vois pas au nom de quoi je pourrai me 109 Michel Camau et Gilles Massardier, dir., Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des régimes, Paris, Karthala, 2009 ; Thomas Carothers, « The End of The Transition Paradigm », article cité ; Larry Diamond, « Thinking About Hybrid Regimes », Journal of Democracy, 13 (2), 2002, pp. 21-35 ; David Collier et Steven Levitsky, « Democracy With Adjectives: Conceptual Innovation in Comparative Research », World Politics, 49 (3), 1997, pp. 430-451; Marina Ottaway, Democracy Challenged: The Rise of SemiAuthoritarianism, Washington, DC: Carnegie Endowment for International Peace, 2003; Andreas Schedler, ed., Electoral Authorotarianism : The Dynamics of Unfree Competition, Boulder, Lynne Rienner, 2006. 110 David Collier et Steven Levitsky, « Democracy With Adjectives: Conceptual Innovation in Comparative Research », article cité, p. 451. 111 William Quandt, Between Ballots and Ballets. Algeria’s Transition from Authoritarianism, op. cit., p. 164 [nous soulignons]. 112 Le Monde, 11 avril 2004. 32 substituer à des experts, responsables et mandatés, pour porter un jugement […]. Je ne vois pas, par conséquent, comment, de bonne fois, on peut contester cette élection. »113 La messe est dite ! Depuis les émeutes sanglantes d‟octobre 1988, qui ont symboliquement signifié l‟effondrement de la « légitimité révolutionnaire » de l‟élite dirigeante, la formule politique algérienne a subi il est vrai nombre de métamorphoses : « multipartisme », de l‟« économie dirigée » à du « parti unique » au l‟« économie de marché », du « socialisme » au « libéralisme », le rythme et l‟ampleur des changements ont pour ainsi dire achevé de brouiller la lecture. Aussi le régime algérien s‟avère-t-il, en comparaison avec les formules régionales en vigueur du Maroc à l‟Arabie Saoudite en passant par l‟Egypte, assurément l‟un des plus résistants à l‟analyse : son leadership est tantôt militaire, tantôt civil, collectif à certains moments et personnalisé à d‟autres ; son mode de gouvernance, rétif aux modèles d‟analyse en vogue, demeure une énigme. Or tout a changé en Algérie sauf l‟essentiel : les règles du jeu politique. Une analyse institutionnelle et stratégique des « règles du jeu politique »114, objet d‟étude perdu s‟il en est, permet, par-delà les labels conceptuels à la mode, une meilleure intelligibilité du puzzle politique algérien. La corruption politique : l’envers du régime autoritaire. Si par régime politique nous entendons l‟ensemble des modes d‟allocation, d‟usage et d‟abus de pouvoir dans une polité115, alors celui en vigueur en Algérie demeure, quoi qu‟en disent les „‟expertises‟‟ de circonstance, robustement autoritaire. La formule politique algérienne, pardelà les métamorphoses formelles auxquelles elle s‟adonne depuis la fin de la guerre froide, participe à cet égard d‟un système de gouvernement, pour l‟essentiel, « non responsable » et à « pluralisme politique limité », dans lequel un « petit groupe exerce un pouvoir dont les limites sont mal définies ». Mais il y a plus : le régime autoritaire algérien, contrairement à ce que laissent penser ses façades institutionnelles successives -reflétant tantôt le « Parti unique », tantôt la « transition vers la démocratie »-, s‟avère rigoureusement prétorien116, tant 113 http://www.rfi.fr/player/player.asp?ancien=True&Player=Win&Stream=http://mfile.akamai.com/29449/wmv/r fi1.download.akamai.com/29449/archives 114 Frederik G Bailey, Les règles du jeu politique. Etude anthropologique, trad., Paris, PUF, 1971 [1969]. 115 H.E. Chehabi et Juan Linz, « A Theory of Sultanism1. A Type of Nondemocratic Rule » dans H.E. Chehabi and J. Linz, eds., Sultanistic Regimes, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1998, p. 10. 116 Lire sur la politique prétorienne Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale University Press, 1968, en particulier le chapitre séminal « Praetorianism and Political Decay », pp. 192-263 ; Amos Perlmuter, « The Praetorian State and the Praetorian Army. Toward a Taxonomy of Civil-Military 33 il est vrai que le processus politique y est, depuis l‟indépendance à nos jours, préempté par l‟état-major de l‟Armée. Alors qu‟une armée peut être non prétorienne, les armées prétoriennes se laissent distinguer en deux types : l‟armée prétorienne qui arbitre et celle qui gouverne -l‟une pouvant conduire à l‟autre. Dans le premier type, l‟armée, cherchant à préserver la professionnalisation de l‟institution, tend à imposer des limites temporelles à l‟exercice du pouvoir militaire ; voulant revenir aux casernes, elle préfère influencer des gouvernements civils „‟acceptables‟‟. Pour l‟armée prétorienne, qui se croit „‟l‟unique alternative‟‟ au „‟désordre politique‟‟, la question du retour aux casernes ne se pose pas ou rarement ; oeuvrant à perdurer son pouvoir, elle exacerbe la faiblesse des politiques et de la société civile ; soucieuse de maximiser son pouvoir, elle s‟érige en organisation indépendante et s‟adonne -quitte à sacrifier la professionnalisation- à la manipulation des parties 117. En Turquie, où la révision de la Constitution du 12 septembre 2010 a consacré une avancée importante de la démocratisation et de l‟Etat de droit, l‟institution militaire est en voie d‟accomplir sa transition d‟une armée prétorienne à une autre, plus constitutionnelle118. A l‟inverse, en Algérie, où la sortie du régime autoritaire entreprise par les Réformateurs entre 1988 et 1991 a été sabordée par les Faucons, l‟Armée, tenue par un Etat-Major prétorien, demeure encore de celles qui dominent le processus politique. Ce détail n‟est pas sans importance pour notre propos : les journaux algériens, présentés par certains comme l‟illustration d‟une libéralisation politique en marche, ont, dans une belle unanimité, ignoré la révision de la Constitution turque à la faveur de laquelle la poursuite des militaires devant des tribunaux civils devient désormais possible -la police politique, qui contrôle discrètement mais efficacement les titres de la presse privée, veillant à ce que l‟évènement soit occulté afin d‟éviter que le contre-exemple turc n‟amène les Algériens à faire le parallèle119. Relations in Developing Polities », Comparative Politics, vol. 1, n°3, avril 1969, pp. 382-404; Alain Rouquié, L’Etat militaire en Amérique Latine, Paris, Seuil, 1982; Alfred Stepan, The Military in Politics: Changing Patterns in Brazil, Princeton, Princeton University Press, 1971; Id, Rethinking Military Politics, Princeton, Princeton University Press, 1988. 117 Amos Perlmuter, « The Praetorian State and the Praetorian Army. Toward a Taxonomy of Civil-Military Relations in Developing Polities », article cité, pp. 397-403. 118 La révision de la Constitution, approuvée par référendum à 58% des voix, limite les prérogatives de la justice militaire et modifie la structure de deux instances judiciaires : la Cour constitutionnelle et le Conseil supérieur de la magistrature, ce dernier nommant juges et procureurs. La réforme, importante entre toutes, permet, de jure, de juger les auteurs du coup d'Etat de 1980, survenu 30 ans auparavant -jour pour jour. Cf. Le Monde, 12 septembre 2010. 119 Ce recours à la censure et à l‟évitement est structurel: le mouvement de protestation populaire lancé par les réformateurs iraniens au lendemain de la mascarade électorale de juin 2009 a été très largement minoré par les journaux privés algériens, la police politique, qui a joué un rôle considérable dans l‟éviction du « gouvernement des réformes » de Mouloud Hamrouche en juin 1991, ne voulant surtout pas que les Algériens puissent faire le parallèle entre réformateurs algériens et iraniens. L‟auteur, journaliste en 1997 dans un journal „‟indépendant‟‟, 34 La domination des prétoriens sur la politique en Algérie, loin de se réduire à une parenthèse conjoncturelle -ouverte par le „‟péril islamiste‟‟ en 1992 puis refermée par la fin de la „‟guerre civile‟‟ en 1999-, participe bien plutôt des fondamentaux du régime. Aussi, la compréhension de la trajectoire politique algérienne exige-t-elle l‟analyse institutionnelle et historique du processus prétorien. Le phénomène prétorien puise ses origines dans le contexte de la décolonisation. La colonisation française de l‟Algérie (1830-1962) fut, avec ses guerres de conquête, sa prédation foncière, sa politique de peuplement, ses exactions fiscales et son « code de l‟indigénat », particulièrement destructrice pour la population autochtone120. Or, les massacres du 8 mai 1945, la fraude électorale de 1948 et la répression des nationalistes algériens, rendent caduc l‟espoir d‟une évolution progressive de la question algérienne. L‟aveuglement colonial de la France, en discréditant les politiques, renforce les partisans de l‟action armée. C‟est sur cette toile de fond que se produit la plus grave crise du mouvement national algérien : la scission du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), la première force politique du pays, entre trois principaux groupes : le premier, personnifié par le fondateur du mouvement, le za’îm exilé Messali Hadj, cherche à construire un parti de masse avant de recourir à l‟action armée ; le second, représenté par les activistes de l‟OS (organisation secrète créée en 1947), rejette l‟électoralisme et milite en faveur du déclenchement hic et nunc de la lutte armée ; le troisième, incarné par la direction du parti, considère que l‟insurrection est prématurée et tente par une voie réformiste une conciliation impossible avec le pouvoir colonial121. Alors que le pionnier du nationalisme algérien, retournant la base contre la direction du parti, parvient en juillet 1954 à vaincre la tendance réformiste du MTLD, les radicaux, bénéficiant de la rupture de la « digue réformiste » et de la « confusion » ambiante, créent le Front de Libération Nationale et déclenchent l‟insurrection s‟est vu refusé un article traitant de l‟importance de l‟audience, annonçant le rapprochement entre Riyad et Téhéran, du ministre des affaires étrangères iranien Velayati par le souverain saoudien Fahd ; le rédacteur en chef du canard justifiant ce refus par « l‟interdiction d‟évoquer l‟Iran », dont les relations diplomatiques avec l‟Algérie avaient été coupées par Alger au début des années 1990. Le plus signifiant dans cette anecdote est ailleurs : le journal, proche à sa création de la ligne politique des réformateurs, a dû, pour survivre à de longs mois d‟interdiction de publication, se conformer aux règles prétoriennes régissant les médias. 120 Inter alia Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2 : De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération 1954, Paris, PUF, 1979 ; Omar Carlier, Entre nation et Djihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de la FNSP, 1995 ; Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, op. cit ; Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984 ; Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Paris, Arcantère, 1992 ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, 2002 ; Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945, Paris, La Découverte, 2001. 121 Cf. Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, op. cit ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit. 35 armée, le 1er novembre 1954122. Le témoignage de Lakhdar Bentobbal, activiste de l‟OS et cofondateur du FLN qui deviendra l‟un des principaux chefs de la guerre, est précieux ; il permet de mieux comprendre la rupture insurrectionnelle : « Deux solutions s‟offraient au „‟groupe des 22‟‟ [qui a décidé du déclenchement de la lutte armée] : organiser d‟abord et déclencher ensuite ou déclencher d‟abord et organiser ensuite… Nous étions obligés de choisir la deuxième solution… »123. Tandis que Messali concevait l‟action armée comme un outil tactique au service d‟un grand parti de masse devant négocier l‟indépendance, les artisans de l‟insurrection optaient, eux, pour la création d‟un appareil militaire chargé de conduire la guerre : l‟Armée de Libération Nationale124. Le gouvernement français, plutôt que de se résoudre, dix après les horribles massacres du 8 mai 1945, à négocier avec les indépendantistes algériens, opte aveuglement pour la brutalité et la répression. L‟« état d‟urgence », voté le 3 avril 1955, achève d‟installer la militarisation. Les activistes de l‟OS, qui ont déclenché la guerre avant d‟organiser le mouvement, éprouvent de grandes difficultés à soulever les masses. Or le charismatique Messali Hadj -qui a apporté dès le déclenchement de l‟insurrection une importante dotation financière à la wilaya III-, lance en décembre 1954 sa propre organisation : le Mouvement National Algérien. Pour les fondateurs du FLN, qui entendent exercer le monopole de la représentation du peuple, l‟entreprise de Messali Hadj relève de la „‟haute trahison‟‟. Une „‟guerre dans la guerre‟‟ meurtrière oppose alors le FLN au MNA125. Cette séquence historique de la guerre fratricide , occultée par les politistes au moins autant que par le roman national, est déterminante, tant il est vrai qu‟elle représente l‟une des principales fondations de la polité algérienne indépendante. En effet, alors que le durcissement de la répression coloniale affaiblit considérablement les forces politiques et civiles, la guerre fratricide algérienne renforce deux logiques solidaires : la destruction du pluralisme -qui traversait le mouvement national depuis les années 1920- et l’émergence de l’autoritarisme. Aussi, l‟hégémonie du FLN ne se construit-elle pas sans terreur. Une décision politique lourde de conséquences, opérée sous la IVe République, contribue à l‟affirmation, en Algérie, du phénomène prétorien. En effet, le gouvernement du socialiste Guy Mollet, pour disposer des moyens de mettre fin aux „‟évènements d‟Algérie‟‟ sans en 122 Ibid. Lakhdar Bentobbal, « conférence aux cadres FLN de Tunis, 5 février 1960 », cité par Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, op. cit., p. 122. L‟intégralité de la conférence de Bentobbal est reproduite dans Mohammed Harbi, Les archives de la révolution algérienne, Paris, Editions Jeune Afrique, 1981. 124 Le territoire national est divisé alors en cinq wilayas : I (Aurès-Nememchas), II (nord constantinois), III (Kabylie), IV (centre), V (Oranie). 125 Ibid. 123 36 référer au parlement, obtient de l‟Assemblée nationale, le 12 mars 1956, le vote des « pouvoirs spéciaux »126. Le dispositif de répression judiciaire, qui entérine la légalisation des camps d’internement, opère un transfert de compétences de la justice civile vers la justice militaire127. Les décrets du 17 mars 1956 -signés par le président du conseil Guy Mollet, le ministre de la Justice François Mitterrand et le gouverneur général d‟Algérie Robert Lacosteélargissent davantage encore les compétences de la justice militaire. La torture est désormais « institutionnalisée »128. Le gouvernement « front républicain », pour assurer le « quadrillage » de la population algérienne, double l‟effectif du contingent, celui-ci passant, entre janvier et juillet 1956, de 200 000 à 450 000 soldats. Ce tournant, en consacrant la militarisation du conflit, favorise la montée, au sein de la résistance algérienne, des forces prétoriennes. Dans ce contexte historique, c‟est très vite le militaire qui prend le dessus sur le politique. L‟émergence de la force prétorienne remonte à la formation, aux premières années de la guerre d‟indépendance, d‟une bureaucratie militaro-policière, celle-ci devenant, à partir de 1958, le Ministère de l‟Armement et des Liaisons Générales. Commandé par Abdelhafidh Boussouf,129 le MALG parvient très vite à mettre en place une police politique. Un dirigeant algérien de grande valeur entreprend de renverser ce rapport de force : Ramdane Abane. La tête pensante de la « révolution algérienne » établit, lors du Congrès qui réunit le 20 août 1956 les principaux chefs du maquis dans la vallée de la Soummam en Kabylie, le principe de « la primauté du politique sur le militaire »130. Soutenu par le cofondateur du FLN, le très consensuel Larbi Ben M‟hidi, il s‟attaque frontalement aux « seigneurs de guerre » et dénonce avec virulence leur « féodalité de fief ». Avec la pendaison de Larbi Ben M‟hidi par les parachutistes de l‟armée française en mars 1957, Abane ne perd pas seulement 126 Le vote des « pouvoirs spéciaux » du 12 mars 1956 obtient 455 voix pour -dont celles des 146 députés PCFet 76 contre. 127 Cf. Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001. 128 Le général Jacques Massu, Commandant en 1957 de la division parachutiste chargé du rétablissement de l‟ordre à Alger, dans un entretien publié dans le journal Le Monde du 22 juin 2000, affirme : « Le principe de la torture était accepté […]. Les civils, dans le gouvernement, trouvaient cela très bien […]. La torture n‟est pas indispensable en tant de guerre, on pourrait très bien s‟en passer. Quand je repense à l‟Algérie, cela me désole, on aurait pu faire les choses différemment. » Et le général de préciser : « J‟ai dit et reconnu que la torture avait été généralisée en Algérie ! Elle a ensuite été institutionnalisée avec la création du CCI (Centre de coordination interarmées) et des DOP (Dispositifs opérationnels de protection), et institutionnaliser la torture, je pense que c‟est pire que tout ! ». Propos recueillis par Florence Beaugé, Le Monde, 23 novembre 2000. Lire sur ce sujet, Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001. 129 Abdelhafidh Boussouf, membre de l‟OS, fut affecté en Oranie ; constantinois, il succède à partir de 1956 à Larbi Ben M‟hidi au commandement de la Wilaya V. Abdelhafidh Boussouf obtient, dès la formation, le 19 septembre 1957, du Gouvernement provisoire de la République algérienne, le ministère des liaisons générales. 130 Cf. Mohammed Harbi, Le FLN mirage et réalité, op. cit ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit. 37 un allié mais aussi un protecteur au sein du commandement révolutionnaire. Le pouvoir révolutionnaire échoit, depuis cette décapitation, à trois puissants chefs militaires : Krim Belkacem, Lakhdar Bentobbal et Abdelhafidh Boussouf, ci-devant patrons respectifs des wilayas III, II et V. Le triumvirat n‟apprécie guère l‟autorité de Ramdane Abane ; se sentant uniment menacés par le dirigeant politique, les « 3 B » entreprennent aussitôt de l‟isoler. La réunion du conseil national de la révolution algérienne tenue le 26 août 1957 au Caire, qui consacre rien moins que le renversement du principe directeur du congrès de la Soummam, entérine la chute de Ramdane Abane. Mais Abane, qui a vu et dénoncé le système de terreur que fait régner la police politique dans la wilaya V et au sein de l‟armée des frontières, représente une menace pour les prétoriens ; tombant dans un guet-apens tendu par les triumvirs, il est étranglé à Tétouan le 27 décembre 1957 par les sbires de Boussouf131. L‟assassinat de l‟artisan de la primauté du politique sur le militaire inaugure tout ensemble le contrôle prétorien et la montée en puissance de la police politique. L‟homicide politique ne cessera d‟émailler depuis le cours politique du pays. Qui gouverne ? Comment gouvernent les gouvernants ? Pourquoi gouvernent les gouvernants ? L‟armée prétorienne n‟a pas seulement donné naissance à l‟Etat mais davantage et surtout préempté le régime. Les règles du jeu politique, résiliente depuis l‟indépendance à nos jours derrière des façades institutionnelles changeantes, se déclinent, pour l‟essentiel, suivant deux principes : autoritarisme prétorien et corruption politique. Structurantes, ces logiques entretiennent des affinités électives entre elles : tandis que l‟autoritarisme prétorien implique, par-delà les modes idéologiques, la détention de la réalité du pouvoir par l‟Etat-Major de l‟Armée, la non imputabilité, la faiblesse institutionnelle de l‟Etat et la dirty politics fournissent, elles, l‟environnement idéal au déploiement de la corruption politique. A- De la prédominance du collège des prétoriens. La mainmise des prétoriens sur le régime, relevant moins de la contingence que de la structure, constitue la première règle normative du jeu politique algérien. La prédominance de la force prétorienne ne date pas du coup d‟état de janvier 1992 ; fondatrice, elle remonte à la formation, à la fin des années 1950, de la fameuse « Armée des frontières » : bureaucratie militaro-policière déployée aux frontières marocaines (Oujda) et tunisiennes (Ghardimaou), elle constitue le socle de l‟Etat indépendant. L‟« Armée des frontières », moderne et bien équipée, parvient très vite à prendre le dessus, lors du conflit 131 Sur l‟assassinat de Abane Ramdane, lire Gilbert Meynier, op. cit, pp. 345-349. 38 fratricide qui l‟oppose, au cours de la « crise de l‟été 1962 », aux forces, modestes et esseulées, des wilayas (III et IV) qui soutiennent la légalité du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. La mise en place du régime prétorien s‟établit en trois temps : coup de force militaire, longtemps préparé, par l‟Etat-Major Général (EMG) de l‟armée pour écarter le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, l‟autorité légitime qui a négocié les accords d‟Evian, dès les tous premiers jours de l‟indépendance ; cooptation, après la prise sanglante d‟Alger, d‟un président et d‟un gouvernement sous influence ; prise de contrôle total sur l‟Etat à la faveur du putsch du 19 juin 1965 du ministre de la Défense, le colonel Houari Boumediene -ci-devant chef de l‟« Armée des frontières ». Le collège des prétoriens demeure, par-delà les modes idéologiques et juridiques expérimentées par l‟Etat depuis l‟indépendance à nos jours, l‟institution qui détient les reins du pouvoir en Algérie. Il peut tantôt rester informel et tantôt revêtir une forme institutionnelle en épousant les contours de l‟Etat-Major de l‟Armée. Aussi est-ce la force prétorienne qui a, tour à tour, fait éclater le Gouvernement Provisoire et porté Ahmed Ben Bella à la présidence à l‟issue de la crise de l‟été 1962 avant de déposer celui-ci trois ans plus tard, sélectionné le successeur de Houari Boumediene en janvier/février 1979, contraindre le président Chadli à démissionner et exécuter un coup d‟Etat en janvier 1992, ramené Mohammed Boudiaf, désigné le général Liamine Zeroual en janvier 1994, coopté -après la démission de celui-ci- la candidature présidentielle de Abdelaziz Bouteflika en 1999, marchandé deux réélections successives de celui-ci et, last but not least, lancer depuis 2010 la préparation de l‟aprèsBouteflika. La durabilité de la domination prétorienne sur le régime politique algérien, objet d‟étude qui souffre d‟un examen minutieux, demeure une énigme. Aussi s‟avère-t-il nécessaire de reconstituer, par-delà les faux-semblants institutionnels, le système de pouvoir à travers lequel s‟opère la mainmise des prétoriens. Informel et néanmoins réel, le système de pouvoir prétorien se décline suivant le dispositif suivant. 1°- L’indépendance institutionnelle de l’Armée. Imposée de facto lors de l‟affrontement fratricide de l‟été 1962, l‟indépendance organisationnelle de l‟Armée s‟est considérablement renforcée depuis le pronunciamiento du 19 juin 1965. Or le coup d‟état conduit par le ministre de la Défense se trouve motivé essentiellement par la volonté des prétoriens de couper court aux velléités du président de la République sinon de contrôler du moins de réduire leur pouvoir, celles-ci ayant été manifestées entre autres par la nomination, sans leur consultation, d‟un chef d‟état-major et d‟une milice. Le putsch manqué du 14 décembre 1967, qu‟avait entrepris le chef d‟état-major -ci-devant installé par le président déchu- ouvre une nouvelle 39 phase dans l‟indépendance organisationnelle de l‟Armée. Le colonel Boumediene, primus inter pares du collège des prétoriens, est contraint, pour se prémunir contre toute tentative de renversement de son pouvoir, de prendre les mesures suivantes : renforcer considérablement la Sécurité Militaire, l‟appareil de la police politique qu‟il rattache à son cabinet, pour exercer un contrôle très étroit entre autres sur l‟armée132 ; dissoudre le poste de chef d‟état-major pour maintenir la centralisation des forces militaires à son niveau exclusif ; doter l‟armée, jusqu‟à l‟éclatement en 1975 du conflit avec le Maroc, d‟un modeste niveau d‟armement pour éviter une modernisation, potentiellement menaçante pour son pouvoir, de l‟institution militaire ; assurer la longévité des chefs militaires, sans lesquels il n‟aurait pas réussi ses coups de force successifs, dans leurs structures de commandement respectives ; accorder aux chefs de régions militaires et autres membres de la coalition prétorienne, qui des fiefs, qui des capitaux, en compensation de sa construction du leadership. Houari Boumediene, décédé le 27 décembre 1978, laisse derrière lui une seule institution de gouvernement : non plus le FLN, immobilisé par l‟architecte du système durant son long règne prétorien, mais bien plutôt l‟Armée. Aussi n‟est-il pas surprenant que ce soit le collège des prétoriens, composé cette fois du patron de la police politique et des principaux hauts officiers de l‟Armée, qui s‟empare de la cooptation du nouveau chef de l‟Etat : le colonel Chadli Bendjedid, inamovible chef de la deuxième région militaire depuis l‟indépendance. Le FLN, réactivé pour meubler le vide politique et institutionnel dévoilé au grand jour par la succession, n‟ayant plus qu‟à introniser, au cours du congrès de février 1979 -le premier jamais tenu depuis 1964- l‟élu du collège des prétoriens comme secrétaire général du Parti ; candidat unique, le colonel Chadli est aussitôt plébiscité président de la République à l‟issue d‟une « élection sans choix ». Chadli Bendjedid, président et ministre de la Défense, ne parvient pas à s‟émanciper de son statut de primus inter pares. Sous son règne, l‟Armée entame une nouvelle phase de son développement organisationnel. Trois principales étapes scandent celui-ci. La réinstallation de l‟Etat-Major en 1984 en est la première ; elle inaugure, sous le patronage de Chadli, le renforcement institutionnel de l‟Armée. L‟intervention militaire au cours des émeutes d‟octobre 1988 en est la seconde ; elle rend le président tributaire de l‟Etat-Major, le commandant des forces terrestres, chargé des opérations de „‟rétablissement de l‟ordre‟‟, devenant désormais ministre de la Défense moins de deux ans plus tard. L‟état de siège de juin 1991 suivi de la déchéance six mois plus tard du président en est la troisième ; elle marque l‟accomplissement terminal de l‟indépendance institutionnelle de l‟Armée. 132 Entretien avec le général-major et ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar, Alger, octobre 2010. 40 Le coup d‟état du 11 janvier 1992 consacre, comme celui du 19 juin 1965, la domination totale et absolue de l‟Armée prétorienne sur l‟Etat, le régime et la société. La force prétorienne, s‟accommodant avec les „‟standards‟‟ de l‟ère libérale, gouverne à l‟ombre des façades institutionnelles. Tandis que la formule consacre le turnover des dirigeants civils, consommant trois chefs d‟Etat en sept ans (1992-1999) -là où le régime n‟en a connu que trois en trente ans d‟existence (1962-1992)-, elle n‟en garantit pas moins la longévité des prétoriens. L‟indéboulonnable patron des services secrets, en poste depuis 1989 à nos jours, ayant ainsi survécu à une période marquée nolens volens par : une spirale de violence qui s‟est soldée par près de 200 000 morts en dix ans ; une rafale d‟homicides politiques ayant fauché entre autres un chef d‟Etat, un responsable de la sécurité extérieure et des officiers supérieurs en exercice, un ex-patron de la police politique et d‟anciens ministres de l‟Intérieur ; le turnover de six chefs d‟Etat et treize premiers ministres ; la tenue de quatre élections présidentielles et législatives. Cette indépendance institutionnelle achève de faire de l‟Armée un véritable Etat dans l’Etat et de la police politique son centre névralgique. 2°- La détention de la réalité du pouvoir. Le pouvoir prétorien, dépassant de bien loin les limites du domaine militaire stricto sensu, couvre, notamment depuis le putsch du 19 juin 1965, l‟ensemble des activités civiles, à commencer par la politique et l‟économie. Le dispositif de pouvoir prétorien pénètre tous les pores du corps étatique. Il comprend, par-delà la cooptation des chefs d‟Etat et de gouvernement, la conduite des grandes opérations commerciales et financières extérieures. Le contrôle de ce champ de la décision stratégique passe par la désignation aux fonctions suivantes : responsables d‟antennes commerciales à l‟étranger et chargés de l‟intermédiation financière ; gestionnaires des capitaux d‟Etat, chefs des grandes sociétés nationales ; ambassadeurs et attachés militaires, ministres, secrétaires généraux et directeurs centraux des ministères de souveraineté, etc. La police politique qui a, dès avant l‟indépendance, installé ses éléments „‟intouchables‟‟ dans tous les ministères, contrôle ce domaine, réservé, en permanence133. Ce champ comprend un deuxième chaînon, celui des „‟intermédiaires institutionnels‟‟: « bandits sédentaires »134 liés aux dirigeants, ils 133 Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, Paris, La Découverte, 1995, p. 40. Ghazi Hidouci a occupé des fonctions stratégiques : tour à tour numéro 2 du Secrétariat Général au Plan sous Abdallah Khodja dans les années 1970, conseiller du président Chadli entre 1985 et 1989, tête pensante du « groupe des réformes » formé par le secrétaire général de la Présidence entre 1986 et 1989, ministre de l‟Economie dans le gouvernement du réformateur Mouloud Hamrouche (9 septembre 1989-3 juin 1991). 134 Mancur Olson, « Dictatorship, Democracy, and Development », American Political Science Review, vol. 87, n°3, septembre 1993, pp. 567-576. Mancur Olson définit le « bandit sédentaire » (stationary bandit) celui qui s‟arroge un « monopole de vol » au moyen d‟une « taxation régulière ». Mais à la différence du « bandit vagabond » (roving bandit) dont le vol n‟est pas régulier mais qui dépouille ses victimes au point de pousser ces dernières à cesser la production des ressources susceptibles de faire l‟objet d‟une prédation, le « bandit sédentaire », lui, maîtrise rationnellement son vol et protège ses assujettis contre d‟autres bandits. 41 tirent de colossaux bénéfices de corruption à travers le jeu des pots-de-vin et des commissions auquel donnent lieu la conclusion, par l‟Etat mono exportateur d‟hydrocarbures, des gros contrats relatifs à l‟achat d‟armement, d‟équipement, d‟usines et d‟infrastructures clés en main135. Le troisième niveau de ce dispositif de pouvoir concerne l‟allocation des crédits, l‟attribution des marchés, l‟octroi de privilèges et le contrôle du recrutement. Ce champ est supervisés par les administrations de souveraineté (Défense, ministère de l‟Intérieur, Police, préfectures, directions du contrôle financier) Ŕ elles-mêmes étroitement surveillées par les services de sécurité136. La détention du pouvoir réel s‟accompagne Le régime, s‟il a rénové sa formule institutionnelle pour se conformer aux „‟standards‟‟ de la „‟démocratie de marché‟‟, n‟a pas fondamentalement changé de dispositif de gouvernement ; ce dernier étant resté informel et monopolisé par quelques groupes et appareils soucieux de soustraire leur pouvoir aux aléas d‟un jeu politique concurrentiel. 3°- La dirty politics. Le répertoire de la dirty politics comprend entre autres les manipulations, les infiltrations, les complots, l‟intimidation, les purges, la torture et l‟homicide politique. Les services de sécurité ont en fait une spécialité. La fin du Parti unique, ne s‟accompagnant pas par le démantèlement de la police politique, consacre l‟apogée de la dirty politics ; celle-ci devant, à l‟ombre de l‟ordre prétorien, déjouer l‟émergence d‟une « société politique »137. Aussi, la politique en Algérie se révèle-t-elle truffée de manipulations : de l‟« insurrection d‟octobre 1988 » au « complot scientifique » du FLN en 1996 en passant par la « grève insurrectionnelle » lancée par Abassi Madani et Ali Benhadj en mai-juin 1991, la liste est longue. Le dernier exemple en date étant l‟élection présidentielle de 2004 : la police politique, pour crédibiliser le scrutin, est parvenue, par une manipulation politico-médiatique de grande envergure, à accréditer la thèse de la « neutralité de l‟Armée ». L‟homicide politique n‟est pas en reste. Entamé lors de la guerre menée par le FLN contre le MNA, l‟assassinat politique s‟impose avec le meurtre de Ramdane Abane, l‟avocat de la doctrine de « la primauté du politique sur le militaire », comme un instrument de règlement des conflits. Les assassinats et les morts suspectes n‟ont cessé d‟émailler depuis la politique algérienne : des opposants Mohammed Khider en 1967 à Abdelkader Hachani en 2000 en 135 Sur les « intermédiaires », lire, outre l‟ouvrage déjà cité de Ghazi Hidouci, le témoignage de Abdesselam Bélaïd qui a été tour à tour ministre de l‟Energie et de l‟Industrie entre 1965 et 1977, puis chef du gouvernement entre juillet 1992 et août 1993 : Cf. Mahfoud Bennoune et Ali El Kenz, Le hasard et l’histoire. Entretiens avec Bélaïd Abdesselam, Alger, ENAG, 1989, tome 2. 136 Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, op. cit. 137 Le concept de « société politique » est emprunté à Alfred Stepan qui en fait l‟une des arènes de la démocratisation dans son Rethinking Military Politics, op. cit. Voir aussi Juan Linz and Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation, op. cit. 42 passant par Krim Belkacem en 1970 et Ali Mécili en 1987 ; du ministre de l‟Intérieur Ahmed Medeghri en 1974 au patron de la Police Ali Tounsi en 2010 en passant par le président Mohammed Boudiaf en 1992… B- De la corruption politique. La survie puis la consolidation du régime prétorien avait un coût : l‟institutionnalisation de la corruption politique. Dans un contexte marqué par les conflits de répartition du pouvoir et de la richesse, l‟allocation corrompue des ressources de l‟Etat permet aux prétoriens d‟atteindre un objectif politique impérieux : acheter le silence sinon la complicité des anciens acteurs de la guerre d‟indépendance dont la réaction à leur mise à l‟écart pourrait être potentiellement nuisible à la stabilité du régime. La concurrence sur le partage des prébendes se pose, face à la répression politique et à l‟institutionnalisation de la peur et de l‟insécurité des élites, comme le seul jeu admis par le système, the only game in town. La nationalisation des intérêts étrangers et l‟appropriation du parc de logements et de biens immobiliers colonial fournit aux prétoriens, qui contrôlent les principaux ministères de souveraineté, un précieux butin de guerre. Les mouvements de fonds et de biens que rend possible l‟appropriation du patrimoine colonial, d‟une part, et la réorganisation étatique des circuits financiers et commerciaux qu‟implique la « nationalisation » d‟actifs internes et externes, de l‟autre, permettent, par le patronage et l‟influence, d‟opérer le premier transfert de richesses de l‟Algérie indépendante. L‟opération de répartition des prébendes, qui dure jusqu‟au début des années 1970, est sous le contrôle des services de la Sécurité Militaire. Les clients cooptés qui obtiennent, à bas prix, droits d‟acquisition et concessions forment le premier noyau du secteur privé. Celui-ci est constitué pour l‟essentiel d‟anciens chefs maquisards, seigneurs de guerre, marchands d‟armes et/ou leurs parentèles respectives. Ces derniers sont ainsi dotés de capitaux et incités, en violation de la doctrine officielle du « socialisme spécifique », à s‟enrichir dans le privé. L‟octroi discrétionnaire de privilèges et le flux croissant de l‟investissement de l‟Etat offrant à partir du boom pétrolier des années 1970 des marchés publics et des circuits d‟enrichissement protégés. D‟autres cadres de la guerre, écartés du pouvoir à l‟indépendance, reçoivent sociétés nationales et ambassades en compensation ; la gestion de ces structures, en donnant accès à de multiples privilèges, assure l‟enrichissement rapide sinon illicite. La corruption politique concerne, aussi, l‟élite militaire en place. Le groupe dirigeant, craignant les tentatives de putsch, est contraint -notamment depuis le „„coup manqué‟‟ de décembre 1967- de céder aux chefs des régions militaires -alliés sans lesquels il n‟aurait pu, ni mener à bien ses coups de force successifs d‟août 1962 et juin 43 1965 ni survivre aux rébellions- des fiefs et des circuits d‟enrichissement en compensation de la monopolisation grandissante du pouvoir réel par lui exercé. La corruption, loin d‟être occasionnelle ou marginale, s‟est posée, dès la mise en place du régime, comme un mécanisme de régulation des conflits, un marché de substitution à la participation politique, une compensation économique à l‟exclusion du pouvoir, un dispositif de contrôle politique, bref une ultima ratio pour adoucir l‟ordre prétorien en permettant de récompenser les fidèles, compromettre les concurrents et corrompre les opposants. La corruption permet, en tant que telle, d‟atteindre des objectifs politiques cruciaux pour le régime : offrir une compensation financière à ceux qui ont été exclus du pouvoir afin de prévenir la prise de parole ; renforcer la vulnérabilité et la dépendance des acteurs à l‟égard du centre ; fragmenter et domestiquer l‟élite stratégique ; couper l‟élite dirigeante des masses et discréditer les concurrents aux yeux du peuple. La corruption politique nécessite, en tant que système de gouvernement, plusieurs rouages. 1°- L’institutionnalisation d’un pouvoir non-imputable. Le régime politique algérien est un système de gouvernement proprement non responsable : ces dirigeants effectifs ne sont pas contraints, autoritarisme oblige, à rendre des compte. Ce mode de gouverner, au fondement du système politique depuis l‟indépendance, est de beaucoup le plus résistant : en effet, si le régime a substitué le « multipartisme » au « parti unique », « l‟économie de marché » à « l‟économie planifiée », il se refuse toujours à substituer la reddition des comptes (accountability) à la non imputabilité. L‟organisation, tous les cinq ans depuis 1997, de « législatives pluripartistes » sert moins à institutionnaliser la responsabilité politique du gouvernement vis-à-vis du Parlement qu‟à se doter de façades institutionnelles démocratiques et offrir, en guise de « pluralisme limité », d‟étroites avenues de participation et de capture des bénéfices de la rente à la population travers la mobilisation de réseaux clientélistes138. Aussi, en dépit des préjudices financiers colossaux engloutis dans les affaires de corruption survenues en cascade ces dernières années, le Parlement, contrôlé en amont et en aval, n‟a-t-il jamais constitué de commissions d‟enquête pour tenter de faire la lumière sur les responsabilités engagées dans ces entreprises corruptives. Ce n‟est pas tout : alors que les cours du Brut sont passés de 40$/baril en 2004 à 80$/baril en 2007, les lois de finances des années 2004 à 2007 ont été élaborées sur la base d‟un prix de référence à 19$/baril seulement ! Si un instrument, le Fonds de régulation des 138 Cf. Mohammed Hachemaoui, « La représentation politique en Algérie : entre médiation clientélaire et prédation », Revue française de science politique, vol. 53, n°1, 2003, pp. 35-77. 44 recettes (FRR), a été institué par le gouvernement en 2000 pour capter le différentiel entre les revenus prévisionnels des lois de finances et les revenus réels d‟exportation des hydrocarbures, et servir à rembourser -par anticipation- la dette extérieure du pays, sa gestion se fait en revanche dans une totale opacité. Au moment où le Parlement s‟apprêtait à adopter, en décembre 2006, la loi de finances de 2007, les réserves du Fonds de régulation des recettes avaient atteint officiellement 40 milliards de dollars..., soit l‟équivalent du budget officiel. Alors que le FRR, échappant à tout contrôle, s‟apparente désormais à une « caisse noire », jamais le Parlement algérien n‟a exigé des comptes du gouvernement au sujet de la gestion de ce fonds. Le président Bouteflika, joignant la parole au geste a résumé ce climat moral d‟impunité à l‟occasion d‟un discours remarqué tenu devant les élus locaux fin juillet 2008 : « si l‟on doit demander d‟où détient-il cela, on doit [alors] le faire pour tout le monde... » Traduction : « comme on ne peut pas exiger des comptes à tout le monde, alors on s‟abstient. » 2°- L’institutionnalisation des monopoles. Les gouvernants algériens, exerçant les pouvoirs d‟Etat sans contrôle ni imputabilité, ont érigé ou pris possession de multiples monopoles logés de part et d‟autre de l‟économie. La jouissance de ces monopoles commerciaux connaît deux phases. La première couvre l‟époque de l‟économie dirigée. La maîtrise des « barons » du régime sur les monopoles passe durant les années de « socialisme » par le contrôle, par eux exercé, sur les tutelles ministérielles et les grandes entreprises publiques. Le gouvernement conduit par le groupe des réformateurs Mouloud Hamrouche et Ghazi Hidouci entre 1989 et 1991 se donne pour objectif quasi déclaré : le démantèlement des assises de ce système de monopoles. Plusieurs mesures sont engagées dans cette perspective: l‟adoption par référendum quatre mois après les émeutes d‟octobre 1988 d‟une Constitution qui consacre les principes de l‟Etat de droit ; l‟institutionnalisation de l‟indépendance de la Banque d‟Algérie à travers, entre autres, la gestion autonome des transactions sur les capitaux ; la mise en oeuvre de l‟autonomie des entreprises publiques vis-à-vis des tutelles ministérielles ; la suppression des monopoles d‟importation ; la création de l‟Observatoire du commerce extérieur ; la tentative d‟auditer les comptes de Sonatrach par des organismes internationaux, etc. Ces mesures, en s‟attaquant aux leviers de la corruption politique, suscitent l‟hostilité des maîtres du système. Ces derniers parviennent, par le truchement de la dirty politics et l‟intervention prétorienne de l‟Armée en juin 1991, à faire échec à l‟entreprise de sortie du régime de corruption autoritaire. L‟avortement de la réforme du système de rente et de corruption en juin 1991 ouvre le champ à un nouveau contexte institutionnel, marqué tout 45 ensemble par la restauration prétorienne, la privatisation de la violence, le collapsus institutionnel et la corruption politique. Les prétoriens rentiers, pour remédier au « bust » pétrolier, expérimentent une nouvelle ressource : la « rente stratégique ». Les faucons, agitant les spectres du « péril vert » et du « collapsed state », parviennent à obtenir, avec l‟appui du gouvernement français, un Programme d‟ajustement structurel du FMI Ŕalors dirigé par Michel Camdessus, un „‟ami de l‟Algérie‟‟. Les financements exceptionnels permettent, au moment où l‟économie algérienne est désormais sous influence de réseaux de bandits sédentaires et vagabonds, d‟injecter, en quatre années (1994-1998), 22 milliards de dollars139. Alors que la compétition, entre prétoriens, pour la capture des pouvoirs d‟Etat fait rage, les monopoles changent d‟entité juridique, passant du secteur public aux magnats privés. L‟appareil commercial des monopoles est ainsi remplacé par des oligopoles directement liés aux principaux chefs prétoriens. Le marché des importations, qui représente durant ces années de violence entre 10 et 11 milliards de dollars, tombe ainsi sous le contrôle de moguls et autres tycoons liés à l‟élite militaire et civile de l‟Etat prétorien140. Les gouvernants, jouissant d‟un pouvoir non contrôlable et non imputable, érigent, à l‟ombre du programme d‟ajustement structurel du FMI, de l‟extraversion de l‟économie et de la privatisation de la violence, des oligopoles commerciaux grâce auxquels ils sont très rapidement devenus, l‟insécurité favorisant la prédation rapace, de puissants (protecteurs de) moguls dans l‟importation qui des produits alimentaires, qui des médicaments, qui des matériaux de construction, etc. Les marchés d‟importation sont ainsi répartis entre « généraux » au gré des rapports de force. Le marché des produits pharmaceutiques est un exemple archétypique. Contrôlé jusqu'au début de la décennie 1990 par trois sociétés publiques, l‟importation des médicaments se voit dominée, à partir de 1995, à 85%, par une dizaine d‟importateurs étroitement liés aux chefs prétoriens141. Les exemples ne manquent pas : Mustapha Ait Adjedjou, patron du Laboratoire Pharmaceutique Algérien, est réputé par son « amitié » avec le chef d‟Etat-Major de l‟Armée Mohamed Lamari ; l‟homme d‟affaires fournit par ailleurs équipements et services aux forces militaires ; la compagnie privée Errahma, appartenant à son fils, assure la surveillance 139 Ghazi Hidouci, “L‟Algérie peut-elle sortir de la crise?”, Maghreb-Machrek, n°149, juillet-septembre 1995, p. 33. 140 Cf. Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The Politics of Rent-Seeking and Failed Development, Boulder, Westview Press, 2000, p. 94 et suivantes ; Miriam Lowi, “War-Torn or Systematically Distorted ? Rebuilding the Algerian Economy” dans Leonard Binder, ed, Rebuilding Devastated Economies in the Middle East, New York, Palgrave, 2007, pp. 127-151. 141 Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria, op. cit., p. 95. 46 électronique de Sonatrach142. Apotex appartient à la famille du général Mohamed Ghenim, secrétaire général du Ministère de la Défense. Pharmalliance est l‟entreprise de la fille du redoutable général-major Smaïn Lamari, patron de la direction du contre-espionnage. KRG appartient à Rafik Abdelmoumène Khelifa, fils de Laroussi Khelifa, ancien ministre et cadre du MALG. Il en est de même des fils du général-major en retraite Ali Bouhadja et du ministre de l‟Intérieur Mostefa Benmansour143 ; de la fille du colonel Ali Tounsi, patron de la Police, et du fils du général Ghreïb144. Le marché de l‟importation des produits agro-alimentaires n‟est pas en reste. Le général Mohamed Bétchine, ministre-conseiller du chef de l‟Etat Liamine Zeroual (1994-1998), contrôle, à travers les lignes de crédits généreusement alloués par une banque publique (CPA) à sa société GERIC -spécialisée au départ dans les travaux publics- une bonne part de l‟import des pâtes alimentaires145. Cevital, groupe familial qui comprend une vingtaine de filiales créées depuis le début des années 1990, appartient à Issaad Rebrab, homme d‟affaires kabyle. Rebrab, bénéficiant, grâce à l‟appui du tout puissant patron des services, le général-major Mohamed Mediene, kabyle comme lui, d‟un généreux financement public en devises et de faveurs fiscales taillées sur mesure, faire fortune depuis les années 1992-1993 dans le très lucratif import (du rond à béton, du sucre, du blé dur et des véhicules). Le groupe, qui semble s‟inspirer de l‟ONA, le conglomérat du Makhzen marocain, occupe, grâce à ces appuis, une position dominante dans les secteurs économiques les plus lucratifs (le commerce de véhicules, l‟agro-alimentaire, l‟électroménager, etc.) Le mogul est le concessionnaire des firmes sud-coréennes Hyundai et Samsung. L‟apprenti oligarque, encensé par la presse privée algérienne, a annoncé, deux mois après le retour d‟Ahmed Ouyahia -l‟autre protégé du patron de la police politique- à la tête du gouvernement en juillet 2008, le lancement de « Cap 2015 » ; le „‟projet gigantesque‟‟ comprenant (pour reprendre l‟article que lui consacre un journal en ligne) „‟la réalisation, autour d‟un port en eaux profondes, de 20 km de quais (soit six fois plus que Tanger Med), une zone industrielle de 5000 hectares devant accueillir le plus grand complexe d‟aluminium au monde, des unités de dessalement de l‟eau de mer, des centrales électriques d‟une capacité de 3200 MW…‟‟ ! Issad Rebrab a déclaré, dans une interview remarquée parue dans le très influent journal El Khabar du 26 avril 2003, avoir, 142 Maghreb Confidentiel, 16 janvier 1997 cité par Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria, op. cit., p. 149. 143 Djilali Hadjaj, Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 1999, p. 170. 144 El Watan économie, 19 septembre 2005. 145 Ibid, p. 186. 47 grâce à l‟intervention d‟un « grand général », bénéficié d‟un abattement fiscal de quelques 2 milliards de dinars, soit près de 200 millions d‟euros. 3°- L’affaiblissement institutionnel de l’Etat. La faiblesse des institutions n‟est pas seulement -comme l‟avance de façon quelque peu mécanique le paradigme du « rentier state »- un effet pervers à l‟allocation des bénéfices de la rente à la population, mais aussi sinon surtout un effet recherché par les gouvernants corrompus pour mettre leurs affaires à l‟abri de toute velléité de contrôle. Le bras de fer remporté par les prétoriens sur les réformateurs du système en juin 1991 marque à ce titre un moment déterminant dans le processus de collapsus institutionnel de l‟Etat et par conséquent dans la survie du système de corruption. Les prétoriens, ne se contentant pas de prendre le contrôle du gouvernement, des banques publiques et des douanes, entreprennent, dans le sillage du coup d‟état de janvier 1992, l‟évidement du dispositif institutionnel mis en place par les réformateurs -entre 1988 et 1991. Trois instruments stratégiques sont visés en priorité : la Banque d‟Algérie, l‟Observatoire du commerce extérieur et les Fonds de participation. (i)- Le gouverneur de la Banque d‟Algérie, nommé en 1990 pour un mandat de six ans, est remplacé par le pouvoir de fait en juillet 1992 en violation de la loi sur la monnaie et le crédit d‟avril 1990. Pour favoriser les « intermédiaires institutionnels », le Règlement n° 95-07 de décembre 1995 de la Banque d‟Algérie légalise l’intermédiation dans les transactions commerciales extérieures. Ce n‟est pas tout : pour mieux désarmer la banque des banques, l‟ordonnance 96-22 de juillet 1996 dépossède le gouverneur de la Banque d‟Algérie de sa prérogative de porter plainte pour infractions à la réglementation des changes et transferts de capitaux au profit du ministre des finances Ŕnommé et révoqué par le collège des prétoriens. El Khalifa Bank, le navire amiral du conglomérat du tycoon Rafik Khelifa, bénéficiant d‟appuis et de complicités à très haut niveau de la hiérarchie de la décision, a ainsi pleinement exploité la paralysie de la banque des banques pour mener une véritable entreprise d‟évasion de capitaux entre 2000 et 2002. L‟abrogation, opérée en février 2001, du « mandat » du Gouverneur et des vice-Gouverneurs de la Banque d‟Algérie. (ii)- L‟Observatoire du commerce extérieur, l‟institution chargée par le ministre de l‟Economie Ghazi Hidouci de traquer la corruption inhérente au commerce extérieur est dissoute aussitôt après l‟éviction, le 4 juin 1991, des réformateurs du Gouvernement. (iii)- Les Fonds de participation, institués en janvier 1988, pour gérer les valeurs mobilières de l‟Etat et assurer l‟autonomie aux entreprises publiques, seront partiellement gelés, avant d‟être remplacées en 1995 par des Holdings, ces dernières, sous 48 contrôle ministériel, étant, à l‟heure de la domination prétorienne, mise à leur tour sous la tutelle d‟un organe central, le Conseil national des privatisations de l‟Etat. L‟impuissance des institutions de régulation et de contrôle devant les entreprises de grande corruption orchestrées dans le sillage d‟El Khalifa Bank et de Brown Root & Condor en dit long sur le collapsus institutionnel délibéré de l‟Etat : les gouvernants corrompus se plaçant comme le montrent très clairement les cas de BRC, Tonic et Khalifa- à l‟interface des secteurs publics et privés, parviennent, grâce à l‟exercice non contrôlable et non imputable du pouvoir, sinon à placer les institutions étatiques au service de leurs business, du moins à empêcher celles-ci d‟enquêter ou de sanctionner leurs entreprises de grande corruption. L‟affaiblissement institutionnel de l‟Etat est au fondement du régime prétorien. Le FLN, qui a souffert dès sa création du primat du militaire sur le politique, subit de plein fouet, l‟indépendance venue, la loi de l‟ordre prétorien : l‟abaissement politique et institutionnel aucun congrès n‟ayant été organisé par le parti unique entre 1964 et la désignation du successeur de Boumediene en février 1979. Le régime prétorien consacre d‟entrée le collapsus institutionnel de l‟assemblée parlementaire. L‟entreprise comprend trois principales étapes. La première commence par le trafic des listes de candidats aux élections à la Constituante. La seconde étape à trait à l‟adoption de la Loi fondamentale de la République algérienne démocratique et populaire : dans une démarche fondatrice et archétypale, le texte de la Constitution de l‟Algérie indépendante, conçu en dehors de la Constituante, est présenté le 11 août 1963 dans une salle de cinéma devant une assemblée parallèle composée des „‟forces vives de la nation‟‟ parmi fonctionnaires civils et militaires, députés et représentants des „‟organisations populaires‟‟Ŕprovoquant la démission du républicain Ferhat Abbas, l‟éphémère président de l‟Assemblée constituante. La troisième étape de l‟abaissement de l‟institution d‟implémentation se termine par la dissolution de l‟Assemblée Populaire Nationale dans l‟ombre du pronunciamiento du 19 juin 1965. La deuxième APN, totalement contrôlée, ne verra le jour qu‟en 1977 : c‟est-à-dire au terme du processus de consolidation autoritaire. La même logique s‟opère dans les années 1990 : le pouvoir prétorien n‟ayant organisé un scrutin législatif qu‟après avoir assuré la survie du régime autoritaire, laminé l‟opposition Ŕmajoritaire aux législatives pluralistes annulées de décembre 1991-, tué dans l‟œuf la société politique et accordé ex ante la majorité des sièges de l‟APN à un parti d‟administration, par lui créé -sur le modèle du Makhzen marocain sous Hassan II- trois mois seulement avant les législatives contrôlées de juin 1997. Réélue régulièrement depuis, la chambre basse du parlement n‟a ainsi menée aucune enquête parlementaire sur les affaires de corruption et les crimes économiques de ces dix dernières années… 49 4°- La faiblesse de la société civile. En Algérie, où l‟état d‟urgence instauré dans la foulée du coup d‟état de janvier 1992 demeure, vingt deux ans plus tard, encore en vigueur, les affaires de (grande) corruption ne font pas « scandales ». En dépit des préjudices financiers colossaux qu‟elles ont infligés au Trésor public, celles-ci n‟ont provoqué aucune crise politique dans le pays. Les affaires de grande corruption, telles que Brown Root & Condor, l‟exportation des déchets ferreux et non ferreux, El Khalifa Bank, BNA, Tonic et la gestion du Gouvernorat du Grand Alger, n‟ont en effet suscité ni démission(s), ni ouverture d‟information(s) judiciaire(s) indépendante(s), ni commission(s) d‟enquête parlementaire, ni action(s) collective(s), ni protestation(s) populaire(s). La révélation des « scandales de corruption » dans les titres de la presse privée donne pourtant l‟impression de l‟existence sinon d‟un système de transparence et de liberté, du moins d‟un journalisme d‟investigation audacieux. A la vérité, le feuilleton des « affaires de corruption » reflète moins les percées d‟une presse indépendante que la communication codée à laquelle se livrent, par « fuites » interposées, les groupes dominants du régime en vue de se neutraliser réciproquement. Le surgissement des « scandales », loin de refléter le dynamisme d‟un « espace public » sert au contraire de substitut à l‟absence d‟une classe politique et d‟une société civile indépendantes en mesure d‟exercer des pressions sur les gouvernants pour amener ces derniers à se plier à l‟exigence de l‟imputabilité publique. 5°- L’institutionnalisation normative de la corruption. Houari Boumediene a fait, au cours d‟un discours tenu à l‟occasion des « débats populaires » sur la Charte nationale de 1976, un aveu qui en dit long sur la baisse du « coût moral » de la corruption dans sa société : « il est difficile de mélanger le miel sans le goûter ! ». Le raïs, dressant un constat amer de la situation du pays, devait reconnaître une année plus tard la banalisation de la prédation : « ruser pour voler l’Etat semble être devenu la règle, comme si l‟Etat était un Etat étranger ». Trente ans plus tard, son ancien ministre des Affaires étrangères, devenu président, devait, dans une allocution prononcée à l‟occasion de sa rencontre avec les élus locaux, marquer sur un ton réprobateur son étonnement devant les personnes qui s‟interrogent (encore) sur l‟origine des grosses fortunes : « si l‟on commençait à parler de voleurs, [alors] tous les Algériens, hormis ceux qui ne le méritent pas, ont volé. Il n‟y [en] a pas un qui n‟ait pas mis le doigt dans le miel [...]. » « Chacun a droit à sa dose de miel » semblait signifier le prétorien en chef ; « tout le monde a pris sa part du miel » confirmait le raïs trente plus tard. La mise en écho des deux propos présidentiels est frappante ; elle révèle en pointillé la trajectoire d‟institutionnalisation morale empruntée par la corruption en Algérie : celle-ci est symboliquement passée de la 50 comparaison métaphorique de la corruption au miel pour aboutir à la légitimation normative de la prédation. Aussi n‟est-il pas étonnant que les opérations de corruption soient quasi unanimement perçues dans l‟Algérie de Bouteflika comme étant des parangons de réussite économique et sociale. Entre l‟aveu du caudillo et la sentence du raïs, beaucoup de « miel de corruption » a dû couler sous le pont qui relie les deux contextes pour « huiler » le régime politique algérien, trente années durant. III- La corruption comme système de gouvernement : le modèle marocain Le Maroc, sous protectorat français de 1912 à 1956, n‟a pas subi, comme l‟Algérie, les effets destructeurs qu‟exerce une colonisation de conquête et de peuplement sur les structures traditionnelles. Sous l‟impulsion du maréchal Lyautey, le protectorat français y a même préservé le Sultan et le Makhzen (la maison royale), en veillant à les déposséder toutefois de leurs fonctions de gouvernement et de patronage146. Fort de cet héritage historique, le Sultan Mohammed V est parvenu, depuis son retour héroïque d‟exil en 1955, à s‟imposer très vite au centre du jeu politique : en divisant les factions nationalistes d‟un côté, en s‟alliant aux notables ruraux -qui soutenaient le protectorat français- de l‟autre. Alors que l‟indépendance contribue à accroître l‟autorité et le pouvoir du monarque, la décolonisation, progressive et non brutale comme en Algérie, permet à celui-ci de prendre possession des plus belles terres et de devenir le plus grand propriétaire foncier du royaume147. La « domination sultanienne », pour reprendre la catégorie de Max Weber, concourt à la restauration du Makhzen comme source principale de distribution des bénéfices aux clientèles du Palais. Hassan II, qui succède à Mohammed V en 1961, poursuit l‟entreprise entamée par son défunt père. Le jeun roi, confronté cependant aux révoltes urbaines de Casablanca de mars 1965, ordonne une répression sévère, renvoi le Parlement et proclame, le 7 juin de la même année, l’état d’exception. Mais alors que les jours du jeune roi semblent comptés, la « corruption planifiée », qu‟il a tôt instituée en mécanisme central de gouvernement, contribue efficacement à assurer la survie de son régime148. Un système de corruption s‟impose, comme dans l‟Algérie des prétoriens, à titre de marché de substitution à la participation et à la 146 Lire inter alia Abdellah Hammoudi, Master and Disciple. The Cultural Foundations of Moroccan Authoritarianism, Chicago, Chicago University Press, 1997; Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, Paris, Presses de la FNSP, 2e édition, 1985; Mohamed Tozy, Monarchie et Islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 2e édition, 1999; John Waterbury, Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite, trad., Paris, PUF, 1975. 147 Cf. Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit ; John Waterbury, Le commandeur des croyants, op. cit. 148 John Waterbury, « Endemic and Planned Corruption in a Monarchical Regime », article cité. 51 contestation. Selon John Waterbury, la corruption politique a permis au roi de lier les intérêts des officiers supérieurs de l‟Armée (Berbères pour la plupart d‟entre eux), des hauts fonctionnaires du ministère de l‟Intérieur et des notables ruraux à la survie du régime ; la « quasi classe », ainsi formée, servant de « tampon » entre les paysans sans terre dont le nombre va croissant et les groupes de propriétaires terriens traditionnels149. Mais à la différence des prétoriens algériens qui ont liquidé le butin colonial dès les premières années de l‟indépendance, le monarque procède, lui, plus graduellement. En 1973, alors que la plupart des terres sont distribuées pour l‟essentiel, Hassan II, survivant à deux tentatives simultanées de putsch militaire (1971 et 1972), décide, pour diversifier les ressources du Makhzen, la marocanisation du commerce. L‟opération, « mélange d‟incitations idéologiques et de récompenses matérielles », vise, pour reprendre l‟analyse subtile et informée de Rémy Leveau, plusieurs objectifs à la fois150. Le premier est d‟« exclure la possibilité » d‟une « alliance », aussi peu probable soit-elle, entre les militaires et les entrepreneurs étrangers. Hassan II entreprend -à l‟instar du jeu de prébendes organisé par le colonel Boumediene avec les maquisards et autres anciennes gloires nationalistes en guise de compensation de leur exclusion du pouvoir- la distribution des établissements industriels et commerciaux à la première génération de dirigeants politiques ayant accédé aux responsabilités dans les années 1960. Le dispositif entend, par-delà cette « crainte des militaires qui assurait au souverain la bienveillance naturelle de la classe politique », maintenir « un certain attrait au jeu politique »151. Ce n‟est pas tout. En offrant les hautes fonctions de la hiérarchie administrative, ci-devant libérées, aux jeunes cadres formés à l‟indépendance, le roi, qui craint une récupération de l‟élite bureaucratique par les partis de gauche ou les prétoriens, « s‟assure la collaboration d‟une génération ambitieuse…qui lui fournira une technostructure »152. La marocanisation du commerce profite également à la bourgeoisie de Fès, qui exerçait, dès avant 1912, la haute main sur le commerce. Hassan II, qui a amplifié la capacité de patronage du Makhzen d‟un côté et étendu son contrôle sur le secteur privé de l‟autre, assure sa suprématie comme ordonnateur en chef des prébendes ; au demeurant, il érige la corruption comme instrument de contrôle politique. En publiant, quarante huit heures après la tentative de coup d‟Etat de 1971, l‟inventaire détaillé des biens mal acquis des prétoriens, le roi veut avoir le dernier mot même si son royaume doit s‟écrouler sous ses pieds : montrer au peuple marocain que les auteurs du putsch ne sont pas 149 Ibid, p. 548. Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 255 et suiv. 151 Ibid. 152 Ibid. 150 52 les artisans de l‟ordre nouveau, mais bel et bien les acolytes de l‟ancien régime153. Cette pratique rappelle celle employée par le colonel Boumediene : le caudillo, tout en confessant dans ces discours qu‟“il n‟est pas possible de mélanger le miel sans le goûter”, menace, à travers ces joutes oratoires, de dénoncer les “barons du régime socialiste” si ces derniers ne mettent pas un terme à leur corruption. Le système makhzenien, en diffusant une corruption endémique au bas de l‟échelle et une grande corruption au sommet de la pyramide, permet au roi de fragmenter l‟élite stratégique, d‟adoucir l‟ordre autoritaire, de neutraliser le conflit de classe, d‟élargir les bases de soutien et d‟assurer la survie de son régime. Or le quadruplement, en 1974, des revenus du phosphate, ressource qui représente alors plus de la moitié des exportations du pays, concourt à huiler la machine. Le boom se traduit par le lancement de grands programmes d‟investissements publics, la conclusion d‟accords de partenariat entre secteurs public et privé nationaux, la démultiplication des entreprises et des emplois154. L‟octroi des crédits et des marchés publics obéit cependant aux règles qui gouvernent le système makhzenien de corruption : la prééminence du Palais, l‟accès préférentiel aux opportunités économiques (contrats lucratifs, licences d‟importation) au cercle restreint des „‟grandes familles‟‟ de la bourgeoisie 155 exclusives . Dans ces conditions, le boom bénéfice en priorité au Palais, à la bourgeoisie de Fès et aux officiers supérieurs de l‟Armée ; les liens denses noués entre ces groupes structurant le système de patronage marocain suivant des cercles concentriques. L‟annexion du Sahara espagnol en 1975 permet à l‟artisan de la Marche Verte, outre le gain de légitimité, de distribuer des prébendes à certains officiers militaires. Ces derniers, tirant profit du contrôle qu‟exercent l‟institution militaire sur les eaux territoriales, notamment dans l‟exportation du poisson vers l‟Espagne156. En définitive, il n‟y a, dans cette économie politique du Makhzen, guère plus qu‟une « frontière théorique » entre le « public » et le « privé » ; aussi n‟est-il pas exagéré de parler de « cozy capitalism »157. La crise fiscale et les déficits de la balance des paiements s‟installent cependant à partir de 1978. L‟application, en 1983, du programme d‟ajustement structurel (PAS) du FMI s‟accompagne ici comme ailleurs par des coupes sombres, des licenciements et des 153 John Waterbury, “Endemic and Planned Corruption in a Monarchical regime”, article cité, p. 554. Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 256, p.259.. 155 Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, en particulier pp. 84-103. 156 Guilain Denoeux, « Corruption in Morocco : Old Forces, New Dynamics, and a Way Forward », articlé cité, n1, p. 150. 157 Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative Perspective, p. 86. 154 53 privatisations. Mais ce que le PAS fait perdre au chef de l‟Etat en terme de décision économique, le roi-entrepreneur, qui détient au demeurant des avoirs à l‟étranger158, s‟emploie à le reconquérir à travers le contrôle indirect du secteur privé. Les militaires algériens tentent une conversion similaire dans le sillage de l‟application du PAS en 1994. A ceci près que la prise de contrôle du secteur privé par les prétoriens, intervenant dans un contexte de dispersion du pouvoir présidentiel, de privatisation de la violence, de délégitimation et d‟affaiblissement de l‟Etat, s‟opère suivant une logique de partage des fiefs entre « bandits sédentaires ». Si le roi est le premier capitaliste du pays, il n‟est pas, dans un système institutionnel marqué par le bouillage de la frontière entre le public et le privé, un entrepreneur comme les autres. Le capitaliste, qui jouit au demeurant de l‟exercice monopolistique et non imputable du pouvoir, bénéficie, dans ce régime autoritaire, de toutes les faveurs dues au roi du Maroc. Aussi, aucun entrepreneur n‟a-t-il pu occuper une position dominante depuis l‟indépendance du pays sans l‟accord personnel du roi ; le souverain s‟employant à empêcher la constitution d‟un centre de pouvoir concurrent159. A la vérité, Hassan II a, comme Mohamed Rèza Pahlavi, tôt fait de préempter l‟économie de marché de son pays. Le monarque chérifien, ne se contentant pas, comme son père Mohammed V, d‟être le plus grand propriétaire foncier du royaume, s‟emploie à s‟ériger en « premier entrepreneur du pays », particulièrement depuis son rachat, en 1980, des avoirs de la Banque de Paris et des Pays-Bas qui restaient dans le pays160. L‟opération donne à la famille royale le contrôle de la majorité des actions de l‟Omnium Nord-Africain, compagnie chargée depuis sa refondation en 1934 de l‟exploitation minière161. L‟ONA, un peu à l‟image de l‟empire industriel du Shah ou de l‟oligopole égyptien de Osman Ahmed Osman, est un conglomérat tentaculaire qui embrasse, avec ses 40 filiales, l‟exploitation minière, le secteur bancaire, l‟agro-alimentaire, l‟importation et l‟assemblage de véhicules, les produits laitiers, le textile, les Corps gras, le sucre, la location de camions, les travaux publics162. L‟oligopole, fort du soutien du roi, adopte une stratégie d‟acquisitions particulièrement agressive : acquisition en 1986 de près de 40% de l‟établissement public, la Banque Commerciale du Maroc, et prise de participation dans Lessieur Afrique ; lancement en 1989 de la deuxième chaîne de télévision du pays (2M) ; 158 Notamment dans Félix Potin et TF1. Cf. Gilles Perrault, Notre ami le roi, Paris, Gallimard, 1990. Rémy Leveau, op. cit., p. 257. 160 Ibid, p. 257. 161 http://www.ona.ma/historique1.php 162 Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 257 ; William Zartman, « King Hassan‟s New Morocco » dans William Zartman, ed., The Political Economy of Morocco, New York, Preager, 1987, p. 29. 159 54 ouverture en 1990 du premier hypermarché du Maroc (Marjane) ; prise de contrôle, en 1999, d‟une très importante holding publique, la Société Nationale d‟Investissement (SNI) ; partenariat la même année avec le français DANONE dans les produits laitiers et le canadien SEMAFO dans les mines ; partenariat en 2001 avec AUCHAN, etc. Les prétoriens algériens, qui suivent le Maroc de très près, cherchent, après l‟échec calamiteux de Khalifa, à réussir la greffe en portant aux cimes le groupe „‟familial‟‟ CEVITAL du magnat kabyle Issad Rebrab : créé au début des années 1990, le conglomérat dispose, dix ans plus tard, de 21 filiales qui occupent, à la faveur du patronage que lui apporte de puissants généraux kabyles, des positions quasi monopolistiques dans l‟importation du fer à béton et des véhicules, les Corps gras, le sucre, la location de camions, la grande distribution ; le groupe ambitionnant même de lancer un Hub portuaire „‟plus grand que celui de Tanger‟‟ Les banques commerciales, qui forment au Maroc un « oligopole restreint », s‟avèrent le « principal instrument de contrôle du Makhzen »163. Les banques, renforcées depuis l‟imposition, en 1976, du plafonnement des crédits, font et défont la plupart des entrepreneurs marocains. En 1986, l‟ONA, le conglomérat makhzenien, acquiert la majorité des actions de la BCM, alors la plus importante banque privée du pays. Hassan II, parvenu à exercer une influence considérable sur le secteur privé, peut, contrairement aux prétoriens algériens qui misent sur la rente pétrolière et l‟import, approfondir l‟insertion de son pays dans le mouvement de la globalisation, sans avoir à craindre la défection des „‟grandes familles‟‟ de Fès qui dominent la Confédération Générale des Entreprises Marocaines (CGEM) Ŕla principale organisation patronale du royaume. Il abolit ainsi en 1991 le plafonnement des crédits bancaires et le contrôle formel sur les taux d‟intérêts. Hassan II, ne craignant pas de perdre le contrôle sur le système de patronage, lance, à l‟inverse des prétoriens algériens (et égyptiens), la privatisation de la BMCE, l‟une des plus importantes banques publiques du Maroc164. Deux offres concurrentes sont en lice : celles de Othman Benjelloun Ŕbanquier et homme d‟affaires descendant d‟une richissime famille de Fès- et de Miloud Chaabi Ŕun milliardaire et néanmoins outsider. Alors que Ynna, Holding appartenant à ce dernier, est considérée comme „‟fructueuse‟‟ par la Banque Mondiale, c‟est le groupe de Benjelloun qui, 163 Clement Moore Henry & Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in the Middle East, op. cit., p. 217 et suiv. Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs. Politique et transformation du capitalisme au Maroc, Paris, Maisonneuve & Larose, 2008. 164 Ibid, p. 218. 55 bénéficiant d‟un « encouragement spécial », parvient à racheter la banque publique - celle-ci devenant depuis la BMCE Bank165. La libéralisation économique menée par le Maroc à l‟aune d‟un système de patronage et de corruption aboutit visiblement à la concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques conglomérats financiers liés au Palais. L‟ère ouverte par le jeune roi Mohammed IV en 1999 change-t-elle les règles du jeu qui gouvernement, au Maroc, les rapports entre pouvoir et richesse, institution et participation ? Quel impact a eu, en dix ans de règne, le mode de gouvernement de Mohammed VI sur le système d‟autoritarisme et de corruption ? Le tout nouveau monarque, en prenant des mesures symboliques fortes, telles la révocation de l‟ancien ministre de l‟Intérieur Driss Basri ou la promotion des droits de l‟homme, imprime au début de son règne la volonté de conduire, sinon une rupture, du moins une libéralisation politique du système vieillissant légué par son père. Les premiers mois du nouveau roi s‟accompagne instaure un climat d‟ouvertures politiques et de réformes, perceptible dans le frémissement de la presse écrite et de la société civile. L‟euphorie de la libéralisation politique cède cependant le pas au recyclage des anciennes règles du jeu ; le jeune roi se rendant compte assez vite que Juan Carlos n‟est pas le modèle qui lui convient. Deux domaines permettent de vérifier cette lecture : l‟économie et la politique. La tendance, depuis l‟intronisation de Mohammed VI, est à la concentration capitalistique et à l‟accroissement du patronage du Makhzen. En 1999, l‟ONA fusionne avec une importante holding, la Société Nationale d‟Investissement (SNI). En 2004, la BCM, la banque du conglomérat SNI-ONA, acquiert Wafabank, l‟établissement bancaire du groupe Kittani (de Fès), l‟opération donnant naissance à Attijariwafa Bank, le premier groupe financier du pays. La BMCE Bank comme Attijariwafa Bank semblent emprunter la même stratégie d‟expansion : céder à de grandes banques européennes des participations minoritaires dans leurs actionnariats ; absorber ensuite leurs „‟petites sœurs‟‟ marocaines166. La BMCE Bank a 165 Ibid. Miloud Chaabi a été disqualifié par le Ministère de la Privatisation lors de l‟acquisition des activités aval de Shell, alors même que le propriétaire de Ynna Holding est présent dans la fabrication de canalisations pour l‟eau potable, l‟assainissement et le gaz en Tunisie, dans des projets immobiliers et la fabrication de batteries de démarrage et d‟énergie en Egypte, dans des projets touristiques aux Emirats Arabes Unies. 166 Le CIC détient 15% des actions de la BMCE Bank et Grupo Santander 4,5% des actions de Attijariwafa Bank. La banque centrale, Bank Al Maghib, a rejeté l‟offre présentée par la banque française Caisse d‟Epargne pour le rachat de 25% des actions de la BMCE Bank. 56 ainsi cédé 8% de son capital à la Caisse de Dépôts et de Gestion, la banque sous capitalisée de Benjelloun devant, en tandem avec la CDG, racheter les actions détenues par Telefonica et Portugal Telecom dans Méditel pour un montant de 800 millions d‟euros167. De son côté, Attijariwafa Bank se préparerait à absorber, si l‟on en croit la presse économique marocaine, le Crédit du Maroc -dont plus du tiers du capital était détenu au demeurant par Wafabank avant l‟acquisition de cette dernière par l‟ONA168. Les revenus des cinq principaux conglomérats du pays représentent de nos jours près de 30% PIB du Maroc169. La forte concentration du capital économique représente, dans ce système de gouvernement où la frontière entre les secteurs public et privé est purement théorique, un cadre d‟incitations supplémentaires à la prolifération de la corruption politique. La concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques conglomérats financiers proches du Palais a, dans le sillage du « capitalisme patrimonial », une incidence néfaste sur la concurrence. Selon une étude de la Banque Mondiale, 28% seulement des Marocains ont eu accès en 2007 à des services financiers -contre 32% en Algérie et 42% en Tunisie170. La concentration élevée du système bancaire, en excluant les entrepreneurs qui ne possèdent pas de solides connections au sein du Makhzen, conduit à une mauvaise allocation des crédits. Le retard qu‟accuse le Maroc (par rapport à l‟Algérie et à la Tunisie) dans le développement rural, la lutte contre l‟analphabétisme et la pauvreté en est le révélateur 171. La forte concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques conglomérats ne constitue pas, à l‟évidence, un climat favorable aux petites et moyennes entreprises, lesquelles sont pourtant hautement créatrices d‟emplois. Sur le tableau du Doing Business 2009 de la Banque Mondiale, le Maroc se classe à la 128e place (sur 177 pays), suivi de l‟Algérie des prétoriens à la 134e position172. Ce n‟est pas tout : la forte concentration du pouvoir financier entre un nombre restreint de conglomérats présente un (facteur) risque élevé pour l‟ensemble de l‟économie marocaine. Le Crédit Immobilier et Hôtelier qui, en tant que „‟vache à lait‟‟ pour des spéculateurs bien 167 http://www.leconomiste.com/article.html?a=99356. http://www.telquelonline.com/214/economie1_214.shtml. 169 Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative Perspective, p. 87. 170 World Bank, « Getting Credit », Finance For All research project 2007, disponible sur http://www.worldbank.org/WEBSITE/EXTERNAL/EXTDEC/EXTRESEARCH/0,contenMDK:215466332~pag ePK:64214825~theSitePk:469382,00.html, Table A.1, Composite Measure of Access to Financial Services. 171 Le Maroc se classe en 2007 à la 130e position mondiale derrière l‟Algérie (104e) suivant l‟Indice du Développement Humain du Programme des Nations Unies pour le Développement. 172 World Bank, Doing Business 2010 disponible sur http://www.doingbusiness.org/~/media/fpdkm/doing%20business/documents/annual-reports/english/db10fullreport.pdf 168 57 introduits, a accumulé, jusqu‟à 2004, l‟équivalent d‟un milliard de dollars de créances douteuses173, n‟est pas un cas isolé. Le „scandale‟ de la Direction Générale des Affaires Sociales des Forces Armées Royales en est un autre : selon le renommé journal L’économiste qui, profitant de libéralisation politique initiée par Hassan II à la fin de son règne, a révélé l‟affaire en juillet 1998, la structure qui gère les pensions des officiers a acquis une position dominante dans une banque faiblement performante. Or, dans ces „‟affaires‟‟, les juges, dont la carrière dépend du roi -qui préside le Conseil Supérieur de Magistrature et nomme les magistrats-, ont montré, comme en Algérie, l‟inféodation de la Justice au pouvoir politique. Ces affaires, qui révèlent les cercles vicieux qui font se lier pouvoir, argent, opacité et impunité, soulèvent quelques questions. Les banques peuvent-elles en effet refuser des crédits bancaires aux firmes du Palais ? Les institutions étatiques peuvent-elles, pour faire jouer pleinement la concurrence dans l‟adjudication des marchés publics, retenir une offre meilleure que celle présentée par le conglomérat du Makhzen ? Un exemple, significatif entre tous, donne à voir le syndrome marocain : la prise de contrôle opérée par SIGER, la holding qui regroupe les avoirs du Palais, de 30% du capital de l‟ONA ; Mounir Majidi gérant l‟oligopole -qui coiffe désormais deux tiers des valeurs de la bourse marocaine- et le secrétariat particulier du roi Mohammed IV174. Dans un régime hautement centralisé, dans lequel les connections entre pouvoir et richesse sont denses et intriquées, les conflits d’intérêt font désormais partie du fonctionnement normal du système175. Mais il y a plus : l’ampleur des revenus du trafic de drogue dans l’économie. Selon un mémorandum -en date du 23 mai 2008-, du Consulat général des Etats-Unis portant sur les « Sources de richesse à Casablanca », le commerce de drogue, principalement vers l‟Europe, rapporterait au Maroc 13 milliards de dollars par an, soit plus du double des revenus du tourisme en 2007176. L‟institutionnalisation de la corruption politique au Maroc trahit ainsi les limites du « window-dressing » institutionnel déployé par „‟M6‟‟. 173 “Royal Power and Judicial Independence in Morocco” dans Transparency International, Global Corruption Report 2007, pp. 232-235. 174 Clement Moore Henry & Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in the Middle East, op. cit., p. 223. 175 Daté du mois d‟août 2008, un mémo du consulat américain à Casablanca constate qu‟au Maroc, « le trafic de drogue et le blanchiment d‟argent jouent un rôle dans la croissance » et que « la corruption s‟institutionnalise et n‟épargne pas le Palais »175. Le même constat peut se faire, à l‟a vu, à propos du régime prétorien algérien. 176 Le câble se réfère au rapport 2007 de l‟International Narcotics Control Strategy Report, l‟agence du Département d‟Etat. http://wikileaks.ch/cable/2008/05/08CASABLANCA104.html 58 Le domaine politique est tout aussi indicateur de ce cette « dé-libéralisation » -pour reprendre le concept avancé par Eberhard Kienle dans A Grand Delusion177. En effet Mohammed VI, en gouvernant via de multiples commissions royales, exacerbe l‟affaiblissement du parlement et du gouvernement. Aussi, les vieux partis politiques marocains (Istiqlal, USFP, etc.) s‟avèrentil usés par le jeu de cooptation178 et de prébendes auquel les a soumis le Palais depuis l‟indépendance. L‟échec du gouvernement de l‟ancien opposant et leader de l‟USFP, Abderahmane Youssefi, à réformer le Makhzen en est un révélateur. La montée de l‟islamisme en est une autre. La forte abstention (63%) enregistrée aux élections législatives de septembre 2007 trahit cette lame de fond, au point où les économistes de la Banque Mondiale la considèrent comme un « facteur risque additionnel » pour le pays. Or, face à l‟enjeu de la désaffection électorale et politique, Mohammed VI choisit de revenir aux fondamentaux du Makhzen : la formation d’un nouveau parti d’administration. Le projet est confié au lendemain du scrutin à un proche conseiller connu pour avoir l‟oreille du roi : Fouad Ali El Himma, ancien camarade de collège puis directeur de cabinet du prince héritier Sidi Mohammed, Ministre délégué à l‟Intérieur de 1999 à 2007, député depuis 2007. Le Parti Authenticité et Modernité, qui est créé en août 2008, sort vainqueur aux élections locales de juin 2009 Ŕcomme l‟a fait le RND des prétoriens algériens en remportant, quelques mois à peine après sa création, les élections législatives et locales de 2007. Le Parti Authenticité et Modernité, qui s‟est donné, lors de ces élections locales, le symbole du tracteur, semble bien lancé pour susciter la « résurrection du Makhzen version 2.0 »179 . Dans un mémo du consulat américain à Casablanca, obtenu par WikiLeaks et publié par El Pais, on peut lire ceci : « le roi intervient dans les processus électoraux, parfois même brusquement…Si le Parti [islamiste] Justice et Développement n‟a pas aujourd‟hui de maires à la tête des grandes villes, c‟est dans une large mesure grâce aux manœuvres du souverain ». Et la note adressée le 15 août 2009 par le chargé d‟affaires américain à Rabat au Département d‟Etat, de préciser : « le roi Mohammed VI ordonna que le PJD ne soit pas autorisé à conquérir les mairies de plusieurs grandes villes marocaines comme Tanger, Oujda, Casablanca et Salé » où la formation islamiste obtint la majorité relative des suffrage. A Oujda, « le gouverneur, nommé par le ministre de l‟Intérieur, empêcha le 25 juin 2009 un vote qui aurait porté au pouvoir une coalition dirigée par le PJD. Agents de police et services 177 Eberhard Kienle, A Grand Delusion. Democracy and Economic Reform in Egypt, London, Tauris, 2001. Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs. Politique et transformation du capitalisme au Maroc, Paris, Maisonneuve & Larose, 2008. 179 North African Journal, 15 July 2009. 178 59 secrets intimidèrent ceux qui soutenaient la coalition du PJD et ils frappèrent le leader local du PJD jusqu‟à ce qu‟il tombe dans le coma », poursuit le télégramme180. Le scénario d‟un recyclage des règles du jeu mises en place par Hassan II paraît se confirmer de plus en plus. Or ni la mainmise -opérée un an après les fêtes du dixième anniversaire de l‟intronisation du souverain Mohammed IV- de la holding royale de SIGER sur le système bancaire et financier marocain, ni les mesures répressives lancées contre certains titres de la presse en 2000, 2003 et 2009 ne semblent remettre en cause cette reprise en main. Le régime monarchique autoritaire et néo-patrimonial marocain paraît d‟autant mieux engagé que les républiques prétoriennes arabes s‟emploient, depuis le précédant syrien, à imposer, à l‟instar de Hosni Moubarak avec son fils Gamal en Egypte et de Bouteflika avec son frère Saïd en Algérie, à imposer des successions dynastiques. Protocole de recherche Ce projet de recherche entend, pour construire l‟analyse comparative des cercles vicieux de la corruption et de l‟autoritarisme dans les régimes monarchique marocain et prétorien algérien, suivre le protocole de recherche qui suit. A) L’enquête en Algérie. L‟enquête de terrain que j‟ai menée en Algérie entre 2003 et 2009 porte sur plusieurs volets : (i) l‟étude de la corruption du bas vers le haut et du haut vers le bas de l‟Etat ; (ii) l‟analyse de l‟économie politique du pays ; (iii) l‟étude des élections locales, législatives et présidentielles entre 2004 et 2009 ; (iv) l‟analyse des rapports de pouvoir au sommet du régime. L‟enquête a constitué le matériau suivant : - L‟étude empirique sur la corruption municipale que j‟ai entreprise, entre 2003 et 2008, dans deux municipalités d‟Alger et une commune saharienne (Adrar), a permis de constituer un matériau de données de première main : entretiens avec élus locaux, députés et entrepreneurs ; exploitation de documents notariés, factures d‟achat, titres d‟attribution, "rapports confidentiels" de l‟Inspection Générale des Finances (IGF) et du ministère de l‟Intérieur et autres tracts afférents à la corruption électorale. - Dans le régime politique algérien, les rapports établis par les institutions étatiques spécialisées (à l‟instar de la Cour des comptes et de l‟IGF) ne sont pas, autoritarisme oblige, rendus publics. Il arrive toutefois que des "extraits choisis" de rapports établis par ces 180 Cité par El Watan, 13 décembre 2010. 60 appareils fassent, le plus souvent dans un contexte de "règlement de comptes" entre "clans" interposés du régime, l‟objet d‟une "fuite organisée" dans les journaux de la presse écrite privée. Plusieurs "scandales de corruption" ont ainsi fait leur surgissement depuis l‟arrivée au pouvoir de Bouteflika en avril 1999 : la dilapidation du foncier dans le Gouvernorat du Grand Alger, le procès de l‟ancien préfet d‟Oran, l‟affaire de la Banque Nationale d‟Algérie, le „‟scandale‟‟ Brown Root & Condor, etc. Les journaux de la presse écrite offrent à cet égard au chercheur désirant enquêter sur la corruption un premier matériau, certes lacunaire mais riche en indices, au décryptage duquel, nous déploierons une analyse stratégique et institutionnelle historique rigoureuse du régime prétorien depuis ses fondations à nos jours. Nous avons, en étudiant les principaux journaux, arabophone et francophone, sur une durée s‟étalant de 2000 à 2010181, ciblé, dans une approche qualitative et indicielle, certains épisodes de la corruption. L‟analyse diachronique et synchronique de ces « affaires » entend reconstituer les acteurs, les réseaux, les logiques et les enjeux de corruption administrative et politique. - L‟affaire Khalifa. L‟examen approfondi et détaillé de cette affaire entend éclairer le fonctionnement d‟un système de corruption. J‟ai mené, outre le traitement détaillé du procès d‟El Khalifa Bank au tribunal criminel de Blida (janvier-mars 2007) et des articles abondants de la presse nationale et internationale consacrés au conglomérat (de 2000 à 2007), des entretiens approfondis avec des acteurs clés de cette affaire dont le moins important n‟est pas Abdelouahab Keramane, Gouverneur de la Banque d‟Algérie de 1992 à 2001. L‟enquête m‟a permis de récolter par ailleurs un matériau de première main : correspondances entre le Chef du Gouvernement et le liquidateur du groupe Khalifa au sujet des Mercedes blindées offertes par Abdelmoumène Khelifa à la Présidence et au Ministère de la Défense ; le dossier d‟instruction de l‟affaire El Khalifa Bank, etc. - L‟analyse empirique de la corruption ne peut se dispenser de la connaissance des lois en vigueur. Aussi, avons-nous accordé une attention particulière au cadre juridique relatif à la corruption, à la passation des marchés publics, au crédit et aux mouvements de capitaux : code pénal, loi relative à la monnaie et au crédit du 14 avril 1990, l‟ordonnance 96-22 relative à la répression de l‟infraction de la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l‟étranger du 9 juillet 1996, le décret présidentiel n°02250 du 24 juillet 2002 portant réglementation des marchés publics, la loi n°06-01 du 20 février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption. 181 Il s‟agit essentiellement des deux premiers quotidiens arabophones, El Khabar et Echorouk al yaoumi, et des principaux quotidiens francophones, El Watan, Le Quotidien d’Oran, Le Matin, Le Soir d’Algérie et Liberté. 61 - Les données afférentes à l‟économie algérienne sont rarement analysées dans leur lien avec le politique et la corruption. En rupture avec cette tendance, nous chercherons à analyser les rapports entre pouvoir, richesse et corruption en nous inspirant des travaux de Susan RoseAckerman, Béatrice Hibou, Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Guarrigues, Donatella Della Porta et Alberto Vannuci, Eberhard Kienle, Michael Johnston et John Waterbury182. - Un matériau d‟entretiens qualitatifs menés avec deux anciens gouverneurs de la Banque d‟Algérie (Hadj Nacer et Abdelouahab Keramane), trois anciens chefs de gouvernement (Abdesselam Bélaïd, Sid Ahmed Ghozali, Mouloud Hamrouche), deux généraux à la retraite (l‟ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar et l‟ancien secrétaire général du ministère de la Défense Rachid Benyelles), plusieurs anciens ministres (dont Ghazi Hidouci et Mohamed Ghrib : membres clés du « groupe des réformateurs »), hauts fonctionnaires (top mangement de SONATRACH, préfets, directeurs centraux) et acteurs politiques de premier plan (à l‟instar de l‟ancien secrétaire général du FLN, Abdelhamid Mehri). L‟analyse d‟ensemble, fondée à partir de ce matériau, ambitionne d‟élaborer une étude qualitative des cercles vicieux de l’autoritarisme et de la corruption dans l‟Algérie des prétoriens. Nous analyserons le processus d‟institutionnalisation du système de corruption en nous focalisant sur les perspectives analytiques suivantes : 1°- Une analyse institutionnelle historique pour montrer l’enchâssement de la corruption politique dans le système de gouvernement. Nous nous attacherons à montrer les différents syndromes de la corruption à travers l‟évolution du processus d‟accumulation du pouvoir et de la richesse. Ce processus se déroule comme suit : - La greffe coloniale de la corruption ; - La construction d‟un système de prébendes à l‟ombre du régime prétorien (1954-1971) ; - « Kleptocrates », « bandits sédentaires » et « affairistes » : le système de corruption à l‟ombre de l‟« Etat rentier » (1971-1988) ; - Les réformateurs à l‟épreuve du système (1988-1991) ; - « Bandits sédentaires » vs « bandits vagabonds » : la corruption à l‟ombre de la violence politique (1992-1999) ; 182 Susane Rose-Ackerman, Corruption and Government, op. cit ; Béatrice Hibou, dir., La privatisation des Etats, Paris, Karthala, coll. Recherches internationales, 1999; Id, La force de l’obéissance. Economie Politique de la répression en Tunisie, Paris La Découverte, 2006 ; Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Guarrigues, Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de l’Etat, Paris, Karthala, coll. Recherches internationales, 2008; Donatella Della Porta & Alberto Vannucci, Corrupt Exchanges, op. cit; Eberhard Kienle, A Grand Delusion, op. cit ; Michael Johnston, Syndromes of Corruption, op. cit ; Adam Przeworski, Democracy and the Market. Political and Economic Reforms in Eastern Europe and Latin America, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. 62 2°- Une analyse sociologique de la corruption sous l‟ère Bouteflika pour montrer, du bas vers le haut et du haut vers le bas, la structuration des réseaux de corruption autour des tycoons. 3°- Une analyse de la grande corruption à travers l‟examen approfondi de trois affaires : El Khalifa Bank, Brown Root & Condor et SONATRACH. 4°- L‟analyse institutionnelle et stratégique de l‟évolution du régime autoritaire en me focalisant sur le rapport de force entre la présidence et la police politique (le Département du Renseignement et de la Sécurité). B)- L’enquête au Maroc. Je souhaiterais consacrer les quatre années à venir (septembre 2011- septembre 2015) à étudier le système marocain. L‟enquête, que je voudrais entreprendre, entend tester la validité de l‟hypothèse centrale de ce projet de recherche : la prévalence de la corruption politique dans un Etat non rentier. Je souhaiterais, dans cette perspective, déployer mon enquête sur les axes suivants : 1°- L‟institutionnalisme historique du système marocain ; la perspective devant permettre non plus de restituer le régime politique mais de reconstituer le processus à travers lequel le Palais a érigé la corruption en mécanisme central de gouvernement. 2°- Clientélisme et corruption à l‟échelle locale. L‟objectif assigné à cet axe de la recherche est l‟étude du Makhzen à travers sa nouvelle machine électorale : le Parti Authenticité et Modernité (PAM). L‟accent sera mis en particulier sur les stratégies d‟implantation du PAM (redistribution, clientélisme, etc.), les liens entre pouvoir local-richesse et les affaires de corruption municipale. Je souhaiterais, dans cette perspective, étudier deux sites : (i)- la commune de Casablanca, le choix de la capitale économique et financière du pays, où le blanchiment d‟argent y est répandu, devant servir à l‟analyse des liens entre pouvoir et richesse, institution et participation ; (ii)- la commune d‟El Ayoune pour y analyser le répertoire déployé par le pouvoir central pour intégrer les élites tribales sahraouies dans le sein du Makhzen (cooptation, distribution de faveurs et de prébendes, patronage, corruption, etc.) La sociologie des élections législatives de 2012 constitue le deuxième pan de volet de l‟enquête. Je voudrais me focaliser sur les aspects suivants : les réseaux et les stratégies de mobilisation du Parti Authenticité et Modernité à Casablanca, dans le Rif (Nador) et à El Ayoune ; le répertoire de la corruption électorale, le rôle des puissances d‟argent au cours des élections et l‟investissement du parlement par les hommes d‟affaires ; les mesures de restriction et de répression des libertés précédant et entourant les élections ; les postures parlementaires et les stratégies d‟accumulation des députés des trois sites étudiés. 3°- L‟analyse de la stratégie de développement des conglomérats financiers. Deux principaux objectifs sont assignés à ce volet de l‟enquête : observer au plus près la concentration 63 oligopolistique des conglomérats liés au Palais ; suivre l‟adjudication des gros marchés publics pour y traquer les conflits d‟intérêts et les échanges corrompus. 4°- L‟examen, à partir de la presse économique, des „‟scandales‟‟ de grande corruption à l‟instar de ceux de la Direction Générale des Affaires Sociales des Forces Armées Royales et du Crédit Immobilier et Hôtelier. L‟objectif étant de reconstituer d‟une part les réseaux de corruption et le système d‟impunité et d‟analyser d‟autre part les réactions de la société civile vis-à-vis de ces affaires. Ces chantiers de l‟enquête appellent, outre l‟observation in situ et l‟étude documentaire, la conduite d‟entretiens qualitatifs avec des entrepreneurs nationaux et étrangers, des acteurs politiques et associatifs, des journalistes, des universitaires, des diplomates et des dirigeants de la section marocaine de Transparency International. Echéancier Je prévois d‟achever la partie algérienne de ce projet de recherche d‟ici juin 2011 par la publication de mon ouvrage sur la corruption politique en Algérie (fin 2011), ainsi que de deux articles dans des revues à comité de lecture (l‟un sur la critique de la théorie de l‟ « Etat rentier », l‟autre sur le cadre d‟analyse de la corruption politique en Algérie). Je souhaiterais bénéficier de quatre années pour mener mon enquête sur les cercles vicieux de la corruption et de l‟autoritarisme au Maroc, avant d‟entreprendre, pendant une année et demie, la rédaction de la partie marocaine et des chapitres comparatifs de ce projet de recherche. Conditions de faisabilité, recueil et traitement des données L‟enquête que j‟ai menée, de 2003 et 2008, sur la corruption politique en Algérie m‟a permis de constituer un matériau particulièrement riche. Celui-ci se constitue, pour l‟essentiel, des pièces suivantes : des documents de première main (rapports non publiés de l‟Inspection Générale des Finances et de la Cour des comptes, factures d‟achat de mairies, correspondances entre le Chef du gouvernement et le liquidateur d‟El Khalifa Bank, dossier d‟instruction de l‟affaire El Khalifa Bank, etc.) ; des entretiens qualitatifs avec deux anciens Gouverneurs de la Banque d‟Algérie (Hadj Nacer et Abdelouahab Keramane), trois anciens Chefs de gouvernement (Abdesselam Bélaïd, Sid Ahmed Ghozali et Mouould Hamrouche), deux généraux-majors à la retraite (l‟ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar et l‟exsecrétaire général du ministère de la Défense Rachid Benyelles) et plusieurs cadres supérieurs de l‟Etat ; le recueil exhaustif des affaires de grande corruption publiées dans la presse écrite (Khalifa, BRC, SONTRACH, etc.) 64 J‟ai procédé, pour le traitement des données, à la vérification et au recoupement systématique. Combinées, les perspectives dégagées par l‟institutionnalisme historique et l‟analyse stratégique se révèlent particulièrement éclairantes : en autorisant une analyse dense et fine du régime politique algérien depuis ses fondations institutionnelles à nos jours, elle ouvre sur meilleure contextualisation des groupes au sein du système autoritaire Ŕlà où les entretiens non inscrits dans une analyse du système achèvent d‟entretenir l‟illusion d‟avoir affaire à des acteurs autonomes. Récolter, sur une question précise (ex : tel ou tel aspect de l‟affaire Khalifa), le témoignage d‟individus appartenant à des groupes concurrents sinon opposés permet un meilleur recoupement des faits. Les régimes algérien et marocain, s’ils ne sont pas démocratiques, ne relèvent pas davantage des systèmes totalitaires. Aussi, aucun des deux régimes n‟exerce-t-il un contrôle total et absolu sur la société ; celle-ci, travaillée par les logiques sociales de la participation, de la défection et de la prise de parole, n‟étant pas monolithique. Les systèmes autoritaires, loin d‟être homogènes, sont traversés par des appareils et des groupes dont les intérêts sont sinon divergents, du moins concurrents. Je m‟efforcerai, comme je l‟ai fait durant ma recherche algérienne, d‟exploiter au mieux cette situation dans mon enquête marocaine. Ma maîtrise de la langue arabe et du dialecte marocain est un atout. La connaissance de la culture marocaine que j‟ai acquise lors de ma prime éducation, en est un autre -ma famille maternelle ayant vécu au Maroc de 1930 à 1963. 65