Micheline calMy-Rey «Kadhafi est un criminel qui doit être jugé»
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Micheline calMy-Rey «Kadhafi est un criminel qui doit être jugé»
L’interview autoportrait Micheline Calmy-Rey «Kadhafi est un criminel qui doit être jugé» RéVOLTE Elle admire le courage du peuple libyen, veut renforcer l’aide humanitaire suisse et ne croit pas à une vague de réfugiés dans notre pays. Entretien en toute liberté. PHOTOS françois WAVRE/rezo - TEXTE ROBERT HABEL et MICHEL JEANNERET Que ressentez-vous en voyant Kadhafi en difficulté? E lle nous reçoit dans le salon présidentiel, dans une aile du Palais fédéral, à Berne. Accueillante et courtoise, la présidente de la Confédération et cheffe du Département fédéral des affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, est aussi très concentrée sur le drame qui se déroule en Libye, et qui a déjà fait des milliers de victimes. 36 L’ILLUSTRÉ 11/11 Nous avons dû négocier pendant un an et demi, contraints et forcés, avec le régime du colonel Kadhafi, car nous avions deux otages en Libye. Nous avons découvert ce qui caractérise ce régime: c’est l’arbitraire, c’est l’imprévisibilité! Ceux et celles qui n’ont cessé de nous donner des conseils, en disant qu’on ne comprenait pas l’âme arabe, doivent constater aujourd’hui que l’âme arabe est dans la rue. J’admire le courage des Libyens, qui luttent pour la liberté au prix de souffrances terribles. Vous avez quand même eu quelques petites phrases, lâchées çà et là, où l’on avait l’impression que vous ressentiez un peu la situation de Kadhafi comme une revanche. Encore une fois: non! Je me réjouis du jour où le peuple libyen aura totalement conquis sa liberté, mais je n’ai pas de Schadenfreude. Je suis contente d’une chose, c’est que la Suisse ait retrouvé sa liberté. Sa liberté de parole, sa liberté d’action. Aujourd’hui, nos deux otages sont rentrés à la maison sains et saufs, notre ambassade à Tripoli est fermée, on a suspendu les travaux du tribunal arbitral sur l’affaire Hannibal Kadhafi et on n’est pas près de les reprendre, on a bloqué l’argent du colonel Kadhafi… Et la Suisse développe son aide humanitaire d’urgence: le Corps suisse d’aide humanitaire a été déployé aux frontières libyennes et nous envisageons d’ouvrir une antenne humanitaire à Benghazi. Nous nous devons d’aider ceux et celles qui se lèvent contre un tel pouvoir. Comment considérez-vous Kadhafi? Comme un tyran? Comme un fou? Il y a des chances que Kadhafi se retrouve à La Haye? Je ne sais pas quel qualificatif on peut lui appliquer… En tout cas, c’est un criminel. Ce qu’il est en train de faire, ce sont des crimes contre l’humanité. Les informations que l’on reçoit font état de viols systématiques, de disparitions, de morts, de blessés… Si Kadhafi est un criminel, il faut le juger! Oui! Le Conseil de sécurité de l’ONU a mandaté la Cour pénale internationale, qui a ouvert une enquête sur les événements en Libye. Mais il y a eu aussi violation des droits fondamentaux à l’égard des deux otages suisses, et je pense qu’il faudrait enquêter, en Suisse également, sur ces faits. Je peux imaginer une initiative dans ce sens du Ministère public de la Confédération. Sa place est là-bas. Et pour la prise d’otages des deux Suisses, que peut-on imaginer? Qu’il soit extradé en Suisse? Il y a deux victimes suisses. Une enquête permettrait de reconnaître officiellement ce qui leur est arrivé, ce que Rachid ▷ déterminée La présidente de la Confédération, ici devant son bureau de l’aile ouest du Palais fédéral, envisage d’ouvrir une antenne humanitaire à Benghazi. L’interview autoportrait Hamdani et Max Göldi ont vécu et souffert. a eu un sursaut de dignité et d’identité. Pourquoi avez-vous déjà versé 1,5 million de francs à la Libye dans le cadre de l’affaire Hannibal Kadhafi? Les dirigeants israéliens sont très inquiets de la chute de Moubarak qui incarnait, selon eux, la stabilité. Nous avons dû accepter la mise en place d’un tribunal arbitral pour espérer revoir nos otages. Nous avons dû verser 1,5 million de francs sur un compte en Allemagne au cas où l’enquête ouverte pour retrouver les auteurs de la fuite d’une photo d’Hannibal Kadhafi parue dans La Tribune de Genève n’aboutirait pas. Après que la juge chargée de l’affaire à Genève eut déclaré publiquement qu’elle ne retrouverait jamais les auteurs de la fuite, les Libyens ont demandé de verser cette somme. Le médiateur nous a demandé si l’on était d’accord et on n’a pas pu faire autrement que de respecter ce qu’on avait signé. Pas seulement Israël, la plupart des pays ont privilégié la sécurité au détriment de la démocratie. En Suisse, le printemps arabe provoque surtout une grosse frayeur, celle d’un afflux massif de réfugiés ou d’immigrants. La seule chose que je puisse vous dire, c’est que, d’après mes informations, ce montant n’a pas été touché. les banques ont un devoir de diligence, conformément à la loi sur le blanchiment. Si elles soupçonnent que les fonds qui leur parviennent pourraient être d’origine criminelle, elles ont le devoir de l’annoncer. Vu de l’extérieur, on pourrait avoir le sentiment que la Suisse n’est courageuse qu’a posteriori, après la révolte contre Kadhafi. Les banques suisses devaient se douter que l’argent de Kadhafi n’était pas forcément bien acquis, mais elles l’ont accepté. Ce million et demi, vous essayez aujourd’hui de le récupérer? Nous avons dû faire preuve de courage et de ténacité pour pouvoir discuter avec une dictature qui retenait deux citoyens suisses en otages. Mes collaborateurs et collaboratrices ont vécu des moments très durs: nous étions sans nouvelles de nos deux compatriotes pendant plusieurs semaines, sans savoir s’ils étaient encore en vie. Nous avons aujourd’hui retrouvé notre liberté de parole et d’action et pouvons aider la population libyenne. On ne peut bloquer l’argent des dictateurs qu’après leur chute? Je vous remercie de cette question! La Suisse a un système fondé sur deux piliers: d’un côté, la prévention et, de l’autre, la demande d’entraide judiciaire et le retour des biens mal acquis aux pays d’origine. Pour le premier pilier, la prévention, 38 L’ILLUSTRÉ 11/11 Si des banques ont des soupçons sur l’origine criminelle de certains fonds, elles doivent l’annoncer. Et le blocage des fonds? Le blocage des fonds a été en l’occurrence fondé sur une disposition constitutionnelle et a été du ressort du Conseil fédé- ral. Son premier objectif, c’est d’empêcher les mouvements de fonds au moment où il y a un changement de pouvoir, c’est-àdire au moment où le risque de voir passer des fonds d’une caisse publique à des mains privées est à son paroxysme. Le deuxième objectif, c’est justement d’inciter les nouveaux dirigeants du pays à faire une demande d’entraide judiciaire pour récupérer l’argent. Quelle impression vous a faite Kadhafi quand vous l’avez rencontré en allant récupérer Max Göldi, notre dernier otage? J’ai été invitée sous la tente, on devait être septante ou quatre-vingts personnes. Il y avait un certain nombre de premiers «Il faut se réjouir que des gens réclament la liberté et la paix» Micheline Calmy-Rey ministres, dont Silvio Berlusconi, un certain nombre de ministres des Affaires étrangères et de personnalités libyennes… La seule chose qui m’intéressait, c’était de ramener M. Göldi et j’ai vraiment évité de me mettre en avant. Que vous a dit Kadhafi? Il m’a demandé d’où je venais, je lui ai répondu que je venais de Genève, et il m’a dit: «La partie francophone de la Suisse doit retourner à la France.» Et c’est là que Silvio Berlusconi s’est levé et a dit: «Moi, j’ai été hébergé par la Suisse pendant la guerre, et mes parents aussi, et je serai éternellement reconnaissant à la Suisse et à sa tradition d’asile.» La discussion s’est arrêtée là! A la télé, Kadhafi a l’air d’un fou. On a la même impression quand on le rencontre? Je n’ai pas fait d’analyse psychologique! (Rire.) Cela dit, il a tenu une conversation tout à fait normale avec les personnes qui étaient là. Ce qui était surréaliste, c’était le ballet des limousines devant une tente plantée en plein milieu d’une prairie. Mon secrétaire d’Etat était avec moi et je lui ai dit: «Est-ce qu’on voit la même chose? On est vraiment dans un film!» Comment analysez-vous les changements dans le monde arabe? Nous pensons que c’est lié à une conjonction de facteurs. Tout d’abord, la pauvreté: regardez ce qui se passe avec la hausse des prix des denrées alimentaires qui, en Egypte par exemple, représentent 40% des dépenses du ménage. La deuxième cause, c’était la concentration du pouvoir politique entre quelques mains. On a parlé aussi d’une révolution de la dignité. La troisième raison, selon nous, relève de la politique étrangère. Je veux dire que la voix des pays arabes a peu compté, ces dernières années, même dans leur propre région, par rapport à leurs propres intérêts. L’influence égyptienne sur le processus de paix israélo-palestinien, par exemple, n’a pas été déterminante. Leur visibilité globale, par rapport notamment au problème nucléaire iranien, est demeurée très faible, quasiment illisible. Dans les reproches qu’on a entendus contre les dirigeants de ces pays, il y a eu celui de la dépendance excessive à l’égard des puissances étrangères. Il y On a eu peur, d’abord, que des islamistes prennent le pouvoir dans les pays concernés! Il faut dire que, comme on l’a vu lors du vote sur les minarets, la peur de l’islamisme radical est forte chez nous. Mais je suis convaincue qu’on ne peut pas lire ce qui se passe aujourd’hui en Afrique du Nord avec les yeux de la révolution iranienne d’il y a trente ans. Les gens sont descendus dans la rue pour réclamer la liberté et la démocratie: ils n’ont pas réclamé la charia. Et le risque d’un débarquement de réfugiés ou d’immigrants? Il faut se réjouir que des gens réclament la liberté et la paix, mais ce mouvement peut aussi pousser vers l’extérieur. Il y a un désir de s’ouvrir et de sortir de chez soi! Il y a des travailleurs étrangers en Libye qui tentent aujourd’hui de rentrer chez eux, mais il y a aussi des immigrants potentiels vers l’Europe. Les débarquements sont faibles aujourd’hui. Il n’est pas exclu qu’ils augmentent, mais pas dans les proportions annoncées par certains. Concrètement, la Suisse doit se préparer à recevoir des milliers d’immigrants? Des dizaines de milliers? Pour l’instant, en tout cas, on n’en a pas vu un seul! La Suisse gère le dossier en collaboration avec les autres pays européens, dans le cadre de Schengen/ Dublin. Une vague d’immigration, ce serait pain bénit pour l’UDC, surtout en pleine année électorale. Pour les gens qui souffrent dans ces pays, il ne s’agit pas d’année électorale! Et puis, les mouvements migratoires, on peut aussi les voir comme des chances possibles. Genève, par exemple, doit aux immigrés protestants d’être devenue un centre de la banque privée et de l’horlogerie. Dominique de Villepin disait la semaine dernière que «devant le tremblement du monde, la seule réponse, c’est l’audace». Quelle audace souhaitez-vous à la Suisse? Je souhaite à la Suisse de se réjouir de ce qui se passe et non pas de se laisser submerger par des peurs. Et puis je souhaite aussi que la Suisse se laisse porter par l’envie d’être aux côtés de ceux qui réclament ce dont nous bénéficions dans notre pays: la liberté et la démocratie! _