1 Isabelle Keller-Privat Université de Toulouse-Le-Mirail

Transcription

1 Isabelle Keller-Privat Université de Toulouse-Le-Mirail
Isabelle Keller-Privat
Université de Toulouse-Le-Mirail
La chasse aquatique dans le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell :
un motif obsessionnel aux sources de la création
De la chasse aux canards sauvages dans Justine, à la scène de pêche de Mountolive,
jusqu’à l’accident de Clea transpercée sous les eaux par le harpon de Narouz dans le dernier
volume du Quatuor d’Alexandrie, les scènes de chasse aquatiques ne cessent de faire retour
dans la tétralogie durrellienne. On passe ainsi de l’eau trouble et vaseuse du lac Mariout
éclairée par les derniers reflets lunaires à celle phosphorescente de la Méditerranée par une
après-midi orageuse de printemps. Ces trois scènes, caractérisées par le même schéma
actanciel et la même précision du détail pictural, se font également écho dans une atemporalité onirique, laissant pressentir, dans cette résurgence obsédante, l’esquisse d’une
même fantasmagorie. Il n’est alors guère étonnant de constater que l’obsession de l’eau
contamine le texte tout entier, imprégnant à la fois la quête mémorielle autour de laquelle
s’organise le roman, et l’espace diégétique, structurant en filigrane les paysages et les visages,
les errances géographiques et métaphysiques des personnages. Des eaux du lac Mariout à
celles de la Méditerranée, le narrateur nous entraîne dans l’exploration du reflet perdu de la
femme aimée, au cœur d’une écriture qui tente de remonter « maillon après maillon »1 le fil
d’un passé désormais englouti. Il pourrait ne s’agir là que d’une belle métaphore littéraire si le
motif de l’eau ne fonctionnait en réalité non comme un simple décor mais comme ce que
Bachelard appelle une « substance où la forme est interne », incitant le lecteur à chercher,
derrière « les images qui se montrent, les images qui se cachent, (…) la racine même de la
force imaginante »2. Cette attraction obsessionnelle pour la matière aquatique qui parcourt le
roman nous incite à décrypter cette rêverie ambivalente de la matière qui nous conduit aux
sources de la création.
I. Le triptyque des chasses
La thématique de l’eau mortifère présente dans les trois scènes de chasse de Justine,
Mountolive et Clea, se trouve approfondie d’un roman à l’autre, de sorte qu’elle ne saurait
être considérée comme un simple motif mais bien comme la trace d’une obsession plus
profonde qui régit l’écriture. On trouve en effet dans Justine, le premier volume en narration
intradiégétique, une scène de chasse nocturne aux canards sauvages sur le lac Mariout à
laquelle Nessim a invité le narrateur Darley. Mountolive, le seul volet hétérodiégétique,
présente, à travers la focalisation interne du futur ambassadeur Mountolive, la première pêche
1
« I return link by link along the iron chains of memory », J 17. Afin de simplifier les références au corpus, on
utilisera, à la suite des précédentes études sur Lawrence Durrell, les abréviations ALQ pour désigner The
Alexandria Quartet. De même, les initiales de chacun des romans du Quatuor remplaceront les titres complets
lors des renvois aux extraits cités, soit : J pour Justine, B pour Balthazar, M pour Mountolive et C pour Clea.
2
L’Eau et les rêves, 7-8.
1
nocturne à laquelle ce dernier a été convié par Nessim et son frère Narouz. Ces deux premiers
récits homodiégétique et hétérodiégétique fonctionnent ainsi en miroir. Enfin, dans le dernier
volume, le lecteur retrouve Darley, le narrateur homodiégétique de Justine qui, de retour à
Alexandrie, narre ses plongées en compagnie de son amie peintre Clea dans les eaux de la
Méditerranée. Le lecteur qui voyage des eaux stagnantes et ténébreuses du lac à celles de la
mer, d’une scène mortifère à un acte de renaissance, ne saurait manquer d’être sensible à
l’unité de ce triptyque qui exalte l’ambivalence de la matière aqueuse, rappelant la parole
d’Héraclite : « la mer est l'eau la plus pure et la plus souillée, buvable et salutaire pour les
poissons, imbuvable et mortelle pour les hommes »3.
Le premier contact de Darley avec l’eau du lac dans Justine se produit de nuit, lors
d’une chasse qui donne à Nessim l’occasion de simuler le meurtre de son ami Capodistria et
qui précède la disparition abrupte de Justine, que Darley n’aura de cesse de poursuivre au fil
du roman. L’eau dormante du lac préfigure donc déjà la perte irrémédiable de la femme
aimée, comme si l’étendue morte et silencieuse déroulait jusqu’à l’horizon l’infinie distance
qui sépare les amants. La nuit et l’eau se mêlent pour former une substance ambivalente :
Utter blackness all around. Everyone speaks in low voices, as if weighed down by the weight of
darkness. […] suddenly we are scoring across the heart of a black diamond. The water is full of stars,
Orion down, Capella tossing out its brilliant sparks. For a long while now we crawl upon this
diamond-pointed star-floor in silence save for the suck and lisp of the pole in the mud. Premonitions of
dawn are already in the air as we cross the darkness of this lost world. […] There is nothing to do now
but to sit and wait for the dawn which is rising slowly somewhere, to be born from this expressionless
darkness. (J 172)
La récurrence des substantifs « blackness » et « darkness », associée aux polyptotes
« weighed » / « weight », rend presque palpable la matière obscure qui pénètre l’eau et pèse
de tout son poids sur les hommes et le paysage. L’eau nocturne se fait alors à la fois sombre et
lumineuse grâce à la réfraction des astres sur sa surface, liquide et solide tel un diamant,
mariant la profondeur abyssale des ténèbres à la fulgurance des astres célestes4. Comme le
remarque Bachelard, « l’eau croise les images »5 et c’est ce croisement qui nourrit
l’imaginaire. L’eau du lac est ainsi à la fois le miroir réfléchissant du ciel et cette vase
clapotante qui aspire la perche, ce gouffre qui menace à chaque fois d’avaler l’homme et ce
spectacle majestueux dans lequel il se mire : au reflet optique s’ajoute en effet le reflet
symbolique puisque les constellations d’Orion et de la Chèvre constituent une autre scène de
chasse qui fait écho dans le ciel à celle, mi-terrestre, mi-aquatique, des personnages. Enfin,
cette eau obscure est associée au chaos précédant la différenciation des éléments et à la
naissance du jour, une ambivalence qui se trouve exacerbée dès les premières lueurs qui
signent la mort des oiseaux :
3
Héraclite, § 61.
On se reportera à la très belle analyse de Jeanine Ostovany qui voit dans le « diamant noir » « le point de
rencontre et d’optique où convergent tous les éléments de cette scène ; […] la magie des glaces et l’alchimie du
verre, […] la surface-miroir et […] la profondeur du diamant taillé », « L’Elusif dans Le Quatuor d’Alexandrie
de Lawrence Durrell », 48.
5
L’Eau et les rêves, 65.
4
2
The light grows and waxes, turning now from red to green. The clouds themselves are moving
to reveal enormous cavities of sky. They peel the morning like a fruit. […] The sun shines on the
ruffled waters of Mareotis where the birds still fly. The punts by now will be full of the sodden bodies
of the victims, red blood running from the shattered beaks on to the floor-boards, marvellous feathers
dulled by death. (J 173,174)
Là où l’œil attendait un commencement, le texte nous livre une mort : le jour « croît »,
semblable à la lune en pleine nuit, les nuages se déplacent pour révéler non la lumière mais
les béances du ciel. L’aube s’ouvre comme un fruit prêt à être consommé, préfigurant la mort
des oiseaux à peine envolés. Une fois la chasse commencée, l’eau du lac renvoie au narrateur
le spectacle inversé de la naissance du jour : la matière se fait liquide (« sodden bodies »), le
rouge de l’aube devient la couleur du sang. L’hypallage « ruffled waters » dramatise cette
rencontre mortifère du ciel et de l’eau.
La symbolique de l’eau nocturne qui engloutit les êtres et les choses réapparaît dans
Mountolive. Le récit hétérodiégétique nous fait toucher d’un peu plus près cette matière
aqueuse en mettant en scène non plus une chasse aux oiseaux mais un épisode de pêche au
cours duquel le regard des personnages et du lecteur plonge dans l’eau trouble du lac. Après la
communion de la nuit et de l’eau, c’est celle de la terre et de l’eau qui est explorée à travers la
liquéfaction progressive des rives du lac :
The land had become dense as a tapestry in the lilac afterglow, quivering here and there with
water mirages from the rising damps, expanding and contracting horizons, until one thought of the
world as being mirrored in a soap-bubble trembling on the edge of disappearance. […] with the land
and the water liquefying at this rate he [Mountolive] kept having the illusion that they were travelling
across the sky rather than across the alluvial waters of Mareotis. (M 397-8)
La contamination de l’élément aqueux est encore plus spectaculaire : le voyage sur l’eau
s’étend de la terre jusqu’au ciel grâce aux mirages qui dissolvent les contours, font trembler
les reliefs et exacerbent le caractère onirique de la scène. On pressent alors, dans cet
approfondissement du motif, la force d’attraction qu’exerce la matière aqueuse sur le
personnage focalisateur : ce n’est pas seulement le paysage qui se transforme mais le regard
de Mountolive, médusé par cette vision du monde « dans une bulle de savon ». La description
déploie ainsi cette « force d’attraction qu’exerce le rêve » dont parle J.-B. Pontalis,
« l’onirisme, la fascination par un autre monde qui est aussi l’outre-tombe, l’aimantation par
la face nocturne de notre existence, par un au-delà de ce réel que définit la perception vigile et
commune, le rêve comme visionnaire, révélation, instrument de connaissance, comme poésie
involontaire enfin […] »6.
Il n’est alors guère surprenant que cette eau « alluviale », chargée de l’élément terrestre,
devienne boue ou pâte, matière mixte, à la fois liquide et compacte dans laquelle l’homo faber
pétrit ses rêves :
The water had become dense now and thick; like an oatmeal soup that is slowly stirred into
thickness over a slow fire. But when he looked more closely he saw that the illusion was caused by the
6
La Force d’attraction, 15.
3
multiplication of the fish themselves. […] the waters thickened to glue and silver bodies began to leap
into the darkness only to fall back, glittering like coinage, into the shallows. (M 400,401)
L’épaississement de l’eau, provoquée par l’abondance des poissons, désigne
explicitement la substance aqueuse comme le matériau même de l’écriture à partir duquel
l’artiste lutte pour tenter de façonner un monde qui transcende la simple perception commune.
L’eau dormante du lac se fait ainsi eau frémissante, l’obscurité est émaillée de reflets
d’argent, l’eau devient source de vie, peuplant le ciel de poissons. Le ciel s’anime au contact
de l’eau au fur et à mesure que les oiseaux fondent sur leurs proies, unissant dans un
mouvement eau et ciel : « The sky itself began to thicken above them as the water had below.
[…] The waters and the air alike seethed with life » (M 401). On entre ainsi dans ce que
Bachelard appelle ces « rêves mous » ou rêves « mésomorphes » qui « ne prennent que
difficilement leur forme, et puis ils la perdent, ils s’affaissent comme une pâte. A l’objet
gluant, mou, paresseux, phosphorescent parfois — et non pas lumineux — correspond […] la
densité ontologique la plus forte de la vie onirique. Ces rêves qui sont des rêves de pâte sont
tour à tour une lutte pour former, pour déformer, pour pétrir »7.
Ainsi, la substance même du rêve est sans cesse appelée à être refaçonnée. Derrière
« l’eau alluviale » du lac c’est aussi l’eau limoneuse et nourricière du Nil qui transparaît, cette
eau de la mort et de la renaissance qui traverse l’Égypte du Quatuor. Il n’est alors guère
surprenant que la scène soit comparée aux fresques pharaoniques8, perdant un instant sa
matérialité tactile et sa profondeur au profit de la référence à la peinture sur plâtre en aplats,
tandis que les cadavres emmêlés de poissons et d’oiseaux au fond des barques réunissent une
nouvelle fois la terre et le ciel dans l’arc-en-ciel de plumes qui côtoie les écailles d’argent9.
Entre profondeur et surface, ciel et terre, chair et rouleaux de papyrus (« the swarming rolls of
captured fish », M 402), la substance du rêve est aussi malléable que l’argile du sculpteur,
engageant aussi le lecteur à « retrouver une force élémentaire, [à] prendre part au combat des
éléments »10.
Ce combat avec les éléments devient une reconquête de la vie dans le dernier volume du
Quatuor où Darley, revenant à Alexandrie, s’éprend de Clea. On retrouve le narrateur
intradiégétique de Justine quelques années plus tard, non plus absorbé dans la rêverie des
eaux ténébreuses du lac mais immergé dans celles, limpides, de la Méditerranée. L’eau est
alors bien plus qu’un simple spectacle puisque les deux personnages s’approprient l’univers
marin, au point d’entretenir un « curieux rapport charnel avec la mer »11 : « to enter the
rhythm of the waters together, responding to each other and the play of the long tides » (C
832). La série d’excursions aquatiques des deux amants se clôt avec la dernière plongée au
7
L’Eau et les rêves, 123.
“vaguely recalling to the mind of Mountolive forgotten Pharaonic frescoes of light and darkness,” M 402.
9
“rainbow feathers of magical hue and broken beaks from which blood trickled upon the silver scales of the
fish,” M 402.
10
G. Bachelard, L’Eau et les rêves, 125.
11
“a curious sea-engendered rapport,” C 832.
8
4
début du printemps à laquelle participe Balthazar. Placée sous le signe du renouveau
printanier et des retrouvailles des amants quelques temps séparés, cette dernière plongée est
l’occasion d’un incident tragique qui se donne également à lire, à la lumière des scènes
précédentes, comme le dernier épisode de chasse : Balthazar, actionnant involontairement le
harpon de Narouz, transperce la main de Clea et cloue la jeune femme à l’épave qui gît non
loin de là, forçant Darley à lui sectionner la main pour la ramener à la surface. Bien que se
déroulant en plein jour et en mer, la scène est placée sous le signe de l’ambivalence : la zone
de plongée des deux amants est en effet désignée comme « the rock-pool » et comparée plus
loin à « la nef d’une cathédrale »12. Il s’agit d’un espace clos qui enferme en son sein des
cariatides sculptées par les flots auxquelles vient s’ajouter l’épave et ses sept marins
ensevelis13. Par ailleurs, l’accident de Clea se produit par temps d’orage dans une eau
phosphorescente. On retrouve donc toutes les composantes de la rêverie mésomorphe : la mer
se fait fosse, le jour s’obscurcit et l’eau s’épaissit : « The waters of the pool darkened
appreciably, curddled, and then became phosphorescent » (C 847). A cette première
métamorphose s’ajoute celle, spectaculaire, des personnages qui se trouvent comme
contaminés par la substance aqueuse : « transformed into figures of flame, the sparks flashing
from the tips of our fingers and toes with the glitter of static electricity […] like an early
picture of the fall of Lucifer » (C 847). On retrouve le mariage des éléments qui caractérisait
déjà les deux scènes de chasse précédentes : aux couples eau-nuit et eau-terre succède ainsi le
couple eau-feu et eau-lumière. C’est à cet instant précis que se produit l’accident : l’eau qui
présidait à la renaissance de l’amour devient le tombeau qui emprisonne Clea. La fossecathédrale est ainsi le lieu sacré d’une union ambivalente, rassemblant et séparant les amants
dans un mouvement contradictoire qui est à la fois descente aux enfers et ascension vers la
vie, ainsi que l’explique Jeanine Ostovany : « les lueurs phosphorescentes ne sont pas
seulement explicables selon la science, elles parlent un autre langage muet, celui du sacré,
situé de l’autre côté de la scène de la vie ».14 Le conclave des sept marins morts surgissant des
profondeurs du passé semble augurer une fin tragique ; intacts, immobiles et attentifs, ils
rappellent aux vivants que les morts ne sont jamais absents :
Yes, but the dead are everywhere. They cannot be so simply evaded […] And when the dead
invade? For sometimes they emerge in person. That brilliant morning, for example, […] when bursting
from the pool like a rocket, she gasped, deathly pale: ‘There are dead men down there’: frightening
me! […] there they were in very truth, seven of them […] (C 833)
La mort émerge ainsi dans un hors-temps fantasmatique : les marins immobiles n’en ont
jamais fini de voyager puisque l’inertie des corps, « oscillants et tremblotants légèrement
comme les personnages des premiers films muets »15, est transcendée par le mouvement de
l’eau et de la lumière : « the water-silences captured and transformed everything human into
12
C 830.
C 830.
14
« L’Elusif dans Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell », 30.
15
C 834.
13
5
movement » (C 832). On songe alors, en entendant Darley, à la réplique obstinée de la petite
fille du poème de Wordsworth : « We are seven »16. Vivre revient ainsi à côtoyer sans cesse
une mort sur laquelle on ne peut avoir de prise, et qui pourtant fait retour. Cette triple
rencontre de l’eau, de la terre et du feu esquisse alors une hiérogamie17 à travers laquelle la
conscience tente de s’affranchir de la peur obsédante du néant. L’accident de Clea se produit
en effet au milieu d’une explosion de lumière, comme pour signifier la splendeur de la
renaissance à venir et rappeler au lecteur la symbolique sacrée de la fosse-cathédrale décrite
plus haut : « the nave of a cathedral whose stained-glass windows filtered the sunlight through
a dozen rainbows » (C 830).
Le combat sous l’eau devient alors un combat contre l’eau, contre ce que Bachelard
appelle « le cosmos de la mort »18, et tout au long duquel l’acharnement violent du narrateurpersonnage s’oppose à l’immobilité du corps englouti de Clea : « Down I went, and down, in
the dwindling phosphorescence, into the deeep shadowed coolness of the pool » (C 848). La
topicalisation de l’adverbe répété deux fois, la fréquence des allitérations des dentales, le
rythme ternaire de la syntaxe traduisent cette lutte sans relâche qui oblige Darley à sectionner
la main de Clea. A l’union mortifère de la nuit et de l’eau, du principe féminin et aqueux,
répond alors celle du feu19 et de l’eau : « I felt a sudden darkness descending on my spirit—a
darkness which lifted and trembled at the edges […] I crashed back into the water » (C 848).
On comprend que l’élan de Darley est un élan contre les ténèbres de la mort qui le conduit à
replonger pour ramener Clea des « eaux sombres »20 et accomplir le sacrifice qui les libèrera
tous les deux et les propulsera vers le ciel comme s’il s’était « cogné la tête contre le plafond
de l’Univers »21. La rencontre de ces deux principes antinomiques que sont l’eau et le feu —
dont Bachelard nous rappelle qu’ils constituent « la seule contradiction vraiment
substantielle », « la condition d’une création continue »22 — coïncide avec le moment du
sacrifice volontaire qui permet la transfiguration des deux artistes. On quitte ainsi la
symbolique de l’eau mortifère pour entrer dans ce que Bruno Jay appelle l’eau de vie
lorsqu’elle « s’aériannise : au contact de l’air (mais de l’air qui est un souffle, bien sûr) l’eau
devient métaphore de la vie. […] La terre qui fertilise et le feu qui féconde pourront être alors
une véritable propédeutique aux noces de l’eau et de l’air, à l’envol de l’eau, au vitalisme de
l’eau […] ».23 C’est alors que Darley accède à la maturité de l’âge adulte : “It was as if I were
for the first time confronting myself—or perhaps an alter ego shaped after a man of action I
had never realized, recognized” (C 849); sa perception évolue, de “I distinguished” (C 848) à
16
Lyrical Ballads, 1798, 63-5.
On rejoint ici Mircea Eliade qui explique : « Lorsque le Ciel rencontre la Terre, la vie éclate, sous des formes
innombrables, à tous les niveaux de l’existence. La hiérogamie est un acte de Création : elle est à la fois
cosmogonie et biogonie, à la fois Création de l’Univers et création de la Vie », Mythes, rêves et mystères, 212.
18
L’Eau et les rêves, 106.
19
On relira avec profit l’analyse que propose Jeanine Ostovany (27-49) qui étudie cette union du feu et de l’eau.
20
« The water was dark », C 850.
21
« as if I had cracked my skull on the ceiling of the Universe », C 850.
22
L’Eau et les rêves, 115, 117.
23
Bruno Jay, « Les eaux de vie », 211-2.
17
6
“And I saw” (C 849).24 C’est alors que Clea lui apparaît comme le double d’Ophélie, flottant
endormie sous les eaux, les cheveux épars, et qu’il peut désormais prendre conscience du sens
de son combat contre cette eau qui « tient vraiment la mort dans sa substance »25. Le combat
de Darley continue hors de l’eau : « I pumped at her. I felt her fine bones creaking under my
hands” (C 851). Clea devient ainsi cette matière inerte, cette substance que le narrateurpersonnage pétrit sans relâche pour lui redonner vie : elle est cet être vivant immolé qui
conditionne la Création26. Du même coup, l’homme de la rêverie, de la méditation
nostalgique, devient cet homme d’action dont la main sait trancher dans le vif et rendre la vie.
Au prix du sacrifice de la main, Darley s’arrache ainsi aux eaux mortes du passé pour entrer
dans ce que Bachelard appelle « la durée laborieuse » qui « est un devenir substantiel, un
devenir par le dedans. »27 La main de Darley s’apparente alors à la main créatrice de la peintre
Clea : c’est une main volontaire, opérante, « un organe d’énergie » qui symbolise
« l’imagination de la force »28. Cette durée laborieuse s’exprime à travers l’épuisement de
Darley (« I was pouring with sweat » C 851), un épuisement qui n’entame pas sa
détermination et qui transforme la matière : « I felt the lungs respond slowly to my hand » (C
852). La main du personnage travaille la chair de Clea, comme celle de l’artiste travaille la
matière textuelle afin d’arracher l’esprit au néant, d’accéder à une forme d’atemporalité dans
une tension permanente jamais satisfaite, ainsi que l’explique Corinne Alexandre-Garner :
« The movement of the hand weaves time, leaves scars of the still unknown self on paper, and
strives towards the unattainable object of writing. Desire never reaches the object of desire.”29
Le motif de l’eau semble donc constitutif d’une obsession profonde : celle de la mort
dont la conscience ne cesse de hanter le narrateur mélancolique. Darley plonge pour sauver
Clea des eaux, tout comme il plonge dans ses souvenirs pour composer ce Quatuor que
Lawrence Durrell avait initialement intitulé « The Book of the Dead »30. Le récit du narrateurpersonnage, errant à travers la ville de la mémoire « comme on nagerait dans une mer tiède
parcourue de petits courants froids »31, nous conduit ainsi à nous interroger sur la prégnance
des rapports de l’eau et de l’écriture ; car, si le motif littéraire doit être appréhendé comme la
24
On se reportera à l’analyse détaillée de cette scène dans l’article « La main en gage or the Occurrence of
Wrinting » où Corinne Alexandre-Garner explique : « The battle of life and death and the cut or cleavage which
permits life is the key point of the episode for both Darley and Clea, although it functions differently for each of
them », 8.
25
G. Bachelard, L’Eau et les rêves, 105.
26
On se souvient une fois de plus de Mircea Eliade expliquant : « la Création ne peut se faire qu’à partir d’un
être vivant qu’on immole : un Géant primordial, androgyne, ou un Mâle cosmique, ou une Déesse Mère, ou une
Jeune Fille mythique », Mythes, rêves et mystères, 225.
27
Ibid., 125
28
Ibid., 125
29
« La main en gage or the Occurrence of Writing », 17.
30
Je tiens à remercier Mathieu Duplay pour avoir souligné la double traduction du Livre des Morts, Reu nu pert
em hru en égyptien, improprement traduit The Book of the Dead au lieu de The Chapters of coming forth by day,
et qui s’ouvre sur ces mots : « Commencement des formules pour sortir au jour, des glorifications et des
transformations, pour entrer et pour sortir du royaume des morts ». On reconnaît ainsi, dans l’inscription du
Livre des Morts au cœur de la tétralogie durrellienne, l’ambivalence symbolique qui parcourt le roman.
31
« as one might swim through a tepid summer sea full of creeping cold currents », M 521.
7
trace d’une obsession au niveau diégétique, il informe également la facture du texte en
profondeur.
II. La substance aquatique du Quatuor
Selon S. Freud, « la prohibition principale, centrale de la névrose est, comme dans le
tabou, celle du contact », conduisant le désir du sujet à se déplacer constamment pour
« remplacer ce qui lui est défendu par des substitutions »32. Dans ces conditions, le motif de
l’eau constituerait la trace d’une interdiction première, se substituant à ce que le narrateurartiste ne peut appréhender directement. On ne saurait alors s’étonner de la profusion des
métaphores qui fonctionnent comme cet autre du langage, permettant au texte d’opérer ce
glissement constant qui dévoile la hantise de l’auteur.
On constate ainsi que la première rencontre du narrateur avec Justine, la femme aimée,
toujours désirée et jamais atteinte, est d’emblée placée sous le signe de l’eau, de la matière
fuyante par excellence. La scène s’ouvre sur une nature en pleine métamorphose, à l’instar
des sentiments naissants des deux amants :
In autumn the female bay turns to uneasy phosphorous and after the long chafing days of dust
one feels the first palpitations of the autumn, like the wings of a butterfly fluttering to unwrap
themselves. Mareotis turns lemon-mauve and its muddy flanks are starred by sheets of radiant
anemones, growing through the quickened plaster-mud of the shore. […] Here the open sea boomed
upon the carpets of fresh sand the colour of oxidized mercury; its deep melodious percussion was the
background to such conversations as we had. We walked ankle-deep in the spurge of those shallow
dimpled pools, choked here and there with sponges torn up by the roots and flung ashore. (J 43-4)
Cette première scène se fait archétypale des relations amoureuses que le narrateur
Darley entretient par la suite avec Justine, Melissa et Clea. L’eau préside aux trois rencontres
et c’est à chaque fois une eau trouble, une eau de la métamorphose, aux reflets changeants qui
se substitue ici au corps de la femme. L’emploi des adjectifs composés (lemon-mauve,
plaster-mud, ankle-deep), la fréquence des hypallages et des personnifications (female bay,
uneasy phosphorous) ainsi que des comparaisons et des métaphores (like the wings, starred by
sheets, carpets of fresh sand) composent un monde de l’entre-deux particulièrement
inquiétant. Les tropes participant aux glissements de sens semblent mimer la nature réversible
des eaux — à la fois tapis frangé d’écume couleur mercure et ciel étoilé d’anémones de mer
— et renvoient le lecteur à une réalité perpétuellement instable : l’anémone de mer, animal
carnivore doté d’un nom de fleur, le mercure, métal liquide, ou encore le phosphore,
substance lumineuse mais uniquement visible dans l’obscurité. Ces phénomènes de
déplacement, visuels et stylistiques, concordent à faire de l’eau « l’élément transitoire »33 par
excellence, qui se refuse donc à toute préhension et catalyse le vertige du personnage qui
s’enfonce à chaque pas, comme s’il percevait déjà que sa propre substance lui échappe. On
songe ici à Bachelard commentant : « L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à
32
33
Totem et tabou, 38, 42.
L’Eau et les rêves, 13.
8
chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule […] la peine de l’eau est
infinie »34. Les autres personnages du Quatuor, tout comme Darley, participent de la même
matière aquatique à travers les métaphores qui les associent à des « poissons rouges tournant
avec langueur dans leur grand bocal lumineux »35 ou à de « superbes poissons tropicaux »36,
annonçant déjà les marins morts que Darley et Clea rencontrent sous les eaux à la fin du
dernier volume.
Personnages et narrateurs se trouvent ainsi pris au piège de cette « immense méduse
déployée qu’est l’Alexandrie d’aujourd’hui »37, qui ne cesse de se dérober sous les pas
« comme un tapis d’algues »38 comme si la ville, elle-même inaccessible, évoluait entre terre
et mer, à la frontière du végétal et de l’animal. Alexandrie devient ainsi cette créature
tentaculaire, translucide et instable :
And when night falls […] it [Alexandria] looks like some great crystal liner asleep there,
anchored to the horn of Africa—her diamond and fire-opal reflections twisting downwards like
polished bars into the oily harbour among the battleships.
At dusk it can become like a mauve jungle, anomalous, stained with colours as from a shattered
prism; and rising into the pearly sky of the sunset falter up the steeples and minarets like stalks of
giant fennel in a swamp rising up over the long pale lines of the sea-shore and the barbaric cafés (….)
(B 314-315)
Dans ce mouvement à rebours, de « la nuit tombée » à « la nuit qui tombe », le regard
du narrateur plonge lentement de la surface à la profondeur, de la mer aux eaux mortes. La
cité de cristal se fait alors menaçante : douée d’une énergie et d’une volonté qui lui sont
propres, elle surgit du monde indifférencié des ténèbres et s’élève au-dessus des activités et
des constructions de ses habitants telle une ombre maléfique. L’architecture humaine est
comme contaminée par la réfraction de la cité monstrueuse : les flèches et les minarets se
transforment en tiges de fenouil géantes et Alexandrie se fait aussi trouble et incertaine que
les eaux sombres du lac Mariout. La rêverie des eaux dormantes et nocturnes communique
ainsi une horreur lente et pénétrante qui absorbe narrateur et lecteur. La syntaxe, à travers la
simple juxtaposition et la coordination assouplissant le rythme de la phrase, la répétition du
participe présent, la fréquence des sifflantes et des liquides, les assonances en /i :/ et /aI/,
semble se déployer sans heurt, amplifiant ainsi la lente émergence de la cité méduse.
L’écriture participe donc de cette métamorphose vivante. Elle est indissociable de la
matière aqueuse qui préside à l’ouverture du roman :
The sea is high again today, with a thrilling flush of wind. […] I return link by link along the
iron chains of memory to the city which we inhabited so briefly together: the city which used us as its
flora—precipitated us in conflicts which were hers and which we mistook for our own: beloved
Alexandria! (J 17)
34
Ibid., 13.
« The golden fish circling so languidly in their great bowl of light », B 234.
36
« like glorious tropical fish », B 366.
37
« the great sprawling jellyfish which is Alexandria today », B 314.
38
“the city was drifting like a bed of seeweed”, J 89.
35
9
Les toutes premières lignes du roman précipitent le lecteur au cœur de cette « matière
imaginante » qui pétrit les formes de l’anamnèse. L’espace de la ville, loin d’être un espace
univoque, fonctionne comme une figure de perpétuel glissement ; à la fois ville-navire, villejungle, ville-océan, Alexandrie habite la conscience de ses personnages, les transformant en
une flore vivante des profondeurs. Simultanément sujet et objet du récit, entité géographique
et allégorie, réalité extra-textuelle et littéraire, la ville d’Alexandrie est façonnée dans cette
substance mouvante, à la fois espace d’échange et de dissolution. Alexandrie, à l’instar de la
femme aimée, se trouve comme frappée d’interdit. Le narrateur n’y entre qu’à la dérobée, au
détour des sept fragments qui ouvrent le roman comme autant d’incipit manqués. C’est par le
biais de l’écriture de l’eau que le narrateur parvient à remonter le fil de la mémoire, mais c’est
une mémoire qui s’enfuit, emportée par le flux et le reflux d’une substance qui ne connaît pas
de stase :
In the great quietness of these winter evenings there is one clock: the sea. Its dim momentum in
the mind is the fugue upon which this writing is made. Empty cadences of sea-water licking its own
wounds, sulking the mouths of the delta, boiling upon those deserted beaches—empty, forever empty
under the gulls: white scribble on grey, munched by clouds. (J 20)
On comprend alors la prégnance du réseau métaphorique de l’eau qui se donne dès le
début de la tétralogie comme la substance qui informe l’œuvre. L’écriture, rythmée par une
cadence contrapuntique, se fait mimétique du ressac des marées, dévoilant au cœur des
« griffonnages blancs sur gris, mâchonnés par les nuages » la matière qui l’habite. L’acte de
remembrement du passé auquel se livre le narrateur se donne à lire comme cette lutte infinie
qui tente de sauver des eaux « toute une partie de vie engloutie dans la mer »39. L’eau favorise
ainsi ce que Jean Libis appelle « l’émergence de la mémoire pure, d’une mémoire
radicalement épurée de toute inclination utilitaire » qui est aussi « conscience implicite de la
mort ».40 Le mouvement de la syntaxe, à l’instar de celui de la marée, laisse voir le retour
obsessionnel de la mort qui fonde la naissance d’une écriture consciente du néant contre
lequel elle lutte mais qu’elle ne pourra jamais combler, comme l’explique Corinne AlexandreGarner : « the occurrence of writing is bound to the primal work of mourning […] Writing is
depicted as the attempt of an unintegrated personality to fight against the phantasm of
fragmentation, to deny the breaking up of the subject »41. L’eau fonctionne ainsi, au niveau
diégétique, symbolique et métatextuel, comme « médiateur plastique entre la vie et la mort »,
« syntaxe des choses qui meurent, de la vie mourante »42 : elle témoigne du combat de
l’écrivain contre un courant qui l’emporte, contre une béance qui insiste. La Création naît de
39
“I simply make these few notes to record a block of my life which has fallen into the sea”, J 21. On trouve
plus loin: “These are the moments which are not calculable, and cannot be assessed in words; they live on in the
solution of memory, like wonderful creatures, unique of their kind, dredged up from the floors of some
unexplored ocean”, J 50. On reconnaît bien sûr l’écho à The Waste Land: “These fragments I have shored
against my ruins”.
40
Jean Libis, « Un symbolisme létal », 22.
41
« La main en gage or the Occurrence of Writing », 20.
42
L’Eau et les rêves, 20.
10
cet agon43 contre la hantise d’une béance qui fonde le désir, un désir inassouvi sans lequel
l’écriture n’existerait pas.
Le triptyque des scènes de chasse aquatiques constitue ainsi la face émergée du motif
qui structure l’œuvre. L’élément aquatique travaille en effet véritablement le Quatuor : il
transforme les sensations passées, les rêves et les deuils en laboratoires de la création
artistique. Cette attraction obsessionnelle pour l’eau s’enracine dans une rêverie
ambivalente qui tente dans un désir fou de s’approprier ce que le temps nous arrache. Le
narrateur, à l’instar de l’écrivain, nous invite alors non pas à repousser la mort, non pas à nous
réfugier dans une vision névrotique qui ne serait que pulsion et révolte destructrices, mais à
inventer un nouveau mode d’être. A travers l’affrontement douloureux de l’inertie de la
matière et de l’élan du désir, de la mutilation et de la création, le texte nous propose
d’imaginer une immortalité qui ne serait pas une fin mais un commencement, qui ne serait pas
survivance mais don de vie. Car, comme nous le rappelle Mircea Eliade, « la non-mort,
l’immortalité doit être conçue […] comme une situation limite, situation idéale vers laquelle
l’homme tend de tout son être et qu’il s’efforce de conquérir en mourant et en ressuscitant
continuellement ».44
OUVRAGES CITES
Corinne Alexandre-Garner. « ‘La Main en Gage’ or The Occurrence of Writing ». Deus Loci,
The Lawrence Durrell Quarterly, vol.7 n° 3. June 1984, 2-24.
Gaston Bachelard. L’Eau et les rêves (1942). Paris : Librairie Générale Française, 2003.
Lawrence Durrell. The Alexandria Quartet (1962). London: Faber & Faber, 1974.
——————— . The Black Book (1938). London: Faber & Faber, 1977.
Mircea Eliade. Mythes, rêves et mystères. Paris : Gallimard, 1957.
T.S. Eliot Selected Poems. Harmondsworth: Penguin, 1948.
S. Freud. Totem et tabou (1912). Paris: Petite bibliothèque Payot, 1972.
Héraclite, in La Source grecque. Trad. Simone Weil. Paris : Librairie Gallimard, 1953.
Bruno Jay. « Les eaux de vie ». L’Eau, mythes et réalités. Centre Gaston Bachelard de
Recherches sur l’imaginaire et la rationalité, Dijon : E.U.D. 1994, 211-18.
Jean Libis. « Un symbolisme létal ». L’Eau, mythes et réalités. Centre Gaston Bachelard de
Recherches sur l’imaginaire et la rationalité, Dijon : E.U.D. 1994, 21-8.
Jeanine Ostovany. « L’Elusif dans Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell ». Thèse de
3° cycle, Paris X : 1980.
J.-B. Pontalis. La Force d’attraction. Paris : Seuil, 1990.
Wordsworth & Coleridge. Lyrical Ballads, 1798. O.U.P., 1993.
43
On songe ici à l’ouverture du Black Book, récit fondateur dans l’imaginaire durrellien : « This is the agon,
then. It begins. […] While the sea pushed up its shafts and coils under the house, we lay there in bed, dark as any
dungeon, and mourned the loss of the Mediterranean”, 17.
44
Mythes, rêves et mystères, 279.
11