Autoritarisme et corruption dans les pays arabes

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Autoritarisme et corruption dans les pays arabes
Autoritarisme et corruption dans les pays arabes
Sociologie politique comparative
Projet de recherche
Mohammed Hachemaoui
1
Sommaire
Introduction
I- La corruption politique : à la recherche de la variable perdue
II- La corruption comme système de gouvernement (1) : le modèle algérien
III- La corruption comme système de gouvernement (2) : le modèle marocain
Protocole de recherche
Echéancier
2
Introduction
Si la science politique enregistre, depuis quatre décennies, d‟importantes avancées dans la
compréhension du phénomène de la corruption, elle s‟avère en revanche, s‟agissant du
„‟monde arabe‟‟, singulièrement à la traîne. Alors que la corruption, au sud de la
Méditerranée, prend des proportions de plus en plus préoccupantes, l‟objet demeure, du
Maghreb au Golfe, paradoxalement encore une terra incognita. En effet, à l‟exception de
John Waterbury qui a consacré, au milieu des années 1970, deux textes à ce sujet1, et tout
récemment de Béatrice Hibou, Mohamed Tozy et Guilain Denoeux2, la corruption politique
dans les pays arabes peine à se constituer en objet d‟études dans les travaux des politologues
de la région, lors même que le phénomène semble s‟y institutionnaliser3. En dépit de
l‟ampleur, désormais galopante, que prend le fléau dans les polités arabes, la connaissance du
phénomène, elle, s‟y révèle étonnement pauvre : aucune enquête sociologique (comparative)
n‟ayant été entreprise à ce jour. Aussi, le champ d‟intelligibilité de la corruption qui se
pratique du Maroc à l‟Irak en passant par l‟Algérie reste-t-il quasiment vierge4.
Or le traitement réservé par la théorie de l‟« Etat rentier » 5, qui domine au demeurant l‟étude
des polités du Moyen-Orient et de l‟Afrique du Nord, est simplificateur à souhait : abordée de
1
John Waterbury, « Endemic and Planned Corruption in a Monarchical Regime », World Politics, 25, 4, Juin
1973, p. 533-555; John Waterbury, « Corruption, Political Stability and Development: Comparative Evidence
from Egypt and Morocco », Government and Opposition, vol. 11, n° 4, 1976, pp. 426-445.
2
Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, « La lutte contre la corruption au Maroc: vers la pluralisation des modes de
gouvernement ? », Droit et Société, 2009/2, n° 72, pp. 339-357 ; Guilain Denoeux, « Corruption in Morroco :
Old Forces, New Dynamics, and a Way Forward », Middle East Policy, vol. XIV, n°4, winter 2007, pp. 134-151.
3
Le Rapport 2004 sur le développement humain dans le monde arabe souligne que, dans cette région, la
« corruption
structurelle
fait
partie
d‟une
politique
d‟Etat
systémique ».
Voir
<http://www.undp.org/arabstates/PDF2004/4PR_AHDR04_fr.pdf>
4
Nous disposons, à défaut, d‟un fonds important d‟articles de presse, notamment en Algérie, au Maroc et en
Egypte, mais dont le traitement exige beaucoup de prudence. Djillali Hadjaj est l‟un des rares journalistes a
avoir publié un livre sur le sujet (Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 1999). Le mouvement
d‟opposition égyptien Kefaya a publié en juillet 2006 un document de 249 pages, intitulé « Corruption in Egypt.
The Black Cloud is Not Disappearing » http://www.ikhwanweb.com/lib/Kefayafasad.doc
5
Le paradigme du „‟rentier state‟‟, depuis l‟absence de toute « transition vers la démocratie » dans la région,
connaît désormais la consécration, le modèle ambitionnant de résoudre l‟énigme de l‟« exceptionnalisme
arabe ». Sur la théorie de l‟« Etat rentier », lire inter alia Lisa Anderson, « The State in the Middle East and
North Africa », Comparative Politics, vol. 20, n°1, octobre 1987, pp. 1-18; Hazem Beblawi and Giacomo
Luciani, eds., The Rentier State, New York, Croom Helm, 1987; Laurie Brand, « Economic and Political
Liberalization in a Rentier Economy: The Case of the Hashemite Kingdom of Jordan » dans Iliya Harik and
Danis J. Sullivan, eds., Privatization and Liberalization in the Middle East, Bloomington/Indianapolis, Indiana
University Press, 1992, pp. 167-188; Michel Chatelus et Yves Schemeil, « Towards a New Political Economy of
State Industrialization in the Arab World », International Journal of Middle East Studies, 16, 1984, pp. 251-265
; Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell
University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar,
3
façon superfétatoire, la corruption y est réduite à l‟effet pervers sinon de la « mentalité
rentière », du moins de la « culture de la recherche de la rente »6. L‟échange corrompu,
réductible au « rentierism », perd ainsi tout intérêt en soi : le sacre du théorème du « rentier
state » rendant somme toute accessoire la recherche sur la corruption politique, le premier
expliquant définitivement la seconde. Mais si tel bien le cas, comment expliquer alors la
prolifération de la corruption dans les Etats non rentiers, tels l‟Italie, la Grèce, la Turquie,
l‟Inde, la Chine, le Japon, le Kenya ou l‟Argentine ? -pour ne citer que quelques exemples
parmi d‟autres.
Le projet de recherche que je propose, donnant congé à la théorie célébrée de l‟« Etat rentier »
ainsi qu‟à son succédané, le paradigme en vogue de la « malédiction des ressources »,
ambitionne de construire un pont analytique et conceptuel entre deux régions du savoir
maintenues par la science politique à égale distance l‟une de l‟autre : la corruption et
l‟autoritarisme. L‟argumentation déroulée ici s‟emploie, en rupture avec cette tradition bien
établie dans les travaux des spécialistes du Moyen-Orient, à démontrer
indissociable
des
le caractère
cercles vicieux, noués dans les pays arabes par-delà la structure
économique, entre régime autoritaire et corruption politique.
Ce projet de recherche entend résoudre un problème escamoté par les travaux de sciences
politiques consacrés à la région : Pourquoi des régimes politiques et économiques contrastés,
à l‟instar de ceux qui sont en cours en Algérie et au Maroc, produisent-ils uniment les
syndromes d’une corruption systémique ?
Deux types distincts de systèmes de gouvernement dominent le spectre des régimes arabes :
les républiques prétoriennes et les monarchies néo-patrimoniales. Comparer la corruption
politique dans ces deux systèmes permet justement de mieux cerner les figurations du
problème dans cette région. L‟Algérie, tenue par un régime prétorien, et le Maroc, sous la
Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The
Politics of Rent-Seeking and Failed Development, Boulder, Westview Press, 2000 ; Giacomo Luciani, « Rente
pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et democratisation » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans democrates ?
Politiques d’ouverture dans le monde arabe et musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 199-213 ; Theda Skocpol, «
Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », Theory and Society, Vol. 11, avril 1982, pp. 265-283 ;
Hootam Shambayati, « The Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy. State and Business in
Turkey and Iran », Comparative Politics, Avril 1994, pp. 307-331; Dirk Vandewalle, Libya since Independence:
Oil and State-Building, London, Tauris, 1998.
6
Cette acception a été réitérée dernièrement par Terry Lynn Karl dans « Ensuring Fairness. The Case for a
Transparent Fiscal Social Contrast » dans Macartan Hymphreys, Jefferey Sachs & Jospeh Stiglitz, eds., Escaping
the Resource Curse, New York, Columbia University Press, 2007, p. 257, p. 264.
4
coupe d‟une monarchie néo-patrimoniale, constituent à cet égard des sites privilégiés pour une
sociologie politique comparative de la corruption dans les pays arabes. L‟analyse comparée
des deux configurations paraît d‟autant plus pertinente que les deux polités se révèlent, tant du
point de vue de la sociologie historique que de l‟économie politique, nettement dissemblables.
Le Maroc, sous protectorat français entre 1912 et 1956, est gouverné par une monarchie de
droit divin plusieurs fois séculaire. A l‟inverse, l‟Algérie, sous une colonisation de conquête
et de peuplement de 1830 à 1962, est tenue par un régime prétorien. Autoritaires, les deux
systèmes n‟en divergent pas moins par leurs formules institutionnelles : alors que le roi, qui
exerce au Maroc un pouvoir monopolistique et non imputable, s‟est doté dès l‟indépendance
d‟un pluralisme de façade, l‟Etat-Major de l‟Armée, qui détient les reins du régime en
Algérie, n‟a expérimenté le multipartisme qu‟après l‟usure, au sortir de la décennie 1980, de
la formule du parti unique. L‟économie politique est un autre révélateur de contrastes : si
l‟économie de marché marocaine s‟avère non rentière et diversifiée, le système économique
algérien, libéralisé au début des années 1990, demeure, lui, mono exportateur d‟hydrocarbures
et rentier. Last but not least : tandis que l‟Etat algérien ressemble, après dix ans de
privatisation de la violence, à un « weak state », celui en place au Maroc, héritier d‟une
longue tradition de gouvernement, se révèle en revanche plus stable et institutionnellement
moins faible qu‟il n‟y paraît. Mais alors pourquoi ces deux systèmes, politique et économique,
si contrastés, génèrent-ils, ici et là, une corruption systémique ?
Une
double
thèse
commande
l‟économie
de
ce
projet
de recherche : la corruption qui se répand dans les pays arabes, n‟étant dépendante ni d‟une
„‟culture‟‟ intemporelle, ni d‟une „‟ressource‟‟ naturelle, pas davantage d‟une „‟transition‟‟
économique, relève en dernier ressort d‟un système de gouvernement ; tandis que la logique
corruptive participe dès les indépendances d‟un marché de substitution à la participation et à
la contestation, les régimes autoritaires arabes s‟avèrent n‟être désormais guère plus en
mesure de fonctionner sans corruption. La corruption politique, loin de précipiter
l‟effondrement des régimes autoritaires, participe bien plutôt à leur durabilité ; instrument de
contrôle politique, elle permet nolens volens : la domestication de l‟élite stratégique par le
système de prébendes, la neutralisation des conflits de classe à travers les réseaux clientélaires
verticaux de distribution des bénéfices, le renforcement de la dépendance des groupes sociaux
à l‟égard du pouvoir central Ŕseul dispensateur et régulateur des gains.
5
Ce projet de recherche voudrait, pour établir la pertinence de cette thèse, emprunter la
trajectoire analytique qui suit :
(i)
Etablir, après la critique systématique des apories de la théorie de
l‟« Etat
rentier », l‟intérêt heuristique de l‟étude de la corruption politique pour la
compréhension des polités de la région en général et de l‟intelligibilité de la
durabilité de l‟autoritarisme qui s‟y manifeste en particulier ;
(ii)
Démontrer ensuite pourquoi la corruption qui prolifère dans le sein du système
algérien -construit comme type idéal du régime prétorien- participe d‟un système
de gouvernement ;
(iii)
Faire la démonstration qu‟au Maroc -appréhendé ici comme type moyen du régime
monarchique néo-patrimonial-, la corruption participe depuis les fondations
institutionnelles de la polité indépendante, d‟un système de gouvernement ;
(iv)
Montrer, à travers une réflexion comparative avec quelques cas extérieurs à l‟aire
culturelle, pourquoi la corruption prévalente dans la région n‟est tributaire ni de la
culture, ni de la rente, pas davantage de la transition, et comment les polités
d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient ne participent en définitive d‟aucun
« exceptionnalisme ».
I- La corruption politique : à la recherche de la variable perdue
I- 1- Par-delà la théorie de l’« Etat rentier »
L‟étude de l‟autoritarisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, objet d‟une abondante
littérature en science politique, est dominée par la théorie de l‟« Etat rentier ». Le paradigme,
depuis
l‟absence,
jugée « exceptionnelle » à « l‟âge de la démocratisation », de toute
6
« transition vers la démocratie » dans le „‟monde arabe‟‟, connaît désormais la consécration,
le modèle ambitionnant de résoudre l‟énigme, par trop complexe, de la durabilité de
l‟autoritarisme7.
Hussein Mahdavy a défini en pionnier l‟Etat rentier comme celui qui tire une part
substantielle de son budget de « rentes extérieures »8. L‟auteur, qui a pris pour modèle de
référence l‟Iran du Shah, affirme que les ressources rentières rendent les gouvernants myopes
et les poussent à garder jalousement le statu quo9. Hazem Beblawi a affiné la définition en y
apportant quatre nouveaux éléments : (i) une économie rentière est celle où prédominent les
« situations de rente » et dans laquelle la création de la richesse rentière Ŕopérée dans des
„‟enclaves‟‟- est centrée autour d‟une petite fraction de la société, le restant de la population
étant engagé dans la distribution et l‟utilisation des revenus de la rente ; (ii) à la différence des
rentes intérieures (foncières, immobilières, etc.), les « rentes extérieures » (ressources
naturelles telles que le pétrole et le gaz, aides et subsides étrangères) peuvent, quand elles sont
substantielles, soutenir l‟économie « sans » le truchement d‟un secteur productif interne fort ;
(iii) dans un « Etat rentier », une infime partie seulement des revenus de la rente est destinée à
la « génération » de la richesse rentière, l‟essentiel des bénéfices devant être alloué à la
« distribution » ; dans un « Etat rentier », le gouvernement est le destinataire direct et
principal des rentes extérieures, celles-ci tombant de ce fait sous le contrôle d‟un groupe
restreint10.
7
Inter alia Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », Comparative Politics, vol. 20,
n°1, octobre 1987, pp. 1-18; Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, eds., The Rentier State, New York, Croom
Helm, 1987; Laurie Brand, « Economic and Political Liberalization in a Rentier Economy: The Case of the
Hashemite Kingdom of Jordan » dans Iliya Harik and Danis J. Sullivan, eds., Privatization and Liberalization in
the Middle East, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 1992, pp. 167-188; Michel Chatelus et
Yves Schemeil, « Towards a New Political Economy of State Industrialization in the Arab World »,
International Journal of Middle East Studies, 16, 1984, pp. 251-265 ; Kiren Aziz Chaudhry, The Price of
Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil
and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, Cambridge, Cambridge University Press,
1990 ; Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The Politics of Rent-Seeking and Failed
Development, Boulder, Westview Press, 2000 ; Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et
democratisation » dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans democrates ? Politiques d’ouverture dans le
monde arabe et musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 199-213 ; Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in
the Iranian Revolution », Theory and Society, Vol. 11, avril 1982, pp. 265-283 ; Hootam Shambayati, « The
Rentier State, Interest Groups, and the Paradox of Autonomy. State and Business in Turkey and Iran »,
Comparative Politics, Avril 1994, pp. 307-331; Dirk Vandewalle, Libya since Independence: Oil and StateBuilding, London, Tauris, 1998.
8
Hussein Mahdavy, « The Patterns and Problems of Economic Development in Rentier State: The Case of Iran »
dans M.A. Cook, ed., Studies in Economic History of the Middle East, London, Oxford University Press, 1970,
p. 428.
9
Ibid, p. 443.
10
Hazem Beblawi, « The Rentier State in the Arab World » dans Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, op. cit.,
pp. 51-52.
7
L‟auteur précise que le concept est fondé sur une « assomption » : les économies de ce type
créent une « mentalité rentière », laquelle est contradictoire avec l‟« éthique » de production.
L‟idée est très répandue dans la littérature du « rentierism », au point où certains n‟hésitent
pas à parler de « psychologie rentière » et de « culture de la recherche de rente »11.
La thèse de l‟« Etat rentier », érigée sur la « structure économique », est tout entière subsumée
par l‟aphorisme bien connu : « no taxation without representation » 12. La théorie convoque,
pour le fonder, trois mécanismes de causalité13.
- Le premier est relatif au fondement économique de l‟Etat. Un gouvernement qui tire une
part essentielle de ses revenus de l‟imposition de sa population « sera », avancent les tenants
de la thèse du « rentierism » par analogie à l‟histoire britannique et américaine, confronté à
l‟avènement « inévitable » d‟une forte demande de démocratie14. A l‟inverse, quand un Etat
tire l‟essentiel de ses revenus de ressources extérieures (à l‟imposition de l‟activité
économique productive de sa population), il devient « autonome »15 par rapport à la société ;
la rente, en allégeant sinon en supprimant la pression fiscale, neutralise la demande
d‟imputabilité et de reddition de comptes (accountability)16 suivant une règle du jeu politique
contraire à celle de l‟« Etat producteur » : « no representation without taxation » (pas de
représentation sans taxation)17.
- Le deuxième mécanisme de causalité est afférent à la manière dont l‟Etat dépense ses
revenus. La richesse rentière, en offrant aux gouvernements des budgets confortables qui
assurent la distribution des bénéfices à la population, permet à la fois d‟« acheter »18 et de
« réprimer » l‟opposition19 ; les deux effets participant d‟un « pacte rentier » : alors que l‟Etat
11
Terry Lynn Karl dans « Ensuring Fairness. The Case for a Transparent Fiscal Social Contrast » dans Macartan
Hymphreys, Jefferey Sachs & Jospeh Stiglitz, eds., Escaping the Resource Curse, New York, Columbia
University Press, 2007, p. 257, p. 264.
12
Le vocable fut le cri de ralliement des partisans de la Révolution américaine.
13
Cf . Michael Ross, « Does Oil Hinder Democracy? », World Politics, 53, avril 2001, pp. 325-361.
14
Giacomo Luciani, « Allocation vs. Production States: A Theoritical Framework » dans Hazem Beblawi and
Giacomo Luciani, eds., The Rentier State, op. cit., p. 73. Le paradigme part de l‟assomption énoncée par
Edmund Burke, l‟un des cadres influents du parti britannique “Whig”, dans son fameux Reflections on the
Revolution in France (1790) : « The revenue of the state is the state ». John Waterbury relève que la discussion
sur la crise fiscale de l‟Etat abordée par les spécialistes de la politique européenne dans les années 1970 avait été
anticipée, près d‟un siècle plus tôt, par Jospeh Schumpeter dans son texte « Crisis of the Tax State » publié pour
la première fois en 1918. Voir John Waterbury, « From Social Contrast to Extraction Contrasts. The Political
Economy of Authoritarianism and Democracy » dans John Entelis, ed., Islam, Democracy, and the State in
North Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 151, p. 171.
15
Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », article cité.
16
Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », article cite, p. 10.
17
Giacomo Luciani, « Allocation vs. Production States: A Theoritical Framework », loc. cit., p. 75 ; Samuel
Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University of Oklahoma
Press, 1991, p.65.
18
Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, The Rentier State, op. cit., p. 7.
19
Theda Skocpol, « Rentier State and Shi‟a Islam in the Iranian Revolution », article cité.
8
distribue les bénéfices de la rente en biens et services à la population, celle-ci, travaillée par la
« dépolitisation »20, accorde aux gouvernants une « autonomie » dans la prise de décision21.
- Le troisième mécanisme de causalité se rapporte à la société. La distribution des revenus de
la rente à la population empêche la structuration de classes sociales autonomes22, la
démocratie comptant, selon une thèse bien répandue, la « modernisation » sociale parmi ses
plus importants pré-requis23.
L‟action conjuguée de ces effets produit deux configurations : dans la période du « boom »
pétrolier, le gouvernement parvient à « stabiliser » l‟autoritarisme par l‟« achat » de la
légitimité ; dans la phase du « bust » (faillite), la crise fiscale que provoque l‟effondrement
des cours mondiaux de pétrole rend impossible, en l‟absence d‟appareils d‟extraction (forts),
la poursuite des programmes d‟allocation, la montée de la contestation menaçant la survie de
ces Etats faiblement institutionnalisés.
Le concept de l‟« Etat rentier », qui représente selon Lisa Anderson « l‟une des contributions
majeures des études du Moyen-Orient à la science politique », a voyagé dans d‟autres
régions24. Célébré, le modèle de l‟« Etat rentier » accuse cependant d‟importantes lacunes,
tant empiriques que théoriques.
A)- Pas de représentations sans taxation ? Les théoriciens de l‟« Etat rentier », se référant à
la trajectoire européenne, font de la représentation la résultante inévitable de la taxation. Un
réexamen rigoureux de l‟histoire de la représentation politique en Europe comme celui
entrepris par Michael Herb dans un article remarquable invite cependant à révoquer en doute
cette logique25. En effet, les tenants de la thèse selon laquelle, en Europe, « l‟imposition a
20
Afsaneh Najmabadi, « Depoliticisation of a Rentier State », dans Hazem Beblawi and Giacomo Luciani, op.
cit., pp. 211- 227.
21
Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, op. cit ; Dirk
Vandewalle, Libya since Independence: Oil and State-Building, op. cit.
22
Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell
University Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf: Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, op.
cit.
23
Cf. Seymour Martin Lipset, « Some Social Requisite of Democracy », American Political Science Review, vol.
53, n°1, 1959, pp. 65-105 ; Pour une présentation critique de la thèse de Lipset, lire Michel Camau et Vincent
Geisser, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po,
2003, pp. 50-65 ; Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe: incertitude, vulnérabilité et légitimité »
dans Ghassan Salamé, dir., Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et
musulman, Paris, Fayard, 1994, pp. 35-93.
24
Inter alia John Clark, « Petro-Politics in Congo », Journal of Democracy, 8, juillet 1997; Terry Lynn Karl, The
Paradox of Plenty : Oil Booms and Petro-states, Berkeley, University of California Press, 1996; Douglas Yates,
The Rentier State in Africa: Oil Rent Dependancy and Neocolonialism in the Republic of Gabon, Trenton, Africa
World Press, 1996.
25
Cf. Michael Herb, « Taxation and Representation », Studies in Comparative International Development, vol.
38, n°3, 2003, pp. 3-31.
9
conduit à la représentation »26, confondent trois phases historiques distinctes : l‟émergence, le
renforcement et la longévité des institutions représentatives. Ces auteurs, adoptant la vision
„‟Whig‟‟ de l‟histoire de la représentation27 prétendant montrer la nécessaire et universelle
évolution d‟une institution vers un progrès, transposent les réalisations des parlements élus du
19e siècle (restrictions de l‟absolutisme monarchique, institutionnalisation du parlementarisme
et de l‟imputabilité gouvernementale) sur celles des institutions représentatives du 18e siècle.
La perspective, adoptée par les théoriciens de l‟« Etat rentier », accuse au moins deux
méprises : la première consiste à prendre, s‟agissant du cas de figure fourni par les institutions
représentatives médiévales fortes, la recherche d‟autonomie de ces dernières pour de
l‟imputabilité ; la seconde consiste à faire de la conflictualité le seul paramètre définissant les
rapports entre les institutions représentatives et les monarchies à l‟exclusion d‟autres variables
comme la coopération et la cooptation.
De grands historiens des assemblées pré-modernes à l‟instar de Carsten et Major28 l‟ont
pourtant bien établi : la taxation a contribué à l‟émergence et à la longévité des institutions
représentatives principalement là où celles-ci avaient un rôle direct dans la collecte des
impôts. Or les institutions représentatives nées entre 1789 et 1848 ne jouissent pas, elles, de
ce pouvoir de marchandage et de négociation que les assemblées pré-modernes avaient pu
tirer de la taxation, le pouvoir exécutif étant, dans l‟Etat moderne, le seul qui fixe et lève
l‟impôt à travers la bureaucratie fiscale. Aussi, l‟imposition, pour paraphraser Michael Herb,
n‟a-t-elle joué en définitive qu‟un rôle « mineur » dans l‟émergence, le renforcement et la
longévité des institutions représentatives modernes29.
La thèse centrale sur laquelle se fonde la théorie de l‟Etat rentier est d‟autant plus incertaine
que l‟examen du 20e siècle ne fournit pas davantage d‟éléments à l‟appui de l‟argument selon
lequel la démocratie surgit à l‟aune exclusive du marchandage (« bargaining ») qui s‟opère
entre gouvernants et gouvernés autour de l‟imposition. John Waterbury a, dans un texte qui a
26
Robert Bates and Da-Hsiang Donald Lien, « A Note on Taxation, Development and Representative
Government », Politics and Society, 14, 1, 1985, 53-70 ; Philip Hoffman and Katheryn Norberg, eds., Fiscal
Crises, Liberty, and Representative Government, 1450-1789, Stanford, Stanford University Press, 1994;
Margaret Levi, Of Rule and Revenue, Berkeley, University of California Press, 1988 ; Charles Tilly, Coercion,
Capital and European States, AD 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990. Deux arguments expliquent l‟avènement
de la démocratie à partir de la taxation: le marchandage (bargaining) et la légitimation. Pour les uns (comme
Charles Tilly), le gouvernement représentatif est le résultat du marchandage opéré entre les monarques et leurs
sujets à propos de l‟imposition (nécessaire au financement de la guerre) ; pour les autres (comme Margaret
Levi), les institutions représentatives apportent une légitimation au pouvoir fiscal. Les tenants de la thèse de
l‟Etat rentier adoptent le premier argument.
27
Cf. Herbert Butterfield, The Whig Interpretation of History, London, Bell, 1931.
28
F. Carsten, Princes and Parliaments in Germany, from the Fifteenth to the Eighteenth Century, Oxford,
Clarendon Press, 1959 ; R. Major, Representative Government in Early Modern France, New Haven, Yale
University Press, 1980.
29
« Taxation and Representation », article cité.
10
fait date, fourni de troublants contre-exemples30. En Inde, la plus ancienne et plus grande
démocratie du Tiers-Monde s‟il en est, les contributions indirectes occupent habituellement
les trois quarts du revenu total de l‟Etat fédéral. En Turquie, la part que représentent les
revenus fiscaux dans le PNB a baissé de 17% en 1982 à 14% en 1988. C‟est pourtant au cours
de cette période que le pays a entrepris sa plus récente transition démocratique31.
D‟autre part, si, comme l‟avancent Lisa Anderson et Giacomo Luciani, des rentes pétrolières
en déclin obligeraient les gouvernements à concéder la représentation aux couches sociales
imposables, pourquoi alors un tel scénario ne s‟est-il pas déjà produit en Indonésie ? Le
chemin emprunté par l‟Algérie entre 1988 et 1992 semble valider prima facie l‟argument
selon lequel une crise fiscale contraindrait le gouvernement de « l‟Etat rentier » à initier une
démocratisation. Séduisante, l‟interprétation n‟est pas moins simpliste ; ne tenant compte ni
de la diversité des stratégies des groupes du centre ni de la complexité du système de
gouvernement, la thèse ne peut expliquer la résilience du régime autoritaire algérien durant la
crise fiscale de la longue décennie 1990. Nous y reviendrons.
S‟il est indéniable que la plupart des Etats du Moyen-Orient et de l‟Afrique du Nord
dépendent plus des rentes que des impôts, il est en revanche erroné de penser que le „‟monde
arabe‟‟ est sous-imposé par rapport à d‟autres régions en voie de développement. Les chiffres
de la Banque mondiale attestent qu‟entre 1975 et 1985, la part des impôts par rapport au PNB
est de 12% en Amérique Latine contre 25% au Proche-Orient32. C‟est pourtant en Amérique
du sud que des processus de transition démocratique se sont opérés et non point dans le
„‟monde arabe‟‟. John Waterbury, qui doute non sans raison de la « magie » de la taxation,
conclut : « Le fait est qu‟on ne peut attribuer la relative absence d‟institutions
conventionnelles responsables au Moyen-Orient à un faible effort d‟imposition. Cet effort n‟a
pas été faible, en termes historiques et comparatifs, mais rien ne prouve vraiment, ni dans le
passé ni au 20e siècle, que les impôts ont suscité des demandes que des gouvernements
auraient imputées à leur pratique fiscale. Des impôts excessifs ont provoqué des révoltes,
surtout dans les campagnes, mais il n’y a pas eu de passage du fardeau fiscal à des pressions
en faveur de la démocratisation. »33
30
Lire l‟excellent texte de John Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation
politique au Moyen-Orient » dans Ghassan Salamé, dir., Une démocratie sans démocrates, op. cit., pp. 95-128 ;
Id, « From Social Contracts to Extraction Contracts. The Political Economy of Authoritarianism and
Democracy », loc cit.
31
John Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation politique au MoyenOrient », loc cit., p. 105.
32
Ibid, p. 104. John Waterbury note au surplus que les taxes sur le revenu des sociétés pétrolières occupent une
moyenne de 19% des impôts au Moyen-Orient contre 20% en Afrique, 19% en Asie et 10% en Amérique Latine.
33
Ibid. Nous soulignons.
11
La trajectoire politique du Venezuela, « Etat rentier » si l‟on se fie au paradigme, invalide
cette loi selon laquelle « la rente promeut l‟autoritarisme » quand elle ne plaide pas en faveur
d‟une logique inverse. En effet ce vieux pays exportateur de pétrole a été aussi -jusqu‟à tout
récemment encore- l‟une des démocraties les plus stables d‟Amérique Latine : tandis que le
poids de la taxation imposé par les majorités électorales de gauche a eu tendance à pousser la
droite à bloquer ou renverser les processus de démocratisation par des coups d‟état prétoriens
(comme cela s‟est produit au Chili en 1973 et en Argentine en 1976), dans ce riche „‟Etat
pétrolier‟‟, la distribution de la rente a fortement contribué à amortir le coût économique de la
démocratie pour les élites prospères, la « democracy over the barrel » devenant, dans les
années 1980, un modèle pour les démocrates de la région 34. Le fondateur de l‟OPEP n‟est pas
un cas exceptionnel de « démocratie pétrolière » ; la Bolivie, le Chili et l‟Equateur
confirment, eux aussi, une corrélation positive entre rente et démocratie. Thad Dunning a fait
la démonstration que ces régimes ne sont pas démocratiques malgré le pétrole mais en partie
grâce à la rente35. Cet effet démocratique de la rente se rencontre ailleurs qu‟en Amérique
latine : la découverte en 1962 du pétrole en Mer du Nord n‟a pas eu pour conséquence
l‟instauration de l‟autoritarisme en Norvège ; pas davantage, la distribution des bénéfices tirés
de la rente de diamant n‟a empêché le Botswana de se doter d‟un régime démocratique et
d‟une oasis économique, de surcroît au milieu des pays anciennement colonisés d‟Afrique
sub-saharienne. Aussi la rente peut-elle stabiliser la démocratie en réduisant la polarisation
inhérente aux politiques économiques, particulièrement dans les sociétés inégalitaires.
Clement M. Henry, un des spécialistes les plus reconnus de l‟économie politique du MoyenOrient, révoque en doute, lui aussi, la thèse centrale de la théorie de l‟« Etat rentier ». Sa
critique porte sur deux points essentiels. Doutant de l‟efficacité de la mécanique selon
laquelle « la taxation conduit à la représentation », il rappelle qu‟en Tunisie, les revenus
fiscaux représentent autour de 26% du PNB du pays depuis le début des années 2000. Or ce
taux élevé d‟imposition est associé, dans le régime autoritaire de Ben Ali, avec plus de
répression et non point, ainsi que le prédit le théorème de l‟« Etat rentier », davantage
d‟imputabilité gouvernementale36. Le deuxième point est relatif à la faiblesse des capacités
d‟extraction de l‟Etat que la théorie impute à la dépendance vis-à-vis de la richesse
34
Terry Lynn Karl, « Petroleum and Political Pacts: The Transition to Democracy in Venezuela », Latin
American Research Review, 22 (1), 1987, pp. 63-94; Daniel Levine, « Venezuela since 1958: The Consolidation
of Democratic Politics », dans Juan Linz and Alfred Stepan, dir., The Breakdown of Democratic Regimes : Latin
America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978, pp. 82-109.
35
Voir, pour la démonstration, Thad Dunning, Crude Democracy. Natural Resource Wealth and Political
Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
36
Clement M. Henry, « Algeria‟s Agonies : Oil Rent effects in a Bunker State », Journal of North African
Studies, vol. 9, n°2, été 2004, pp. 68-81.
12
pétrolière37. Pour ce fin connaisseur de l‟Algérie, l‟atrophie des capacités d‟extraction
enregistrée par ce pays durant la décennie 1990 n‟est pas la cause mais la conséquence de la
violence et de l‟effondrement économique38. L‟auteur de l‟incontournable Globalization and
The Politics of Development in The Middle East39, soulignant que le ratio des revenus fiscaux
par rapport au PNB ne traduit pas forcément les capacités extractives de l‟Etat, observe
judicieusement qu‟un seuil toléré d‟évasion fiscale peut aussi être utilisé par le gouvernement
comme un instrument de pression politique en mesure de rendre le secteur privé plus docile40.
Je montrerai, pour ma part, que le gouvernement du réformateur algérien Mouloud
Hamrouche (9 septembre 1989-3 juin 1991), a réussi, après vingt ans de distribution des
bénéfices de la rente, à augmenter sensiblement le niveau des revenus fiscaux. Robert Vitalis,
dans une revue critique de l‟ouvrage The Price of Wealth, invalide la thèse de Aziz Kiren
Chaudhry selon laquelle la dépendance pétrolière a causé le « démantèlement » de l‟appareil
d‟extraction de l‟Etat saoudien ; il rappelle notamment la forte implication américaine dans le
processus de la réforme fiscale et la création de la Saudi Arabian Monetary Authority, ainsi
que l‟assistance technique apportée, dès 1960, par les Nations Unies à la mise en place d‟une
administration publique saoudienne41.
B)- Déterminisme économique. La théorie de l‟« Etat rentier » entend s‟inscrire dans une
approche d‟économie politique. Le paradigme cède cependant au déterminisme économique.
Ce déterminisme, outre la surévaluation, précédemment abordée, de la taxation, peut se lire à
différents niveaux de la construction théorique.
L‟Etat, pour remonter au socle de la théorie, est défini sur des critères exclusivement
économiques : les sources et la structure de ses revenus, son poids économique (lequel est
saisi à travers le pourcentage de la dépense publique par rapport au PNB), l‟affectation de ses
dépenses. La vulgate du « rentierism », en partant du postulat, le plus souvent erroné, selon
lequel les « sociétés d‟hydrocarbures » (pour reprendre le terme de Giacomo Luciani) ont
construit leur Etat avec le boom pétrolier de 1973, évacue des facteurs aussi déterminants que
37
Kiren Aziz Chaudrhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, op. cit.
Ibid.
39
Clement M. Henry and Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in Middle East,
Cambridge, Cambridge University Press, second edition, 2010 [2000]. La thèse centrale du livre, tordant le coup
au “consensus de Washington”, pose que : (i) c‟est le politique qui préside au développement économique ; (ii)
les principaux obstacles qui grèvent le développement dans la région sont politiques et non plus économiques ou
culturelles.
40
Clement M. Henry, « Algeria‟s Agonies : Oil Rent effects in a Bunker State », article cité.
41
In International Journal of Middle East Studies, vol. 31, n°4, novembre 1999, p. 660, p. 661.
38
13
les fondations institutionnelles du groupement politique et le type de régime, lesquelles
façonnent les choix politiques opérés par les gouvernants. On y reviendra.
La théorie de l‟« Etat rentier » tend à imputer la « faiblesse » sinon le « démantèlement » de
l‟appareil d‟extraction à l‟effet pervers de la dépendance fiscale vis-à-vis des revenus de la
rente42. Prenant le contre-pied de cet axiome, je démontrerai dans ce projet de recherche que
la faiblesse de la bureaucratie est un effet recherché du système de gouvernement, la collusion
de l‟administration participant de l’environnement nécessaire à l’essor de la corruption
politique. Le recours aux créneaux spéculatifs ne procède pas d‟une « psychologie rentière »,
la prépondérance de la corruption dans les circuits économiques et l‟instabilité juridique qui
l‟accompagne dissuadant les acteurs de recourir à l‟investissement productif.
Les tenants de la théorie de l‟« Etat rentier » affirment que l‟allocation des bénéfices de la
rente à la société assure à l‟Etat l‟assentiment populaire. La logique, trop simple, ne résiste
pas à la complexité sociale et politique. Gwenn Okruhlik, dans un article remarqué, a
démontré que la distribution de la richesse pétrolière, loin d‟immuniser les souverains
saoudiens contre les pressions sociales, a renforcé l‟opposition et la dissidence y compris
durant les phases du boom pétrolier43. Deux raisons expliquent, selon elle, ce paradoxe :
l‟inégalité qui préside à la distribution de la richesse pétrolière à la population, l‟allocation des
revenus pétroliers ne se faisant pas d‟elle-même mais en fonction de considérations politiques
afférentes aux appartenances (familiales, tribales, religieuses, provinciales) des groupes et aux
contextes politiques (montées de la contestation, guerres, etc.) ; la richesse pétrolière procure
aux dissidents potentiels, comme le mouvement islamiste sunnite, les patrons privés ou les
groupes d‟opposition chiite de la province de l‟est, les ressources nécessaires à une
mobilisation hostile au régime44.
On peut pousser la critique plus loin : si les populations n‟expriment pas d‟« assentiment » à
la suite de la « distribution des bénéfices de la rente », c‟est bien parce qu‟elles considèrent, à
raison, que les richesses rentières relèvent d‟un bien collectif et non point d‟un cadeau
généreusement octroyé par les gouvernants. En Algérie, où cette situation est on ne peut plus
visible, les déshérités, qui dénoncent les pratiques de détournement et de corruption des
gouvernants, réclament à cor et à cri la „‟part‟‟ de pétrole qui leur revient „‟de droit‟‟. Aussi
les émeutiers considèrent-ils qu‟ils n‟ont pas, s‟agissant d‟un droit, à exprimer
42
Aziz Kiren Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in The Middle East, op. cit ; Terry
Lynn Karl, The Paradox of Plenty : Oil booms and Petro-States, op. cit.
43
Gwenn Okruhlik, « Rentier Wealth, Unruly Law, and the Rise of Opposition. The Political Economy of Oil
States », Comparative Politics, Avril 1999, pp. 295-315.
44
Ibid.
14
de „‟consentement‟‟ à l‟endroit d‟un gouvernement qui demeure après tout „‟illégitime‟‟. Je
montrerai ainsi qu‟en Algérie, la distribution ininterrompue des revenus de la rente pétrolière
au cours de la décennie 2000 n‟a pas suffit, en dépit de son volume inégalé dans l‟histoire du
pays (plus de 200 milliards de dollars), à immuniser l‟Etat contre la récurrence de l‟action
émeutière, encore moins à instaurer un quelconque « consensus ». Ce projet de recherche
entend, pour éclairer ce point aveugle du paradigme de l‟« Etat rentier », démontrer que le
système de corruption qui préside à l’implémentation des programmes de développement
autant qu’à l’allocation des ressources accroît l’injustice et les inégalités, lesquelles
alimentent le mécontentement et légitiment la corruption des exclus.
Giacomo Luciani avance, pour élucider l‟énigme de l‟essor de l‟opposition dans les Etats
rentiers réputés pacifiés, l‟argument suivant. Il écrit : « Il y aura toujours une opposition, mais
celle-ci ne se montrera jamais plus démocratique que le pouvoir. L‟opposition ne considérera
pas la méthode démocratique comme la solution la plus prometteuse pour atteindre le but
convoité parce que chaque groupe poursuit un objectif particulariste dans un jeu à somme
nulle, ce qui ne convient pas à l‟obtention d‟un consensus et à la formation de coalitions. »45
L‟argument s‟appuie, là encore, sur un présupposé très contestable. La politique fiscale des
démocraties occidentales, données ici en référence, n‟est jamais consensuelle ; de nature
particulariste, elle tend toujours à favoriser, pour satisfaire les intérêts électoraux et l‟agenda
politique de la majorité gouvernementale, telle classe sociale au détriment de telle autre.
L‟Algérie, « Etat rentier » s‟il on se fit à la définition canonique, apporte au demeurant
plusieurs démentis à cet axiome. En effet, c‟est la politique prétorienne des faucons, soucieux
de la survie du système d‟autoritarisme et de corruption, qui a empêché in extremis
l‟aboutissement d‟un compromis politique entre le FLN des réformateurs Mehri-Hamrouche,
le FFS du démocrate Aït Ahmed et le FIS du modéré Hachani par un coup d‟état orchestré
entre les deux tours des législatives, le 11 janvier 1992, et non plus la « poursuite d‟un
objectif particulariste ». Démentant la fatalité rentière, ces partis de l‟opposition sont
parvenus, après plusieurs semaines de débats abrités par la communauté catholique de
Sant‟Egidio, à un pacte politique ; la « plate-forme pour une solution politique et pacifique à
la crise algérienne », signée le 13 janvier 1995 à Rome par les principaux partis de
l‟opposition dont le FIS, le FLN et le FFS, revendique le « respect de la Déclaration
universelle des droits de l‟Homme », le « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au
pouvoir », la « non implication de l‟armée dans les affaires politiques », le « respect de
45
Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et démocratisation » dans Ghassan Salamé, dir.,
Démocraties sans démocrates ?, op. cit., p. 202.
15
l‟alternance politique à travers le suffrage universel »46. Or, c‟est le gouvernement prétorien
qui choisit, en dépit de la crise fiscale qui le frappe, de faire obstacle à ce pacte démocratique.
La théorie de l‟« Etat rentier », en affirmant que la distribution de la richesse rentière permet
aux gouvernements d‟« acheter » une légitimité politique, fait dépendre la durabilité des
régimes de la rente. Certains représentants de cette théorie, s‟ils avancent que la crise fiscale
de l‟Etat « encourage » et « stimule » la démocratisation, ils notent dans le même temps que :
1°-« la capacité à durer des régimes autoritaires qui se montrent incapables de faire face à leur
crise fiscale s‟en voit d‟autant réduite » que « le progrès technologique, surtout en ce qui
concerne les communications et les critères d‟acceptabilité internationale, rend de plus en plus
difficile la tâche des dictateurs »47 ; 2°- « les démocraties peuvent être fortement souhaitées et
cependant échouer »48. Je démontrerai -en remontant d‟un côté aux fondations
institutionnelles du régime et en opérant de l‟autre une analyse institutionnelle et stratégique
du système de gouvernement- pourquoi la longue et sévère crise fiscale de l‟Etat algérien
(1986-2001) n‟a conduit ni à la démocratisation ni à l‟effondrement du régime autoritaire.
C)- Réification. La théorie du « rentierism », en réduisant la relation Etat-société à l‟aune
exclusive de la taxation, s‟interdit de saisir l‟intelligence des variables historiques, politiques,
sociales et culturelles qui façonnent, dans le temps comme dans l‟espace, l‟interaction des
deux termes de la dialectique. Le paradigme, suggérant implicitement que le développement
institutionnel de ces groupements politiques n‟a commencé qu‟à la faveur du premier boom
pétrolier de 1973, ignore les fondations institutionnelles et la trajectoire politique ; ces
facteurs, antérieurs à et indépendants de l‟essor des hydrocarbures, président à la distribution
des revenus de la richesse rentière. Le paradigme, en se fondant sur l‟assomption selon
laquelle la rente per se procure une « autonomie » à l‟Etat vis-à-vis de la société, pêche par
réification. L‟Etat et la société, Timothy Mitchell en a fait l‟éclatante démonstration, ne sont
pas des entités intrinsèques, leurs « frontières » s‟avérant il est vrai élusives, poreuses et
mobiles49.
La théorie de l‟« Etat rentier », accusant lacunes et anomalies, s‟avère en définitive
préjudiciable à l‟intelligibilité de l‟endurance de l‟autoritarisme dans le monde arabe.
L‟alchimie de la taxation n‟opérant visiblement pas, il faut désormais se résoudre à explorer
46
La « Plate-forme pour une solution politique et pacifique à la crise algérienne » est consultable sur le site
d‟information [www.algeria-watch.org]
47
Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l‟Etat et démocratisation », loc. cit., p. 206.
48
Ibid, p. 205.
49
Timothy Mitchell, « The limits of the State: Beyond Statist Approaches and their Critics », American Political
Science Review, vol. 85, n°1, mars 1991, pp.77-96. Je l‟ai montré ailleurs pour le cas algérien : Mohammed
Hachemaoui, « Y a-t-il des tribus dans l‟urne ? Sociologie d‟une énigme électorale », à paraître dans les Cahiers
d’Etudes Africaines.
16
d‟autres pistes de recherche. Une nouvelle théorie, prenant le relais, a vu le jour à la fin
des années 1990 : « resource curse ». Formulée essentiellement par des économistes et des
politologues, la théorie de la « malédiction des ressources » affirme, en s‟appuyant sur des
analyses le plus souvent statistiques, que les Etats dépendant des revenus d‟exportation d‟une
richesse naturelle sont, parmi les pays en développement, ceux qui sont les plus confrontés à
la stagnation économique, à l‟autoritarisme et aux guerres civiles50.
La politologue Terry Lynn Karl en a donné une variante, étatiste, dans The Paradox of
Plenty : Oil Booms and Petro-state. L‟ouvrage, qui convoque dans une approche éclectique
les paradigmes de l‟« Etat rentier », du « rent seeking », de l‟« institutionnalisme » et de la
« théorie de la dépendance » tout à la fois, s‟emploie à expliquer pourquoi les booms
pétroliers de 1973-1974 et de 1979-1980 ont provoqué un « déclin économique » et une
« déstabilisation de régime » dans la plupart des « Etats pétroliers »51. Terry Lynn Karl
considère, dans les pas de Martin Shafer52, qu‟un secteur d‟exportation dominant, en
favorisant l‟émergence d‟un cadre rigide de prise de décision, le conservatisme et l‟inertie,
achève d‟altérer les capacités de l‟Etat à sortir de l‟ancien modèle de développement pour en
promouvoir un nouveau53. Son livre, qui comprend une belle et longue étude du Venezuela et
de brèves analyses des trajectoires d‟Algérie, d‟Iran, d‟Indonésie et du Nigeria, est
problématique. Pour l‟auteur, ces cinq grands « Etats pétroliers » ont connu, entre 1974 et
1992, une « structuration de choix remarquablement similaire » et des « issues politique et
économique décevantes »54. Rien n‟est pourtant moins sûr : (i) Karl n‟établit pas de façon
convaincante que le « boom pétrolier » génère, par soi seul, l‟« instabilité politique » ; (ii) rien
n‟atteste que les cinq Etats étudiés sont moins stables que le restant des pays en
développement55 ; (iii) le Venezuela a longtemps été, en dépit même du « boom effect », l‟un
50
Inter alia Richard Auty, « Natural Resources, the State and Development Strategy », Journal of International
Development, n° 9, 1997, p. 651-663 ; Mats Berdal and David Malone, eds., Greed & Grievance: Economic
Agendas in Civil Wars, Boulder, Lynne Rienner, 2000 ; Paul Collier and Anke Hoeffler, On the Incidence of
Civil War in Africa, Banque mondiale, 16 août 2000 ; Paul Collier, « Doing well out of war : An economic
perspective », dans M. Berdal et D. Malone, Greed and Grievance : Economic Agendas of Civil Wars, Boulder,
Lynne Rienner, 2000; Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit; Alan Gelb and associates, Oil Windfalls:
Blessing or Curse?, Oxford, Oxford University Press, 1988 ; Michael Ross, « The Political Economy of The
Resource Curse », World Politics, 51, janvier 1999, pp. 297-322 ; Id, « What Do We Know About Natural
Resource and Civil War ? », Journal of Peace Research, vol. 41, n°3, 2004, pp. 337-356; Jeffrey Sachs et
Andrew Warner, « Natural Resources and Economic Development. The Curse of Natural Resources », European
Economic Review 45 (2001), pp. 227-238.
51
Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty: Oil Booms and Petro-State, op. cit., p. 17.
52
Martin Shafer, Winners and Losers: How Sectors Shape the Development Prospects of States, Ithaca, Cornell
University Press, 1994.
53
Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit., p. 15.
54
Ibid, p. 189, p. 44.
55
Cf. Michael Ross, « The Political Economy of the Resource Curse », article cité, p. 318.
17
des Etats les plus stables d‟Amérique latine56 ; (iv) les élites dirigeantes des cinq Etats étudiés
n‟ont justement pas suivi la même « structuration de choix » : l‟Indonésie, qui a opté, à
l‟inverse de l‟Algérie, pour une dévaluation continue de sa monnaie nationale, la protection de
ses exportations hors-hydrocarbures, la promotion de l‟agriculture, l‟austérité budgétaire et la
diversification de sa structure fiscale, est parvenue, comme le reconnaît l‟auteure, à éviter la
« détérioration économique » et l‟« instabilité politique »57 ; (v) les putatives conséquences
néfastes du « rentierism » (autoritarisme, rent-seeking, corruption, stagnation économique)
sont, à y bien voir, caractéristiques des « Etats rentiers » aussi bien que de leurs voisins non
rentiers.
Mais il y a plus : Terry Lynn Karl, qui soutient que l‟effondrement de régime est
l‟aboutissement quasi inéluctable des « Etats pétroliers » autoritaires, admet que la stabilité
politique de l‟Indonésie de Suharto est une « exception notable » à cette loi58. Or à observer la
longévité des régimes d‟Irak, d‟Egypte et de Syrie, que la politiste range parmi les « petrostates » sans pour autant les inclure dans son analyse comparée, l‟on conclue que les cas
iranien et nigérian sont l‟exception plutôt que la règle59. Il en est de même de l‟« Etat
pétrolier » algérien, la résilience du régime prétorien démentant la « prédiction » du modèle.
Ce contre argument fragilise quand il ne remet pas en cause le fondement même de la
démarche guidant The Paradox of Plenty : la « relégation » de l‟étude du type de régime à un
« niveau secondaire », derrière la variable indépendante, celle des changements provoqués
par le pétrole sur les capacités de l‟Etat60. Pourtant, c‟est bien la prise en compte de la
séquence politique antérieure à la découverte du pétrole, celle se caractérisant par
l‟édification d‟institutions démocratiques fortes, qui permet à la politiste de comprendre
pourquoi la Norvège a réussi à fructifier ses revenus pétroliers, évitant de les « dilapider »,
comme l‟ont fait les autres « Etats pétroliers », dans la « corruption » et la construction
d‟« éléphants blancs »61. A l‟inverse, en suivant l‟assomption de la « coïncidence » de la
formation de l‟Etat avec le développement du secteur pétrolier, Terry Lynn Karl perd de vue
56
Ibid ; Thad Dunning, Crude Democracy, op. cit., pp. 151-209.
L‟auteur de The Paradox of Plenty écrit en effet: « Indonesia‟s economic decision to permit smaller and more
gradual increases affected in a positive manner not only the economic health of the country but also its political
stability. » (p. 196). Par ailleurs Terry Lynn Karl, qui soutient que les revenus pétroliers atrophient les capacités
extractives des Etats (p. 16), note que les booms pétroliers des années 1970 n‟ont pas eu d‟incidences
significatives sur la fiscalité ordinaire des « Etats pétroliers » (p. 201).
58
Terry Lynn Karl écrit: « […] personalistic authoritarian collapsed rather easily under boom-bust conditions,
with Suharto‟s a notable exception. » (p. 232).
59
Le régime de Bagdad, tenu par le clan de Saddam Hussein depuis la fin des années 1960, ne devant son
effondrement qu‟à l‟invasion militaire anglo-américaine de mars-mai 2003.
60
Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty, op. cit., p. 227, p. 44.
61
Ibid, 213-221.
57
18
la variable historique : la formation de l‟Etat et du régime précédant le boom pétrolier. Ainsi,
alors que l‟auteur relève en passant que la taxation pétrolière demeure, en Algérie,
relativement faible avant 197362, s‟empêche de saisir le mode de gouvernement antérieur à
l‟essor du secteur des hydrocarbures. C‟est pourtant le type de régime, caractérisé en Norvège
par la robustesse des institutions démocratiques là où il dominé en Algérie par la prévalence
de la corruption politique et la faiblesse des institutions politiques, qui préside au mode de
gouvernance de la richesse pétrolière. L‟évitement de l’historicité de l’Etat63 amène l‟auteur à
minorer, pour prendre l‟exemple du Nigeria, une variable aussi lourde que les conflits
ethniques et religieux : or la guerre de sécession du Biafra qui a fait plus d‟un million de
morts entre 1967 et 1970 et renforcé le pouvoir des prétoriens, a préempté la gestion de la
richesse pétrolière, là où l‟ethnicité a affaiblit les institutions de l‟Etat.
L‟autre variante de la thèse de la « malédiction des ressources » est celle qui établit un
mécanisme de causalité entre ressources naturelles et guerres civiles. Paul Collier, économiste
et responsable de recherche à la Banque mondiale, en a donné la mouture séminale. Son
modèle peut se résumer ainsi64. L‟auteur, qui ne distingue pas entre « anciens » et
« nouveaux » conflits, définit la rébellion comme une « forme de criminalité organisée »
portée par un seul et unique objectif : la « prédation »65. L‟économiste, partant de cette
définition réductrice à souhait66, construit une opposition rigide entre rébellion armée
et protestation pacifique : là où la première est animée par l‟« avidité » (« greed »), la seconde
est mue par la « revendication » (« grievance »). L‟économiste, construit pour tester la
validité « scientifique » de son modèle, des indicateurs de l‟« avidité » et de la
« revendication ». Alors que les libertés politiques et le type de régime n‟interviennent pas,
selon cette étude statistique, dans le surgissement des conflits, la proportion des jeunes sans
emploi
sert, dans le modèle de Collier, à mesurer, non pas la « revendication », mais
l‟« avidité » : le taux de chômage des jeunes facilitant leur recrutement par les chefs de
62
Ibid, p. 204.
Les travaux comparatifs de Jean- François Bayart ont remarquablement souligné l‟importance de cette
question, notamment dans L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006 (1re édition 1989) ;
Jean-François Bayart, « L‟historicité de l‟Etat importé » dans Jean-François Bayart, dir., La greffe de l’Etat,
Paris, Karthala, 1996, pp. 11-39. Lire également sur l‟historicité de la politique : l‟admirable ouvrage de George
Balandier, Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985 ; l‟excellent texte de Jean Leca « Paradoxes de
la démocratisation : L‟Algérie au chevet de la science politique », Pouvoirs, 86, 1998, pp. 7-27 ; et le classique
Jean Leca et Jean-Claude Vatin, L’Algérie politique. Institutions et régime, Paris, Presses de la FNSP, 1975.
64
Paul Collier, Economic Causes of Civil Conflict and their Implications for Policy, Banque mondiale, 15 juin
2000.
65
Ibid, p. 2.
66
Lire la critique corrosive faite par Roland Marchal et Christine Messiant, « De l‟avidité des rebelles. L‟analyse
économique de la guerre civile selon Paul Collier », Critique internationale, n°16, juillet 2002, pp. 58-69.
63
19
rébellion. L‟indicateur de l‟inégalité économique, qui mesure en 2000, la « revendication »,
était employé par son concepteur en 1996 et 1998 pour mesurer… l‟« avidité »67.
L‟économiste de la Banque mondiale répertorie 73 conflits mais n‟en analyse que 47 d‟entre
eux, sans que cette amputation ne l‟amène à relativiser la validité de son modèle pour autant.
Ainsi se trouve amputé l‟Afrique du sud pour « manque de données » -l‟ANC de Nelson
Mandela étant difficilement assimilable à une rébellion « avide » guerroyant contre un
gouvernement légitime. Le modèle opère, au surplus, de multiples glissements : l‟assimilation
du risque d‟éclatement d‟un conflit avec sa cause ; la confusion systématique entre le risque
d‟un conflit et sa durabilité ; confusion entretenue entre endurance d‟une rébellion et pratique
de la prédation ; l‟évacuation de toute comparaison entre gouvernement et rébellion, cette
dernière étant appréhendée partout comme la seule et unique responsable du déclenchement
des conflits civils68.
La théorie, fortement médiatisée69, affirme ainsi que la présence du pétrole (ou de toute autre
ressource
naturelle)
dans
un
pays
précipite
son
instabilité
politique,
deux
mécanismes gouvernant cette trajectoire : (i) soit que les revenus d‟exportation des
hydrocarbures présentent, pour les rebelles potentiels, des butins qui aiguisent leur avidité
(« greed ») ; (ii) soit que la distribution inégale des bénéfices de la rente génère une
revendication (« grievance ») qui dégénère en conflit armé.
La théorie de la « malédiction des ressources », pas plus que celle de l‟« Etat rentier », ne
parvient à expliquer l‟énigme de la durabilité des régimes autoritaires dans les Etats riches en
hydrocarbures durant la phase du déclin de leurs revenus pétroliers. Benjamin Smith a relevé
que sur les 20 crises de « booms » et de « busts » qu‟ont connu les 21 principaux pays
exportateurs de pétrole et de gaz ces trois dernières décennies, 4 d‟entre eux seulement ont
subi un effondrement de régime70. Aussi le collapsus des « Etats pétroliers » relève-t-il
davantage de l‟exception que de la règle.
Ce projet de recherche, qui prend à contre-pied les assertions des théories de l‟« Etat rentier »
et de la « malédiction des ressources », entend, en partant des fondations institutionnelles des
régimes algérien, marocain et irakien, démontrer la validité des propositions suivantes :
- La durabilité du régime autoritaire n’est pas dépendante de la rente (pétrolière),
l‟effondrement des revenus des hydrocarbures de moitié en 1986 et la sévère crise fiscale qui
67
Ibid, p. 60.
Ibid.
69
Lire, à titre d‟exemple, l‟ouvrage du journaliste Peter Maass, Crude World. The Violent Twilight of Oil, New
York, Penguin Books, 2009.
70
Benjamin Smith, « The Wrong Kind of Crisis : Why Oil Booms and Busts Rarely Lead to Authoritarian
Breakdown », Studies in Comparative International Development, Winter 2006, vol. 40, n°4, pp. 55-76.
68
20
s‟en est suivie continûment jusqu‟en 2001 n‟ayant pas suffi à précipiter la chute du régime
prétorien, alors même que ce dernier se trouvait pris par surcroît dans un processus de délégitimation et de violence sans précédent. Il en est de même du régime de Saddam Hussein,
qui, en plus des « busts », résisté aux deux guerres du Golfe et un terrible embargo
international ; sa chute n‟ayant pu se faire qu‟au prix de l‟invasion militaire anglo-américaine
d‟avril-mai 2003.
- La richesse du pétrole et du gaz n’a ni suscité une ‘’rébellion avide’’ ni causé une ‘’guerre
civile’’, la violence, d‟origine politique et non plus économique ou culturelle, qui frappe
l‟Algérie depuis 1992, participant à la survie du régime prétorien.
Les théories de l‟« Etat rentier » et de la « malédiction des ressources », en partant de
l‟assomption de la coïncidence de la formation de l‟Etat avec le boom pétrolier, appréhendent
les régimes politiques, pour paraphraser Juan Linz, comme le résultat inéluctable de la
structure économique ; ce faisant, elles occultent les autres facteurs institutionnels ayant
présidé à l‟émergence et à la stabilité de ses systèmes de gouvernement71.
I- 2- Par-delà la cooptation et la coercition
Mais alors que l‟analyse des institutions occupe une place prépondérante dans l‟étude des
transitions démocratiques, elle s‟avère, on l‟a vu, marginale sinon absente dans l‟explication
de la durabilité des régimes autoritaires, en particulier ceux de la région d‟Afrique du Nord et
du Moyen-Orient. De nouveaux travaux s‟emploient depuis peu à combler cette béance 72. On
peut, dans la littérature consacrée à l‟étude de l‟endurance de l‟autoritarisme dans le „‟monde
arabe‟‟73, distinguer, principalement, deux orientations de recherche ; concurrentes, elles
mettent l‟accent qui sur les partis du pouvoir et les coalitions dirigeantes, qui sur l‟appareil de
la coercition. Présentons succinctement leurs thèses dans l‟ordre.
71
Juan Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes, Boulder, Lynne Rienner, 2000, p. 154.
Inter alia Jennifer Gandhi, Adam Przeworski, « Authoritarian Institutions and the Survival of Autocrats »,
Comparative Political Studies, vol. 40, n° 11, novembre 2007, pp. 1279-1301; Barbara Geddes, « Authoritarian
Breakdown. Empirical Test for a Game Theoritic Argument », paper presented at the annual meeting of the
American Political Science Association, Atlanta, September 1999 ; Barbar Geddes, « What Do We Know
About Democratization After Twenty Years ? », Annual Revue of Political Science, 1999, 2:115-144 ; Dan
Slater, « Iron Cage in an Iron Fist. Authoritarian Institutions and the Personalization of Power in
Malaysia », Comparative Politics, octobre 2003, pp. 81-101.
73
Lire, pour une revue de la littérature, Jason Brownlee, « Low Tide after Third Wave. Exploring Politics under
Authoritarianism », Comparative Politics, juillet 2002, pp. 477-498; Rex Brynen, Bahgat Korany, Paul Noble,
eds., Political Liberalization and Democratization in the Arab World, volume 1: Theoritical Perspectives,
Boulder, Lynne Rienner, 1995 ; Jill Crystal, « Authoritarianism and its Adversaries in the Arab World », World
Politics, 46, janvier 1994, pp. 262-289; Jean Leca, « La démocratisation dans le monde arabe: incertitude,
vulnérabilité et légitimité », loc. cit.
72
21
- La première thèse situe l‟énigme de la persistance de l‟autoritarisme au niveau des partis
dirigeants et des coalitions de pouvoir. Benjamin Smith, qui compare les trajectoires
institutionnelles de l‟Iran et de l‟Indonésie, attribue la durabilité des régimes autoritaires
exportateurs de pétrole, non plus à la répression ou à la déstructuration sociale, mais à la
« force » des « coalitions dirigeantes » et des « institutions de l‟Etat » édifiées avant le boom
pétrolier74. Jason Brownlee, s‟appuyant sur une analyse comparée entre l‟Egypte, l‟Iran, la
Malaisie et les Philippines, confère la stabilité et l‟endurance des régimes autoritaires à la
« force des partis dirigeants »75.
Ces travaux sont novateurs : ils ont le mérite de projeter la lumière sur des aspects peu ou
prou étudiés, tels les « conditions antérieures aux crises économiques », la « formation des
partis dirigeants » et la « cohésion de l‟élite » dans les systèmes autoritaires. Pour autant, ils
ne soulèvent pas moins quelques problèmes. Si la durabilité du régime égyptien reposait
réellement sur la « force du parti dirigeant » (Parti National Démocratique), pourquoi le
pouvoir de Moubarak institutionnaliserait-t-il alors la fraude électorale et s‟entêterait-il à
reconduire, continûment depuis 1981, l‟état d‟urgence à l‟ombre duquel il déploie -sous le
regard indifférent des démocraties occidentales- ses appareils de répression ? Comment
expliquer la résilience des régimes autoritaires qui ne possèdent, comme c‟est désormais le
cas en Algérie depuis 1989, ni de « parti dirigeant » ni d‟« institutions fortes » autres que
celles de la coercition ?
Michael Herb entend dans son All in the Family résoudre cette énigme : pourquoi les
monarchies d‟Afghanistan, d‟Egypte, d‟Irak, d‟Iran et de Libye se sont effondrées là où celles
des familles régnantes de la Péninsule arabique, ont réussi, elles, à assurer leur durabilité ?76
Prenant à contre-pied la théorie de l‟« Etat rentier », l‟auteur situe la clé de la résilience des
monarchies du Golfe dans la mise en place, par les cheikhs Al Sabah en 1938, d‟un type de
régime, inconnu auparavant en Arabie, celui des « monarchies dynastiques »77. Pour Michael
Herb, le succès de cette formule politique réside moins dans l‟existence de la rente que dans
l‟habilité des familles royales à développer des mécanismes de distribution du pouvoir entre
74
Benjamin Smith, « The Wrong Kind of Crisis : Why Oil Booms and Busts Rarely Lead to Authoritarian
Breakdown », article cité.
75
Jason Brownlee, Authoritarianism in an Age of Democratization, Cambridge, Cambridge University Press,
2007.
76
Michael Herb, All in the Family. Absolutism, Revolution, and Democracy in the Middle Eastern Monarchies,
Albany, State University of New York Press, 1999.
77
Ibid, p. 3.
22
ses membres afin d‟éviter que des outsiders s‟immiscent dans les conflits familiaux78. Ces
dynasties parviennent, par la détention du monopole des postes clés du cabinet et la
distribution des appareils gouvernementaux aux autres membres de la famille, à maintenir leur
emprise sur le pouvoir d‟Etat. Les princes, en préférant la préservation du système plutôt que
la défection, assurent la stabilité du mécanisme de succession. La théorie des « monarchies
dynastique » de Herb peut se résumer par cette formule : le système de consensus familial, de
partage du pouvoir, de règlement des conflits internes et de compensations rend les familles
régnantes très difficiles à évincer : aucune « monarchie dynastique » n‟ayant connue de
renversement révolutionnaire79.
L‟ouvrage innovant de Michael Herb est stimulant. Sa thèse centrale, outre l‟éclairage qu‟elle
apporte à l‟étude des institutions politiques des monarchies de la Péninsule arabique, ouvre
des perspectives intéressantes pour l‟analyse du phénomène de la « succession dynastique » à
l‟œuvre dans des régimes non monarchiques, tel la Syrie des Asad, voire la Libye des Kadhafi
ou encore l‟Egypte des Moubarak. La théorie de Michael Herb liant la résilience des régimes
autoritaires à la formule de la « monarchie dynastique » pose cependant quelques problèmes.
Peut-on Ŕnotamment après America’s Kingdom de Robert Vitalis80- expliquer la résilience des
monarchies arabes du Golfe, à commencer par l‟Arabie Saoudite, sans le soutien de l‟empire
américain ? Comment expliquer la stabilité des régimes monarchiques non dynastiques du
Bahreïn, de la Jordanie et du Maroc ? ; ces dernières semblant bien moins « fragiles » que ne
l‟avance l‟auteur. La théorie de la « monarchie dynastique » ne permet pas davantage
d‟expliquer la durabilité du régime autoritaire algérien, qui a connu, depuis sa fondation,
tantôt la longévité, tantôt le turnover des gouvernants.
La deuxième thèse attribue la durabilité des régimes autoritaires de la région à l‟usage de la
force81. Eva Bellin en a donné une illustration dans un texte remarqué dans lequel elle
s‟interroge sur la singulière résistance des Etats d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient à
initier la moindre transition démocratique82. Pour elle, le véritable « exceptionnalisme » de la
région réside moins dans l‟« absence des pré requis de la démocratisation » que dans la
« volonté » et la « capacité » de l‟appareil de coercition de l‟Etat à « réprimer l‟initiative
78
Ibid, p.4.
Ibid, p. 50.
80
Robert Vitalis, America’s Kingdom. Mythmaking of the Saudi Oil Frontier, Stanford, Stanford University
Press, 2007.
81
Cf. Jill Crystal, « Authoritarianism and its Adversaries in the Arab World », World Politics, 46, janvier 1994,
pp. 262-289.
82
Eva Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in the Middle East. Exceptionalism in Comparative
Perspective », Comparative Politics, Janvier 2004, pp. 139-157.
79
23
démocratique »83. La distinction qu‟elle introduit dans l‟analyse de la « robustesse de
l‟appareil de coercition » est éclairante : un régime, à l‟instar de celui de la Corée du Sud du
général Roh Tae Woo en 1987, peut avoir la capacité de réprimer les forces démocratiques
mais non la volonté de le faire ; l‟inverse étant tout aussi possible comme l‟illustre le Bénin de
Kerekou en 1989. Quatre variables façonnent, selon la politiste, la robustesse de l‟appareil de
coercition. 1°- La santé fiscale de l‟Etat : affecté par une crise fiscale prolongée de l‟Etat,
l‟appareil coercitif peut se désintégrer, rendant ainsi possible, comme cela fut le cas de
nombreux régimes africains, l‟avènement d‟une transition démocratique. 2°-
Le maintien
des appuis internationaux : le retrait du soutien d‟une grande puissance provoque, comme
dans les pays d‟Europe de l‟Est et d‟Amérique Latine, une crise existentielle et financière qui
précipite l‟effondrement des régimes. 3°- Le niveau d‟institutionnalisation de l‟appareil de
coercition : l‟institutionnalisation, en renforçant l‟identité corporatiste et la perception de la
poursuite d‟une mission d‟intérêt public (telles la défense nationale et le développement
économique), s‟avère Ŕtout à l‟inverse du patrimonialisme qui promeut le favoritisme, l‟abus
de pouvoir et la corruption- plus tolérante à l‟endroit de la réforme démocratique, ainsi que
l‟illustre le transfert, opéré par les militaires au Brésil et en Argentine, du pouvoir aux civils.
4°- Le niveau de la mobilisation populaire. La répression violente de plusieurs milliers de
personnes, même quand elle est „‟techniquement‟‟ faisable, n‟en a pas moins un coût élevé.
Or celui-ci est susceptible de mettre en péril tout à la fois l‟intégrité institutionnelle de
l‟appareil de coercition, le soutien international et la légitimité intérieure du régime.
L‟auteure, suivant Nancy Bermeo, distingue deux types de réponses possibles : (i) l‟appareil
de coercition qui se sent menacé dans sa survie par la réforme démocratique, ne se laissera
pas, comme l‟illustre les massacres de Hama et de Tienanmen, découragé par le coût élevé de
la répression ; (ii) à l‟inverse, le coût élevé que provoque la répression d‟une forte
mobilisation populaire peut, comme le donne à voir l‟Argentine, le Peru et la Corée du sud,
faire basculer l‟establishment sécuritaire, qui ne perçoit pas l‟ouverture du champ politique
comme une entreprise dévastatrice, du côté de la réforme démocratique84. Eva Bellin, partant
de ces variables, dresse le constat suivant : « l‟accès exceptionnel » des Etats de la région
d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient aux rentes (pétrolière, gazière et stratégique) a permis
d‟alimenter des budgets militaires parmi les plus élevés au monde (6,2% du PNB en moyenne
en 2000 contre 2.2% pour les pays de l‟OTAN), de financer de gros achats d‟armement (7
83
Ibid, p. 143.
Ibid, 146; Nancy Bermeo, « Myths of Moderation : Confrontation and Conflict during Democratic
Transitions », Comparative Politics, 29, Avril 1997, pp. 305-322.
84
24
pays de la région, dont l‟Algérie, se taillant 40% du total des ventes en 2000) ; la région du
MENA est, pour reprendre l‟observation de Henry et Springborg , exceptionnelle dans la
mesure où la fin de la guerre froide ne s‟y est pas accompagnée, comme partout ailleurs, par
le retrait du patronage apporté par les grandes puissances aux régimes autoritaires 85, la
capacité à jouer sur les multiples enjeux sécuritaires de l‟Occident conférant aux régimes
autoritaires de la région le soutien international ; la logique de patrimonialisme qui gouverne
la plupart des régimes et des appareils de coercition de la région rend ces derniers autrement
plus hostiles à la réforme démocratique ; alors que la mobilisation populaire demeure faible
dans les pays d‟Afrique du Nord et du Moyen-Orient, les Etats de la région parviennent,
quand ils sont confrontés à la mobilisation islamiste, à réduire le coût de la répression en
jouant, comme l‟a fait le régime algérien, sur le registre de la menace que fait peser
l‟islamisme sur l‟ordre interne et la sécurité internationale tout ensemble86. A l‟inverse,
l'immense mobilisation populaire qui réclamait, avec des chants et des fleurs, la chute du Shah
a, selon Eva Bellin, rendu le coût de la répression si colossal que le chef d‟état-major,
soucieux de l‟intégrité de l‟institution militaire, a fini par déclarer la neutralité de l‟armée visà-vis de la révolution, précipitant ainsi la chute du régime de Mohammed Reza Pahlavi87.
Deux erreurs d‟analyse symétriques sont à éviter dans le traitement de la question de la
coercition : la sous-estimation et la surévaluation de la répression. La répression et la terreur
exercées par le très redoutable appareil coercitif de la SAVAK dans le contexte
prérévolutionnaire n‟a pas suffi à briser la mobilisation populaire ; le soutien diplomatique et
militaire apporté par la super puissance américaine à l‟Iran des Pahlavi n‟ayant pas non plus
suffi à assurer la survie du régime du Shah. La répression, même quand elle se déploie avec
une grande intensité, s‟avère, comme l‟illustre l‟exemple dramatique du Cambodge,
insuffisante à assurer la durabilité des régimes non démocratiques : le génocide perpétré par
les Khmers rouges contre près de deux millions de Cambodgiens n‟a pas empêché le
renversement de Pol Pot au terme de trois années seulement d‟exercice du pouvoir.
L‟historien, intellectuel et opposant algérien Mohammed Harbi ne s‟y est pas trompé : « la
répression, à elle seule, ne saurait y suffire »88.
85
Clement Henry & Robert Springborg, Globalization and the Politics of Development in The Middle East, op.
cit, p. 32.
86
Eva Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in The Middle East. Exceptionalism in Comparative
Perspective », article cité, p. 150.
87
Ibid, p. 151.
88
Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Paris, Arcantère, 1992, p. 193. Mohammed Harbi, opposé au
pronunciamiento du 19 juin 1965, est emprisonné jusqu‟en 1968, puis maintenu en résidence surveillée dans le
sud-ouest algérien jusqu‟en 1973, année où il s‟évade et se réfugie en France. L‟auteur de l‟incontournable Le
25
II- La corruption comme système de gouvernement
II- 1- La corruption politique
« La corruption, écrit Yves Mény, a été perçue, tout au long de l‟histoire, comme une
dégénérescence et comme un mal politique et social. D‟Aristote à Montesquieu, la corruption
s‟entend de manière générale comme la transformation négative des faits fondamentaux d‟un
système politique donné. »89 Qu‟en est-il cependant des régimes dans lesquels la corruption
politique procède, per se, d‟un système de gouvernement ?
La corruption, après avoir suscité pendant longtemps un différend conceptuel, semble, depuis
le triomphe du néo-libéralisme économique à la fin du siècle dernier, faire l‟objet d‟un
nouveau paradigme90. Portée par le „‟consensus de Washington‟‟, la corruption est perçue
comme une question de « recherche de rente » (« rent-seeking »), celle-ci étant facilitée par
l‟absence ou le non achèvement de la libéralisation économique. L‟Etat et la politique sont
appréhendés dans cette perspective comme une part du problème. Le gouvernement y est
réduit au management public, tandis que les problèmes complexes de démocratie et de justice
se voient, elles, indexées à la technologie de la « good gouvernance » -au lieu d‟être discutées
en tant que telles : comme des questions d‟ordre intrinsèquement politique91. Peu d‟intérêt y
est accordé à la différenciation des problèmes de corruption, pas davantage la recherche n‟est
portée à l‟analyse comparée de la corruption. A la place, l‟effort de recherche s‟emploie à
FLN. Mirage et réalité. Des origines à la prise de pouvoir 1945-1962 (Paris, Jeune Afrique, 1980), n‟en sera pas
moins privé de son passeport algérien 17 ans durant.
89
Yves Mény, La corruption de la République, Paris, Fayard, coll. “l‟espace du politique”, 1992, p. 222.
90
Cf. Arnold J. Heidenheimer, Michael Johnston, Victor T. Le Vine, eds., Political Corruption: a Handboock,
New Brunswick, Transaction Publishers, 1989; Michael Johnston, “ The Search for Definitions: the Validity of
Politics and the Issue of Corruption”, International Social Science Journal, 149/3, 1996, pp. 321-335; Paul
Heywood, “Political Corruption: Promblems and Perspectives”, Polticial Studies, XLV, 1997, pp. 417-435;
Mark Philip, “Concetualizing Political Corruption” dans Arnold Heindenheimer et Michael Johnston, eds.,
Political Corruption: Concepts and Contexts, New Brunsvick, Transaction Publishers, 3rd ed, 2002, pp. 41-57 ;
Diego Gambetta, “Corruption: an An Analytical Map” dans Stephen Kotkin et Andreás Sajó, eds., Poltical
Corruption in Transition: A Skeptic’s Handbook, Budapest, Central European University Press, 2002, pp. 33-56;
Michael Johnston, “The definitions debate: old conflict in new guises” dans Arvind K Jain, ed., The Political
Economy of Corruption, London, Routledge, 2002; Mark Philip, « Corruption : Definition and Measurment »
dans Charles Sampford, Artur Shacklock, Carmel Connors and Frederik Galtung, eds., Measuring Corruption,
Aldershot, Ashgate Publishing, 2006, pp.45-46.
91
Pour une critique de la notion de “bonne gouvernance”, on lira avec profit Bruno Jobert, « Le mythe de la
gouvernance dépolitisée » dans Pierre Favre, Jack Hayward, Yves Schemeil, eds., Etre gouverné. Etudes en
l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, pp. 273-285 ; Guy Hermet, « Démocratisation,
droits de l‟homme et gouvernance » dans Pierre Favre, Jack Hayward, Yves Schemeil, eds., Etre gouverné, op.
cit., pp. 301-313.
26
expliquer les variations entre les pays sur la base d‟un indice de corruption unidimensionnel.
Une conséquence pratique découle de ce biais : la ressemblance des réformes préconisées
dans la lutte contre la corruption.
L‟Indice de perception de la corruption (IPC) de Transparency International, s‟il a contribué à
inscrire la question qui nous occupe comme une priorité mondiale, n‟en accuse pas moins une
lacune : celle de réduire les différences qualitatives potentielles entre les systèmes politiques à
une question de degré, obscurcissant par là les contrastes entre les polités92. Aussi, le
Transparency International Source Book, qui retient, dans son édition de l‟année 2000, quatre
types de pots-de-vin, n‟explore-t-il pas les autres types de corruption93. Dans cette
perspective, le rapport va jusqu'à formuler le constat suivant : « Corruption in China is ...
really no different from that of Europe. »94
La perception mondiale de la corruption, pour autant qu‟elle a permis d‟aller au-devant du
vieux débat sur la définition, n‟en demeure pas moins, sous ses traits consensuels, bien
partielle : l‟approche globale, appréhendant la corruption essentiellement comme un problème
de développement économique, réduit trop souvent le phénomène aux pots-de-vin dont la
variation entre les sociétés ne serait désormais plus qu‟une question de degré. Les pots-de-vin
-particulièrement quand, entendus au sens large, ils englobent l‟extorsion- représentent, il est
vrai, la forme de corruption la plus courante et sans doute la moins difficile à modéliser. Le
népotisme, le vol exercé par les gouvernants, les problèmes de conflit d‟intérêts, qui ne sont
pas moins répandus, mettent cependant bien à mal le modèle de la „‟commission‟‟. Dans
certains échanges corrompus, tel le népotisme ou la corruption électorale, un temps
considérable peut s‟écouler entre la réception du quid et le paiement du quo ; l‟échange peut
être, au surplus, motivé par des facteurs autres que le gain immédiat. Au demeurant, il n‟est
pas toujours aisé de comparer, in concreto, entre quid et quo.
Ce n‟est pas tout. La corruption ne prend pas toujours, loin s‟en faut, la forme de l‟échange :
la fraude électorale, le détournement, l‟usage des ressources publiques dans des activités de
commerce occulte, tout en étant des variétés de corruption, ne relèvent nullement de
l‟échange. Le tableau mondial de la corruption, en réduisant ce phénomène à la pratique des
pots-de-vin, simplifie à l‟excès un fait social particulièrement complexe et diffus quand elle
pas par là la compréhension des contrastes entre les systèmes politiques.
92
Cf. Michael Johnston, “Measuring corruption: Numbers versus knowledge versus understanding” dans Arvind
Jain, ed., The Political Economy of Corruption, op. cit., pp. 157-179.
93
Transparency International Source Book, TI, Berlin, 2000, pp. 16-17.
94
Ibidem, p. 15-16.
27
Selon le tableau mondial de Transparency International, l‟Italie, pays riche, et la Namibie,
pays pauvre, affichent le même indice de perception de la corruption ; il en est de même de la
Thaïlande et du Malawi. Ici surgit une question troublante : pourquoi un même niveau de
corruption produit-il des effets contrastés ici et là ? Par ailleurs, pourquoi la corruption peut,
dans un cas, précipiter l‟effondrement d‟un régime, et dans un autre, contribuer à sa
résilience ? Les analyses qui se focalisent sur les degrés de corruption ne permettent pas de
répondre à cette énigme.
La corruption, en tant qu‟abus des ressources et des fonctions publiques à des fins privées,
soulève à l’évidence la question des règles du jeu dans une société. Le phénomène de la
corruption peut être appréhendé à cet égard comme un processus par lequel des groupes et des
individus exercent, dans des structures de contraintes et d‟opportunités, de l‟influence à
l‟intérieur et dans le cadre d‟un système de gouvernement95. L‟intelligence de la corruption
politique exige par conséquent, par-delà le classement quantitatif des pays, l‟analyse
qualitative des régimes dans lesquelles elle se déploie.
On peut, dans le sillage de Michael Johnston, affirmer que les niveaux les plus pertinents de
l‟analyse comparée de la corruption concernent la participation et les institutions dans et en
lien avec les arènes politique et économique96. La corruption, ainsi perçue, soulève les
fameuses questions de « who gets, what’s, when and how ? » Les groupes et les individus
utilisent-ils la richesse pour capter le pouvoir ou exercent-ils le pouvoir pour s‟enrichir ? Les
gouvernants sont-ils à la merci d‟intérêts privés omnipotents ou bien s‟avèrent-ils, à l‟inverse,
si puissants qu‟ils contrôlent ces derniers ? Quels sont les liens entre, d‟un côté, le type
d‟autoritarisme, la libéralisation économique, la force ou faiblesse des institutions (politiques
et sociales), et de l‟autre, les figures de corruption qu‟expérimentent les sociétés ? Quels
syndromes de corruption se dégagent de la combinaison de ces diverses influences et par quoi
se différencient-ils ?
L‟analyse de la corruption dans ses contextes sociaux devra se déployer sur trois axes :
- Quelles sont les opportunités politiques et économiques disponibles dans une polité ?
- Comment les individus et les groupes acquièrent, utilisent et échangent la richesse et le
pouvoir ?
95
Michael Johnston, Syndromes of Corruption. Power, Wealth, and Democracy, Cambridge, Cambridge
University Press, 2005; James Scott, Comparative Political Corruption, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, N.J.,
1972.
96
Michael Johnston, Syndromes of Corruption. Power, Wealth, and Democracy, op. cit.
28
- Comment les institutions influencent-elles, par contraintes et incitations interposées, les
choix des participants ?
L’environnement "naturel" de la corruption exige des conditions secrètes, restrictives, peu
ou pas transparentes et un coût élevé de la défection97. Ce projet de recherche entend
démontrer que les systèmes arabes, républicains et monarchiques confondus, offrent
l‟environnement naturel de la corruption. Nous chercherons à établir ce qui suit : (i) les règles
du jeu prévalentes dans ces régimes achèvent de façonner trois syndromes de corruption : le
premier, prévalant en Algérie (au même titre qu‟en Egypte et en Syrie), est celui des tycoons
du système ; le second, prégnant au Maroc (comme dans les monarchie de la Péninsule
arabique) dans le sillage de SIGER et l‟ONA, est celui des oligopoles du Palais; le troisième,
prévalent dans l‟Irak post-Saddam, est celui des bandits sédentaires et vagabonds ; (ii) la
corruption politique dans des polités aussi contrastés que celles que l‟on rencontre en Algérie
et au Maroc est généralisée et participe uniment d‟un système de gouvernement.
II- La corruption comme système de gouvernement : le modèle algérien
Les institutions sont, pour reprendre la célèbre définition de Douglass North, les « règles du
jeu dans une société »98. Dans la polité algérienne, les institutions établies par la Constitution
du pays ne traduisent cependant pas les règles du jeu ; informelles et non écrites, celles-ci ne
demeurant pas moins efficientes99. Or, en se focalisant qui sur l‟instance idéologique, qui sur
la structure économique, qui sur les institutions formelles, les spécialistes de la politique
algérienne manquent l‟essentiel : l‟intelligence d‟un système de gouvernement qui,
à
l‟ombre du « Parti-nation », de l‟« Etat rentier » et de la « transition vers la démocratie », a,
dès ses
fondations institutionnelles, consacré la corruption comme mécanisme central.
L‟évitement,
l‟oubli ou
le
déni de cette logique, fondamentale entre toutes, du mode
de gouvernement algérien, a engendré de bien lourdes erreurs d‟interprétation, celles-ci
achevant d‟obscurcir la lecture de la trajectoire empruntée par le pays dans „‟le bruit et la
fureur‟‟ des années 1990.
97
Cf. Donatella della Porta et Alberto Vannucci, « A Typology of Corrupt Networks » dans Junichi Kawata, ed.,
Comparing Political Corruption and Clientelism, Aldershot, Ashgate Publishing, 2006, p. 24.
98
« Institutions are the rules of the game in a society ». Douglass North, Institutions, Institutional Change, and
Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 3.
99
Mohammed Hachemaoui, « Permanences du jeu politique algérien », Politique étrangère, n°2, 2009, pp. 309321.
29
Les analyses qui, succombant à l‟illusion du „‟window-dressing’‟, mettent en avant l‟« EtatFLN »100 et la « transition vers la démocratie »101, peinent à saisir le système de pouvoir qui
gouverne le pays derrière la façade institutionnelle. Le paradigme de l‟« Etat rentier » n‟est
pas davantage d‟un grand secours ; fondé sur l‟assomption selon laquelle l‟ère pétrolière
façonne l‟Etat, il occulte l‟un des niveaux de beaucoup le plus déterminant de l‟analyse
politique : les règles du jeu ; celles-ci étant par surcroît non plus seulement antérieures à l‟ère
pétrolière mais aussi sinon surtout indépendantes de la rente.
Ces limites, par-delà l‟urgence de repenser le problème de la durabilité des régimes
autoritaires à nouveaux frais, soulignent la nécessité de revenir aux « fondamentaux » de la
sociologie politique, afin d‟y réintroduire l‟étude qualitative du type de régime au centre de
l‟analyse, d‟y opérer, pour le dire en d‟autres termes, un „‟bringing the regime back in‟‟.
Le régime est, pour reprendre la définition donnée par O‟Donnell et Schmitter, le système de
relations entre la société civile et l’Etat102, soit l‟ensemble d‟institutions formelles et
informelles qui structure l‟interaction politique entre groupes et individus à l‟intérieur d‟un
groupement. Juan Linz, insatisfait de la typologie consacrée par la science politique d‟aprèsguerre, laquelle distinguait dans un spectre bipolaire entre « démocratie » et « totalitarisme »,
a, partant du cas de l‟Espagne franquiste, forgé, dans un texte paru en 1964, le concept
d‟« autoritarisme »103. Linz, tordant le coup au sacro-saint clivage idéologique, définit les
« régimes autoritaires » comme des « systèmes politiques avec pluralisme politique limité
[et] non responsable, dépourvus d‟idéologie directrice élaborée […] dans lesquels un leader
ou parfois un petit groupe exerce un pouvoir dont les limites formelles sont mal définies bien
100
Luis Martinez, La violence de la rente pétrolière. Algérie, Irak, Libye, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
L‟auteur, qui adopte la thèse du « resources curse » dont nous avons ci-devant montré les apories, avance que la
« rencontre historique », opérée lors du premier choc pétrolier de 1973, entre une « organisation politique
révolutionnaire » et la « richesse pétrolière » a « amplifié » le « potentiel destructeur » de l‟« Etat-FLN ». Il
affirme dans son dossier d‟habilitation à diriger des recherches (IEP de Paris, 2010, p. 15): « La rente pétrolière a
exacerbé le nationalisme algérien, décuplé les ambitions de la Jamahirriya libyenne et sonné le glas du Baath
irakien en survalorisant sa puissance. Sans la rente pétrolière, ces trois pays se seraient sans doute comportés
comme le Maroc, la Tunisie, l‟Egypte, voire la Syrie, à savoir un autoritarisme mesuré en raison… tout
simplement du fait de ressources limitées. » [Nous soulignons]. L‟auteur, qui précise que The Paradox of
Plenty fut « fondamental » dans sa réflexion, semble oublier que l‟Egypte et la Syrie sont, aussi, des « Etats
rentiers ».
101
William Quandt, Between Ballots and Ballets. Algeria’s Transition from Authoritarianism, Washington, DC,
Brookings Institution Press, 1998.
102
Guillermo O‟Donnell, Philippe Schmitter, eds., Transition from Authoritarian Rule: Comparative
Perspectives, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986, p. 73.
103
Juan Linz, « An Authoritarian Regime : The Case of Spain » dans Erik Allardt and Yrjö Littuney, eds.,
Cleavages, Ideologies, and Party Systems. Contributions to Comparative Political Sociology, Helsinki,
Transactions of the Westermarck Society, Academic Bookstore, 1964, pp. 291-342.
30
qu‟elles soient en fait très prédictibles. »104 Guy Hermet, dans une analyse remarquable du
phénomène, définit la situation autoritaire comme celle de « pouvoirs d‟Etat concentrés dans
les mains d‟individus ou de groupes qui se préoccupent, avant toute chose, de soustraire leur
sort politique aux aléas d‟un jeu concurrentiel qu‟il ne contrôleraient pas de bout en bout. »105
L‟apport heuristique du concept est considérable, tant il permet d‟appréhender, en pleine
guerre froide, ces systèmes qui ne sont ni démocratiques ni totalitaires. Or ces régimes
représentaient, alors, l‟essentiel du spectre mondial.
La diffusion à Lisbonne, le 25 avril 1974 à minuit et vingt-cinq minutes, de Grândola Vila
Morena, la chanson de José Afonsé dûment interdite par le régime de Salazar, sur les ondes
de la radio portugaise, va cependant modifier…la typologie établie : en effet, la révolution des
Œillets, en mettant fin au régime salazariste, propulse la « troisième vague », celle-ci
consacrant la « démocratisation » de plusieurs dizaines de régimes autoritaires, de l‟Europe du
sud à l‟Europe de l‟Est en passant par l‟Amérique latine, l‟Asie et l‟Afrique106. Les stratégies
de survie déployées par les régimes autoritaires sonnent toutefois le glas du „‟moment libéral‟‟
et provoquent le reflux de la dernière vague de démocratisation107. Les régimes autoritaires
parviennent à contourner la démocratisation tout en adoptant les apparences de la démocratie ;
mettant en œuvre un répertoire allant du « multipartisme » à la « société civile » en passant
par les « élections sans la démocratie », ils prennent à contre-pied les prédictions enchantées
de la « transitologie ». Tandis que les régimes autoritaires se mettent à adopter des
« standards » formellement démocratiques, des « espaces non pluralistes » se répandent dans
les systèmes démocratiques108. Le brouillage des catégories ne laisse pas de jeter le trouble
dans la discipline. Sollicitée, l‟industrie typologique se remet alors brusquement à l‟œuvre,
l‟objectif étant de trouver le concept capable d‟éclairer cette brumeuse région du savoir
appelée « zone grise ». L‟élucidation des « régimes hybrides » suscite une inflation de labels :
« authoritarian democracy », « military-dominated democracy », « illiberal democracy »,
104
Ibid, p. 255. [Nous soulignons]. Séminale, l‟étude fut revue, enrichie et publiée dans F.E. Greenstein and N.
W. Polsby, eds., Handbook of Political Science. Vol. 3. Macropolitical Theory, Reading, Mass., Addison-Welsey
Publishing Co., 1975, pp. 175-411; elle fut éditée dans Juan Linz, Totalitarian and Authoritarian Regimes,
op.cit.
105
Guy Hermet, « L‟autoritarisme » dans Madelaine Grawitz et Jean Leca, dir., Traité de science politique, vol.
2. Les régimes politiques contemporains, Paris, PUF, 1985, p. 271.
106
Samuel Huntington, The Third Wave: Democratization in The Late Twentieth Century, Norman, University of
Oklahoma Press, 1993.
107
Larry Diamond, « Is The Third Wave Over ? », Journal of Democracy, vol. 7, n°3, juillet 1996, pp. pp. 20-37.
Sur près de 100 pays considérés en phase de « transition », 20 d‟entre eux seulement ont enregistré de réels
progrès en voie de démocratisation. Cf. Thomas Carothers, « The End of The Transition Paradigm », Journal of
Democracy, vol. 13, n°1, janvier 2002, p. 9.
108
Voir Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier, dir., Autoritarismes démocratiques et démocraties
autoritaires au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2008.
31
« semi-authoritarianism », « electoral authoritarianism », « competitive authoritarianism »,
etc109. La prolifération des nouveaux termes tourne cependant vite à la confusion
conceptuelle. David Collier et Steven Levitski ne s‟y sont pas trompés : « […] if research on
democratization degenerates into a competition to see who can come up with the next famous
concept, the comparative study of regimes will be in serious trouble. »110
L‟Algérie, sous l‟emprise de l‟« état d‟urgence » depuis 1992, offre une illustration
particulièrement éclairante des faux-semblants auxquels conduit cette nouvelle mode. William
Quandt, nommé à deux reprises comme membre du National Security Council chargé du
Moyen-Orient, traduit cet air du temps ; l‟influent politologue écrit : « Algeria should be
thought of as a country in the early stages of a difficult transition away from its authoritarian
past. But it will not be surprising if Algeria reaches the goal of accountable, representative
government in advance of many others in the region. »111 La représentation d‟un système en
voie de « transition vers la démocratie » fait son chemin. Depuis le 9/11, l‟image d‟une
“démocratie arabe” accompagne, à l‟heure de la « War on Terror », la réhabilitation du
régime algérien. Commentant le déroulement l‟élection présidentielle algérienne du 8 avril
2004, qui a consacré le plébiscite du raïs Abdelaziz Bouteflika, le parlementaire européen,
dirigeant la délégation des trois observateurs dépêchés par l‟OCDE, apporte un satisfecit
inespéré au régime ; oublieux de l‟autoritarisme qui gouverne le pays en amont et en aval de
l‟élection, il déclare, quelques heures après l‟annonce des résultats, que le scrutin est
désormais « conforme aux standards européens »112. Le président Jacques Chirac, qui n‟en
demandait pas tant, accourt aussitôt à Alger pour féliciter son homologue algérien, donné
vainqueur une semaine auparavant par le ministère de l‟Intérieur avec près de 85% des
suffrages. Mais alors que la proclamation officielle des résultats du scrutin n‟a pas encore eue
lieu et que les candidats malheureux dénoncent une « fraude massive » dont les signes avantcoureurs avaient été au demeurant signalés plusieurs mois auparavant par des observateurs
avisés, le chef d‟Etat français déclare : « Je ne vois pas au nom de quoi je pourrai me
109
Michel Camau et Gilles Massardier, dir., Démocraties et autoritarismes. Fragmentation et hybridation des
régimes, Paris, Karthala, 2009 ; Thomas Carothers, « The End of The Transition Paradigm », article cité ; Larry
Diamond, « Thinking About Hybrid Regimes », Journal of Democracy, 13 (2), 2002, pp. 21-35 ; David Collier
et Steven Levitsky, « Democracy With Adjectives: Conceptual Innovation in Comparative Research », World
Politics, 49 (3), 1997, pp. 430-451; Marina Ottaway, Democracy Challenged: The Rise of SemiAuthoritarianism, Washington, DC: Carnegie Endowment for International Peace, 2003; Andreas Schedler, ed.,
Electoral Authorotarianism : The Dynamics of Unfree Competition, Boulder, Lynne Rienner, 2006.
110
David Collier et Steven Levitsky, « Democracy With Adjectives: Conceptual Innovation in Comparative
Research », article cité, p. 451.
111
William Quandt, Between Ballots and Ballets. Algeria’s Transition from Authoritarianism, op. cit., p. 164
[nous soulignons].
112
Le Monde, 11 avril 2004.
32
substituer à des experts, responsables et mandatés, pour porter un jugement […]. Je ne vois
pas, par conséquent, comment, de bonne fois, on peut contester cette élection. »113 La messe
est dite !
Depuis les émeutes sanglantes d‟octobre 1988, qui ont symboliquement signifié
l‟effondrement de la « légitimité révolutionnaire » de l‟élite dirigeante, la formule politique
algérienne a subi il est vrai nombre de métamorphoses :
« multipartisme »,
de
l‟« économie dirigée »
à
du
« parti unique »
au
l‟« économie de marché », du
« socialisme » au « libéralisme », le rythme et l‟ampleur des changements ont pour ainsi dire
achevé de brouiller la lecture. Aussi le régime algérien s‟avère-t-il, en comparaison avec les
formules régionales en vigueur du Maroc à l‟Arabie Saoudite en passant par l‟Egypte,
assurément l‟un des plus résistants à l‟analyse : son leadership est tantôt militaire, tantôt civil,
collectif à certains moments et personnalisé à d‟autres ; son mode de gouvernance, rétif aux
modèles d‟analyse en vogue, demeure une énigme. Or tout a changé en Algérie sauf
l‟essentiel : les règles du jeu politique. Une analyse institutionnelle et stratégique des « règles
du jeu politique »114, objet d‟étude perdu s‟il en est, permet, par-delà les labels conceptuels à
la mode, une meilleure intelligibilité du puzzle politique algérien.
La corruption politique : l’envers du régime autoritaire.
Si par régime politique nous entendons l‟ensemble des modes d‟allocation, d‟usage et d‟abus
de pouvoir dans une polité115, alors celui en vigueur en Algérie demeure, quoi qu‟en disent les
„‟expertises‟‟ de circonstance, robustement autoritaire. La formule politique algérienne, pardelà les métamorphoses formelles auxquelles elle s‟adonne depuis la fin de la guerre froide,
participe à cet égard d‟un système de gouvernement, pour l‟essentiel, « non responsable » et à
« pluralisme politique limité », dans lequel un « petit groupe exerce un pouvoir dont les
limites sont mal définies ». Mais il y a plus : le régime autoritaire algérien, contrairement à ce
que laissent penser ses façades institutionnelles successives -reflétant tantôt le « Parti
unique », tantôt la « transition vers la démocratie »-, s‟avère rigoureusement prétorien116, tant
113
http://www.rfi.fr/player/player.asp?ancien=True&Player=Win&Stream=http://mfile.akamai.com/29449/wmv/r
fi1.download.akamai.com/29449/archives
114
Frederik G Bailey, Les règles du jeu politique. Etude anthropologique, trad., Paris, PUF, 1971 [1969].
115
H.E. Chehabi et Juan Linz, « A Theory of Sultanism1. A Type of Nondemocratic Rule » dans H.E. Chehabi
and J. Linz, eds., Sultanistic Regimes, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1998, p. 10.
116
Lire sur la politique prétorienne Samuel Huntington, Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale
University Press, 1968, en particulier le chapitre séminal « Praetorianism and Political Decay », pp. 192-263 ;
Amos Perlmuter, « The Praetorian State and the Praetorian Army. Toward a Taxonomy of Civil-Military
33
il est vrai que le processus politique y est, depuis l‟indépendance à nos jours, préempté par
l‟état-major de l‟Armée. Alors qu‟une armée peut être non prétorienne, les armées
prétoriennes se laissent distinguer en deux types : l‟armée prétorienne qui arbitre et celle qui
gouverne -l‟une pouvant conduire à l‟autre. Dans le premier type, l‟armée, cherchant à
préserver la professionnalisation de l‟institution, tend à imposer des limites temporelles à
l‟exercice du pouvoir militaire ; voulant revenir aux casernes, elle préfère influencer des
gouvernements civils „‟acceptables‟‟. Pour l‟armée prétorienne, qui se croit „‟l‟unique
alternative‟‟ au „‟désordre politique‟‟, la question du retour aux casernes ne se pose pas ou
rarement ; oeuvrant à perdurer son pouvoir, elle exacerbe la faiblesse des politiques et de la
société civile ; soucieuse de maximiser son pouvoir, elle s‟érige en organisation indépendante
et s‟adonne -quitte à sacrifier la professionnalisation- à la manipulation des parties 117.
En Turquie, où la révision de la Constitution du 12 septembre 2010 a consacré une avancée
importante de la démocratisation et de l‟Etat de droit, l‟institution militaire est en voie
d‟accomplir sa transition d‟une armée prétorienne à une autre, plus constitutionnelle118. A
l‟inverse, en Algérie, où la sortie du régime autoritaire entreprise par les Réformateurs entre
1988 et 1991 a été sabordée par les Faucons, l‟Armée, tenue par un Etat-Major prétorien,
demeure encore de celles qui dominent le processus politique.
Ce détail n‟est pas sans importance pour notre propos : les journaux algériens, présentés par
certains comme l‟illustration d‟une libéralisation politique en marche, ont, dans une belle
unanimité, ignoré la révision de la Constitution turque à la faveur de laquelle la poursuite des
militaires devant des tribunaux civils devient désormais possible -la police politique, qui
contrôle discrètement mais efficacement les titres de la presse privée, veillant à ce que
l‟évènement soit occulté afin d‟éviter que le contre-exemple turc n‟amène les Algériens à
faire le parallèle119.
Relations in Developing Polities », Comparative Politics, vol. 1, n°3, avril 1969, pp. 382-404; Alain Rouquié,
L’Etat militaire en Amérique Latine, Paris, Seuil, 1982; Alfred Stepan, The Military in Politics: Changing
Patterns in Brazil, Princeton, Princeton University Press, 1971; Id, Rethinking Military Politics, Princeton,
Princeton University Press, 1988.
117
Amos Perlmuter, « The Praetorian State and the Praetorian Army. Toward a Taxonomy of Civil-Military
Relations in Developing Polities », article cité, pp. 397-403.
118
La révision de la Constitution, approuvée par référendum à 58% des voix, limite les prérogatives de la justice
militaire et modifie la structure de deux instances judiciaires : la Cour constitutionnelle et le Conseil supérieur de
la magistrature, ce dernier nommant juges et procureurs. La réforme, importante entre toutes, permet, de jure, de
juger les auteurs du coup d'Etat de 1980, survenu 30 ans auparavant -jour pour jour. Cf. Le Monde, 12 septembre
2010.
119
Ce recours à la censure et à l‟évitement est structurel: le mouvement de protestation populaire lancé par les
réformateurs iraniens au lendemain de la mascarade électorale de juin 2009 a été très largement minoré par les
journaux privés algériens, la police politique, qui a joué un rôle considérable dans l‟éviction du « gouvernement
des réformes » de Mouloud Hamrouche en juin 1991, ne voulant surtout pas que les Algériens puissent faire le
parallèle entre réformateurs algériens et iraniens. L‟auteur, journaliste en 1997 dans un journal „‟indépendant‟‟,
34
La domination des prétoriens sur la politique en Algérie, loin de se réduire à une parenthèse
conjoncturelle -ouverte par le „‟péril islamiste‟‟ en 1992 puis refermée par la fin de la „‟guerre
civile‟‟ en 1999-, participe bien plutôt des fondamentaux du régime. Aussi, la compréhension
de la trajectoire politique algérienne exige-t-elle l‟analyse institutionnelle et historique du
processus prétorien.
Le phénomène prétorien puise ses origines dans le contexte de la décolonisation. La
colonisation française de l‟Algérie (1830-1962) fut, avec ses guerres de conquête, sa
prédation foncière, sa politique de peuplement, ses exactions fiscales et son « code de
l‟indigénat », particulièrement destructrice pour la population autochtone120. Or, les massacres
du 8 mai 1945, la fraude électorale de 1948 et la répression des nationalistes algériens,
rendent caduc l‟espoir d‟une évolution progressive de la question algérienne. L‟aveuglement
colonial de la France, en discréditant les politiques, renforce les partisans de l‟action armée.
C‟est sur cette toile de fond que se produit la plus grave crise du mouvement national
algérien : la scission du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), la
première force politique du pays, entre trois principaux groupes : le premier, personnifié par
le fondateur du mouvement, le za’îm exilé Messali Hadj, cherche à construire un parti de
masse avant de recourir à l‟action armée ; le second, représenté par les activistes de l‟OS
(organisation secrète créée en 1947), rejette l‟électoralisme et milite en faveur du
déclenchement hic et nunc de la lutte armée ; le troisième, incarné par la direction du parti,
considère que l‟insurrection est prématurée et tente par une voie réformiste une conciliation
impossible avec le pouvoir colonial121. Alors que le pionnier du nationalisme algérien,
retournant la base contre la direction du parti, parvient en juillet 1954 à vaincre la tendance
réformiste du MTLD, les radicaux, bénéficiant de la rupture de la « digue réformiste » et de la
« confusion » ambiante, créent le Front de Libération Nationale et déclenchent l‟insurrection
s‟est vu refusé un article traitant de l‟importance de l‟audience, annonçant le rapprochement entre Riyad et
Téhéran, du ministre des affaires étrangères iranien Velayati par le souverain saoudien Fahd ; le rédacteur en
chef du canard justifiant ce refus par « l‟interdiction d‟évoquer l‟Iran », dont les relations diplomatiques avec
l‟Algérie avaient été coupées par Alger au début des années 1990. Le plus signifiant dans cette anecdote est
ailleurs : le journal, proche à sa création de la ligne politique des réformateurs, a dû, pour survivre à de longs
mois d‟interdiction de publication, se conformer aux règles prétoriennes régissant les médias.
120
Inter alia Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2 : De l’insurrection de 1871 au
déclenchement de la guerre de libération 1954, Paris, PUF, 1979 ; Omar Carlier, Entre nation et Djihad.
Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de la FNSP, 1995 ; Mohammed Harbi, Le FLN,
mirage et réalité, op. cit ; Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984 ;
Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, Paris, Arcantère, 1992 ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN
1954-1962, Paris, Fayard, 2002 ; Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945, Paris,
La Découverte, 2001.
121
Cf. Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, op. cit ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op.
cit.
35
armée, le 1er novembre 1954122. Le témoignage de Lakhdar Bentobbal, activiste de l‟OS et cofondateur du FLN qui deviendra l‟un des principaux chefs de la guerre, est précieux ; il
permet de mieux comprendre la rupture insurrectionnelle : « Deux solutions s‟offraient au
„‟groupe des 22‟‟ [qui a décidé du déclenchement de la lutte armée] : organiser d‟abord et
déclencher ensuite ou déclencher d‟abord et organiser ensuite… Nous étions obligés de
choisir la deuxième solution… »123. Tandis que Messali concevait l‟action armée comme un
outil tactique au service d‟un grand parti de masse devant négocier l‟indépendance, les
artisans de l‟insurrection optaient, eux, pour la création d‟un appareil militaire chargé de
conduire la guerre : l‟Armée de Libération Nationale124.
Le gouvernement français, plutôt que de se résoudre, dix après les horribles massacres du 8
mai 1945, à négocier avec les indépendantistes algériens, opte aveuglement pour la brutalité et
la répression. L‟« état d‟urgence », voté le 3 avril 1955, achève d‟installer la militarisation.
Les activistes de l‟OS, qui ont déclenché la guerre avant d‟organiser le mouvement, éprouvent
de grandes difficultés à soulever les masses. Or le charismatique Messali Hadj -qui a apporté
dès le déclenchement de l‟insurrection une importante dotation financière à la wilaya III-,
lance en décembre 1954 sa propre organisation : le Mouvement National Algérien. Pour les
fondateurs du FLN, qui entendent exercer le monopole de la représentation du peuple,
l‟entreprise de Messali Hadj relève de la „‟haute trahison‟‟. Une „‟guerre dans la guerre‟‟
meurtrière oppose alors le FLN au MNA125. Cette séquence historique de la guerre fratricide ,
occultée par les politistes au moins autant que par le roman national, est déterminante, tant il
est vrai qu‟elle représente l‟une des principales fondations de la polité algérienne
indépendante. En effet, alors que le durcissement de la répression coloniale affaiblit
considérablement les forces politiques et civiles, la guerre fratricide algérienne renforce deux
logiques solidaires : la destruction du pluralisme -qui traversait le mouvement national
depuis les années 1920- et l’émergence de l’autoritarisme. Aussi, l‟hégémonie du FLN ne se
construit-elle pas sans terreur.
Une décision politique lourde de conséquences, opérée sous la IVe République, contribue à
l‟affirmation, en Algérie, du phénomène prétorien. En effet, le gouvernement du socialiste
Guy Mollet, pour disposer des moyens de mettre fin aux „‟évènements d‟Algérie‟‟ sans en
122
Ibid.
Lakhdar Bentobbal, « conférence aux cadres FLN de Tunis, 5 février 1960 », cité par Mohammed Harbi, Le
FLN, mirage et réalité, op. cit., p. 122. L‟intégralité de la conférence de Bentobbal est reproduite dans
Mohammed Harbi, Les archives de la révolution algérienne, Paris, Editions Jeune Afrique, 1981.
124
Le territoire national est divisé alors en cinq wilayas : I (Aurès-Nememchas), II (nord constantinois), III
(Kabylie), IV (centre), V (Oranie).
125
Ibid.
123
36
référer au parlement, obtient de l‟Assemblée nationale, le 12 mars 1956, le vote des
« pouvoirs spéciaux »126. Le dispositif de répression judiciaire, qui entérine la légalisation des
camps d’internement, opère un transfert de compétences de la justice civile vers la justice
militaire127. Les décrets du 17 mars 1956 -signés par le président du conseil Guy Mollet, le
ministre de la Justice François Mitterrand et le gouverneur général d‟Algérie Robert Lacosteélargissent davantage encore les compétences de la justice militaire. La torture est désormais
« institutionnalisée »128.
Le
gouvernement
« front
républicain »,
pour
assurer
le
« quadrillage » de la population algérienne, double l‟effectif du contingent, celui-ci passant,
entre janvier et juillet 1956, de 200 000 à 450 000 soldats. Ce tournant, en consacrant la
militarisation du conflit, favorise la montée, au sein de la résistance algérienne, des forces
prétoriennes. Dans ce contexte historique, c‟est très vite le militaire qui prend le dessus sur le
politique.
L‟émergence de la force prétorienne remonte à la formation, aux premières années de la
guerre d‟indépendance, d‟une bureaucratie militaro-policière, celle-ci devenant, à partir de
1958, le Ministère de l‟Armement et des Liaisons Générales. Commandé par Abdelhafidh
Boussouf,129 le MALG parvient très vite à mettre en place une police politique.
Un dirigeant algérien de grande valeur entreprend de renverser ce rapport de force : Ramdane
Abane. La tête pensante de la « révolution algérienne » établit, lors du Congrès qui réunit le
20 août 1956 les principaux chefs du maquis dans la vallée de la Soummam en Kabylie, le
principe de « la primauté du politique sur le militaire »130. Soutenu par le cofondateur du
FLN, le très consensuel Larbi Ben M‟hidi, il s‟attaque frontalement aux « seigneurs de
guerre » et dénonce avec virulence leur « féodalité de fief ». Avec la pendaison de Larbi Ben
M‟hidi par les parachutistes de l‟armée française en mars 1957, Abane ne perd pas seulement
126
Le vote des « pouvoirs spéciaux » du 12 mars 1956 obtient 455 voix pour -dont celles des 146 députés PCFet 76 contre.
127
Cf. Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte,
2001.
128
Le général Jacques Massu, Commandant en 1957 de la division parachutiste chargé du rétablissement de
l‟ordre à Alger, dans un entretien publié dans le journal Le Monde du 22 juin 2000, affirme : « Le principe de la
torture était accepté […]. Les civils, dans le gouvernement, trouvaient cela très bien […]. La torture n‟est pas
indispensable en tant de guerre, on pourrait très bien s‟en passer. Quand je repense à l‟Algérie, cela me désole,
on aurait pu faire les choses différemment. » Et le général de préciser : « J‟ai dit et reconnu que la torture avait
été généralisée en Algérie ! Elle a ensuite été institutionnalisée avec la création du CCI (Centre de coordination
interarmées) et des DOP (Dispositifs opérationnels de protection), et institutionnaliser la torture, je pense que
c‟est pire que tout ! ». Propos recueillis par Florence Beaugé, Le Monde, 23 novembre 2000. Lire sur ce sujet,
Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001.
129
Abdelhafidh Boussouf, membre de l‟OS, fut affecté en Oranie ; constantinois, il succède à partir de 1956 à
Larbi Ben M‟hidi au commandement de la Wilaya V. Abdelhafidh Boussouf obtient, dès la formation, le 19
septembre 1957, du Gouvernement provisoire de la République algérienne, le ministère des liaisons générales.
130
Cf. Mohammed Harbi, Le FLN mirage et réalité, op. cit ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op.
cit.
37
un allié mais aussi un protecteur au sein du commandement révolutionnaire. Le pouvoir
révolutionnaire échoit, depuis cette décapitation, à trois puissants chefs militaires : Krim
Belkacem, Lakhdar Bentobbal et Abdelhafidh Boussouf, ci-devant patrons respectifs des
wilayas III, II et V. Le triumvirat n‟apprécie guère l‟autorité de Ramdane Abane ; se sentant
uniment menacés par le dirigeant politique, les « 3 B » entreprennent aussitôt de l‟isoler. La
réunion du conseil national de la révolution algérienne tenue le 26 août 1957 au Caire, qui
consacre rien moins que le renversement du principe directeur du congrès de la Soummam,
entérine la chute de Ramdane Abane. Mais Abane, qui a vu et dénoncé le système de terreur
que fait régner la police politique dans la wilaya V et au sein de l‟armée des frontières,
représente une menace pour les prétoriens ; tombant dans un guet-apens tendu par les
triumvirs, il est étranglé à Tétouan le 27 décembre 1957 par les sbires de Boussouf131.
L‟assassinat de l‟artisan de la primauté du politique sur le militaire inaugure tout ensemble le
contrôle prétorien et la montée en puissance de la police politique. L‟homicide politique ne
cessera d‟émailler depuis le cours politique du pays.
Qui gouverne ? Comment gouvernent les gouvernants ? Pourquoi gouvernent les
gouvernants ?
L‟armée prétorienne n‟a pas seulement donné naissance à l‟Etat mais davantage et surtout
préempté le régime. Les règles du jeu politique, résiliente depuis l‟indépendance à nos jours
derrière des façades institutionnelles changeantes, se déclinent, pour l‟essentiel, suivant deux
principes : autoritarisme prétorien et corruption politique. Structurantes, ces logiques
entretiennent des affinités électives entre elles : tandis que l‟autoritarisme prétorien implique,
par-delà les modes idéologiques, la détention de la réalité du pouvoir par l‟Etat-Major de
l‟Armée, la non imputabilité, la faiblesse institutionnelle de l‟Etat et la dirty politics
fournissent, elles, l‟environnement idéal au déploiement de la corruption politique.
A- De la prédominance du collège des prétoriens. La mainmise des prétoriens sur le régime,
relevant moins de la contingence que de la structure, constitue la première règle normative du
jeu politique algérien. La prédominance de la force prétorienne ne date pas du coup d‟état de
janvier 1992 ; fondatrice, elle remonte à la formation, à la fin des années 1950, de la fameuse
« Armée des frontières » : bureaucratie militaro-policière déployée aux frontières marocaines
(Oujda) et tunisiennes (Ghardimaou), elle constitue le socle de l‟Etat indépendant. L‟« Armée
des frontières », moderne et bien équipée, parvient très vite à prendre le dessus, lors du conflit
131
Sur l‟assassinat de Abane Ramdane, lire Gilbert Meynier, op. cit, pp. 345-349.
38
fratricide qui l‟oppose, au cours de la « crise de l‟été 1962 », aux forces, modestes et
esseulées, des wilayas (III et IV) qui soutiennent la légalité du Gouvernement Provisoire de la
République Algérienne. La mise en place du régime prétorien s‟établit en trois temps : coup
de force militaire, longtemps préparé, par l‟Etat-Major Général (EMG) de l‟armée pour
écarter le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, l‟autorité légitime qui a
négocié les accords d‟Evian, dès les tous premiers jours de l‟indépendance ; cooptation, après
la prise sanglante d‟Alger, d‟un président et d‟un gouvernement sous influence ; prise de
contrôle total sur l‟Etat à la faveur du putsch du 19 juin 1965 du ministre de la Défense, le
colonel Houari Boumediene -ci-devant chef de l‟« Armée des frontières ».
Le collège des prétoriens demeure, par-delà les modes idéologiques et juridiques
expérimentées par l‟Etat depuis l‟indépendance à nos jours, l‟institution qui détient les reins
du pouvoir en Algérie. Il peut tantôt rester informel et tantôt revêtir une forme institutionnelle
en épousant les contours de l‟Etat-Major de l‟Armée. Aussi est-ce la force prétorienne qui a,
tour à tour, fait éclater le Gouvernement Provisoire et porté Ahmed Ben Bella à la présidence
à l‟issue de la crise de l‟été 1962 avant de déposer celui-ci trois ans plus tard, sélectionné le
successeur de Houari Boumediene en janvier/février 1979, contraindre le président Chadli à
démissionner et exécuter un coup d‟Etat en janvier 1992, ramené Mohammed Boudiaf,
désigné le général Liamine Zeroual en janvier 1994, coopté -après la démission de celui-ci- la
candidature présidentielle de Abdelaziz Bouteflika en 1999, marchandé deux réélections
successives de celui-ci et, last but not least, lancer depuis 2010 la préparation de l‟aprèsBouteflika.
La durabilité de la domination prétorienne sur le régime politique algérien, objet d‟étude qui
souffre d‟un examen minutieux, demeure une énigme. Aussi s‟avère-t-il nécessaire de
reconstituer, par-delà les faux-semblants institutionnels, le système de pouvoir à travers lequel
s‟opère la mainmise des prétoriens. Informel et néanmoins réel, le système de pouvoir
prétorien se décline suivant le dispositif suivant.
1°- L’indépendance institutionnelle de l’Armée. Imposée de facto lors de l‟affrontement
fratricide de l‟été 1962, l‟indépendance organisationnelle de l‟Armée s‟est considérablement
renforcée depuis le pronunciamiento du 19 juin 1965. Or le coup d‟état conduit par le ministre
de la Défense se trouve motivé essentiellement par la volonté des prétoriens de couper court
aux velléités du président de la République sinon de contrôler du moins de réduire leur
pouvoir, celles-ci ayant été manifestées entre autres par la nomination, sans leur consultation,
d‟un chef d‟état-major et d‟une milice. Le putsch manqué du 14 décembre 1967, qu‟avait
entrepris le chef d‟état-major -ci-devant installé par le président déchu- ouvre une nouvelle
39
phase dans l‟indépendance organisationnelle de l‟Armée. Le colonel Boumediene, primus
inter pares du collège des prétoriens, est contraint, pour se prémunir contre toute tentative de
renversement de son pouvoir, de prendre les mesures suivantes : renforcer considérablement
la Sécurité Militaire, l‟appareil de la police politique qu‟il rattache à son cabinet, pour exercer
un contrôle très étroit entre autres sur l‟armée132 ; dissoudre le poste de chef d‟état-major pour
maintenir la centralisation des forces militaires à son niveau exclusif ; doter l‟armée, jusqu‟à
l‟éclatement en 1975 du conflit avec le Maroc, d‟un modeste niveau d‟armement pour éviter
une modernisation, potentiellement menaçante pour son pouvoir, de l‟institution militaire ;
assurer la longévité des chefs militaires, sans lesquels il n‟aurait pas réussi ses coups de force
successifs, dans leurs structures de commandement respectives ; accorder aux chefs de
régions militaires et autres membres de la coalition prétorienne, qui des fiefs, qui des
capitaux, en compensation de sa construction du leadership. Houari Boumediene, décédé le 27
décembre 1978, laisse derrière lui une seule institution de gouvernement : non plus le FLN,
immobilisé par l‟architecte du système durant son long règne prétorien, mais bien plutôt
l‟Armée. Aussi n‟est-il pas surprenant que ce soit le collège des prétoriens, composé cette fois
du patron de la police politique et des principaux hauts officiers de l‟Armée, qui s‟empare de
la cooptation du nouveau chef de l‟Etat : le colonel Chadli Bendjedid, inamovible chef de la
deuxième région militaire depuis l‟indépendance. Le FLN, réactivé pour meubler le vide
politique et institutionnel dévoilé au grand jour par la succession, n‟ayant plus qu‟à introniser,
au cours du congrès de février 1979 -le premier jamais tenu depuis 1964- l‟élu du collège des
prétoriens comme secrétaire général du Parti ; candidat unique, le colonel Chadli est aussitôt
plébiscité président de la République à l‟issue d‟une « élection sans choix ».
Chadli Bendjedid, président et ministre de la Défense, ne parvient pas à s‟émanciper de son
statut de primus inter pares. Sous son règne, l‟Armée entame une nouvelle phase de son
développement organisationnel. Trois principales étapes scandent celui-ci. La réinstallation de
l‟Etat-Major en 1984 en est la première ; elle inaugure, sous le patronage de Chadli, le
renforcement institutionnel de l‟Armée. L‟intervention militaire au cours des émeutes
d‟octobre 1988 en est la seconde ; elle rend le président tributaire de l‟Etat-Major, le
commandant des forces terrestres, chargé des opérations de „‟rétablissement de l‟ordre‟‟,
devenant désormais ministre de la Défense moins de deux ans plus tard. L‟état de siège de
juin 1991 suivi de la déchéance six mois plus tard du président en est la troisième ; elle
marque l‟accomplissement terminal de l‟indépendance institutionnelle de l‟Armée.
132
Entretien avec le général-major et ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar, Alger, octobre 2010.
40
Le coup d‟état du 11 janvier 1992 consacre, comme celui du 19 juin 1965, la domination
totale et absolue de l‟Armée prétorienne sur l‟Etat, le régime et la société. La force
prétorienne, s‟accommodant avec les „‟standards‟‟ de l‟ère libérale, gouverne à l‟ombre des
façades institutionnelles. Tandis que la formule consacre le turnover des dirigeants civils,
consommant trois chefs d‟Etat en sept ans (1992-1999) -là où le régime n‟en a connu que trois
en trente ans d‟existence (1962-1992)-, elle n‟en garantit pas moins la longévité des
prétoriens. L‟indéboulonnable patron des services secrets, en poste depuis 1989 à nos jours,
ayant ainsi survécu à une période marquée nolens volens par : une spirale de violence qui s‟est
soldée par près de 200 000 morts en dix ans ; une rafale d‟homicides politiques ayant fauché
entre autres un chef d‟Etat, un responsable de la sécurité extérieure et des officiers supérieurs
en exercice, un ex-patron de la police politique et d‟anciens ministres de l‟Intérieur ; le
turnover de six chefs d‟Etat et treize premiers ministres ; la tenue de quatre élections
présidentielles et législatives. Cette indépendance institutionnelle achève de faire de l‟Armée
un véritable Etat dans l’Etat et de la police politique son centre névralgique.
2°- La détention de la réalité du pouvoir. Le pouvoir prétorien, dépassant de bien loin les
limites du domaine militaire stricto sensu, couvre, notamment depuis le putsch du 19 juin
1965, l‟ensemble des activités civiles, à commencer par la politique et l‟économie. Le
dispositif de pouvoir prétorien pénètre tous les pores du corps étatique. Il comprend, par-delà
la cooptation des chefs d‟Etat et de gouvernement, la conduite des grandes opérations
commerciales et financières extérieures. Le contrôle de ce champ de la décision stratégique
passe par la désignation aux fonctions suivantes : responsables d‟antennes commerciales à
l‟étranger et chargés de l‟intermédiation financière ; gestionnaires des capitaux d‟Etat, chefs
des grandes sociétés nationales ; ambassadeurs et attachés militaires, ministres, secrétaires
généraux et directeurs centraux des ministères de souveraineté, etc. La police politique qui a,
dès avant l‟indépendance, installé ses éléments „‟intouchables‟‟ dans tous les ministères,
contrôle ce domaine, réservé, en permanence133. Ce champ comprend un deuxième chaînon,
celui des „‟intermédiaires institutionnels‟‟: « bandits sédentaires »134 liés aux dirigeants, ils
133
Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, Paris, La Découverte, 1995, p. 40. Ghazi Hidouci a occupé
des fonctions stratégiques : tour à tour numéro 2 du Secrétariat Général au Plan sous Abdallah Khodja dans les
années 1970, conseiller du président Chadli entre 1985 et 1989, tête pensante du « groupe des réformes » formé
par le secrétaire général de la Présidence entre 1986 et 1989, ministre de l‟Economie dans le gouvernement du
réformateur Mouloud Hamrouche (9 septembre 1989-3 juin 1991).
134
Mancur Olson, « Dictatorship, Democracy, and Development », American Political Science Review, vol. 87,
n°3, septembre 1993, pp. 567-576. Mancur Olson définit le « bandit sédentaire » (stationary bandit) celui qui
s‟arroge un « monopole de vol » au moyen d‟une « taxation régulière ». Mais à la différence du « bandit
vagabond » (roving bandit) dont le vol n‟est pas régulier mais qui dépouille ses victimes au point de pousser ces
dernières à cesser la production des ressources susceptibles de faire l‟objet d‟une prédation, le « bandit
sédentaire », lui, maîtrise rationnellement son vol et protège ses assujettis contre d‟autres bandits.
41
tirent de colossaux bénéfices de corruption à travers le jeu des pots-de-vin et des commissions
auquel donnent lieu la conclusion, par l‟Etat mono exportateur d‟hydrocarbures, des gros
contrats relatifs à l‟achat d‟armement, d‟équipement, d‟usines et d‟infrastructures clés en
main135. Le troisième niveau de ce dispositif de pouvoir concerne l‟allocation des crédits,
l‟attribution des marchés, l‟octroi de privilèges et le contrôle du recrutement. Ce champ est
supervisés par les administrations de souveraineté (Défense, ministère de l‟Intérieur, Police,
préfectures, directions du contrôle financier) Ŕ elles-mêmes étroitement surveillées par les
services de sécurité136. La détention du pouvoir réel s‟accompagne
Le régime, s‟il a rénové sa formule institutionnelle pour se conformer aux „‟standards‟‟ de la
„‟démocratie de marché‟‟, n‟a pas fondamentalement changé de dispositif de gouvernement ;
ce dernier étant resté informel et monopolisé par quelques groupes et appareils soucieux de
soustraire leur pouvoir aux aléas d‟un jeu politique concurrentiel.
3°- La dirty politics. Le répertoire de la dirty politics comprend entre autres les manipulations,
les infiltrations, les complots, l‟intimidation, les purges, la torture et l‟homicide politique. Les
services de sécurité ont en fait une spécialité. La fin du Parti unique, ne s‟accompagnant pas
par le démantèlement de la police politique, consacre l‟apogée de la dirty politics ; celle-ci
devant, à l‟ombre de l‟ordre prétorien, déjouer l‟émergence d‟une « société politique »137.
Aussi, la politique en Algérie se révèle-t-elle truffée de manipulations : de l‟« insurrection
d‟octobre 1988 » au « complot scientifique » du FLN en 1996 en passant par la « grève
insurrectionnelle » lancée par Abassi Madani et Ali Benhadj en mai-juin 1991, la liste est
longue. Le dernier exemple en date étant l‟élection présidentielle de 2004 : la police politique,
pour crédibiliser le scrutin, est parvenue, par une manipulation politico-médiatique de grande
envergure, à accréditer la thèse de la « neutralité de l‟Armée ».
L‟homicide politique n‟est pas en reste. Entamé lors de la guerre menée par le FLN contre le
MNA, l‟assassinat politique s‟impose avec le meurtre de Ramdane Abane, l‟avocat de la
doctrine de « la primauté du politique sur le militaire », comme un instrument de règlement
des conflits. Les assassinats et les morts suspectes n‟ont cessé d‟émailler depuis la politique
algérienne : des opposants Mohammed Khider en 1967 à Abdelkader Hachani en 2000 en
135
Sur les « intermédiaires », lire, outre l‟ouvrage déjà cité de Ghazi Hidouci, le témoignage de Abdesselam
Bélaïd qui a été tour à tour ministre de l‟Energie et de l‟Industrie entre 1965 et 1977, puis chef du gouvernement
entre juillet 1992 et août 1993 : Cf. Mahfoud Bennoune et Ali El Kenz, Le hasard et l’histoire. Entretiens avec
Bélaïd Abdesselam, Alger, ENAG, 1989, tome 2.
136
Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, op. cit.
137
Le concept de « société politique » est emprunté à Alfred Stepan qui en fait l‟une des arènes de la
démocratisation dans son Rethinking Military Politics, op. cit. Voir aussi Juan Linz and Alfred Stepan, Problems
of Democratic Transition and Consolidation, op. cit.
42
passant par Krim Belkacem en 1970 et Ali Mécili en 1987 ; du ministre de l‟Intérieur Ahmed
Medeghri en 1974 au patron de la Police Ali Tounsi en 2010 en passant par le président
Mohammed Boudiaf en 1992…
B- De la corruption politique. La survie puis la consolidation du régime prétorien avait un
coût : l‟institutionnalisation de la corruption politique. Dans un contexte marqué par les
conflits de répartition du pouvoir et de la richesse, l‟allocation corrompue des ressources de
l‟Etat permet aux prétoriens d‟atteindre un objectif politique impérieux : acheter le silence
sinon la complicité des anciens acteurs de la guerre d‟indépendance dont la réaction à leur
mise à l‟écart pourrait être potentiellement nuisible à la stabilité du régime. La concurrence
sur le partage des prébendes se pose, face à la répression politique et à l‟institutionnalisation
de la peur et de l‟insécurité des élites, comme le seul jeu admis par le système, the only game
in town. La nationalisation des intérêts étrangers et l‟appropriation du parc de logements et de
biens immobiliers colonial fournit aux prétoriens, qui contrôlent les principaux ministères de
souveraineté, un précieux butin de guerre. Les mouvements de fonds et de biens que rend
possible l‟appropriation du patrimoine colonial, d‟une part, et la réorganisation étatique des
circuits financiers et commerciaux qu‟implique la « nationalisation » d‟actifs internes et
externes, de l‟autre, permettent, par le patronage et l‟influence, d‟opérer le premier transfert
de richesses de l‟Algérie indépendante. L‟opération de répartition des prébendes, qui dure
jusqu‟au début des années 1970, est sous le contrôle des services de la Sécurité Militaire. Les
clients cooptés qui obtiennent, à bas prix, droits d‟acquisition et concessions forment le
premier noyau du secteur privé. Celui-ci est constitué pour l‟essentiel d‟anciens chefs
maquisards, seigneurs de guerre, marchands d‟armes et/ou leurs parentèles respectives. Ces
derniers sont ainsi dotés de capitaux et incités, en violation de la doctrine officielle du
« socialisme spécifique », à s‟enrichir dans le privé. L‟octroi discrétionnaire de privilèges et le
flux croissant de l‟investissement de l‟Etat offrant à partir du boom pétrolier des années 1970
des marchés publics et des circuits d‟enrichissement protégés. D‟autres cadres de la guerre,
écartés du pouvoir à l‟indépendance, reçoivent sociétés nationales et ambassades en
compensation ; la gestion de ces structures, en donnant accès à de multiples privilèges, assure
l‟enrichissement rapide sinon illicite. La corruption politique concerne, aussi, l‟élite militaire
en place. Le groupe dirigeant, craignant les tentatives de putsch, est contraint -notamment
depuis le „„coup manqué‟‟ de décembre 1967- de céder aux chefs des régions militaires -alliés
sans lesquels il n‟aurait pu, ni mener à bien ses coups de force successifs d‟août 1962 et juin
43
1965 ni survivre aux rébellions- des fiefs et des circuits d‟enrichissement en compensation de
la monopolisation grandissante du pouvoir réel par lui exercé.
La corruption, loin d‟être occasionnelle ou marginale, s‟est posée, dès la mise en place du
régime, comme un mécanisme de régulation des conflits, un marché de substitution à la
participation politique, une compensation économique à l‟exclusion du pouvoir, un dispositif
de contrôle politique, bref une ultima ratio pour adoucir l‟ordre prétorien en permettant de
récompenser les fidèles, compromettre les concurrents et corrompre les opposants. La
corruption permet, en tant que telle, d‟atteindre des objectifs politiques cruciaux pour le
régime : offrir une compensation financière à ceux qui ont été exclus du pouvoir afin de
prévenir la prise de parole ; renforcer la vulnérabilité et la dépendance des acteurs à l‟égard du
centre ; fragmenter et domestiquer l‟élite stratégique ; couper l‟élite dirigeante des masses et
discréditer les concurrents aux yeux du peuple. La corruption politique nécessite, en tant que
système de gouvernement, plusieurs rouages.
1°- L’institutionnalisation d’un pouvoir non-imputable. Le régime politique algérien est un
système de gouvernement proprement non responsable : ces dirigeants effectifs ne sont pas
contraints, autoritarisme oblige, à rendre des compte. Ce mode de gouverner, au fondement du
système politique depuis l‟indépendance, est de beaucoup le plus résistant : en effet, si le
régime a substitué le « multipartisme » au « parti unique », « l‟économie de marché » à
« l‟économie planifiée », il se refuse toujours à substituer la reddition des comptes
(accountability) à la non imputabilité.
L‟organisation, tous les cinq ans depuis 1997, de « législatives pluripartistes » sert moins à
institutionnaliser la responsabilité politique du gouvernement vis-à-vis du Parlement qu‟à se
doter de façades institutionnelles démocratiques et offrir, en guise de « pluralisme limité »,
d‟étroites avenues de participation et de capture des bénéfices de la rente à la population
travers la mobilisation de réseaux clientélistes138. Aussi, en dépit des préjudices financiers
colossaux engloutis dans les affaires de corruption survenues en cascade ces dernières années,
le Parlement, contrôlé en amont et en aval, n‟a-t-il jamais constitué de commissions d‟enquête
pour tenter de faire la lumière sur les responsabilités engagées dans ces entreprises
corruptives. Ce n‟est pas tout : alors que les cours du Brut sont passés de 40$/baril en 2004 à
80$/baril en 2007, les lois de finances des années 2004 à 2007 ont été élaborées sur la base
d‟un prix de référence à 19$/baril seulement ! Si un instrument, le Fonds de régulation des
138
Cf. Mohammed Hachemaoui, « La représentation politique en Algérie : entre médiation clientélaire et
prédation », Revue française de science politique, vol. 53, n°1, 2003, pp. 35-77.
44
recettes (FRR), a été institué par le gouvernement en 2000 pour capter le différentiel entre les
revenus prévisionnels des lois de finances et les revenus réels d‟exportation des
hydrocarbures, et servir à rembourser -par anticipation- la dette extérieure du pays, sa gestion
se fait en revanche dans une totale opacité. Au moment où le Parlement s‟apprêtait à adopter,
en décembre 2006, la loi de finances de 2007, les réserves du Fonds de régulation des recettes
avaient atteint officiellement 40 milliards de dollars..., soit l‟équivalent du budget officiel.
Alors que le FRR, échappant à tout contrôle, s‟apparente désormais à une « caisse noire »,
jamais le Parlement algérien n‟a exigé des comptes du gouvernement au sujet de la gestion de
ce fonds.
Le président Bouteflika, joignant la parole au geste a résumé ce climat moral d‟impunité à
l‟occasion d‟un discours remarqué tenu devant les élus locaux fin juillet 2008 : « si l‟on doit
demander d‟où détient-il cela, on doit [alors] le faire pour tout le monde... » Traduction :
« comme on ne peut pas exiger des comptes à tout le monde, alors on s‟abstient. »
2°- L’institutionnalisation des monopoles. Les gouvernants algériens, exerçant les pouvoirs
d‟Etat sans contrôle ni imputabilité, ont érigé ou pris possession de multiples monopoles logés
de part et d‟autre de l‟économie. La jouissance de ces monopoles commerciaux connaît deux
phases. La première couvre l‟époque de l‟économie dirigée. La maîtrise des « barons » du
régime sur les monopoles passe durant les années de « socialisme » par le contrôle, par eux
exercé, sur les tutelles ministérielles et les grandes entreprises publiques. Le gouvernement
conduit par le groupe des réformateurs Mouloud Hamrouche et Ghazi Hidouci entre 1989 et
1991 se donne pour objectif quasi déclaré : le démantèlement des assises de ce système de
monopoles. Plusieurs mesures sont engagées dans cette perspective: l‟adoption par
référendum quatre mois après les émeutes d‟octobre 1988 d‟une Constitution qui consacre les
principes de l‟Etat de droit ; l‟institutionnalisation de l‟indépendance de la Banque d‟Algérie à
travers, entre autres, la gestion autonome des transactions sur les capitaux ; la mise en oeuvre
de l‟autonomie des entreprises publiques vis-à-vis des tutelles ministérielles ; la suppression
des monopoles d‟importation ; la création de l‟Observatoire du commerce extérieur ; la
tentative d‟auditer les comptes de Sonatrach par des organismes internationaux, etc.
Ces mesures, en s‟attaquant aux leviers de la corruption politique, suscitent l‟hostilité des
maîtres du système. Ces derniers parviennent, par le truchement de la dirty politics et
l‟intervention prétorienne de l‟Armée en juin 1991, à faire échec à l‟entreprise de sortie du
régime de corruption autoritaire. L‟avortement de la réforme du système de rente et de
corruption en juin 1991 ouvre le champ à un nouveau contexte institutionnel, marqué tout
45
ensemble par la restauration prétorienne, la privatisation de la violence, le collapsus
institutionnel et la corruption politique.
Les prétoriens rentiers, pour remédier au « bust » pétrolier, expérimentent une nouvelle
ressource : la « rente stratégique ». Les faucons, agitant les spectres du « péril vert » et du
« collapsed state », parviennent à obtenir, avec l‟appui du gouvernement français, un
Programme d‟ajustement structurel du FMI Ŕalors dirigé par Michel Camdessus, un „‟ami de
l‟Algérie‟‟. Les financements exceptionnels permettent, au moment où l‟économie algérienne
est désormais sous influence de réseaux de bandits sédentaires et vagabonds, d‟injecter, en
quatre années (1994-1998), 22 milliards de dollars139.
Alors que la compétition, entre prétoriens, pour la capture des pouvoirs d‟Etat fait rage, les
monopoles changent d‟entité juridique, passant du secteur public aux magnats privés.
L‟appareil commercial des monopoles est ainsi remplacé par des oligopoles directement liés
aux principaux chefs prétoriens. Le marché des importations, qui représente durant ces années
de violence entre 10 et 11 milliards de dollars, tombe ainsi sous le contrôle de moguls et
autres tycoons liés à l‟élite militaire et civile de l‟Etat prétorien140. Les gouvernants, jouissant
d‟un pouvoir non contrôlable et non imputable, érigent, à l‟ombre du programme
d‟ajustement structurel du FMI, de l‟extraversion de l‟économie et de la privatisation de la
violence, des oligopoles commerciaux grâce auxquels ils sont très rapidement devenus,
l‟insécurité favorisant la prédation rapace, de puissants (protecteurs de) moguls dans
l‟importation qui des produits alimentaires, qui des médicaments, qui des matériaux de
construction, etc. Les marchés d‟importation sont ainsi répartis entre « généraux » au gré des
rapports de force.
Le marché des produits pharmaceutiques est un exemple archétypique. Contrôlé jusqu'au
début de la décennie 1990 par trois sociétés publiques, l‟importation des médicaments se voit
dominée, à partir de 1995, à 85%, par une dizaine d‟importateurs étroitement liés aux chefs
prétoriens141. Les exemples ne manquent pas : Mustapha Ait Adjedjou, patron du Laboratoire
Pharmaceutique Algérien, est réputé par son « amitié » avec le chef d‟Etat-Major de l‟Armée
Mohamed Lamari ; l‟homme d‟affaires fournit par ailleurs équipements et services aux forces
militaires ; la compagnie privée Errahma, appartenant à son fils, assure la surveillance
139
Ghazi Hidouci, “L‟Algérie peut-elle sortir de la crise?”, Maghreb-Machrek, n°149, juillet-septembre 1995, p.
33.
140
Cf. Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria. The Politics of Rent-Seeking and Failed
Development, Boulder, Westview Press, 2000, p. 94 et suivantes ; Miriam Lowi, “War-Torn or Systematically
Distorted ? Rebuilding the Algerian Economy” dans Leonard Binder, ed, Rebuilding Devastated Economies in
the Middle East, New York, Palgrave, 2007, pp. 127-151.
141
Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria, op. cit., p. 95.
46
électronique de Sonatrach142. Apotex appartient à la famille du général Mohamed Ghenim,
secrétaire général du Ministère de la Défense. Pharmalliance est l‟entreprise de la fille du
redoutable général-major Smaïn Lamari, patron de la direction du contre-espionnage. KRG
appartient à Rafik Abdelmoumène Khelifa, fils de Laroussi Khelifa, ancien ministre et cadre
du MALG. Il en est de même des fils du général-major en retraite Ali Bouhadja et du ministre
de l‟Intérieur Mostefa Benmansour143 ; de la fille du colonel Ali Tounsi, patron de la Police,
et du fils du général Ghreïb144.
Le marché de l‟importation des produits agro-alimentaires n‟est pas en reste. Le général
Mohamed Bétchine, ministre-conseiller du chef de l‟Etat Liamine Zeroual (1994-1998),
contrôle, à travers les lignes de crédits généreusement alloués par une banque publique (CPA)
à sa société GERIC -spécialisée au départ dans les travaux publics- une bonne part de l‟import
des pâtes alimentaires145. Cevital, groupe familial qui comprend une vingtaine de filiales
créées depuis le début des années 1990, appartient à Issaad Rebrab, homme d‟affaires kabyle.
Rebrab, bénéficiant, grâce à l‟appui du tout puissant patron des services, le général-major
Mohamed Mediene, kabyle comme lui, d‟un généreux financement public en devises et de
faveurs fiscales taillées sur mesure, faire fortune depuis les années 1992-1993 dans le très
lucratif import (du rond à béton, du sucre, du blé dur et des véhicules). Le groupe, qui semble
s‟inspirer de l‟ONA, le conglomérat du Makhzen marocain, occupe, grâce à ces appuis, une
position dominante dans les secteurs économiques les plus lucratifs (le commerce de
véhicules, l‟agro-alimentaire, l‟électroménager, etc.) Le mogul est le concessionnaire des
firmes sud-coréennes Hyundai et Samsung. L‟apprenti oligarque, encensé par la presse privée
algérienne, a annoncé, deux mois après le retour d‟Ahmed Ouyahia -l‟autre protégé du patron
de la police politique- à la tête du gouvernement en juillet 2008, le lancement de « Cap
2015 » ; le „‟projet gigantesque‟‟ comprenant (pour reprendre l‟article que lui consacre un
journal en ligne) „‟la réalisation, autour d‟un port en eaux profondes, de 20 km de quais (soit
six fois plus que Tanger Med), une zone industrielle de 5000 hectares devant accueillir le plus
grand complexe d‟aluminium au monde, des unités de dessalement de l‟eau de mer, des
centrales électriques d‟une capacité de 3200 MW…‟‟ ! Issad Rebrab a déclaré, dans une
interview remarquée parue dans le très influent journal El Khabar du 26 avril 2003, avoir,
142
Maghreb Confidentiel, 16 janvier 1997 cité par Bradford Dillman, State and Private Sector in Algeria, op.
cit., p. 149.
143
Djilali Hadjaj, Corruption et démocratie en Algérie, Paris, La Dispute, 1999, p. 170.
144
El Watan économie, 19 septembre 2005.
145
Ibid, p. 186.
47
grâce à l‟intervention d‟un « grand général », bénéficié d‟un abattement fiscal de quelques 2
milliards de dinars, soit près de 200 millions d‟euros.
3°- L’affaiblissement institutionnel de l’Etat. La faiblesse des institutions n‟est pas seulement
-comme l‟avance de façon quelque peu mécanique le paradigme du « rentier state »- un effet
pervers à l‟allocation des bénéfices de la rente à la population, mais aussi sinon surtout un
effet recherché par les gouvernants corrompus pour mettre leurs affaires à l‟abri de toute
velléité de contrôle. Le bras de fer remporté par les prétoriens sur les réformateurs du
système en juin 1991 marque à ce titre un moment déterminant dans le processus de collapsus
institutionnel de l‟Etat et par conséquent dans la survie du système de corruption.
Les prétoriens, ne se contentant pas de prendre le contrôle du gouvernement, des banques
publiques et des douanes, entreprennent, dans le sillage du coup d‟état de janvier 1992,
l‟évidement du dispositif institutionnel mis en place par les réformateurs -entre 1988 et 1991.
Trois instruments stratégiques sont visés en priorité : la Banque d‟Algérie, l‟Observatoire du
commerce extérieur et les Fonds de participation. (i)- Le gouverneur de la Banque d‟Algérie,
nommé en 1990 pour un mandat de six ans, est remplacé par le pouvoir de fait en juillet 1992
en violation de la loi sur la monnaie et le crédit d‟avril 1990. Pour favoriser les
« intermédiaires institutionnels », le Règlement n° 95-07 de décembre 1995 de la Banque
d‟Algérie légalise l’intermédiation dans les transactions commerciales extérieures. Ce n‟est
pas tout : pour mieux désarmer la banque des banques, l‟ordonnance 96-22 de juillet 1996
dépossède le gouverneur de la Banque d‟Algérie de sa prérogative de porter plainte pour
infractions à la réglementation des changes et transferts de capitaux au profit du ministre des
finances Ŕnommé et révoqué par le collège des prétoriens. El Khalifa Bank, le navire amiral
du conglomérat du tycoon Rafik Khelifa, bénéficiant d‟appuis et de complicités à très haut
niveau de la hiérarchie de la décision, a ainsi pleinement exploité la paralysie de la banque des
banques pour mener une véritable entreprise d‟évasion de capitaux entre 2000 et 2002.
L‟abrogation, opérée en février 2001, du « mandat » du Gouverneur et des vice-Gouverneurs
de la Banque d‟Algérie. (ii)- L‟Observatoire du commerce extérieur, l‟institution chargée par
le ministre de l‟Economie Ghazi Hidouci de traquer la corruption inhérente au commerce
extérieur est dissoute aussitôt après l‟éviction, le 4 juin 1991, des réformateurs du
Gouvernement. (iii)- Les Fonds de participation, institués en janvier 1988, pour gérer les
valeurs mobilières de l‟Etat et assurer l‟autonomie aux entreprises publiques, seront
partiellement gelés, avant d‟être remplacées en 1995 par des Holdings, ces dernières, sous
48
contrôle ministériel, étant, à l‟heure de la domination prétorienne, mise à leur tour sous la
tutelle d‟un organe central, le Conseil national des privatisations de l‟Etat.
L‟impuissance des institutions de régulation et de contrôle devant les entreprises de grande
corruption orchestrées dans le sillage d‟El Khalifa Bank et de Brown Root & Condor en dit
long sur le collapsus institutionnel délibéré de l‟Etat : les gouvernants corrompus se plaçant comme le montrent très clairement les cas de BRC, Tonic et Khalifa- à l‟interface des secteurs
publics et privés, parviennent, grâce à l‟exercice non contrôlable et non imputable du pouvoir,
sinon à placer les institutions étatiques au service de leurs business, du moins à empêcher
celles-ci d‟enquêter ou de sanctionner leurs entreprises de grande corruption.
L‟affaiblissement institutionnel de l‟Etat est au fondement du régime prétorien. Le FLN, qui a
souffert dès sa création du primat du militaire sur le politique, subit de plein fouet,
l‟indépendance venue, la loi de l‟ordre prétorien : l‟abaissement politique et institutionnel aucun congrès n‟ayant été organisé par le parti unique entre 1964 et la désignation du
successeur de Boumediene en février 1979. Le régime prétorien consacre d‟entrée le collapsus
institutionnel de l‟assemblée parlementaire. L‟entreprise comprend trois principales étapes. La
première commence par le trafic des listes de candidats aux élections à la Constituante. La
seconde étape à trait à l‟adoption de la Loi fondamentale de la République algérienne
démocratique et populaire : dans une démarche fondatrice et archétypale, le texte de la
Constitution de l‟Algérie indépendante, conçu en dehors de la Constituante, est présenté le 11
août 1963 dans une salle de cinéma devant une assemblée parallèle composée des „‟forces
vives de la nation‟‟ parmi fonctionnaires civils et militaires, députés et représentants des
„‟organisations populaires‟‟Ŕprovoquant la démission du républicain Ferhat Abbas,
l‟éphémère président de l‟Assemblée constituante. La troisième étape de l‟abaissement de
l‟institution d‟implémentation se termine par la dissolution de l‟Assemblée Populaire
Nationale dans l‟ombre du pronunciamiento du 19 juin 1965. La deuxième APN, totalement
contrôlée, ne verra le jour qu‟en 1977 : c‟est-à-dire au terme du processus de consolidation
autoritaire. La même logique s‟opère dans les années 1990 : le pouvoir prétorien n‟ayant
organisé un scrutin législatif qu‟après avoir assuré la survie du régime autoritaire, laminé
l‟opposition Ŕmajoritaire aux législatives pluralistes annulées de décembre 1991-, tué dans
l‟œuf la société politique et accordé ex ante la majorité des sièges de l‟APN à un parti
d‟administration, par lui créé -sur le modèle du Makhzen marocain sous Hassan II- trois mois
seulement avant les législatives contrôlées de juin 1997. Réélue régulièrement depuis, la
chambre basse du parlement n‟a ainsi menée aucune enquête parlementaire sur les affaires de
corruption et les crimes économiques de ces dix dernières années…
49
4°- La faiblesse de la société civile. En Algérie, où l‟état d‟urgence instauré dans la foulée du
coup d‟état de janvier 1992 demeure, vingt deux ans plus tard, encore en vigueur, les affaires
de (grande) corruption ne font pas « scandales ». En dépit des préjudices financiers colossaux
qu‟elles ont infligés au Trésor public, celles-ci n‟ont provoqué aucune crise politique dans le
pays. Les affaires de grande corruption, telles que Brown Root & Condor, l‟exportation des
déchets ferreux et non ferreux, El Khalifa Bank, BNA, Tonic et la gestion du Gouvernorat du
Grand Alger, n‟ont en effet suscité ni démission(s), ni ouverture d‟information(s) judiciaire(s)
indépendante(s), ni commission(s) d‟enquête parlementaire, ni action(s) collective(s), ni
protestation(s) populaire(s). La révélation des « scandales de corruption » dans les titres de la
presse privée donne pourtant l‟impression de l‟existence sinon d‟un système de transparence
et de liberté, du moins d‟un journalisme d‟investigation audacieux. A la vérité, le feuilleton
des « affaires de corruption » reflète moins les percées d‟une presse indépendante que la
communication codée à laquelle se livrent, par « fuites » interposées, les groupes dominants
du régime en vue de se neutraliser réciproquement. Le surgissement des « scandales », loin de
refléter le dynamisme d‟un « espace public » sert au contraire de substitut à l‟absence d‟une
classe politique et d‟une société civile indépendantes en mesure d‟exercer des pressions sur
les gouvernants pour amener ces derniers à se plier à l‟exigence de l‟imputabilité publique.
5°- L’institutionnalisation normative de la corruption. Houari Boumediene a fait, au cours
d‟un discours tenu à l‟occasion des « débats populaires » sur la Charte nationale de 1976, un
aveu qui en dit long sur la baisse du « coût moral » de la corruption dans sa société : « il est
difficile de mélanger le miel sans le goûter ! ». Le raïs, dressant un constat amer de la
situation du pays, devait reconnaître une année plus tard la banalisation de la prédation :
« ruser pour voler l’Etat semble être devenu la règle, comme si l‟Etat était un Etat étranger ».
Trente ans plus tard, son ancien ministre des Affaires étrangères, devenu président, devait,
dans une allocution prononcée à l‟occasion de sa rencontre avec les élus locaux, marquer sur
un ton réprobateur son étonnement devant les personnes qui s‟interrogent (encore) sur
l‟origine des grosses fortunes : « si l‟on commençait à parler de voleurs, [alors] tous les
Algériens, hormis ceux qui ne le méritent pas, ont volé. Il n‟y [en] a pas un qui n‟ait pas mis
le doigt dans le miel [...]. »
« Chacun a droit à sa dose de miel » semblait signifier le prétorien en chef ; « tout le monde a
pris sa part du miel » confirmait le raïs trente plus tard. La mise en écho des deux propos
présidentiels est frappante ; elle révèle en pointillé la trajectoire d‟institutionnalisation morale
empruntée par la corruption en Algérie : celle-ci est symboliquement passée de la
50
comparaison métaphorique de la corruption au miel pour aboutir à la légitimation normative
de la prédation. Aussi n‟est-il pas étonnant que les opérations de corruption soient quasi
unanimement perçues dans l‟Algérie de Bouteflika comme étant des parangons de réussite
économique et sociale. Entre l‟aveu du caudillo et la sentence du raïs, beaucoup de « miel de
corruption » a dû couler sous le pont qui relie les deux contextes pour « huiler » le régime
politique algérien, trente années durant.
III- La corruption comme système de gouvernement : le modèle marocain
Le Maroc, sous protectorat français de 1912 à 1956, n‟a pas subi, comme l‟Algérie, les effets
destructeurs qu‟exerce une colonisation de conquête et de peuplement sur les structures
traditionnelles. Sous l‟impulsion du maréchal Lyautey, le protectorat français y a même
préservé le Sultan et le Makhzen (la maison royale), en veillant à les déposséder toutefois de
leurs fonctions de gouvernement et de patronage146. Fort de cet héritage historique, le Sultan
Mohammed V est parvenu, depuis son retour héroïque d‟exil en 1955, à s‟imposer très vite au
centre du jeu politique : en divisant les factions nationalistes d‟un côté, en s‟alliant aux
notables ruraux -qui soutenaient le protectorat français- de l‟autre. Alors que l‟indépendance
contribue à accroître l‟autorité et le pouvoir du monarque, la décolonisation, progressive et
non brutale comme en Algérie, permet à celui-ci de prendre possession des plus belles terres
et de devenir le plus grand propriétaire foncier du royaume147. La « domination sultanienne »,
pour reprendre la catégorie de Max Weber, concourt à la restauration du Makhzen comme
source principale de distribution des bénéfices aux clientèles du Palais.
Hassan II, qui succède à Mohammed V en 1961, poursuit l‟entreprise entamée par son défunt
père. Le jeun roi, confronté cependant aux révoltes urbaines de Casablanca de mars 1965,
ordonne une répression sévère, renvoi le Parlement et proclame, le 7 juin de la même année,
l’état d’exception. Mais alors que les jours du jeune roi semblent comptés, la « corruption
planifiée », qu‟il a tôt instituée en mécanisme central de gouvernement, contribue
efficacement à assurer la survie de son régime148. Un système de corruption s‟impose, comme
dans l‟Algérie des prétoriens, à titre de marché de substitution à la participation et à la
146
Lire inter alia Abdellah Hammoudi, Master and Disciple. The Cultural Foundations of Moroccan
Authoritarianism, Chicago, Chicago University Press, 1997; Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du
trône, Paris, Presses de la FNSP, 2e édition, 1985; Mohamed Tozy, Monarchie et Islam politique au Maroc,
Paris, Presses de Sciences Po, 2e édition, 1999; John Waterbury, Le commandeur des croyants. La monarchie
marocaine et son élite, trad., Paris, PUF, 1975.
147
Cf. Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit ; John Waterbury, Le commandeur des
croyants, op. cit.
148
John Waterbury, « Endemic and Planned Corruption in a Monarchical Regime », article cité.
51
contestation. Selon John Waterbury, la corruption politique a permis au roi de lier les intérêts
des officiers supérieurs de l‟Armée (Berbères pour la plupart d‟entre eux), des hauts
fonctionnaires du ministère de l‟Intérieur et des notables ruraux à la survie du régime ; la
« quasi classe », ainsi formée, servant de « tampon » entre les paysans sans terre dont le
nombre va croissant et les groupes de propriétaires terriens traditionnels149. Mais à la
différence des prétoriens algériens qui ont liquidé le butin colonial dès les premières années
de l‟indépendance, le monarque procède, lui, plus graduellement. En 1973, alors que la
plupart des terres sont distribuées pour l‟essentiel, Hassan II, survivant à deux tentatives
simultanées de putsch militaire (1971 et 1972), décide, pour diversifier les ressources du
Makhzen, la marocanisation du commerce. L‟opération, « mélange d‟incitations idéologiques
et de récompenses matérielles », vise, pour reprendre l‟analyse subtile et informée de Rémy
Leveau, plusieurs objectifs à la fois150. Le premier est d‟« exclure la possibilité » d‟une
« alliance », aussi peu probable soit-elle, entre les militaires et les entrepreneurs étrangers.
Hassan II entreprend -à l‟instar du jeu de prébendes organisé par le colonel Boumediene avec
les maquisards et autres anciennes gloires nationalistes en guise de compensation de leur
exclusion du pouvoir- la distribution des établissements industriels et commerciaux à la
première génération de dirigeants politiques ayant accédé aux responsabilités dans les années
1960. Le dispositif entend, par-delà cette « crainte des militaires qui assurait au souverain la
bienveillance naturelle de la classe politique », maintenir « un certain attrait au jeu
politique »151. Ce n‟est pas tout. En offrant les hautes fonctions de la hiérarchie
administrative, ci-devant libérées, aux jeunes cadres formés à l‟indépendance, le roi, qui
craint une récupération de l‟élite bureaucratique par les partis de gauche ou les prétoriens,
« s‟assure
la
collaboration
d‟une
génération
ambitieuse…qui
lui
fournira
une
technostructure »152. La marocanisation du commerce profite également à la bourgeoisie de
Fès, qui exerçait, dès avant 1912, la haute main sur le commerce.
Hassan II, qui a amplifié la capacité de patronage du Makhzen d‟un côté et étendu son
contrôle sur le secteur privé de l‟autre, assure sa suprématie comme ordonnateur en chef des
prébendes ; au demeurant, il érige la corruption comme instrument de contrôle politique. En
publiant, quarante huit heures après la tentative de coup d‟Etat de 1971, l‟inventaire détaillé
des biens mal acquis des prétoriens, le roi veut avoir le dernier mot même si son royaume doit
s‟écrouler sous ses pieds : montrer au peuple marocain que les auteurs du putsch ne sont pas
149
Ibid, p. 548.
Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 255 et suiv.
151
Ibid.
152
Ibid.
150
52
les artisans de l‟ordre nouveau, mais bel et bien les acolytes de l‟ancien régime153. Cette
pratique rappelle celle employée par le colonel Boumediene : le caudillo, tout en confessant
dans ces discours qu‟“il n‟est pas possible de mélanger le miel sans le goûter”, menace, à
travers ces joutes oratoires, de dénoncer les “barons du régime socialiste” si ces derniers ne
mettent pas un terme à leur corruption.
Le système makhzenien, en diffusant une corruption endémique au bas de l‟échelle et une
grande corruption au sommet de la pyramide, permet au roi de fragmenter l‟élite stratégique,
d‟adoucir l‟ordre autoritaire, de neutraliser le conflit de classe, d‟élargir les bases de soutien et
d‟assurer la survie de son régime.
Or le quadruplement, en 1974, des revenus du phosphate, ressource qui représente alors plus
de la moitié des exportations du pays, concourt à huiler la machine. Le boom se traduit par le
lancement de grands programmes d‟investissements publics, la conclusion d‟accords de
partenariat entre secteurs public et privé nationaux, la démultiplication des entreprises et des
emplois154. L‟octroi des crédits et des marchés publics obéit cependant aux règles qui
gouvernent le système makhzenien de corruption : la prééminence du Palais, l‟accès
préférentiel
aux
opportunités
économiques
(contrats
lucratifs,
licences
d‟importation) au cercle restreint des „‟grandes familles‟‟ de la bourgeoisie
155
exclusives
. Dans ces
conditions, le boom bénéfice en priorité au Palais, à la bourgeoisie de Fès et aux officiers
supérieurs de l‟Armée ; les liens denses noués entre ces groupes structurant le système de
patronage marocain suivant des cercles concentriques. L‟annexion du Sahara espagnol en
1975 permet à l‟artisan de la Marche Verte, outre le gain de légitimité, de distribuer des
prébendes à certains officiers militaires. Ces derniers, tirant profit du contrôle qu‟exercent
l‟institution militaire sur les eaux territoriales, notamment dans l‟exportation du poisson vers
l‟Espagne156. En définitive, il n‟y a, dans cette économie politique du Makhzen, guère plus
qu‟une « frontière théorique » entre le « public » et le « privé » ; aussi n‟est-il pas exagéré de
parler de « cozy capitalism »157.
La crise fiscale et les déficits de la balance des paiements s‟installent cependant à partir de
1978. L‟application, en 1983, du programme d‟ajustement structurel (PAS) du FMI
s‟accompagne ici comme ailleurs par des coupes sombres, des licenciements et des
153
John Waterbury, “Endemic and Planned Corruption in a Monarchical regime”, article cité, p. 554.
Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 256, p.259..
155
Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative
Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, en particulier pp. 84-103.
156
Guilain Denoeux, « Corruption in Morocco : Old Forces, New Dynamics, and a Way Forward », articlé cité,
n1, p. 150.
157
Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative
Perspective, p. 86.
154
53
privatisations. Mais ce que le PAS fait perdre au chef de l‟Etat en terme de décision
économique, le roi-entrepreneur, qui détient au demeurant des avoirs à l‟étranger158,
s‟emploie à le reconquérir à travers le contrôle indirect du secteur privé. Les militaires
algériens tentent une conversion similaire dans le sillage de l‟application du PAS en 1994. A
ceci près que la prise de contrôle du secteur privé par les prétoriens, intervenant dans un
contexte de dispersion du pouvoir présidentiel, de privatisation de la violence, de délégitimation et d‟affaiblissement de l‟Etat, s‟opère suivant une logique de partage des fiefs
entre « bandits sédentaires ».
Si le roi est le premier capitaliste du pays, il n‟est pas, dans un système institutionnel marqué
par le bouillage de la frontière entre le public et le privé, un entrepreneur comme les autres.
Le capitaliste, qui jouit au demeurant de l‟exercice monopolistique et non imputable du
pouvoir, bénéficie, dans ce régime autoritaire, de toutes les faveurs dues au roi du Maroc.
Aussi, aucun entrepreneur n‟a-t-il pu occuper une position dominante depuis l‟indépendance
du pays sans l‟accord personnel du roi ; le souverain s‟employant à empêcher la constitution
d‟un centre de pouvoir concurrent159. A la vérité, Hassan II a, comme Mohamed Rèza
Pahlavi, tôt fait de préempter l‟économie de marché de son pays. Le monarque chérifien, ne
se contentant pas, comme son père Mohammed V, d‟être le plus grand propriétaire foncier du
royaume, s‟emploie à s‟ériger en « premier entrepreneur du pays », particulièrement depuis
son rachat, en 1980, des avoirs de la Banque de Paris et des Pays-Bas qui restaient dans le
pays160. L‟opération donne à la famille royale le contrôle de la majorité des actions de
l‟Omnium Nord-Africain, compagnie chargée depuis sa refondation en 1934 de l‟exploitation
minière161. L‟ONA, un peu à l‟image de l‟empire industriel du Shah ou de l‟oligopole
égyptien de Osman Ahmed Osman, est un conglomérat tentaculaire qui embrasse, avec ses 40
filiales, l‟exploitation minière, le secteur bancaire, l‟agro-alimentaire, l‟importation et
l‟assemblage de véhicules, les produits laitiers, le textile, les Corps gras, le sucre, la location
de camions, les travaux publics162. L‟oligopole, fort du soutien du roi, adopte une stratégie
d‟acquisitions particulièrement agressive : acquisition en 1986 de près de 40% de
l‟établissement public, la Banque Commerciale du Maroc, et prise de participation dans
Lessieur Afrique ; lancement en 1989 de la deuxième chaîne de télévision du pays (2M) ;
158
Notamment dans Félix Potin et TF1. Cf. Gilles Perrault, Notre ami le roi, Paris, Gallimard, 1990.
Rémy Leveau, op. cit., p. 257.
160
Ibid, p. 257.
161
http://www.ona.ma/historique1.php
162
Rémy Leveau, Le fellah marocain défenseur du trône, op. cit., p. 257 ; William Zartman, « King Hassan‟s
New Morocco » dans William Zartman, ed., The Political Economy of Morocco, New York, Preager, 1987, p.
29.
159
54
ouverture en 1990 du premier hypermarché du Maroc (Marjane) ; prise de contrôle, en 1999,
d‟une très importante holding publique, la Société Nationale d‟Investissement (SNI) ;
partenariat la même année avec le français DANONE dans les produits laitiers et le canadien
SEMAFO dans les mines ; partenariat en 2001 avec AUCHAN, etc. Les prétoriens algériens,
qui suivent le Maroc de très près, cherchent, après l‟échec calamiteux de Khalifa, à réussir la
greffe en portant aux cimes le groupe „‟familial‟‟ CEVITAL du magnat kabyle Issad Rebrab :
créé au début des années 1990, le conglomérat dispose, dix ans plus tard, de 21 filiales qui
occupent, à la faveur du patronage que lui apporte de puissants généraux kabyles, des
positions quasi monopolistiques dans l‟importation du fer à béton et des véhicules, les Corps
gras, le sucre, la location de camions, la grande distribution ; le groupe ambitionnant même de
lancer un Hub portuaire „‟plus grand que celui de Tanger‟‟
Les banques commerciales, qui forment au Maroc un « oligopole restreint », s‟avèrent le
« principal instrument de contrôle du Makhzen »163. Les banques, renforcées depuis
l‟imposition, en 1976, du plafonnement des crédits, font et défont la plupart des entrepreneurs
marocains. En 1986, l‟ONA, le conglomérat makhzenien, acquiert la majorité des actions de
la BCM, alors la plus importante banque privée du pays. Hassan II, parvenu à exercer une
influence considérable sur le secteur privé, peut, contrairement aux prétoriens algériens qui
misent sur la rente pétrolière et l‟import, approfondir l‟insertion de son pays dans le
mouvement de la globalisation, sans avoir à craindre la défection des „‟grandes familles‟‟ de
Fès qui dominent la Confédération Générale des Entreprises Marocaines (CGEM) Ŕla
principale organisation patronale du royaume. Il abolit ainsi en 1991 le plafonnement des
crédits bancaires et le contrôle formel sur les taux d‟intérêts. Hassan II, ne craignant pas de
perdre le contrôle sur le système de patronage, lance, à l‟inverse des prétoriens algériens (et
égyptiens), la privatisation de la BMCE, l‟une des plus importantes banques publiques du
Maroc164. Deux offres concurrentes sont en lice : celles de Othman Benjelloun Ŕbanquier et
homme d‟affaires descendant d‟une richissime famille de Fès- et de Miloud Chaabi Ŕun
milliardaire et néanmoins outsider. Alors que Ynna, Holding appartenant à ce dernier, est
considérée comme „‟fructueuse‟‟ par la Banque Mondiale, c‟est le groupe de Benjelloun qui,
163
Clement Moore Henry & Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in the Middle
East, op. cit., p. 217 et suiv. Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs. Politique et transformation du
capitalisme au Maroc, Paris, Maisonneuve & Larose, 2008.
164
Ibid, p. 218.
55
bénéficiant d‟un « encouragement spécial », parvient à racheter la banque publique - celle-ci
devenant depuis la BMCE Bank165.
La libéralisation économique menée par le Maroc à l‟aune d‟un système de patronage et de
corruption aboutit visiblement à la concentration du pouvoir économique entre les mains de
quelques conglomérats financiers liés au Palais.
L‟ère ouverte par le jeune roi Mohammed IV en 1999 change-t-elle les règles du jeu qui
gouvernement, au Maroc, les rapports entre pouvoir et richesse, institution et participation ?
Quel impact a eu, en dix ans de règne, le mode de gouvernement de Mohammed VI sur le
système d‟autoritarisme et de corruption ?
Le tout nouveau monarque, en prenant des mesures symboliques fortes, telles la révocation de
l‟ancien ministre de l‟Intérieur Driss Basri ou la promotion des droits de l‟homme, imprime
au début de son règne la volonté de conduire, sinon une rupture, du moins une libéralisation
politique du système vieillissant légué par son père. Les premiers mois du nouveau roi
s‟accompagne instaure un climat d‟ouvertures politiques et de réformes, perceptible dans le
frémissement de la presse écrite et de la société civile. L‟euphorie de la libéralisation politique
cède cependant le pas au recyclage des anciennes règles du jeu ; le jeune roi se rendant
compte assez vite que Juan Carlos n‟est pas le modèle qui lui convient. Deux domaines
permettent de vérifier cette lecture : l‟économie et la politique.
La tendance, depuis l‟intronisation de Mohammed VI, est à la concentration capitalistique et à
l‟accroissement du patronage du Makhzen. En 1999, l‟ONA fusionne avec une importante
holding, la Société Nationale d‟Investissement (SNI). En 2004, la BCM, la banque du
conglomérat SNI-ONA, acquiert Wafabank, l‟établissement bancaire du groupe Kittani (de
Fès), l‟opération donnant naissance à Attijariwafa Bank, le premier groupe financier du pays.
La BMCE Bank comme Attijariwafa Bank semblent emprunter la même stratégie
d‟expansion : céder à de grandes banques européennes des participations minoritaires dans
leurs actionnariats ; absorber ensuite leurs „‟petites sœurs‟‟ marocaines166. La BMCE Bank a
165
Ibid. Miloud Chaabi a été disqualifié par le Ministère de la Privatisation lors de l‟acquisition des activités aval
de Shell, alors même que le propriétaire de Ynna Holding est présent dans la fabrication de canalisations pour
l‟eau potable, l‟assainissement et le gaz en Tunisie, dans des projets immobiliers et la fabrication de batteries de
démarrage et d‟énergie en Egypte, dans des projets touristiques aux Emirats Arabes Unies.
166
Le CIC détient 15% des actions de la BMCE Bank et Grupo Santander 4,5% des actions de Attijariwafa
Bank. La banque centrale, Bank Al Maghib, a rejeté l‟offre présentée par la banque française Caisse d‟Epargne
pour le rachat de 25% des actions de la BMCE Bank.
56
ainsi cédé 8% de son capital à la Caisse de Dépôts et de Gestion, la banque sous capitalisée de
Benjelloun devant, en tandem avec la CDG, racheter les actions détenues par Telefonica et
Portugal Telecom dans Méditel pour un montant de 800 millions d‟euros167. De son côté,
Attijariwafa Bank se préparerait à absorber, si l‟on en croit la presse économique marocaine,
le Crédit du Maroc -dont plus du tiers du capital était détenu au demeurant par Wafabank
avant l‟acquisition de cette dernière par l‟ONA168.
Les revenus des cinq principaux conglomérats du pays représentent de nos jours près de 30%
PIB du Maroc169. La forte concentration du capital économique représente, dans ce système
de gouvernement où la frontière entre les secteurs public et privé est purement théorique, un
cadre d‟incitations supplémentaires à la prolifération de la corruption politique.
La
concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques conglomérats financiers
proches du Palais a, dans le sillage du « capitalisme patrimonial », une incidence néfaste sur
la concurrence. Selon une étude de la Banque Mondiale, 28% seulement des Marocains ont eu
accès en 2007 à des services financiers -contre 32% en Algérie et 42% en Tunisie170. La
concentration élevée du système bancaire, en excluant les entrepreneurs qui ne possèdent pas
de solides connections au sein du Makhzen, conduit à une mauvaise allocation des crédits. Le
retard qu‟accuse le Maroc (par rapport à l‟Algérie et à la Tunisie) dans le développement
rural, la lutte contre l‟analphabétisme et la pauvreté en est le révélateur 171. La forte
concentration du pouvoir économique entre les mains de quelques conglomérats ne constitue
pas, à l‟évidence, un climat favorable aux petites et moyennes entreprises, lesquelles sont
pourtant hautement créatrices d‟emplois. Sur le tableau du Doing Business 2009 de la Banque
Mondiale, le Maroc se classe à la 128e place (sur 177 pays), suivi de l‟Algérie des prétoriens à
la 134e position172.
Ce n‟est pas tout : la forte concentration du pouvoir financier entre un nombre restreint de
conglomérats présente un (facteur) risque élevé pour l‟ensemble de l‟économie marocaine. Le
Crédit Immobilier et Hôtelier qui, en tant que „‟vache à lait‟‟ pour des spéculateurs bien
167
http://www.leconomiste.com/article.html?a=99356.
http://www.telquelonline.com/214/economie1_214.shtml.
169
Melanie Claire Cammett, Globalization and Business Politics in Arab North Africa. A Comparative
Perspective, p. 87.
170
World Bank, « Getting Credit », Finance For All research project 2007, disponible sur
http://www.worldbank.org/WEBSITE/EXTERNAL/EXTDEC/EXTRESEARCH/0,contenMDK:215466332~pag
ePK:64214825~theSitePk:469382,00.html, Table A.1, Composite Measure of Access to Financial Services.
171
Le Maroc se classe en 2007 à la 130e position mondiale derrière l‟Algérie (104e) suivant l‟Indice du
Développement Humain du Programme des Nations Unies pour le Développement.
172
World
Bank,
Doing
Business
2010
disponible
sur
http://www.doingbusiness.org/~/media/fpdkm/doing%20business/documents/annual-reports/english/db10fullreport.pdf
168
57
introduits, a accumulé, jusqu‟à 2004, l‟équivalent d‟un milliard de dollars de créances
douteuses173, n‟est pas un cas isolé. Le „scandale‟ de la Direction Générale des Affaires
Sociales des Forces Armées Royales en est un autre : selon le renommé journal L’économiste
qui, profitant de libéralisation politique initiée par Hassan II à la fin de son règne, a révélé
l‟affaire en juillet 1998, la structure qui gère les pensions des officiers a acquis une position
dominante dans une banque faiblement performante. Or, dans ces „‟affaires‟‟, les juges, dont
la carrière dépend du roi -qui préside le Conseil Supérieur de Magistrature et nomme les
magistrats-, ont montré, comme en Algérie, l‟inféodation de la Justice au pouvoir politique.
Ces affaires, qui révèlent les cercles vicieux qui font se lier pouvoir, argent, opacité et
impunité, soulèvent quelques questions. Les banques peuvent-elles en effet refuser des crédits
bancaires aux firmes du Palais ? Les institutions étatiques peuvent-elles, pour faire jouer
pleinement la concurrence dans l‟adjudication des marchés publics, retenir une offre meilleure
que celle présentée par le conglomérat du Makhzen ?
Un exemple, significatif entre tous, donne à voir le syndrome marocain : la prise de contrôle
opérée par SIGER, la holding qui regroupe les avoirs du Palais, de 30% du capital de l‟ONA ;
Mounir Majidi gérant l‟oligopole -qui coiffe désormais deux tiers des valeurs de la bourse
marocaine- et le secrétariat particulier du roi Mohammed IV174. Dans un régime hautement
centralisé, dans lequel les connections entre pouvoir et richesse sont denses et intriquées, les
conflits d’intérêt font désormais partie du fonctionnement normal du système175.
Mais il y a plus : l’ampleur des revenus du trafic de drogue dans l’économie. Selon un
mémorandum -en date du 23 mai 2008-, du Consulat général des Etats-Unis portant sur les
« Sources de richesse à Casablanca », le commerce de drogue, principalement vers l‟Europe,
rapporterait au Maroc 13 milliards de dollars par an, soit plus du double des revenus du
tourisme en 2007176.
L‟institutionnalisation de la corruption politique au Maroc trahit ainsi les limites du
« window-dressing » institutionnel déployé par „‟M6‟‟.
173
“Royal Power and Judicial Independence in Morocco” dans Transparency International, Global Corruption
Report 2007, pp. 232-235.
174
Clement Moore Henry & Robert Springborg, Globalization and The Politics of Development in the Middle
East, op. cit., p. 223.
175
Daté du mois d‟août 2008, un mémo du consulat américain à Casablanca constate qu‟au Maroc, « le trafic de
drogue et le blanchiment d‟argent jouent un rôle dans la croissance » et que « la corruption s‟institutionnalise et
n‟épargne pas le Palais »175. Le même constat peut se faire, à l‟a vu, à propos du régime prétorien algérien.
176
Le câble se réfère au rapport 2007 de l‟International Narcotics Control Strategy Report, l‟agence du
Département d‟Etat. http://wikileaks.ch/cable/2008/05/08CASABLANCA104.html
58
Le domaine politique est tout aussi indicateur de ce cette « dé-libéralisation » -pour reprendre
le concept avancé par Eberhard Kienle dans A Grand Delusion177. En effet Mohammed VI, en
gouvernant via de multiples commissions royales, exacerbe l‟affaiblissement du parlement et
du gouvernement. Aussi, les vieux partis politiques marocains (Istiqlal, USFP, etc.) s‟avèrentil usés par le jeu de cooptation178 et de prébendes auquel les a soumis le Palais depuis
l‟indépendance. L‟échec du gouvernement de l‟ancien opposant et leader de l‟USFP,
Abderahmane Youssefi, à réformer le Makhzen en est un révélateur. La montée de
l‟islamisme en est une autre. La forte abstention (63%) enregistrée aux élections législatives
de septembre 2007 trahit cette lame de fond, au point où les économistes de la Banque
Mondiale la considèrent comme un « facteur risque additionnel » pour le pays.
Or, face à l‟enjeu de la désaffection électorale et politique, Mohammed VI choisit de revenir
aux fondamentaux du Makhzen : la formation d’un nouveau parti d’administration. Le projet
est confié au lendemain du scrutin à un proche conseiller connu pour avoir l‟oreille du roi :
Fouad Ali El Himma, ancien camarade de collège puis directeur de cabinet du prince héritier
Sidi Mohammed, Ministre délégué à l‟Intérieur de 1999 à 2007, député depuis 2007. Le Parti
Authenticité et Modernité, qui est créé en août 2008, sort vainqueur aux élections locales de
juin 2009 Ŕcomme l‟a fait le RND des prétoriens algériens en remportant, quelques mois à
peine après sa création, les élections législatives et locales de 2007. Le Parti Authenticité et
Modernité, qui s‟est donné, lors de ces élections locales, le symbole du tracteur, semble bien
lancé pour susciter la « résurrection du Makhzen version 2.0 »179 .
Dans un mémo du consulat américain à Casablanca, obtenu par WikiLeaks et publié par El
Pais, on peut lire ceci : « le roi intervient dans les processus électoraux, parfois même
brusquement…Si le Parti [islamiste] Justice et Développement n‟a pas aujourd‟hui de maires
à la tête des grandes villes, c‟est dans une large mesure grâce aux manœuvres du souverain ».
Et la note adressée le 15 août 2009 par le chargé d‟affaires américain à Rabat au Département
d‟Etat, de préciser : « le roi Mohammed VI ordonna que le PJD ne soit pas autorisé à
conquérir les mairies de plusieurs grandes villes marocaines comme Tanger, Oujda,
Casablanca et Salé » où la formation islamiste obtint la majorité relative des suffrage. A
Oujda, « le gouverneur, nommé par le ministre de l‟Intérieur, empêcha le 25 juin 2009 un vote
qui aurait porté au pouvoir une coalition dirigée par le PJD. Agents de police et services
177
Eberhard Kienle, A Grand Delusion. Democracy and Economic Reform in Egypt, London, Tauris, 2001.
Myriam Catusse, Le temps des entrepreneurs. Politique et transformation du capitalisme au Maroc, Paris,
Maisonneuve & Larose, 2008.
179
North African Journal, 15 July 2009.
178
59
secrets intimidèrent ceux qui soutenaient la coalition du PJD et ils frappèrent le leader local
du PJD jusqu‟à ce qu‟il tombe dans le coma », poursuit le télégramme180.
Le scénario d‟un recyclage des règles du jeu mises en place par Hassan II paraît se confirmer
de plus en plus. Or ni la mainmise -opérée un an après les fêtes du dixième anniversaire de
l‟intronisation du souverain Mohammed IV- de la holding royale de SIGER sur le système
bancaire et financier marocain, ni les mesures répressives lancées contre certains titres de la
presse en 2000, 2003 et 2009 ne semblent remettre en cause cette reprise en main. Le régime
monarchique autoritaire et néo-patrimonial marocain paraît d‟autant mieux engagé que les
républiques prétoriennes arabes s‟emploient, depuis le précédant syrien, à imposer, à l‟instar
de Hosni Moubarak avec son fils Gamal en Egypte et de Bouteflika avec son frère Saïd en
Algérie, à imposer des successions dynastiques.
Protocole de recherche
Ce projet de recherche entend, pour construire l‟analyse comparative des cercles vicieux de la
corruption et de l‟autoritarisme dans les régimes monarchique marocain et prétorien algérien,
suivre le protocole de recherche qui suit.
A) L’enquête en Algérie. L‟enquête de terrain que j‟ai menée en Algérie entre 2003 et 2009
porte sur plusieurs volets : (i) l‟étude de la corruption du bas vers le haut et du haut vers le bas
de l‟Etat ; (ii) l‟analyse de l‟économie politique du pays ; (iii) l‟étude des élections locales,
législatives et présidentielles entre 2004 et 2009 ; (iv) l‟analyse des rapports de pouvoir au
sommet du régime. L‟enquête a constitué le matériau suivant :
- L‟étude empirique sur la corruption municipale que j‟ai entreprise, entre 2003 et 2008, dans
deux municipalités d‟Alger et une commune saharienne (Adrar), a permis de constituer un
matériau de données de première main : entretiens avec élus locaux, députés et entrepreneurs ;
exploitation de documents notariés, factures d‟achat, titres d‟attribution, "rapports
confidentiels" de l‟Inspection Générale des Finances (IGF) et du ministère de l‟Intérieur et
autres tracts afférents à la corruption électorale.
- Dans le régime politique algérien, les rapports établis par les institutions étatiques
spécialisées (à l‟instar de la Cour des comptes et de l‟IGF) ne sont pas, autoritarisme oblige,
rendus publics. Il arrive toutefois que des "extraits choisis" de rapports établis par ces
180
Cité par El Watan, 13 décembre 2010.
60
appareils fassent, le plus souvent dans un contexte de "règlement de comptes" entre "clans"
interposés du régime, l‟objet d‟une "fuite organisée" dans les journaux de la presse écrite
privée. Plusieurs "scandales de corruption" ont ainsi fait leur surgissement depuis l‟arrivée au
pouvoir de Bouteflika en avril 1999 : la dilapidation du foncier dans le Gouvernorat du Grand
Alger, le procès de l‟ancien préfet d‟Oran, l‟affaire de la Banque Nationale d‟Algérie, le
„‟scandale‟‟ Brown Root & Condor, etc. Les journaux de la presse écrite offrent à cet égard au
chercheur désirant enquêter sur la corruption un premier matériau, certes lacunaire mais riche
en indices, au décryptage duquel, nous déploierons une analyse stratégique et institutionnelle
historique rigoureuse du régime prétorien depuis ses fondations à nos jours. Nous avons, en
étudiant les principaux journaux, arabophone et francophone, sur une durée s‟étalant de 2000
à 2010181, ciblé, dans une approche qualitative et indicielle, certains épisodes de la corruption.
L‟analyse diachronique et synchronique de ces « affaires » entend reconstituer les acteurs, les
réseaux, les logiques et les enjeux de corruption administrative et politique.
- L‟affaire Khalifa. L‟examen approfondi et détaillé de cette affaire entend éclairer le
fonctionnement d‟un système de corruption. J‟ai mené, outre le traitement détaillé du procès
d‟El Khalifa Bank au tribunal criminel de Blida (janvier-mars 2007) et des articles abondants
de la presse nationale et internationale consacrés au conglomérat (de 2000 à 2007), des
entretiens approfondis avec des acteurs clés de cette affaire dont le moins important n‟est pas
Abdelouahab Keramane, Gouverneur de la Banque d‟Algérie de 1992 à 2001. L‟enquête m‟a
permis de récolter par ailleurs un matériau de première main : correspondances entre le Chef
du Gouvernement et le liquidateur du groupe Khalifa au sujet des Mercedes blindées offertes
par Abdelmoumène Khelifa à la Présidence et au Ministère de la Défense ; le dossier
d‟instruction de l‟affaire El Khalifa Bank, etc.
- L‟analyse empirique de la corruption ne peut se dispenser de la connaissance des lois en
vigueur. Aussi, avons-nous accordé une attention particulière au cadre juridique relatif à la
corruption, à la passation des marchés publics, au crédit et aux mouvements de capitaux :
code pénal, loi relative à la monnaie et au crédit du 14 avril 1990, l‟ordonnance 96-22 relative
à la répression de l‟infraction de la législation et à la réglementation des changes et des
mouvements de capitaux de et vers l‟étranger du 9 juillet 1996, le décret présidentiel n°02250 du 24 juillet 2002 portant réglementation des marchés publics, la loi n°06-01 du 20
février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption.
181
Il s‟agit essentiellement des deux premiers quotidiens arabophones, El Khabar et Echorouk al yaoumi, et des
principaux quotidiens francophones, El Watan, Le Quotidien d’Oran, Le Matin, Le Soir d’Algérie et Liberté.
61
- Les données afférentes à l‟économie algérienne sont rarement analysées dans leur lien avec
le politique et la corruption. En rupture avec cette tendance, nous chercherons à analyser les
rapports entre pouvoir, richesse et corruption en nous inspirant des travaux de Susan RoseAckerman, Béatrice Hibou, Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Guarrigues, Donatella Della
Porta et Alberto Vannuci, Eberhard Kienle, Michael Johnston et John Waterbury182.
- Un matériau d‟entretiens qualitatifs menés avec deux anciens gouverneurs de la Banque
d‟Algérie (Hadj Nacer et Abdelouahab Keramane), trois anciens chefs de gouvernement
(Abdesselam Bélaïd, Sid Ahmed Ghozali, Mouloud Hamrouche), deux généraux à la retraite
(l‟ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar et l‟ancien secrétaire général du ministère de
la Défense Rachid Benyelles), plusieurs anciens ministres (dont Ghazi Hidouci et Mohamed
Ghrib : membres clés du « groupe des réformateurs »), hauts fonctionnaires (top mangement
de SONATRACH, préfets, directeurs centraux) et acteurs politiques de premier plan (à
l‟instar de l‟ancien secrétaire général du FLN, Abdelhamid Mehri).
L‟analyse d‟ensemble, fondée à partir de ce matériau, ambitionne d‟élaborer une étude
qualitative des cercles vicieux de l’autoritarisme et de la corruption dans l‟Algérie des
prétoriens. Nous analyserons le processus d‟institutionnalisation du système de corruption en
nous focalisant sur les perspectives analytiques suivantes :
1°- Une analyse institutionnelle historique pour montrer l’enchâssement de la corruption
politique dans le système de gouvernement. Nous nous attacherons à montrer les différents
syndromes de la corruption à travers l‟évolution du processus d‟accumulation du pouvoir et
de la richesse. Ce processus se déroule comme suit :
- La greffe coloniale de la corruption ;
- La construction d‟un système de prébendes à l‟ombre du régime prétorien (1954-1971) ;
- « Kleptocrates », « bandits sédentaires » et « affairistes » : le système de corruption à
l‟ombre de l‟« Etat rentier » (1971-1988) ;
- Les réformateurs à l‟épreuve du système (1988-1991) ;
- « Bandits sédentaires » vs « bandits vagabonds » : la corruption à l‟ombre de la violence
politique (1992-1999) ;
182
Susane Rose-Ackerman, Corruption and Government, op. cit ; Béatrice Hibou, dir., La privatisation des
Etats, Paris, Karthala, coll. Recherches internationales, 1999; Id, La force de l’obéissance. Economie Politique
de la répression en Tunisie, Paris La Découverte, 2006 ; Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Guarrigues,
Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de l’Etat, Paris, Karthala, coll. Recherches
internationales, 2008; Donatella Della Porta & Alberto Vannucci, Corrupt Exchanges, op. cit; Eberhard Kienle,
A Grand Delusion, op. cit ; Michael Johnston, Syndromes of Corruption, op. cit ; Adam Przeworski, Democracy
and the Market. Political and Economic Reforms in Eastern Europe and Latin America, Cambridge, Cambridge
University Press, 1991.
62
2°- Une analyse sociologique de la corruption sous l‟ère Bouteflika pour montrer, du bas vers
le haut et du haut vers le bas, la structuration des réseaux de corruption autour des tycoons.
3°- Une analyse de la grande corruption à travers l‟examen approfondi de trois affaires : El
Khalifa Bank, Brown Root & Condor et SONATRACH.
4°- L‟analyse institutionnelle et stratégique de l‟évolution du régime autoritaire en me
focalisant sur le rapport de force entre la présidence et la police politique (le Département du
Renseignement et de la Sécurité).
B)- L’enquête au Maroc. Je souhaiterais consacrer les quatre années à venir (septembre
2011- septembre 2015) à étudier le système marocain. L‟enquête, que je voudrais
entreprendre, entend tester la validité de l‟hypothèse centrale de ce projet de recherche : la
prévalence de la corruption politique dans un Etat non rentier.
Je souhaiterais, dans cette perspective, déployer mon enquête sur les axes suivants :
1°- L‟institutionnalisme historique du système marocain ; la perspective devant permettre non
plus de restituer le régime politique mais de reconstituer le processus à travers lequel le Palais
a érigé la corruption en mécanisme central de gouvernement.
2°- Clientélisme et corruption à l‟échelle locale. L‟objectif assigné à cet axe de la recherche
est l‟étude du Makhzen à travers sa nouvelle machine électorale : le Parti Authenticité et
Modernité (PAM). L‟accent sera mis en particulier sur les stratégies d‟implantation du PAM
(redistribution, clientélisme, etc.), les liens entre pouvoir local-richesse et les affaires de
corruption municipale. Je souhaiterais, dans cette perspective, étudier deux sites : (i)- la
commune de Casablanca, le choix de la capitale économique et financière du pays, où le
blanchiment d‟argent y est répandu, devant servir à l‟analyse des liens entre pouvoir et
richesse, institution et participation ; (ii)- la commune d‟El Ayoune pour y analyser le
répertoire déployé par le pouvoir central pour intégrer les élites tribales sahraouies dans le
sein du Makhzen (cooptation, distribution de faveurs et de prébendes, patronage, corruption,
etc.) La sociologie des élections législatives de 2012 constitue le deuxième pan de volet de
l‟enquête. Je voudrais me focaliser sur les aspects suivants : les réseaux et les stratégies de
mobilisation du Parti Authenticité et Modernité à Casablanca, dans le Rif (Nador) et à El
Ayoune ; le répertoire de la corruption électorale, le rôle des puissances d‟argent au cours des
élections et l‟investissement du parlement par les hommes d‟affaires ; les mesures de
restriction et de répression des libertés précédant et entourant les élections ; les postures
parlementaires et les stratégies d‟accumulation des députés des trois sites étudiés.
3°- L‟analyse de la stratégie de développement des conglomérats financiers. Deux principaux
objectifs sont assignés à ce volet de l‟enquête : observer au plus près la concentration
63
oligopolistique des conglomérats liés au Palais ; suivre l‟adjudication des gros marchés
publics pour y traquer les conflits d‟intérêts et les échanges corrompus.
4°- L‟examen, à partir de la presse économique, des „‟scandales‟‟ de grande corruption à
l‟instar de ceux de la Direction Générale des Affaires Sociales des Forces Armées Royales et
du Crédit Immobilier et Hôtelier. L‟objectif étant de reconstituer d‟une part les réseaux de
corruption et le système d‟impunité et d‟analyser d‟autre part les réactions de la société civile
vis-à-vis de ces affaires.
Ces chantiers de l‟enquête appellent, outre l‟observation in situ et l‟étude documentaire, la
conduite d‟entretiens qualitatifs avec des entrepreneurs nationaux et étrangers, des acteurs
politiques et associatifs, des journalistes, des universitaires, des diplomates et des dirigeants
de la section marocaine de Transparency International.
Echéancier
Je prévois d‟achever la partie algérienne de ce projet de recherche d‟ici juin 2011 par la
publication de mon ouvrage sur la corruption politique en Algérie (fin 2011), ainsi que de
deux articles dans des revues à comité de lecture (l‟un sur la critique de la théorie de l‟ « Etat
rentier », l‟autre sur le cadre d‟analyse de la corruption politique en Algérie). Je souhaiterais
bénéficier de quatre années pour mener mon enquête sur les cercles vicieux de la corruption et
de l‟autoritarisme au Maroc, avant d‟entreprendre, pendant une année et demie, la rédaction
de la partie marocaine et des chapitres comparatifs de ce projet de recherche.
Conditions de faisabilité, recueil et traitement des données
L‟enquête que j‟ai menée, de 2003 et 2008, sur la corruption politique en Algérie m‟a permis
de constituer un matériau particulièrement riche. Celui-ci se constitue, pour l‟essentiel, des
pièces suivantes : des documents de première main (rapports non publiés de l‟Inspection
Générale des Finances et de la Cour des comptes, factures d‟achat de mairies,
correspondances entre le Chef du gouvernement et le liquidateur d‟El Khalifa Bank, dossier
d‟instruction de l‟affaire El Khalifa Bank, etc.) ; des entretiens qualitatifs avec deux anciens
Gouverneurs de la Banque d‟Algérie (Hadj Nacer et Abdelouahab Keramane), trois anciens
Chefs de gouvernement (Abdesselam Bélaïd, Sid Ahmed Ghozali et Mouould Hamrouche),
deux généraux-majors à la retraite (l‟ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar et l‟exsecrétaire général du ministère de la Défense Rachid Benyelles) et plusieurs cadres supérieurs
de l‟Etat ; le recueil exhaustif des affaires de grande corruption publiées dans la presse écrite
(Khalifa, BRC, SONTRACH, etc.)
64
J‟ai procédé, pour le traitement des données, à la vérification et au recoupement systématique.
Combinées, les perspectives dégagées par l‟institutionnalisme historique et l‟analyse
stratégique se révèlent particulièrement éclairantes : en autorisant une analyse dense et fine du
régime politique algérien depuis ses fondations institutionnelles à nos jours, elle ouvre sur
meilleure contextualisation des groupes au sein du système autoritaire Ŕlà où les entretiens
non inscrits dans une analyse du système achèvent d‟entretenir l‟illusion d‟avoir affaire à des
acteurs autonomes. Récolter, sur une question précise (ex : tel ou tel aspect de l‟affaire
Khalifa), le témoignage d‟individus appartenant à des groupes concurrents sinon opposés
permet un meilleur recoupement des faits.
Les régimes algérien et marocain, s’ils ne sont pas démocratiques, ne relèvent pas davantage
des systèmes totalitaires. Aussi, aucun des deux régimes n‟exerce-t-il un contrôle total et
absolu sur la société ; celle-ci, travaillée par les logiques sociales de la participation, de la
défection et de la prise de parole, n‟étant pas monolithique. Les systèmes autoritaires, loin
d‟être homogènes, sont traversés par des appareils et des groupes dont les intérêts sont sinon
divergents, du moins concurrents. Je m‟efforcerai, comme je l‟ai fait durant ma recherche
algérienne, d‟exploiter au mieux cette situation dans mon enquête marocaine. Ma maîtrise de
la langue arabe et du dialecte marocain est un atout. La connaissance de la culture marocaine
que j‟ai acquise lors de ma prime éducation, en est un autre -ma famille maternelle ayant
vécu au Maroc de 1930 à 1963.
65