27 LE SYSTEME DE LA PREUVE EN DROIT FISCAL TUNISIEN, AU

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27 LE SYSTEME DE LA PREUVE EN DROIT FISCAL TUNISIEN, AU
Le système de la preuve en droit fiscal
LE SYSTEME DE LA PREUVE EN DROIT FISCAL TUNISIEN,
AU REGARD DE LA THEORIE GENERALE DE LA PREUVE
Yadh BEN ACHOUR
Professeur à la Faculté des Sciences
Juridique Tunis II
Par rapport aux autres disciplines juridiques, le droit fiscal tranche
de façon remarquable par le caractère exceptionnellement dérogatoire de
son système de preuve. Cette idée n'est pas valable uniquement dans les
rapports entre le droit fiscal et le droit civil. Elle l'est autant dans ses
rapports au droit administratif, dont il fait partie, qu'au droit pénal. C'est
ainsi que la loi fiscale exclut d'emblée certains modes de preuve admis
par le droit civil du champ de la fiscalité. L'article 64 du Code des droits
et procédures fiscaux dispose expressément que la preuve testimoniale
ainsi que le serment et le refus de le prêter ne peuvent être admis par les
tribunaux pour prouver les allégations des parties. Le principe selon
lequel le système probatoire de la fiscalité dispose de ses propres règles a
été reconnu par le Tribunal administratif dans son arrêt du 26 mai 2003,
Directeur général du contrôle fiscal c/ Naffati. Les règles de preuve en
matière de fiscalité dérogent également au droit administratif général qui,
en ce domaine, se révèle comme un droit d'inégalité compensée.
Nous savons, en effet, que dans le contentieux administratif
général, l'inégalité des parties est compensée par un certain nombre de
techniques procédurales, d'origine législative ou jurisprudentielle. Il en est
ainsi lorsque le juge utilise les injonctions d'instruction, pour combattre la
rétention des preuves par l'administration, ou lorsqu'il procède à la
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Le système de la preuve en droit fiscal
neutralisation du secret administratif ou du document confidentiel qu'il
estime, sauf exception, inopposable au juge, ou bien encore lorsqu'il fait
jouer la théorie de l'acquiescement aux thèses du demandeur, admise par
l'article 45, paragraphe 3, de la loi du 1er juin 1972.
La spécificité la plus notable du droit fiscal se révèle dans ses
affinités avec le droit pénal. Ceci se manifeste aussi bien au niveau de la
structure générale du contentieux, qu'au niveau du système probatoire. En
effet, ici et là les contentieux s'inscrivent dans le cadre initial d'une
poursuite engagée par le représentant de l'Etat : en droit pénal, le
ministère public; en droit fiscal, l'administration fiscale. Dans les deux
cas, il existe un soupçon de fraude, une suspicion, une présomption de
culpabilité. Dans les deux cas, l'objectif est approximativement le même :
infliger une sanction. Tout d'abord le processus de "la poursuite fiscale"
peut aboutir à une condamnation pénale. Et même s'il est vrai que la
taxation d'office n'est évidemment pas de même nature que la sanction
pénale, il n'en est pas moins vrai qu'elle vise à punir un comportement
coupable, sinon délictueux, de la personne ou de l'entreprise assujettie à
l'impôt. Nous savons, par ailleurs, que la procédure suivie ici et là, en vue
de rassembler les preuves destinées à soutenir la poursuite, est une
procédure inquisitoire qui accorde à l'autorité poursuivante de larges
pouvoirs d'instruction, de vérification, et même de perquisitions et de
saisies.
Ces traits généraux de parenté entre le droit pénal et le droit fiscal
n’empêchent pas ce dernier d'avoir un certain nombre de caractères
dérogatoires, au niveau du système de preuve. Si on analyse le degré
d'originalité du droit pénal et du droit fiscal, par rapport à ce qui est
habituellement appelé "le droit commun", il apparaît alors que le droit
fiscal contredit encore plus clairement les règles du droit commun que ne
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Le système de la preuve en droit fiscal
le fait le droit pénal. Il donne en effet au représentant de la puissance
publique une latitude et des moyens d'action exceptionnels.
L'objectif de cette étude ne consiste pas à opposer le système de
preuve en droit fiscal à celui du "droit commun". Il s'agit plus
précisément de comparer le système probatoire du droit fiscal et de
l'apprécier par rapport à une théorie générale de la preuve. Cette dernière
ne se confond pas et ne doit pas être confondue avec ce qui est
communément appelé "droit commun". La notion de droit commun telle
qu'elle est généralement utilisée par les publicistes est, en réalité, une
autre manière d'appeler le droit civil. Lorsque le publiciste affirme, par
exemple, que le droit du contrat administratif est "dérogatoire au droit
commun" , ou que les règles du droit administratif sont "exorbitantes du
droit commun", il entend opposer par là les règles de sa discipline à celles
du droit civil. Or, en matière de preuve, le droit civil est loin de pouvoir, à
lui seul, constituer le fondement d'une théorie générale de la preuve. Cette
dernière doit avoir pour source l'ensemble des disciplines juridiques et de
préférence en tenant compte du maximum de systèmes juridiques qu'il
peut être donné à un chercheur de connaître au cours de sa carrière, car
nul juriste ne pourra jamais prétendre, au cours d’une vie, fut-elle longue
et studieuse, faire le tour de tous les systèmes juridiques du monde.
-ILa théorie générale de la preuve repose sur un certain nombre de
principes fondamentaux1. Pour les besoins de cette étude, nous allons
succinctement en sélectionner cinq.
- Le premier principe peut s'exprimer ainsi : nul ne peut se donner
des preuves à lui-même, lorsqu'il est en situation de demandeur à
1
Sur la théorie générale de la preuve, voir, Yadh BEN ACHOUR, Introduction
générale au droit, CPU, 2005, p. 42 et ss.
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l'obligation. Cela veut dire que toute personne, fût-elle au-dessus de tout
soupçon, qui réclame un droit, ou demande l'exécution d'une obligation à
son profit, ou encore qui prétend tirer des conséquences juridiques d'une
situation donnée (telle qu'un lien de parenté, une nationalité, l'illégalité
d'une décision administrative ou l'inconstitutionnalité d'une loi), ne peut
être crue sur parole. Elle ne peut prétendre le droit, pour obtenir le droit.
Cela serait à la rigueur possible dans une société angélique, qui pourrait
d'ailleurs bien se passer du droit, mais non point dans la société humaine,
société imparfaite, société de défiance, de convoitise et de passions. Cette
personne doit, par conséquent, chercher la validation de sa preuve dans un
acte qui n'est pas imputable à sa propre volonté ou uniquement et
seulement à sa propre volonté, ou dans un fait qui n'est pas son propre
fait, comme par exemple la signature de son cocontractant, ou celle de
l'officier public ou encore celle du témoin. Sans cet élément extérieur, la
prétention du demandeur resterait lettre morte. Tel est le sens du principe
qui, à notre avis, se trouve au sommet de la théorie générale de la preuve :
nul ne peut se donner des preuves à lui-même, lorsqu'il est en situation de
demandeur à l'obligation.
- Le deuxième principe découle directement du premier, et ne s'y
confond pas. Il est bien plus connu. Il s'énonce comme suit : l'auteur d'une
allégation, qu'il soit d'ailleurs en situation de demandeur ou de défendeur
à l'action, doit en apporter la preuve, dans les conditions qui ont été
énumérées précédemment. Le droit romain formule ce principe par
l'adage actori incumbit probatio, ce qui signifie exactement que la preuve
incombe à celui qui agit, et le droit dans la civilisation islamique
l’exprime par un adage équivalent : al bayinatu 'alâ man idda'â, la
démonstration appartient à celui qui prétend. Autrement dit, il incombe au
prétendant du droit de prendre toutes les initiatives, de faire toutes les
recherches nécessaires, qui sont parfois extrêmement pénibles et dont la
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Le système de la preuve en droit fiscal
difficulté est proportionnelle au passage du temps, en vue de rassembler
les éléments de preuve, quelle que soit leur nature, propres à soutenir son
allégation, c'est-à-dire à convaincre le juge, l'arbitre ou même
l'administration. C'est la question de la charge de la preuve,
communément appelée dans le langage des juristes le "fardeau de la
preuve". Les juristes, témoins avisés de la vie, ont raison. Dans certaines
circonstances, il s'agit en effet d'un fardeau et d'un fardeau parfois très
lourd à supporter.
- Le troisième principe peut être formulé de la manière suivante : le
demandeur originel à l'obligation supporte la charge de l'action. Cela veut
dire que celui qui, le premier, prend l'initiative de demander un droit,
l'exécution d'une obligation ou l'établissement d'une situation, ne pouvant
se faire justice à lui-même, se trouve obligé de porter son action devant
un juge. Autrement dit, celui qui prend l'initiative de voir dire le droit,
doit prendre l'initiative de l'action en justice. C'est pour cette raison, en
principe, qu'il existe normalement, mais pas toujours, une identité entre
les trois qualités de demandeur à l'obligation, de demandeur à l'action, et
de demandeur à la preuve. Nous disons que ce principe n'est applicable
qu'au demandeur originel, pour la raison qu'en sont exclues les demandes
qui viennent se greffer sur la demande principale, comme les demandes
incidentes ou les demandes reconventionnelles.
- Le quatrième principe concerne les mesures d'instruction destinées
à rassembler les moyens de preuve. On pourrait l'énoncer ainsi: si, dans
un procès, il y a lieu de procéder à des mesures d'instruction par voie de
contrainte, ces mesures sont du ressort exclusif d'un magistrat
indépendant. Ce principe, sans être forcément cantonné au droit pénal, y
trouve toutefois son domaine naturel d'élection. Les mesures d'instruction
par voie de contrainte sont celles qui sont susceptibles de porter atteinte à
certains droits fondamentaux de la personne ou à l'intégrité de son
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Le système de la preuve en droit fiscal
patrimoine. Il en est ainsi, par exemple, du droit de propriété sous toutes
ses formes, du secret de la correspondance, de la protection du domicile,
du respect de la vie privée ou de l'intimité. Ces mesures d'instruction ne
peuvent être ordonnées par le juge rapporteur ou le magistrat instructeur
que dans le but de dévoiler la vérité des faits, donc les preuves
incontestables, qui serviront de fondement juridique et de justification au
jugement final.
- Enfin, il faut rappeler un cinquième principe qui se trouve au
cœur de tout système probatoire, celui de l'égalité des parties dans
l'administration de la preuve. Ce principe implique que, devant le
tribunal, les parties doivent être traitées également. Cela signifie, pour
chacune d'elle, le droit égal à la preuve juste et véridique, qui va se
manifester, d'une manière particulière et sous le contrôle du juge, par le
droit à la communication de la preuve. Le juge doit veiller au respect de
l'égalité des armes entre les parties, ce qui l’habilite non seulement à
prendre les mesures nécessaires pour éviter la rétention des moyens de
preuves par l’une des parties mais lui ouvre également le droit de
compenser les éventuelles inégalités entre les parties par les techniques de
la procédure inquisitoire, d’application générale dans la procédure pénale
et administrative, mais nullement exclue de la procédure civile. Enfin, le
principe d'égalité inclut celui du droit à une procédure contradictoire.
Cela signifie que toute partie dans un procès doit être mise à même de
contester la validité ou la pertinence de tous les moyens de preuve de son
adversaire et de produire à l'appui de ses propres allégations toute preuve
nouvelle contraire. Le principe de l'alternance ne fait qu'exprimer l'un des
aspects du principe du contradictoire. Du point de vue de notre sujet, le
principe du contradictoire peut-être formulé de la manière suivante: toute
preuve est soumise à l'épreuve.
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Le système de la preuve en droit fiscal
-IIC’est précisément par rapport à l’ensemble de ces principes, qu’il
faut juger les règles de preuves en droit fiscal pour apprécier l’intensité de
leur caractère exceptionnel.
A- L’exception au principe : « Nul ne peut se donner des
preuves à lui-même »
Cette exception découle de la nature même de l'arrêté de taxation
d'office. Cet arrêté, nous le savons, est une décision administrative
unilatérale au sens du droit administratif général. Il bénéficie, par
conséquent, d'une présomption de validité juridique. Cette présomption de
validité juridique englobe en réalité une présomption de sincérité. Cela
veut dire qu'en prenant l'arrêté de taxation d'office, l'administration est
supposée agir pour la poursuite d'un intérêt public protégé par le droit, en
l'occurrence l'intérêt financier de l'Etat. A ce stade, toute probabilité
d'action mensongère animée par exemple par un intérêt politique ou toute
autre intention destinée, par exemple, à nuire sciemment aux intérêts du
contribuable est écartée. Dans la société des méchants, des ambitieux, des
fraudeurs, des envieux, qui est la nôtre, seule l'administration et ses
représentants incarnent le royaume des anges. Incarnant l’innocence et la
vertu, elle est crue sur parole.
Cela veut dire que pour passer à l'exécution de cet acte,
l'administration n'est pas dans l'obligation de recourir aux tribunaux pour
faire valider juridiquement son titre, c'est-à-dire, en fait, pour faire valider
la preuve de son droit, comme serait obligé de le faire n'importe quel
autre sujet de droit. Cet avantage régalien particulier accordé à
l'administration, qu'on appelle communément le privilège du préalable va
emporter une autre conséquence, celle de l'exécution d'office. Cela veut
dire que la décision, bénéficiant du caractère exécutoire, va pouvoir être
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Le système de la preuve en droit fiscal
exécutée sans autre préalable procédural. La législation fiscale consacre
cette idée. Le Code des droits et procédures fiscaux dispose en effet en
son article 52 : "L'arrêté de taxation d'office est exécutoire nonobstant les
actions en opposition y afférentes." A ce titre, l'arrêté de taxation d'office
peut donner lieu à un titre de perception qui se manifestera par un titre
exécutoire de recouvrement. Tel est le principe. Cet acte exécutoire ne
peut être suspendu par l'opposition portée par le contribuable devant le
Tribunal de première instance, à moins, et c'est là l'exception au principe,
de payer les 20 % du montant de l'impôt réclamé par l'administration
fiscale. Autrement dit, l'administration fiscale qui, dans cette hypothèse,
se trouve en situation de demandeur à l’exécution de l'obligation par le
contribuable, s'est délivrée à elle-même, par l'arrêté de taxation d'office, la
preuve de son propre droit, sans avoir besoin de validation
juridictionnelle.
B- L’exception au principe : « La preuve incombe au
demandeur à l’obligation »
Ce principe, en vérité, n'est pas aussi simple qu'on le croit
généralement. Il signifie tout d'abord que le demandeur à l'obligation
supporte le fardeau de la preuve, comme nous l'avons indiqué
précédemment. Il signifie ensuite qu'il doit, sauf exception ou tolérance
prévue par la loi, apporter à l'appui de sa demande des preuves réelles et
tangibles, et non de simples présomptions, suppositions ou probabilités.
On pourrait lui adjoindre une troisième ramification, mais à laquelle nous
réserverons un traitement à part: pour faire valoir son droit, le demandeur
doit prendre l'initiative de l'action en justice, ce qui fait évidemment de lui
à la fois un demandeur à l'obligation, à l'action et à la preuve. Le procédé
de la taxation d'office produit, au niveau des deux premières
ramifications, deux effets qu'il faut prendre soin de distinguer. Le premier
effet dérogatoire, c'est que l'administration est dispensée d'apporter à
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Le système de la preuve en droit fiscal
l'appui de sa demande des preuves réelles et tangibles. Le deuxième effet
dérogatoire, plus communément décrit, se révèle dans le renversement de
la charge de la preuve au profit de l'administration.
1- Une dispense de preuves réelles et tangibles
Nous savons, en effet, qu'en cas de désaccord sur la vérification ou
en cas de défaut de dépôt de la déclaration du revenu imposable ou de
défaut de présentation des actes prescrits par la loi pour l'établissement de
l'impôt (comptabilité, registre paraphé par l'administration fiscale pour les
professions non commerciales), la taxation est établie d'office "sur la base
de présomptions de droit ou de fait ou sur la base des sommes portées sur
la dernière déclaration" (art.48 du CDPF) ( voir également art.6 et art.38
du CDPF).
Les exigences de preuve tangibles et réelles se retrouvent fort
heureusement en droit fiscal pénal s'agissant des peines privatives de
liberté. En effet d'après l'article 108 du Code des droits et procédures
fiscaux : "La charge de la preuve incombe à l'administration pour les
infractions punies de peines privatives de liberté".
Ainsi, nous constatons que la présomption de bonne foi ou de
sincérité de l'assujetti à l'impôt, à condition toutefois qu'on admette son
existence, en se fondant par exemple sur l'ancienne Charte du
contribuable d'après laquelle "ces déclarations sont présumées exactes",
n'a rien à voir avec la présomption d'innocence du droit pénal, ce qui
prouve encore le caractère éminemment dérogatoire du système de preuve
en droit fiscal. En effet, la présomption d'innocence est tout d'abord
prévue par la Constitution dans son article 12, paragraphe 2 " Tout
prévenu est présumé innocent jusqu'à l'établissement de sa culpabilité à
la suite d'une procédure lui offrant les garanties indispensables à sa
défense". Cette présomption d'innocence débouche ensuite sur une règle
35
Le système de la preuve en droit fiscal
de procédure pénale reprise par le paragraphe 2 de l'article 150 du Code
de procédure pénale : "Si la preuve n'est pas rapportée, le juge renvoie le
prévenu des fins de la poursuite". Il est vrai qu'en droit pénal l'étendue du
pouvoir discrétionnaire, ainsi que l'intime conviction du juge, admise
également par l'article 150 du Code de procédure pénale, peuvent réduire
considérablement l'obligation de preuves tangibles et réelles. Il n'en reste
pas moins cependant que cette exigence, découlant de la présomption
d'innocence, constitue un principe fondamental en droit pénal. En droit
fiscal, il n'en est rien, puisque l'administration fiscale est dispensée
d'apporter à l'appui de ses demandes des preuves réelles et tangibles. Sa
réclamation à l'égard du contribuable peut se fonder sur des preuves
virtuelles ou potentielles.
Ce recours aux présomptions de droit et de fait ne concerne pas
exclusivement l'arrêté de taxation d'office lui-même, mais s'étend au
cadre du contrôle et de la vérification. En effet, l'article 6 du Code des
droits et procédures fiscaux dispose : " L'administration fiscale peut, dans
le cadre du contrôle ou de la vérification..., demander tous
renseignements éclaircissements ou justifications concernant la situation
fiscale du contribuable. Elle peut établir l'impôt et rectifier les
déclarations, sur la base de présomptions de droit ou de présomptions de
fait formées, notamment, de comparaisons avec les données relatives à
des exploitations, des sources de revenus ou des opérations similaires".
Les présomptions de droit, obligatoirement prévues par la loi,
englobent des situations hypothétiques objectives, qualifiées d'avance par
la loi, et qui, si elles se réalisaient effectivement, aboutiraient pour celui
en faveur duquel la présomption est établie par la loi à une dispense totale
de preuve. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, l'autorité de la chose
jugée, parmi les nombreux effets juridiques qu'elle produit, dispense le
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Le système de la preuve en droit fiscal
bénéficiaire du jugement d'apporter la preuve des faits établis par le
jugement.
Les exemples de présomptions de droit en droit fiscal sont assez
nombreux. C'est ainsi qu'en matière de succession, les meubles et
meublants sont présumés représenter 5 % au moins de l'ensemble des
biens héréditaires, pour l'établissement du droit d'enregistrement, et c'est à
l'assujetti d'apporter éventuellement la preuve contraire. Cette
présomption simple signifie que l'administration fiscale est en droit de
considérer ces 5 %, en vue de l'établissement de l'assiette de l'impôt,
comme un fait établi, sans autre besoin de preuve2.
Prenons un autre exemple. Pour le calcul du passif successoral non
déductible de l'assiette, les dettes contractées par le défunt auprès de ses
héritiers ou des "personnes interposées" ne sont pas déductibles. Pour
définir cette catégorie, la loi considère comme "personnes interposées",
les ascendants, descendants et conjoint de l'héritier et, en matière de
succession entre époux, les enfants du conjoint héritier, issus d'un autre lit
et les parents dont ce conjoint est héritier présomptif. Autrement dit, toute
dette contractée par le défunt auprès de ces personnes désignées
hypothétiquement à l'avance est considérée faite à une "personne
interposée" et ne pourra être déduite de l'assiette de l'impôt. Cette
présomption est de nature irréfragable, c'est-à-dire qu'elle ne peut souffrir
de preuve contraire.
Contrairement aux présomptions de droit, les présomptions de fait
sont des indices matériels, des comportements ou des agissements, qui
laissent présumer ou soupçonner l'existence d'une dissimulation ou d'une
fraude fiscale. Ce ne sont pas des preuves complètes, tangibles, mais des
2
Feriel KAMMOUN, La preuve en droit fiscal, mémoire, DEA Droit des affaires,
Faculté de Droit de Sfax, 2001-2002, p. 96, note 171.
37
Le système de la preuve en droit fiscal
débuts de preuve qui ouvrent, pour l'administration, le droit de procéder à
des visites ou à des perquisitions. Il ne s'agit pas à proprement parler de
présomptions, mais de preuves indirectes, de preuves de second degré. Il
ne suffit pas qu'une présomption soit prévue par la loi pour qu'elle
devienne une présomption de droit. C'est ainsi que la présomption de
fraude prévue par l'article 8 du Code des droits et procédures fiscaux est
bel et bien une présomption de fait, non une présomption de droit.
L'article 8 dispose : " Ces agents sont également habilités en cas
d'existence de présomptions d'exercice d'une activité soumise à l'impôt et
non déclarée ou de manœuvres de fraude fiscale... à procéder à des visites
et perquisitions dans les locaux soupçonnés, en vue de constater les
infractions commises et de recueillir les éléments de preuve..." Cette
présomption d'exercice d'une activité soumise à l'impôt n'a en réalité de la
présomption que le nom. Il s'agit en réalité d'un soupçon porté sur une
activité civile, commerciale, artisanale, financière, occulte, non déclarée à
l'administration fiscale et qui ouvre à cette dernière le droit de procéder à
des visites ou des perquisitions. Autrement dit, certains faits, certains
agissements ou comportements, laissent croire, laissent soupçonner
l'exercice d'une activité non déclarée. Il s'agit donc bien d'une supposition
de faits soupçonnables et non d'une présomption de droit.
Nous rencontrons d'autres exemples de présomptions de fait, à
propos de la reconstitution par l'administration des bases de l'imposition,
d'après les "dépenses personnelles ostensibles et notoires" (article 43 du
Code de l'impôt sur le revenu des personnes physiques et de l'impôt sur
les sociétés), ou d'après les éléments du train de vie du contribuable
(article 42 du Code de l'impôt sur le revenu des personnes physiques et de
l'impôt sur les sociétés). Dans les deux cas, en cas de disproportion entre
les dépenses personnelles ou les éléments du train de vie et les revenus
déclarés l'administration est habilitée à reconstituer unilatéralement les
38
Le système de la preuve en droit fiscal
bases de l'imposition, sur la base des présomptions de faits tirées des
éléments de dépenses ou des éléments du train de vie3.
La différence essentielle entre les deux techniques est que l'une est
discrétionnaire, alors que l'autre, limitativement définie et encadrée par la
loi fiscale, place l’administration dans une situation de compétence liée.
En effet, les éléments à prendre en considération, comme preuve des
éléments du train de vie, sont limitativement énumérés par la loi, dans
l'annexe I du Code de l'impôt sur le revenu des personnes physiques et de
l'impôt sur les sociétés, et cela, par référence soit à leur valeur réelle, soit
à leur valeur forfaitaire4.
Le dernier exemple de présomptions de fait que nous
considérerons est celui qui est prévu par l'article 6 du Code des droits et
procédures fiscaux. D'après cet article l'administration peut établir l'impôt
et rectifier les déclarations sur la base de "présomptions de droit ou de
présomptions de fait formées notamment de comparaisons avec les
données relatives à des exploitations, des sources de revenus ou des
opérations similaires". La présomption de fait découle, dans cette
hypothèse, d'une comparaison entre la situation du contribuable concerné
par le contrôle ou la vérification et celle d'un commerçant, d'une
entreprise, ou d'un établissement similaire. Cette comparaison pourrait
révéler un décalage inexpliqué entre les situations des deux contribuables,
décalage qui laisserait croire que les revenus déclarés par le contribuable
concerné par le contrôle ou la vérification se situent en deçà de ce qu'ils
devraient raisonnablement être, par comparaison avec le modèle de
référence. Pour mener à bien ses vérifications l'administration fiscale
bénéficie d'un large pouvoir discrétionnaire, pour déterminer les éléments
de fait qui serviront de base à l'établissement du revenu imposable. Ces
3
4
Slim KAMMOUN, Le procès fiscal, thèse, FSJPST,(version non définitive), p.103.
Slim KAMMOUN, op.cit., p. 118.
39
Le système de la preuve en droit fiscal
éléments sont tirés à partir "des
fonctionnement de l'exploitation"5.
circonstances
concrètes
du
Ainsi, pour la reconstitution du chiffre d'affaires ou du bénéfice,
l'administration peut utiliser des preuves réelles mais indirectes, tels que
les quantités de matières premières multipliées par un taux de
productivité6, les quantités de produits vendus (qui représentent un
pourcentage donné du chiffre d'affaires), les charges salariales, les
chiffres de consommation d'eau, d'électricité, l'évaluation des stocks
multipliée par un coefficient déterminé7, etc.
2- Un renversement de la charge de la preuve
Le renversement de la charge de la preuve constitue une exception
au principe que nous avons déjà présenté, selon lequel la preuve incombe
au demandeur à l'obligation, quelle que soit sa position dans l'instance.
Concrètement, cela veut dire que ce n'est plus au demandeur à l'obligation
d'établir la preuve de sa demande, mais au contraire au défendeur de
prouver qu'il ne doit rien, ou encore que l'obligation est éteinte, prescrite,
ou qu'il en est libéré. Le fardeau de la preuve, contrairement au principe
habituel, passe donc du demandeur au défendeur. Cette exception rare
constitue cependant la règle en droit fiscal. Elle est consacrée par l'article
65 du Code des droits et procédures fiscaux : " Le contribuable taxé
d'office ne peut obtenir la décharge ou la réduction de l'impôt porté à sa
charge qu'en apportant la preuve de la sincérité de ses déclarations, de ses
ressources réelles ou du caractère exagéré de son imposition." De ce fait,
le défendeur perd le bénéfice de la présomption d’exactitude de sa
5
6
7
Slim KAMMOUN, op.cit., p.99.
Slim KAMMOUN, Ibid.
Slim KAMMOUN, Ibid.
40
Le système de la preuve en droit fiscal
déclaration8. C'est donc le défendeur à l'obligation fiscale qui doit
rapporter la preuve du fait que la taxation d'office est erronée, indue ou
exagérée. Par conséquent, l'administration bénéficie de l'avantage d'une
présomption légale simple, contre laquelle le contribuable doit prendre
l’initiative (par l'opposition) d'une action en justice, en vue de la faire
tomber. Cela signifie, en d'autres termes, que le défendeur à l'obligation
doit supporter non seulement la charge de la preuve mais également la
charge de l'action.
C- L'exception au principe : " Le demandeur à l'obligation
supporte le fardeau de l'action"
Comme nous venons de l'indiquer, la présomption de vérité dont
bénéficie la taxation d'office ne provoque pas uniquement un
renversement de la charge de la preuve, mais également un renversement
de la charge de l'action en justice. En effet, nous allons nous trouver
devant une hypothèse paradoxale, dans laquelle ce n'est plus le
demandeur à l'obligation qui prendra l'initiative de l'action, mais le
défendeur à l'obligation. Comme nous l'avons indiqué précédemment, en
prenant l'arrêté de taxation d'office l'administration fiscale engage en
quelque sorte des poursuites contre le contribuable, sauf qu'elle ne les
engage pas par devant un tribunal, mais par elle-même. Au contraire, le
contribuable est dans une position d'assujetti, c'est-à-dire qu'il est
redevable d'une obligation à l'égard de l'Etat. Telle est la situation au
niveau du fond. Cette situation au niveau de la matière des droits et des
obligations, ne correspond pas à la situation de la procédure et de la
preuve. C'est le défendeur à l'obligation qui doit en effet prendre
l'initiative de l'action, par une opposition portée devant le tribunal de
première instance territorialement compétent, conformément à l'article 11
8
Habib AYADI, Droit fiscal,CERP, Tunis, 1989, p. 488.
41
Le système de la preuve en droit fiscal
du Code des droits et procédures fiscaux. Il existe donc, comme nous le
voyons, une dissociation entre les qualités de demandeur à l'obligation,
de demandeur à l'action, et de demandeur à la preuve. En droit fiscal,
l'administration se trouve dans une situation d'attente confortable,
relativement passive, alors que tout le poids de l'engagement juridique va
reposer sur le défendeur à l'obligation, qui va supporter à la fois la charge
de l'action et le risque de la preuve. Ce risque est d'autant plus redoutable
que le contribuable se voit obligé souvent d'apporter la preuve de faits
négatifs, c'est-à-dire se disculper des violations de la loi fiscale qu'on lui
impute et des griefs qu'on lui reproche.
Il s'agit donc bien d'un système cohérent, destiné à faciliter la
tâche de l'administration. Ce système découle, globalement, de l'idée que
l'administration n'a pas à faire valider ses droits en justice, qu'elle
bénéficie du privilège d'action d'office, découlant lui-même de la
présomption de validité de ces décisions, de leur caractère exécutoire et
du privilège du préalable. Toutes les règles concernant les poursuites,
l'action en justice, la procédure, les modes de preuves, s'inscrivent dans la
logique unique qui anime ce système.
D-
L’exception au principe : « Les mesures d’instruction
par voie de contrainte relèvent exclusivement de la
compétence d’un magistrat indépendant »
Les mesures d'instruction englobent tous les actes, toutes les
opérations, que l'autorité ayant engagé les poursuites est habilitée à
décider en vue de révéler la matérialité et l'exactitude des faits ayant servi
de fondement aux poursuites. Ces mesures d'instruction ne sont pas
d'égale force contraignante sur les biens ou sur les libertés de la personne
poursuivie. Certaines d'entre elles n'ont pas de caractère véritablement
attentatoire aux biens ou aux droits fondamentaux de la personne. Il en est
ainsi, par exemple, des demandes de renseignements ou de
42
Le système de la preuve en droit fiscal
communication des pièces pouvant servir de preuves, encore que ces
dernières peuvent non seulement s’exercer auprès des tiers, mais toucher
au secret professionnel9, protégé par la loi. D'autres mesures, en revanche,
s'avèrent extrêmement lourdes et sont susceptibles de toucher la propriété,
l'intimité, le secret de la correspondance, le respect du domicile privé,
l'honneur, la sûreté personnelle, la tranquillité ou même, hélas, l'intégrité
physique. Par conséquent, ces mesures ne peuvent être décidées qu'en cas
de nécessité, pour la découverte de la vérité, et par un juge professionnel,
qualifié et indépendant.
En procédure pénale, cette catégorie de mesures est confiée
exclusivement au juge d'instruction. Ainsi, en matière de perquisition,
l'article 94 du Code de procédure pénale pose en termes très généraux
l'exclusivité de la compétence du juge d'instruction : "Les perquisitions
domiciliaires sont de la compétence exclusive du juge d'instruction." Il en
est de même en matière de saisies, conformément aux articles 97 et 99 du
Code de procédure pénale. Par ailleurs, ces mesures sont entourées, sauf
exception grave, d'un certain nombre de garanties formelles et
procédurales, telles que l'interdiction des perquisitions de nuit, la présence
de personnes de confiance, l'exigence de procès-verbaux d'inventaire, les
garanties de conservation, d'étiquetage, d'identification des biens saisis.
L'article 94 du Code de procédure pénale prévoit cependant des
exceptions au principe de l'exclusivité des compétences du juge
d'instruction. Parmi ces exceptions, doit être particulièrement retenue
celle qui est faite au profit des "fonctionnaires et agents de
l'administration" autorisés par un texte spécial. Le Code des droits et
procédures fiscaux en est un. En effet, l'article 8 habilite les agents de
l'administration a visiter, sans avis préalable, les locaux professionnels,
9
Habib AYADI, Exigence de confidentialité et efficacité des contrôles fiscaux, in.
Mélanges Sadok BELAÏD, CPU, 2005, p.69 à 78.
43
Le système de la preuve en droit fiscal
magasins entrepôts et d'une manière générale tous lieux utilisés pour des
activités ou opérations soumises à l'impôt et à procéder à des
constatations matérielles10. L'article 8 ajoute :
" Ces agents sont également habilités, en cas d'existence de
présomptions d'exercice d'une activité soumise à l'impôt et non déclarée
ou de manœuvres de fraude fiscale, à procéder, conformément aux
dispositions du Code de procédure pénale, à des visites et perquisitions
dans les locaux soupçonnés, en vue de constater les infractions commises
et de recueillir les éléments de preuve y afférents.
Les agents de l'administration fiscale peuvent procéder à la saisie
de tous documents ou objets prouvant l'exercice d'une activité soumise à
l'impôt et non déclarée ou présumant une infraction fiscale."
Ces dispositions de l'article 8 sont d'une exceptionnelle gravité.
Elles donnent en effet à l'administration les pouvoirs d’instruction qui
sont normalement dévolus au seul juge d'instruction, alors même que
cette administration ne présente ni les mêmes garanties de qualification et
de compétence juridictionnelle, ni d'indépendance fonctionnelle. Alors
que la procédure pénale a bien pris soin de dissocier l'autorité
poursuivante et l'autorité d'instruction, le droit fiscal, non seulement ne
dissocie pas ces deux autorités, mais, au surplus, transforme
l'administration en juge et partie, et en juge instruisant toujours à
charge11, ce qui est le comble de l'exceptionnalité. Il ne faut pas oublier,
10
11
En France, les visites domiciliaires doivent être autorisées par le président du tribunal
de grande instance. Les visites administratives ont été supprimées en 1984. En 1997,
la Cour de cassation en France a autorisé les ordonnances de visite fondées sur des
déclarations anonymes contrôlées et visées par l’administration. Patrick Michaud, Le
point sur les dénonciations anonymes : l’avocat, le juge et le corbeau, Gazette du
Palais, 1999, Doctrine, p.2045.
Neïla CHAABANE, Le droit de visite, de perquisition et de saisie, à travers le Code
des droits et procédures fiscaux, Article à paraître.
44
Le système de la preuve en droit fiscal
en effet, qu'en cas de procès, cette même administration se trouvera partie
défenderesse au procès, face au contribuable, partie demanderesse. Or, en
fait, la partie défenderesse aura quasiment la maîtrise du procès. Par
conséquent ces mesures ne pourront être ordonnées qu’en cas d’extrême
nécessité. Comme l’écrit le professeur Habib AYADI, « les visites,
perquisitions, saisies apparaissent alors comme l’ultime recours pour
tenter de découvrir les éléments de preuve 12». Ce qui implique que,
distinguant les mesures de contrôle et la vérification approfondie, le juge
puisse annuler ces mesures lorsqu’elles sont motivées par le simple
contrôle, pour détournement de procédure13.
Un autre fait doit être signalé. Il s'agit du droit à l'exécution forcée
des mesures d'instruction. En procédure pénale, cette exécution forcée se
confond avec la nature même des organismes chargés de l'instruction,
qu'il s'agisse du juge d'instruction lui-même ou des officiers de police
judiciaire. Ces organismes sont, par nature, des organismes d’exécution
forcée. Cette confusion ne pouvant se réaliser en matière fiscale, le
législateur a prévu dans l'article 14 du Code des droits et procédures
fiscaux que : "Les autorités civiles et les autorités de sûreté prêtent toute
l'assistance qui leur est requise, aux agents de l'administration fiscale,
dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions".
Les dangers de toutes ces mesures sont clairs. Leur
constitutionnalité, a juste titre, a pu être remise en cause pour plusieurs
raisons14. Tout d'abord, parce que ces mesures devaient être adoptées par
une loi organique et non par une loi ordinaire. Ensuite, parce que
certaines d'entre elles, comme le droit de visite ou de perquisition, portent
12
13
14
Habib AYADI, « Exigence de confidentialité… », loc.cit., p.73.
Habib ATYADI, « Exigence de confidentialité… », loc.cit., p.73.
Neïla CHAABANE, "Le droit de visite,….", loc. cit.
45
Le système de la preuve en droit fiscal
atteinte à l'inviolabilité du domicile, protégée par l'article 9 de la
constitution.
-IIIL'ensemble des développements précédents prouvent amplement à
eux seuls que le système de la preuve en droit fiscal, au même titre que le
procès fiscal tout entier, est dominé par l'idée de l'inégalité des parties.
Cette idée n'a donc pas besoin de démonstration supplémentaire. Le droit
fiscal emprunte au droit administratif général l'ensemble des prérogatives
qui permettent à l'administration de tenir son rang, c'est-à-dire de ne pas
être mise sur un même pied d'égalité que l'administré, au niveau des
pouvoirs en marge de toute procédure contradictoire15, de l'exécution des
droits et des obligations, des recours, des procédures juridictionnelles, etc.
A ces prérogatives régaliennes "de droit commun ", le droit fiscal
surajoute ses propres techniques, qu'il emprunte d'ailleurs parfois au droit
de la procédure pénale. C'est réellement dans la mesure où le droit fiscal
arrive à faire de l'administration à la fois le juge et la partie, l'autorité
poursuivante et l'autorité d'instruction, qu'il atteint les sommets d'un droit
inégalitaire.
Face à ce système si exorbitant, il revient naturellement au juge de
compenser, dans la mesure du possible, les inégalités manifestes entre
l'administration fiscale et le contribuable.
Il convient tout d'abord de noter, pour relativiser notre propos, que
le juge, comme l'administration, est chargé de la mise en application de la
loi. Il est donc inimaginable qu'il renverse totalement la logique du
système de la preuve en droit fiscal que nous avons décrit et qu'il est
chargé de mettre en oeuvre. D'une manière générale, il se montre assez
15
Habib AYADI, Droit fiscal, CERP, 1989, p. 488.
46
Le système de la preuve en droit fiscal
tolérant au sujet des présomptions de fait sur lesquelles se base
l'administration pour établir l’assiette de l'impôt.
Cependant, d'un autre côté, le juge procède à un rééquilibrage
entre les droits du contribuable et ceux de l'Etat, au moins à deux niveaux.
Le premier concerne le renversement de la charge de la preuve. Le
deuxième concerne le contrôle des présomptions de fait servant de base à
l'établissement de l'impôt.
A- Le rôle du juge au sujet du renversement de la charge de la
preuve par les effets de la présomption de validité de la
taxation d'office
La présomption, en réalité, ne constitue pas toujours une dispense
de preuves, mais une dispense de preuves directes, qui s'analyse en un
déplacement de l'objet de la preuve. Ainsi, comme nous l'avons indiqué,
au lieu de prouver le revenu imposable réel, l'administration peut se
contenter des dépenses ostensibles et notoires ou des éléments du train de
vie, mais elle se voit obligée de les prouver. Autrement dit, elle n'est pas
dispensée de preuves, mais de preuves directes.
Par ailleurs, en vue de contrebalancer les prérogatives si
exorbitantes de l'administration fiscale, la jurisprudence exige que
l'administration, dispensée d'apporter la preuve complète et directe d'un
revenu occulte ou non déclaré, ne puisse imposer au contribuable la
preuve négative du non exercice d'une activité, source de revenus
imposables.
Dans l'affaire jugée par le Tribunal administratif, le 19 février
1990, ... / Direction générale des impôts (Recueil, page 299),
l'administration prétendait que le contribuable, parallèlement à son
activité principale, exerçait une activité secondaire occulte. En fait, il
s’agissait d’un réparateur de pneumatiques
que l’administration
47
Le système de la preuve en droit fiscal
soupçonnait de vendre les pneumatiques. Il fut taxé d’office, sur cette
base. Dans son arrêt, le Tribunal administratif, tout en admettant que la
charge de la preuve incombait au défendeur à l'action, conformément à
l'article 59 du Code de la patente, a jugé que ce dernier ne pouvait être
astreint à prouver qu'il n'exerçait pas une activité de vente, au motif que
cela l'aurait conduit à apporter la preuve négative d'un fait16. Le Tribunal
a relevé également que les pièces du dossier ne lui permettaient pas
d'apprécier l'élément matériel qui a permis à l'administration d'établir
l'exercice de cette activité de vente.
Cela veut dire tout d’abord que la preuve du revenu imposable
doit être fournie par l'administration. Il ne peut y avoir d'allégations sans
aucune preuve. Et cela veut dire ensuite que le renversement de la charge
de la preuve n’est pas absolu. Il n'y a donc jamais, en définitive, un
renversement total de la charge de la preuve, mais une atténuation de
celle-ci au profit de l'administration, autorisée par la loi à apporter à
l'appui de son allégation :
- soit des présomptions de droit qui peuvent avoir pour effet de dispenser
totalement de preuve
- soit encore des preuves réelles indirectes qui laissent supposer
l'existence d'un revenu occulte ou d'une dissimulation ou d'une fraude. Il
en est ainsi en matière de rejet de comptabilité, qui n'est pas réglementé
par le Code des droits et procédures fiscaux, mais qui ne peut être
pratiqué qu'en cas d'irrégularités constatées et prouvées. D'après une
jurisprudence constante du Tribunal administratif, l'administration, en cas
16
La jurisprudence du Tribunal administratif est constante et abondante sur ce point,
Slim KAMMOUN, op. cit., p.69 et ss.
48
Le système de la preuve en droit fiscal
de rejet de comptabilité, peut recourir aux présomptions, mais le rejet doit
être suffisamment motivé17.
B- Le contrôle des présomptions de fait servant de base à
l’établissement de l’impôt
Comme nous l'avons indiqué précédemment, les présomptions de
fait sont des preuves directes, mais elles doivent consister en preuves
réelles. L'administration ne peut se contenter d'affirmations générales,
mais elle doit présenter des preuves précises, concordantes, en vue de
reconstituer le chiffre d'affaires ou le bénéfice de l'entreprise. Dans une
affaire relative à une huilerie, l'administration s'était basée, pour taxer le
producteur, sur des indices tirés de la proportion normale entre quantité
d'olives et quantités d'huile produite, à partir de l'activité d'entreprises
similaires. L'assemblée plénière du Tribunal administratif, statuant en
cassation, a cassé la décision de la Commission spéciale de taxation au
motif que la présomption de fait, tirée du rapport quantité d'olive/quantité
d'huile dans les entreprises similaires, excessivement générale et abstraite,
n'était pas suffisamment concrète et précise. L'administration n'avait
fourni aucune donnée concrète sur ces entreprises similaires. (Tribunal
administratif, 24 novembre 1983, .../ Direction générale des impôts,
Recueil, page 329).
Peut-on aller jusqu'à dire que le juge administratif rejoint par là les
dispositions de l'article 486 du Code des obligations et des contrats, aux
termes duquel : "Les présomptions qui ne sont pas établies par la loi sont
remises à la prudence du juge; il ne doit admettre que des présomptions
graves et précises ou bien nombreuses et concordantes"?
17
Slim KAMMOUN, op. cit., p. 75 et 79. Voir également note commune, n° 16, du 2
mai 1967.
49
Le système de la preuve en droit fiscal
CONCLUSION
Comment peut-on comprendre, comment également peut-on juger
ce caractère si exorbitant du droit de la preuve en droit fiscal ? Un esprit
libéral doit-il le condamner, à cause de son caractère outrancier, des
dangers potentiels d'une extrême gravité qu'il cache ? Ce système n'est-il
qu'une preuve supplémentaire, non pas seulement du caractère exorbitant
du droit fiscal, mais du caractère exorbitant d'un régime politique ?
Sur le plan juridique, un partisan des libertés ( un juriste qui se
respecte pourrait-il être autre chose ?), pourrait fort bien comprendre, et
même admettre ce régime exorbitant. En effet, l'amour des libertés n'est ni
une utopie irresponsable, ni un penchant pour l'anarchie. Il ne serait par
conséquent pas recommandé de mettre sur le même pied d'égalité l'Etat,
représentant la collectivité tout entière et son intérêt général, et un
contribuable légitimement soupçonné de violation de la loi ou de fraude
fiscale.
Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier que ces règles exorbitantes
ne sont que la conséquence directe du système déclaratif lui-même18.
Ce dernier, en effet, est basé sur la confiance et laisse au contribuable
toute la latitude et la liberté d'action nécessaires pour mettre
l'administration à même d'établir l'impôt. Le système déclaratif met
l'administration à l’écart au stade de l'initiative en vue d'exécuter le devoir
fiscal. Comme le note Mme Neîla CHAABANE : " La liberté
d'appréciation dont dispose le contribuable...est contrebalancée par les
moyens que l'administration va mettre en oeuvre pour le contrôler "19.
18
19
Neïla CHAABANE, " Le droit de visite, ….", op. cit.
Neïla CHAABANE, Ibid.
50
Le système de la preuve en droit fiscal
Il ne serait donc ni réaliste, ni même souhaitable de réclamer que
l'administration fiscale soit placée dans la position de simple partie, au
même titre que le contribuable. Indépendamment du fait que
l'administration représente l'Etat et que ce dernier est la personne morale
publique supérieure, il faut rappeler que la garantie principale, dans ce
domaine, c'est la neutralité de l'administration. En effet, dans un Etat
convenablement organisé, dont les dirigeants sont réellement animés par
la recherche du plus grand bien commun, en un mot, un Etat de droit, il
n'y a rien à craindre d'une administration disposant de larges pouvoirs, en
vue de la protection de l'intérêt général. La protection du citoyen est
garantie à deux niveaux: tout d'abord, le principe de la neutralité de
l'administration, ensuite, la mise de l'ensemble du processus de taxation
sous le contrôle final du juge.
Évidemment, si ces conditions ne sont pas remplies, si l'Etat ne
correspond pas au modèle que nous venons d'indiquer, si le contrôle ou la
vérification fiscale, ou le processus de taxation d'office, sont susceptibles
d’être motivés par des considérations extra-juridiques, extra-légales,
relevant des considérations politiques, ou de la fantaisie des dirigeants,
ou leur désir de nuire à ceux qui ne se tiennent pas serrés dans les rangs,
alors tout est à craindre. Mais le problème n'est plus alors un problème de
droit, mais de réformes politiques et sociales de grande envergure. Ici, ce
n’est plus le droit qui est en cause, mais l’esprit civique.
51

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