L`analyse empirique des situations de gestion
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L`analyse empirique des situations de gestion
1 L'analyse empirique des situations de gestion : Éléments de théorie et de méthode* Jacques Girin1 1- Introduction Le titre de ce chapitre essaie de tracer les contours d'un propos qui porte sur l'objet, le parti d'étude, et les méthodes d'une certaine pratique de recherche en gestion. Il va de soi, mais il n'est pas mauvais de le préciser clairement, que ce propos ne vise en aucune manière à couvrir l'ensemble très large, et à juste titre très divers, des recherches en gestion, ni même un ensemble plus étroit de travaux de terrain que l'on a pu ranger sous le nom de “recherche clinique” ou sous celui de “recherche-action”. En outre, il s'agit d'un idéaltype, d'une reconstruction par rapport à laquelle les travaux effectivement réalisés peuvent présenter des écarts importants. L'objet proposé à la réflexion, défini dans la deuxième section de manière délibérément dogmatique, est la situation de gestion. On reprend donc, en l'approfondissant, une notion introduite précédemment (Girin, 1983). Le parti d'étude est “empirique”, au sens maintenant reçu dans notre langue du fait de l'influence de la terminologie anglo-saxonne : il s'agit de confronter des schémas théoriques à des observations. Il faut ajouter que ces observations sont faites “en situation naturelle”, et non pas, comme cela pourrait peut-être se concevoir, dans des situations expérimentales bien délimitées. La notion de “situation naturelle” a cependant ses limites, dans la mesure où, comme on le verra, le processus de recherche influence ce que l'on étudie. Les éléments de théorie avancés portent d'abord sur quelques-unes des grandes caractéristiques des situations de gestion naturelles, puis sur l'aspect central des actions des participants. L'étude de l'action fait l'objet de la troisième section. Les éléments de méthode rassemblés dans les deux sections suivantes consistent en une réflexion sur le problème de l'interaction entre la recherche et le terrain, suivie d'une proposition de réponse en termes de dispositif de recherche. Contrairement aux considérations générales du début, ces éléments de méthode ne concernent que l'étude des situations de gestion liées aux organisations (entreprises, administrations, associations, etc.). La conclusion, enfin, est consacrée à un examen de la question de la scientificité cette approche. 2- Les situations de gestion * 1 Paru dans dans Martinet et al. Épistémologies et sciences de gestion, Economica, 1990, pp.141182. Centre de recherche en gestion de l'Ecole polytechnique. 2 2.1 Définitions Une situation de gestion se présente lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir, dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe. Les participants sont tous les agents qui se trouvent engagés dans la production du résultat et qui sont directement affectés par l'énoncé du jugement. D'autres agents peuvent intervenir dans la situation, pour en faciliter ou en compliquer le dénouement, mais sans être concernés par le jugement : ce sont des alliés, des complices, des opposants, ou des perturbateurs, mais ce ne sont pas des participants. Cependant, la notion de participant n'implique en aucune manière que la poursuite du résultat soit pour chacun d'eux un objectif ultime ou une finalité à laquelle ils adhéreraient sans réserve : leur participation peut être purement et simplement une obligation, une condition, une opportunité pour parvenir à réaliser d'autres objectifs individuels ou collectifs. Les participants agissent à l'intérieur de certaines contraintes (par exemple des contraintes matérielles, légales, éthiques, etc.), et ne disposent que de ressources limitées, matérielles (matières premières, machines, outils, etc.) et immatérielles (notamment les savoirs et les savoir-faire). La réunion des participants peut être réalisée matériellement par une co-présence physique dans un lieu déterminé, mais aussi par d'autres moyens, tels que le courrier, le téléphone, ou des réseaux informatiques. La notion de réunion, ou de lieu, implique principalement qu'il existe, tout au long de la chronologie propre à la situation, un tissu permanent et stable de relations entre les participants. Le temps attaché à l'impératif de résultat peut être une échéance fixée à l'avance, un agenda comportant des étapes intermédiaires, ou un cycle. Le résultat est constitué par une partie des produits de l'activité des participants: celui qui fait l'objet du jugement formulé à échéance. Il peut être plus ou moins spécifié : à un extrême, on peut le synthétiser par un simple chiffre (une quantité produite, un profit annuel, etc.), à l'autre, c'est une orientation très générale et peu quantifiable (par exemple la qualité d'un service). Le fait que le résultat ne s'impose pas aux participants comme objectif unique ou ultime implique que la manière d'y parvenir soit toujours un compromis, parfois explicitement négocié. Un tel compromis tient compte, non seulement de l'adéquation des moyens à la poursuite du résultat, mais aussi de leur adéquation à diverses autres finalités que poursuivent les participants. La résolution d'une situation de gestion ne peut donc pas s'analyser seulement dans les termes d'une pure rationalité en finalité de Weber: ce point sera développé dans la section suivante. Enfin, le jugement formulé sur le résultat est le fait d'une instance extérieure aux participants. Plutôt qu'une action tendue vers un but, la situation de gestion peut être vue comme une réaction collective à un impératif : cette réaction, si elle est adéquate, autorise la poursuite d'autres objectifs propres aux divers participants, individus ou groupes. Des situations de gestion peuvent être emboîtées (par exemple lorsque le résultat est décomposé en résultats partiels ou intermédiaires), ou sécantes (par exemple lorsque plusieurs résultats doivent être obtenus, auxquels les différents participants ne sont pas intéressés au même degré). Les mêmes participants, ou une partie d'entre eux, peuvent être engagés, à des degrés divers, dans différentes situations de gestion. 3 Par ailleurs, la définition même de la situation, dans tous ses éléments (qui sont les véritables participants? A quels lieux et quels temps se limite-t-elle? Quel résultat est-il attendu? Quelle instance exerce le jugement?) peut être fluctuante, et faire elle-même l'enjeu de négociations, jeux d'influence, etc. On supposera cependant dans la suite que, comme le jugement, elle s'impose de l'extérieur. Cette simplification apparaîtra assez légitime dans le cas particulier des organisations, mais pourrait ne pas l'être dans d'autres cas. 2.2 Exemples de situations de gestion Quatre exemple, pris parmi bien d'autres, peuvent illustrer la notion. - (1) Un atelier doit produire quotidiennement un certain nombre de pièces. Les participants sont les ouvriers, la maîtrise et le chef d'atelier réunis en un même lieu, l'échéance est quotidienne, le résultat est le nombre de pièces produites, le jugement est formulé par la hiérarchie. Le fait que les participants, hors les cas manifestes de conflit, considèrent que la poursuite du résultat s'impose à eux n'implique évidemment pas que leur objectif principal à tous soit cette obtention du résultat. - (2) Un groupe de travail doit accomplir une mission telle que rédiger un rapport ou un plan. Le “lieu” peut être une salle de réunion dans laquelle on se retrouvera périodiquement, ou un réseau comprenant la possibilité d'échanges écrits et oraux. L'échéance est une date fixée. Les ressources sont constituées par les instructions dont on dispose, les documents que l'on peut se procurer, le savoir mobilisable par les uns et les autres, le temps pour réaliser des études ou des enquêtes, etc. Le résultat est un document écrit, et le jugement, formulé par la Direction qui a commandé le travail, est généralement plus qualitatif que quantitatif, en termes de “bon”, “satisfaisant”, “insuffisant”, “bon” sur tel point et “mauvais” sur tel autre, etc. - (3) Une direction et des syndicats se rencontrent pour tenter de négocier la fin d'une grève. Le résultat attendu est la reprise du travail dans un délai raisonnable, mais les jugements qui pèsent sur lui sont multiples : celui des actionnaires à l'égard de la direction, celui des salariés à l'égard de leurs représentants, éventuellement celui des médias et du public. - (4) Un client d'Électricité de France se rend dans une agence afin d'établir un nouveau contrat d'abonnement. Les participants sont lui-même et l'agent d'EDF qui le reçoit. Le résultat est un contrat, comprenant obligatoirement des décisions concernant la puissance souscrite et le mode de paiement. Un jugement est exercé par la hiérarchie de l'agent EDF, qui s'inquiétera, par exemple, de la satisfaction du client, mais aussi du fait de savoir si la mensualisation des paiements a bien été proposée, etc. Un autre jugement est le fait du client lui-même. La situation ponctuelle constituée par cette rencontre est donc à la limite de la notion, puisqu'il n'y a pas unicité du jugement. Elle peut s'analyser autrement comme le recouvrement de deux situations de gestion propres à chacun des partenaires, dont les frontières spatiales et temporelles ne sont pas identiques : du côté du client, emménager dans un nouvel appartement ou ouvrir une boutique, du côté de l'agent EDF, accomplir une tâche conformément aux orientations qui lui sont fixées. A contrario, ni le dîner entre amis (participants, temps et lieux définis, mais pas de résultat susceptible de faire l'objet d'un jugement qui s'imposerait de l'extérieur à l'ensemble des participants), ni une journée à la bourse considérée dans son ensemble 4 (temps déterminé, participations relativement “ouvertes”, jeu dans lequel il est possible de gagner individuellement contre une majorité de perdants, y compris contre la sanction collective du krach), ne sont des situations de gestion. La bourse illustre le cas où des joueurs isolés, ou des groupes de joueurs, se trouvent chacun dans une situation de gestion, tandis que l'ensemble des joueurs en tant que tel ne l'est pas: on pourrait naturellement moduler cette appréciation si l'on considère qu'un certain nombre d'opérateurs, notamment institutionnels, peuvent avoir le souci d'agir aussi en fonction d'une certaine régulation du marché. 2.3 Situations de gestion et organisations La situation de gestion n'a rien de spécifique aux organisations, aux entreprises, ni même à l'activité économique. Les jurés étudiés par Garfinkel (1973: 104-115), sommés de parvenir dans un temps raisonnable à un accord sur la culpabilité, et sur la peine à appliquer le cas échéant, ne sont, ni des salariés ni même des “membres” (ou alors, tout à fait provisoirement) de l'organisation judiciaire : ils sont cependant dans une situation de gestion. De même, une famille contrainte par la loi de donner une instruction à ses enfants, mais plus ou moins libre de le faire de diverses manières (dans une école publique ou privée, voire même à la maison) se trouve dans une situation de gestion. De ce genre d'exemple, il ne faut pas conclure, comme le fait abusivement Dumez (1988: 185, note 4), que l'on confondrait la famille avec une situation de gestion, et que l'on ne verrait pas qu'elle est une institution : on peut tomber d'accord avec Dumez et Mary Douglas pour dire que la famille est une institution, tout en prétendant que la famille concrète est confrontée de temps en temps à des situations de gestion. La mise en place d'une organisation apparaît comme une réponse donnée à une ou plusieurs situations de gestion possédant une certaine permanence, en même temps qu'une rigidification des moyens pris pour y faire face. Cependant, plusieurs travaux on illustré des alternatives à l'organisation comme réponse standard à ne situation de gestion. On peut mentionner par exemple l'alternative “market/ hierarchy” de Williamson (1975) ou l'alternative “organisation/ réseaux” qui fait l'objet de plusieurs recherches récentes (voir notamment Whitley, 1989 et Callon, 1989). Inversement, l'organisation est à l'origine de situations de gestion particulières. Idéalement - ce serait justement le cas dans l'idéaltype bureaucratique - la situation de gestion globale à laquelle l'organisation serait censée faire face serait décomposée en situations de gestion de plus en plus locales, emboîtées et complémentaires, avec des participants et des lieux spécialisés, et une chronologies découpée en étapes intermédiaires. On sait que les organisations réelles ne fonctionnent pas sur ce modèle, d'abord parce qu'elles poursuivent simultanément plusieurs fins, ensuite parce qu'elles sécrètent une pléiade de dysfonctionnements de toutes natures, sources de nouvelles situations de gestion. Benghozi (1987) montre bien, avec ce qu'il appelle les “sphères de gestion”, le caractère assez permanent d'un certain nombre de ces situations de gestion sécantes et contradictoires dans le cas des grandes organisations. Dans la suite, et tout particulièrement dans les considérations de méthode, on aura principalement en vue des situations de gestion se développant dans l'univers des organisations: situations intra-organisationnelles et, à un moindre degré, interorganisationnelles. Sous l'aspect théorique, il y aurait peu de difficultés à les élargir aux situations de gestion en général, mais il n'en va pas de même sous l'angle de la méthode, car les modalités de l'accès à l'objet empirique pourraient être très différentes s'il 5 s'agissait, par exemple, d'étudier les situations de gestion se développant dans l'espace urbain, dans la famille, etc. 2.4 Hétérogénéité et complexité des situations de gestion Les situations de gestion sont hétérogènes au sens étymologique, comme combinant des processus, biographies, histoires, enchaînements de causalités et d'accidents qui n'ont en principe rien à voir les uns avec les autres. On peut également les qualifier d'incohérentes, dans le sens où, de manière synchronique, elles ne peuvent être décrites comme une “forme” ou comme une “structure” qui posséderait sa propre harmonie interne, notamment parce que la logique de poursuite du résultat ne fait que dominer, et non pas subsumer, les autres logiques. Elles sont encore confuses, au sens où, du fait des limites de l'esprit humain, comme des limites imposées par les échéances, qui interdit de prendre le temps nécessaire à l'analyse, les participants doivent renoncer à en appréhender tous les éléments de manière analytique. L'analyse, enfin, lorsqu'elle est possible, et dans les limites où elle est possible, ne fait sortir de la confusion qu'au prix d'une très grande complexité. Il est impossible de dire à l'avance quels éléments ou catégories d'éléments d'une situation de gestion vont jouer, en fin de compte, le rôle le plus important. Par exemple, une performance technique ou commerciale sur le point d'être réalisée peut être soudainement compromise par une simple défaillance individuelle, par une grève, ou par une erreur de calcul mineure. Les positions des participants dans un schéma de décision et d'autorité peuvent être remises en cause du fait de la survenue d'un événement que, seules, savent traiter des personnes en position subalterne. Des éléments matériels palpables, aussi bien que des représentations et des croyances peuvent intervenir de manière décisive à un moment particulier. La notion de situation de gestion pourrait, en ce sens, être qualifiée de “notion intermédiaire”. Elle combine des niveaux très macroscopiques, tels celui de la société ou de la grande organisation, et des niveaux microscopiques tels celui des individus singuliers et de leurs interactions. Elle se situe également entre une perspective de détermination par des “lois générales”, et une perspective où l'on accorderait la place prépondérante à l'idée de libre arbitre des acteurs. Elle ne postule aucune prééminence d'un ordre de faits sur les autres, par exemple du matériel sur le social ou inversement, de l'économique sur le relationnel ou inversement, etc. Il s'agit bien d'un objet spécifique ne relevant, suivant les définitions usuelles, ni de l'économie, ni de la sociologie, ni d'une autre discipline. La question est alors de savoir si, compte-tenu de ce qui vient d'être dit, il peut y avoir là un objet saisissable. En effet, les perspectives ouvertes par le fait de prétendre que les situations de gestion sont hétérogènes et confuses, et que les tentatives pour les analyser sont productrices d'une complexité qui échappe rapidement à l'entendement, ne sont guère encourageantes. Si, au surplus, on ne s'autorise aucun découpage a priori susceptible de simplifier le phénomène, où se trouve la possibilité d'ériger de telles choses en objets de recherche scientifique? La réponse à cette question se fonde sur un constat empirique. Il est de fait que, dans des situations de ce genre - et hors quelques exceptions qui justifieraient probablement la création d'une catégorie à part -, les participants ne se trouvent pas atteints de paralysie: ils agissent, souvent avec succès. Qu'est-ce qui les met en mouvement? Comment font-ils pour prendre parti dans l'hétérogénéité et la confusion, et pour 6 résumer la complexité? Ils le font pourtant, et c'est bien là ce qui constitue la dynamique de la situation. C'est aussi la clef vers un objet de recherche, puisque ces actions effectives des participants révèlent la possibilité d'appréhender la situation de gestion, de lui donner un sens et lui apporter des réponses. Étudier les situations de gestion, non pas en elles-mêmes, dans toutes leur dimensions, mais en relation avec la manière dont les participants agissent, devient alors une tâche plus raisonnable. C'est encore, si l'on veut, une entreprise “pluridisciplinaire”, exactement dans la même mesure où les acteurs eux-mêmes sont “pluridisciplinaires” (physiciens, psychologues, sociologues, économistes, etc.) dans leurs analyses et dans leurs actes. Mais ce n'est plus de l'ordre de la volonté d'appréhender d'un seul coup ce que, avec Mauss (1924), on peut appeler un “phénomène social total”. Il nous faut donc nous tourner maintenant vers la question de l'action. 7 3- L'action en situation de gestion La dynamique des situations de gestion est engagée et entretenue par les actions des participants. Par le mot “action”, il faut entendre toute une série de choses telles que réaliser une tâche matérielle, analyser un problème, se concerter avec d'autres, mener à bien une négociation, réagir à un événement, etc. Il est très difficile de définir plus précisément une action qu'autrement qu'en disant qu'elle a un début et une fin, qu'elle constitue un “accomplissement”. L'action peut être plus ou moins élémentaire, et il ne suffit pas de l'observer pour décider de ses frontières: il faut aussi une perspective d'analyse pour décider si telle ou telle action est isolable en elle-même, ou si elle n'est que partie d'une action plus large. L'examen de quelques unes des “théories de l'action” existantes constitue un préalable aux propositions faites ensuite pour en retenir les éléments les plus utiles à l'analyse de notre objet. 3.1 Les théories de l'action La question de savoir pourquoi et comment les individus accomplissent des actions se pose dans toutes les branches des sciences sociales. On connaît les discussions auxquelles donne lieu, en économie,, la question de l'homo œconomicus : parfaitement rationnel et maximisateur de ses utilités, ou limité dans cette rationalité par ses propres capacités, ou encore intégrant dans ses calculs le coût de la recherche de l'information (théorie du “search” de Stigler), etc. C'est aussi à un économistes, Ludwig von Mises, que l'on doit ce que Daval (1981: 31), dans son inventaire critique des théories et des sciences de l'action appelle “le premier traité de praxéologie qui ait jamais été écrit par un auteur conscient d'envisager la praxéologie comme telle”. L'action, chez Von Mises, se caractériserait par deux traits principaux: le fait de “procéder de la conscience” - ce qui exclut les actes purement réflexes - et celui d'être “efficace”, c'est-à-dire de modifier le cours des événements - ce qui exclut les intentions, désir, projets non actualisés (Daval, 1981: 33). L'action se voit encore, et centralement, dans Pareto (1916, 1968), avec ses distinctions entre différentes formes d'actions “logiques” et “non-logiques”. C'est aussi par une réflexion sur l'action que s'ouvre le grand ouvrage de Weber (1921, 1971), avec sa distinction bien connue entre les quatre “déterminants de l'activité sociale” : détermination rationnelle en finalité, rationnelle en valeur, affective et traditionnelle (Weber, 1921, 1971: 22 sq.). Depuis les fondateurs, bien d'autres auteurs ont poursuivi, sous des angles divers, cette réflexion. On ne peut éviter d'évoquer le débat qui oppose les tenants des “paradigmes déterministes” - selon l'expression de Boudon (1977: 235) qui en fait la critique, car ils seraient censés réduire l'action à un pur produit de déterminations sociales - à ceux qui mettent en avant les conditionnements dont les acteurs sont l'objet. Au-delà des oppositions de surface et des différences d'accentuation, il est clair que les meilleurs auteurs ont toujours essayé de tenir les deux bouts de la chaîne. Ainsi, la notion d' habitus, bien que constituée de “conditionnements associés à une classe particulière d'existence” (Bourdieu, 1980: 88), et qualifiée à ce titre par Boudon de “machinerie” (Boudon, 1977: 241), peut-elle être présentée au contraire comme un moyen de rendre compte des “capacités génératrices des dispositions” (Bourdieu, 1987: 23). S'inscrivant sur ce point dans la lignée de Weber, Schütz (1953, 1987 : 26 sq.) définit l'action comme une “conduite basée sur un projet préconçu” (p. 26), et invite à distinguer les significations de l'action pour l'acteur, pour le partenaire et pour 8 l'observateur (page 31), ainsi que les actions sensées (compréhensibles par d'autres, mais qui peuvent consister en réactions purement émotionnelles), raisonnables (découlant d'un choix, mais pouvant être traditionnelles au sens de Weber), et rationnelles (lorsque l'acteur se livre à une évaluation poussée des alternatives, des fins et des moyens, etc.). Schütz a notamment inspiré les ergonomes théoriciens du “cours d'action” (Pinsky et Theureau, 1982: 4-41). En distinguant trois niveaux d'analyse des “pratiques de gestion”, la “visée” (correspondant à la “matérialité brute” des pratiques), la “recension” (ou “donation de sens par les acteurs”), et le “concetto” (ou “donation de sens par le chercheur”), Dumez (1988: 176 sq.) s'inscrit dans la même lignée. L'ouvrage de Habermas (1981, 1987) s'est imposé depuis quelques années comme une référence plus ou moins obligée en ce domaine. On n'entreprendra pas de discuter pour elle-même cette pensée difficile, mais seulement d'envisager la perspective de son utilisation pratique dans la recherche empirique en gestion. Quatre catégories d' “agir” sont distinguées. L'agir téléologique est orienté vers la réalisation d'un but, et comporte comme variante l'agir stratégique, “lorsque l'acteur fait intervenir dans son calcul de conséquences l'attente de décision d'au moins un acteur supplémentaire qui agit en vue d'un objectif à atteindre” (tome 1: 101). L'agir régulé par des normes concerne “les membres d'un groupe social qui orientent leur action selon des normes communes” (ibid.). L'agir dramaturgique est le propre des “participants d'une interaction, qui constituent réciproquement pour eux-mêmes un public devant lequel ils se présentent”. Enfin, l'agir communicationnel se voit lorsque “les acteurs recherchent une entente sur une situation d'action, afin de coordonner consensuellement leurs plans d'action et de là même leurs actions”. (tome 1, p. 102). Chacune de ces catégories reprend et développe quatre grandes perspectives classiques : la notion de “rationalité en finalité” de Weber, la définition du fait social de Durkheim comme “manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure” (Durkheim, 1895, 1937: 14), les notions liées à la “mise en scène de la vie quotidienne” de Goffman (1971), ainsi que d'autres issues de l'ethnométhodologie de Garfinkel (1967), notamment celle d' “accountability” (“exposabilité” dans l'heureuse traduction de Patrick Pharo). Bien que suggestive, cette typologie est difficile à mettre en oeuvre en pratique. Ainsi, l'agir “réglé par des normes” recouvre plusieurs catégories très différentes, suivant la nature de la norme dont il s'agit. Depuis le fait de respecter des règles de conduite universelles ou propres à une large communauté culturelle à laquelle on appartient, jusqu'aux manières de suivre un protocole ou une procédure dans son travail, en passant par l'attitude à la fois respectueuse et critique que l'on peut adopter à l'égard de certaines dispositions légales, la distance est absolument gigantesque. Le propre des organisations est justement d'être des lieux où peuvent être édictées des normes purement locales, par exemple des règles opératoires concernant l'accomplissement de certaines tâches, des règlements de sécurité, des procédures, des obligations très diverses imposées aux participants. La gestion comporte donc aussi une part d'agir authentiquement normatif, et pas seulement “réglé par des normes”, et les deux aspects devraient être distingués. L'agir dramaturgique, quant à lui, évoque une catégorie de phénomènes bien connus en pratique, mais peu étudiés dans notre domaine. Un des exemples les plus évidents est celui de la nécessité dans laquelle on se trouve souvent de permettre à l'autre de “sauver la face”, par exemple dans une négociation, ou encore dans le rapport hiérarchique. Un autre exemple est celui des signes et des symboles, parfois très étroitement codifiés, qui manifestent les appartenances à des groupes ou qui traduisent un statut: costumes, bureaux, styles langagiers, etc. L'efficacité et les 9 modalités de ces “dramaturgies” sont probablement très liés à des traits culturels nationaux, comme le montrent les travaux comparatifs de Philippe d'Iribarne (1989) sur les modes d'exercice de l'autorité dans différents pays. Cependant, il est douteux que l'on doive considérer cette catégorie comme autonome, ou que l'on ne puisse imaginer d'autres catégories tout aussi isolables en principe. Pourquoi pas, par exemple, un “agir ludique”, orienté vers l'action pour elle-même, dont il est difficile de penser qu'il serait totalement absent des jeux de pouvoir, jeux d'argent, jeux avec des machines, qui ne sont pas absents des activités que nous étudions. Cela pourrait relever d'une autre classification, celle de Caillois (1958), dans laquelle l'importance et la complexité des règles est considérée comme une catégorie sécante, à croiser avec les autres éléments de la classification. En tout état de cause, les formes de l' “agir” distinguées par Habermas ne sont pas utilisables comme typologie des actions en situation de gestion. Il est, en effet, très difficile de trouver des actions réelles qui pourraient être considérées comme à peu près exemptes de toute contamination d'une catégorie par l'autre. Par exemple, l'accomplissement d'une tâche par un ouvrier sur sa machine peut s'analyser à la fois, au minimum, comme téléologique, visant à la réalisation d'un certain objet matériel, et comme réglé par des normes, concernant les rythmes à respecter, la quantité de travail à fournir, normes de sécurité, etc. La dramaturgie est présente lorsque, par exemple, sous le regard d'un collègue ou d'un contremaître, l'ouvrier met en scène son application au travail, son habileté, ou sa virtuosité. Et lorsqu'une difficulté apparaît, le “communicationnel” survient dans le dialogue avec l'ouvrier d'entretien sur le diagnostic à porter. De la même manière, la dramaturgie de la présentation de soi dans un entretien d'embauche est inséparable de la poursuite des finalités de celui qui se présente et de ceux qui le jugent, comme du respect de certaines normes hors desquelles l'expression de soi deviendrait choquante ou illégitime, et d'autres normes, y compris légales, suivant lesquelles on ne peut pas poser n'importe quelle question au candidat à un emploi. En outre, on peut, dans le même temps, chercher à faire trébucher un candidat ou le conférencier (agir stratégique) dans le but d'apprendre quelque chose de lui (agir communicationnel). Le point central, qui fait le principal intérêt pour nous de l'examen de ces thèses, est celui de l'agir communicationnel. Il est aussi le plus délicat, du fait de la distinction tranchée qu'opère Habermas entre “accord” et “influence” : “L'accord et l'influence sont des mécanismes de coordination de l'action qui s'excluent, du moins du point de vue des intéressés. Il est impossible d'engager des processus d'intercompréhension dans l'intention d'aboutir à un accord avec un participant à l'interaction et en même temps dans le but de l'influencer, c'est-à-dire d'exercer sur lui une action causale.” (Habermas, 1984, 1987: 417). Habermas semble considérer qu'une sorte de renoncement des acteurs à l'orientation stratégique, pour ce qui concerne en tout cas les interactions entre ceux qui se livrent ensemble à une activité orientée vers une fin, est nécessaire pour que l'agir communicationnel surgisse. Cette hypothèse n'est pas nécessaire et, du point de vue d'un observateur des organisations, pas réaliste. Un contre-exemple éclatant est fourni par l'activité scientifique elle-même, comme le démontrent tous les travaux d'ethnologie des laboratoires (par exemple Latour et Woolgar, 1979,1988). Ce que font voir ces recherches, ce ne sont, certes pas, des savant mettant en suspens, à quelque moment que ce soit, leurs visées stratégiques. Cela ne les empêche pourtant pas de parvenir collectivement à un certain degré d'accord sur les énoncés provisoirement acceptés et sur les énoncés qu'il convient de rejeter. Comme l'écrit Popper, “il est totalement erroné 10 de supposer que l'objectivité de la science dépend de l'objectivité de l'homme de science” (Adorno-Popper, 1969, 1979 : 82). Il n'est pas non plus nécessaire de supposer que la production d'une entente entre des participants à une interaction ordinaire présuppose une suspension effective des stratégies d'influence des uns sur les autres : celles-ci peuvent seulement se révéler plus faibles - surtout, mais pas nécessairement si elles se dévoilent comme telles, que ce qui est reconnu, à des titres divers, comme des énoncés “objectifs” ou “justes”, comme des “jugements par les faits” ou l'expression d'impératifs éthiques ou légaux impossibles à contester. Le rapprochement opéré ici entre l'agir communicationnel et l'activité scientifique n'est pas fortuit, et doit être poussé plus loin. “Le concept d'activité communicationnelle entraîne l'obligation de considérer les acteurs comme des locuteurs et des auditeurs qui se réfèrent à quelque chose appartenant au monde objectif, social ou subjectif, tout en émettant, les uns vis-à-vis des autres, des prétentions à la validité susceptibles d'être acceptées ou contestées. Les acteurs (...) relativisent leur énonciation sur un élément du monde, en envisageant la possibilité de voir la validité de cette énonciation contestée par d'autres acteurs” (Habermas, 1984, 1987: 429). Malgré l'énormité du fossé qui oppose les deux auteurs (voir par exemple dans Adorno-Popper, 1969, 1979 : 245), on ne peut pas ne pas retrouver ici la grande idée de l'auteur de La logique de la découverte scientifique, selon qui “ce que l'on peut appeler objectivité scientifique repose uniquement et exclusivement sur la tradition critique qui, en dépit de résistances, rend souvent possible la critique d'un dogme qui prévaut” (Adorno-Popper, 1969, 1979: 82). La propriété essentielle de l'agir communicationnel, comme la propriété essentielle de l'activité scientifique, est que ses produits sont susceptibles d'être critiqués. Cette observation et ce rapprochement permettent de considérer que l'agir communicationnel de Habermas, autrement appelé “agir orienté vers l'entente (verständigungsorientieren Handelns)” (Habermas et al., 1989: 81), pourrait aussi bien être appelé “agir cognitif” ou, mieux, dimension cognitive de l'action, dont l'importance est évidente. Ainsi, Padioleau (1986) plaide-t-il vigoureusement pour la mise en scène théorique d'un “homo sociologicus cognitif”, c'est-à-dire pour considérer l'acteur comme un être dont l'activité comporte la confrontation, mise à l'épreuve, accroissement de la connaissance et des instruments de connaissance. C'est la capacité critique des acteurs vis-à-vis de leurs “théories ordinaires” qui en fait des “savants ordinaires”. Bien que cette critique mutuelle ne soit pas nécessairement recherchée intentionnellement, elle apparaît dès lors qu'il faut expliciter quelque chose, et joue un rôle capital dans la coordination de leurs actions. 3.2 L'analyse des actions et des interactions en situation de gestion Tenant compte des analyses précédentes, nous avons besoin, pour paraphraser MERTON (1957, 1965: 13) et sa “théorie à moyenne portée”, d'un “langage à moyenne portée” pour décrire l'action dans les situations de gestion. Ce langage doit satisfaire principalement aux deux conditions suivantes : - intégrer le fait que les participants, bien que contraints par la poursuite du résultat, poursuivent simultanément plusieurs fins. Nous ne pouvons nous en tenir à des conceptualisations qui ne retiendraient que l'idée l'optimisation portant sur une seule variable. 11 - Intégrer la dimension collective de l'action, autrement que comme simple agrégation des actions individuelles, mais autrement aussi que comme propriété systémique ou organique indépendante des individus, qui supposerait que la situation de gestion soit un ensemble cohérent. A cet effet, on peut distinguer les motifs des contextes de l'action. Les motifs sont constitués par ce qui est susceptible d'être explicité comme intention d'action, tandis que les contextes désignent ce qui détermine les choix qui sont faits. 3.2.1 Les motifs Un premier motif domine en principe les actions dans la situation de gestion : l'impératif simple et contraignant d'avoir à atteindre, dans un temps déterminé, le résultat qui fera l'objet du jugement. La rationalité dominante est ici une rationalité en finalité au sens de Weber, ou de l' agir téléologique au sens de Habermas, dans sa variante “stratégique” (impliquant des anticipations sur le comportement d'autres acteurs). La particularité de la situation de gestion réside dans le fait qu'il ne s'agit pas de poursuivre une finalité librement choisie par des individus, ni une finalité négociée à l'intérieur d'une collectivité, mais une finalité imposée de l'extérieur. Cependant, chacun des participants est animé par quantité d'autres motifs : gagner sa vie, faire carrière, se perfectionner dans un métier, acquérir une identité professionnelle, augmenter son pouvoir, avoir un travail intéressant, être considéré, jouir de temps libre, ne pas faire l'objet de sanctions, etc. On peut retrouver ici les rationalités en valeur, affective et traditionnelle de Weber, aussi bien que les actions de type dramaturgique, ludique, et autres. Mais le trait fondamental qui unit ces motifs est le fait de relever de la logiques de la rationalité limitée au sens de Simon (1955): il ne s'agit pas d'atteindre ou de ne pas atteindre un objectif, encore moins d'optimiser une variable, mais de retenir la première solution accessible qui permette d'obtenir un certain degré de satisfaction, en un sens qui n'est généralement pas quantifiable. Ces logiques sont également opportunistes, au sens où les participants saisissent les occasions de réaliser des gains individuels, parfois au détriment des intérêts des autres participants, et éventuellement en entravant la poursuite du résultat. Entre les deux, se constitue une troisième catégorie de motifs qui résultent d'accords négociés entre les participants. Les motifs individuels et propres à des sous groupes font l'objet de négociations et de compromis, parfois tacites. Dans les organisations, on peut observer cela aussi bien au plan des contrats et des accords officiellement signés, que dans celui des arrangements quotidiens et marchandages divers dont on sait qu'ils constituent une condition réellement indispensable au fonctionnement des grandes bureaucraties mécanistes. Cette forme de coopération est le domaine de la rationalité interactive (Ponssard, 1988, Ponssard et Tanguy, 1989, Dumez et Jeunemaître, 1989) éventuellement de la “rético-rationalité” (Kervern, 1989: 48). Quand les participants sont engagés dans des relations durables, les entorses individuelles aux accords négociés ont d'autant moins de chances de se produire qu'elles risquent d'entraîner des représailles de la part des autres participants. Comme le montrent les expériences d'Axelrod (1984), la pratique du “Tit for Tat” (représailles proportionnées à l'entorse) peut imposer à tous le respect du principe de coopération et éliminer les comportements 12 exagérément opportunistes. Cependant, bien d'autres formes de régulation des logiques opportunistes existent, résultant par exemple du respect par les participants de règles qui leur sont imposées, comme de l'intégration inconsciente de certaines nécessités relatives à la coopération: ceci relève des cadres sociaux de l'action, qui seront évoqués plus bas. 3.2.2 Les contextes d'action et de signification et l'ordre cognitif On peut appeler contexte de signification et d'action, plus brièvement contextes, ou encore cadres, en un sens voisin de celui de Bateson (1955) et de Goffman (1974), ce qui permet au participant de donner une signification à un événement, à un acte ou à un message - plus généralement, à tel ou tel ensemble de traits perceptibles de la situation et d'adopter une conduite appropriée (Girin, 1989b, 34-43). Parmi les contextes possibles, on peut citer par exemple: un contexte d'expérience technique permettant de considérer le bruit d'une machine comme anormal, suggérant un dysfonctionnement, et faisant que l'ouvrier arrête la machine pour appeler un ouvrier d'entretien; un contexte de relations sociales qui permet de distinguer la plaisanterie de l'injure, de qualifier un comportement de poli ou d'impoli, de comprendre un conseil et d'y donner suite ; un contexte éthique, qui fait juger la valeur morale d'un comportement ; un contexte d'autorité, qui fait déceler un énoncé comme un ordre, ou un acte comme un défi. Les contextes, autrement dit, sont des principes d'interprétation pour des événements, actes, ou messages qui, sans eux, seraient ambigus ou dépourvus de sens. Ils concernent aussi bien l'ordre matériel des choses que l'ordre intersubjectif et social, et sont naturellement très nombreux. Des expressions telles que “sur le plan de”, “sous l'angle de” ou encore “c'est un problème technique (vs. psychologique, social, d'organisation, etc.)” manifestent le fait que les acteurs distinguent et reconnaissent une diversité de contextes possibles. Les contextes de signification et d'action doivent être envisagés au moins suivant deux aspects: - leur aspect partagé ou distribué: ils sont partagés dans la mesure où ils sont, peu ou prou, les mêmes pour tous les participants (c'est un des sens que l'on peut donner au mot culture); ils sont distribués lorsque certains participants sont capables de donner un sens à des événements qui ne font pas sens pour d'autres, ou ont un sens différent: ce qui, pour l'utilisateur d'un micro-ordinateur, est incompréhensible, oui qui lui fait supputer à tort l'existence d'un “bug” dans le logiciel ou l'infiltration d'un “virus” dans sa machine, peut souvent être interprété de manière beaucoup plus simple et exacte par le spécialiste informaticien, qui va découvrir rapidement la manière de procéder pour surmonter la difficulté. Distribués, les contextes peuvent donner lieu à des interprétations contradictoires des mêmes événements, actes ou messages.. - Leur aspect non structuré ou structuré, que l'on peut plus ou moins assimiler à l'aspect explicitable ou non explicitable, ou encore transmissible seulement par l'expérience ou transmissible par l'enseignement et par les livres. Ce que Bourdieu (1980) appelle le “sens pratique”, est très largement non structuré: les techniciens connaissent de nombreux exemples où l'intuition de certains permet de résoudre des 13 problèmes (par exemple des problèmes de vibrations) résistant à l'analyse et au calcul, ces derniers relevant au contraire de la partie structurée du contexte technique. Dans l'ordre social, des notions telles que celle de comportement “normal”, “acceptable” ou “régulier” (en affaires, dans les relations de travail, etc.) sont faiblement structurées, bien que fort contraignantes, tandis que le code civil, le droit commercial, etc., illustrent la part structurée des cadre sociaux. D'une manière générale, les sciences et les technologies (y compris les “technologies sociales”, tels que les méthodes d'organisation, d'évaluation, de recrutement, etc) fournissent les meilleurs exemples de l'aspect très structuré de certains contextes. Une analogie peut d'ailleurs être établie entre cette notion et celle de paradigme au sens de Kuhn (1962). Le contexte de signification et d'action est, pour le “savant ordinaire”, l'équivalent du paradigme, mais avec cette difficulté supplémentaire que l'on ne sait pas a priori quelle “science ordinaire” (physique, sociale, psychologique, etc.) on doit mobiliser pour traiter ce qui survient. Une fois ce choix opéré, on utilise alors une part non structurée, implicite, etc., et une part structurée, explicite, etc., cette dernière étant alors l'équivalent des théories chez Kuhn. On réservera l'adjectif cognitif pour qualifier la part structurée et explicite des cadres. En d'autres termes, l'ordre cognitif est constitué par l'archipel des parties émergées des contextes. Cet ordre est celui du monde 3 de Popper : “Parmi les habitants de mon 'troisième monde' il y a, plus particulièrement, les systèmes théoriques; mais les problèmes et les situations problématiques sont des habitants tout aussi importants. Et j'affirmerai que les habitants les plus importants de ce monde sont les arguments critiques, et ce qui pourrait être appelé - en analogie avec un état physique ou avec un état de conscience - l'état d'une discussion ou l'état d'un argument critique; et évidemment les contenus des journaux, livres et bibliothèques.” (Popper, 1967: 120). Une des particularités les plus importantes de l'ordre cognitif (comme du “monde 3” de Popper) est d'échapper au contrôle de ceux qui en sont les créateurs, d'acquérir une autonomie relative par rapport à eux. Par opposition au sens pratique, un savoir constitué en propositions articulées devient sujet à critiques, comparaisons, opérations logico-déductives, etc., qui peuvent fort bien aboutir à des conséquences non prévues, et parfois indésirables, par ceux qui en sont les auteurs. Ce point est essentiel pour une réflexion sur la recherche empirique sur les situations de gestion, car il est un des noeuds par lesquels elle interagit avec elles. Parmi les contextes les plus importants pour analyser une situation de gestion, figurent évidemment les contextes organisationnels. Comment les compétences (au double sens des attributions et des capacités) sont-elles réparties? Comment est articulé le système d'autorité hiérarchique? Quelles sont les procédures explicites et les manières de faire reçues? Etc. Toute la littérature sur les organisations est là pour montrer la complexité de cet univers, dont il convient au minimum de voir qu'il faut nécessairement le saisir sous deux aspects: l'aspect d'un système orienté vers des fins, et l'aspect d'un système social, ou d'un “ordre social” articulé à l'ordre social environnant. Au total, l'analyse de l'action en situation de gestion suppose de pouvoir répondre à la fois à la question du type de rationalité (en finalité, limitée, interactive) qui la motive, et des contextes qui en déterminent la forme. L'accès à ces derniers pose cependant un problème difficile et presque paradoxal. En effet, tenter de faire dire à des acteurs les tenants et les aboutissants de décisions qu'il ont prises, au-delà de ce qui relève de l'ordre cognitif strict (analyses sur la base d'un savoir explicite), c'est les forcer à donner une formulation à ce qui, précisément, a pour propriété principale de ne pas être formulé. C'est donc modifier la situation elle-même. Le complément indispensable pour 14 accéder aux contextes, c'est en tout cas d'acquérir, avec le temps et dans l'interaction, une familiarité suffisante avec le terrain. 4- L'interaction entre la recherche et le terrain Le problème de l'interaction entre la recherche et le terrain réside dans le fait que, à simplement vouloir observer, on agit sur la réalité que l'on voudrait saisir, et que cette réalité agit en retour sur la dynamique de la recherche. Ce problème a été posé depuis longtemps dans diverses branches des sciences de l'homme et de la société. Claude Lévi-Strauss (1950) a rappelé à juste titre que c'était là un phénomène très général, puisqu'on pouvait le noter aussi dans les sciences physiques. L'idée weberienne de sciences sociales compréhensives, les questions telles que celle la “prédiction créatrice” (Merton 1957, 1965: 140 sq.), mettent en revanche l'accent sur la spécificité des sciences sociales relativement à ce problème. Des réponses ont été apportées, notamment la réponse d'inspiration psychanalytique en termes d'analyse du “transfert” et du “contre-transfert” (Devereux, 1980), ou du “transfert et contre-transfert institutionnels” et de l' “implication” (Lapassade, 1975), ainsi que les réponses en termes d'analyse des “places” (Favret-Saada, 1977). Cela a été discuté précédemment (Girin, 1981 et 1986), et l'on a étudié les conditions, notamment en termes de dispositifs de recherche, sous lesquelles il était possible de prendre en considération le phénomène de l'interaction sur le terrain des organisations (Girin, 1986). Ces considérations seront partiellement reprises ci-dessous, mais dans une perspective un peu différente, qui utilise les conceptualisations des sections précédentes Les mêmes termes que ceux qui viennent d'être utilisés pour décrire les actions et les interactions en situation de gestion peuvent en effet employés à la description de l'interaction entre la recherche et le terrain. Comme cela a été indiqué plus haut, il ne s'agit plus ici des situations de gestion en général, mais seulement de l'observation empirique et de l'analyse des situations de gestion intra ou inter-organisationnelles, qui pose, comme chaque terrain concret, des problèmes spécifiques. 4.1 Premier niveau d'interaction: La recherche comme situation de gestion: L'entrée sur le terrain, en vue d'étudier une ou plusieurs (en général) situations de gestion se négocie. L'idée initiale de la recherche peut émaner de l'organisation ou des chercheurs, mais une présence prolongée de ces derniers sur le terrain n'est jamais autorisée si l'organisation n'a aucun intérêt à ce qui va en sortir. Des compromis vont donc toujours devoir être passés entre les intérêts de la recherche et ceux des personnes qui ont le pouvoir d'ouvrir ou de fermer la porte à l'observation. Ces personnes sont généralement, en premier lieu, des dirigeants de l'organisation, mais, suivant les sujets traités, la négociation peut également impliquer d'autres partenaires, notamment les représentants du personnel et les syndicats. 15 Il résulte de ces négociations que l'on se met d'accord sur un certain nombre d'objectifs et de moyens pour l'investigation. L'intérêt de l'organisation pour la recherche peut se traduire par une contribution à son financement, ce qui implique la rédaction d'un contrat. Des engagements sont pris, notamment, dans la plupart des cas, celui de remettre un rapport dans un délai fixé. Du côté de l'organisation, un ou plusieurs correspondants sont chargés de suivre l'affaire, de fournir les ouvertures nécessaires aux chercheurs, et de les rappeler à leurs obligations. On a donc là tous les traits d'une situation de gestion: des participants (chercheurs et correspondants sur le terrain), tenus de produire, dans un délai fixé, un résultat (le rapport) qui fera l'objet d'un jugement. Ces éléments constituent ce que l'on peut appeler le “premier niveau” de l'interaction, dominé par une rationalité en finalité. Il faut remarquer, cependant que, pour les partenaires, et tout spécialement pour les chercheurs, la portée réelle de l'opération ne peut être circonscrite entre l'entrée sur le terrain et la remise du rapport, car la dynamique de la recherche continue bien au-delà, par les traitements ultérieurs qui seront appliqués aux matériaux recueillis, les comparaisons qui pourront être faites avec d'autres terrains, les perspectives de publications et de développements théoriques auxquels cela pourra donner lieu. Autrement dit - mais c'est un trait assez général des situations de gestion - celle-ci ne constitue, du point de vue des chercheurs, qu'une étape intermédiaire pour traiter des situations plus larges et à horizon plus lointain, définies par exemple par un projet de livre ou d'articles, dominées par l'exigence de production scientifique et comportant des échéances de résultat et de jugement, etc. Dans la situation constituée par un travail de terrain, ces préoccupations à plus long terme contribuent à structurer les logiques de rationalité limitée des chercheurs, qui relèvent du deuxième niveau d'interaction. 4.2 Deuxième niveau d'interaction: le jeu des intérêts et des opportunités Une fois l'autorisation d'entrée obtenue, on rencontre des acteurs qui, bien souvent, sont loin de partager les analyses et les préoccupations de ceux avec qui on avait négocié au départ. Les contacts avec eux provoquent immanquablement l'irruption et l'affirmation parfois insistante, quoique souvent confuse, de demandes et de contredemandes, d'attentes et de craintes multiples. La perspective que des informations sur leurs activités soient analysées et diffusées est vécue par eux comme un enjeu vital, sur lequel ils entendent exercer un contrôle. Tout cela se traduit, soit par des difficultés importantes, pouvant aller jusqu'à l'éviction pure et simple, soit par le développement de stratégies de manipulation de la recherche, informations biaisées, fausses pistes, voies de garage, etc. Les acteurs, en effet, ne peuvent pas croire en la neutralité des chercheurs, même lorsque ces derniers, du fait de leur appartenance à une institution de recherche, peuvent arguer à bon droit qu'ils n'ont pas d'enjeux personnels sur le terrain, et qu'ils offrent les garanties usuelles : anonymat des entretiens, absence de mise en cause des personnes et 16 des groupes, publicité des résultats, etc. Les acteurs, à juste titre, se méfient, car la question n'est pas de savoir si les intentions des chercheurs sont pures, mais si la recherche elle-même peut être une opération neutre pour la vie de l'organisation, à qui elle peut profiter ou nuire, en quoi elle peut aider ou entraver la résolution de certains problèmes. Il n'est pas exceptionnel, en particulier, ni illégitime a priori, que le demandeur initial ait des enjeux très précis, y compris en termes de pouvoir ou de carrière, à défendre, et qu'il compte bien que la recherche aille, de ce point de vue, dans le bon sens. Il importe donc que les chercheurs aient conscience que les acteurs leur affectent nécessairement des place, au sens de Favret, dans leurs systèmes de relations et d'action, et qu'il n'existe pas de place d' “observateur neutre”, notion dépourvue de sens pour des individus et des groupes engagés dans l'action. Un phénomène utile à relever est que, dans le cas où plusieurs chercheurs interviennent sur le même terrain, les places qu'on leur affecte ont tendance à être différentes. Cela se manifeste, par exemple, par le fait que l'un ou l'autre peut se trouver érigé en interlocuteur privilégié par telle ou telle catégorie d'acteurs: il y a tout intérêt à être attentif à ce phénomène, et à savoir éventuellement en tirer parti pour une division du travail qui soit adéquate au terrain. Réciproquement, il est clair que, compte-tenu de leurs objectifs propres, qui vont toujours au-delà de l'élaboration du “rapport final” - lequel n'est justement pas pour eux un objectif final - les chercheurs vont tenter de saisir toutes les opportunités pour collecter les informations qui les intéressent relativement à leurs orientations de recherche, même lorsque cette collecte n'entre pas directement dans les finalités négociées au départ. Ce deuxième niveau d'interaction, celui de l'entrecroisement des rationalités limitées et des stratégies opportunistes, doit impérativement être géré. En outre, l'analyse des places occupées par les chercheurs fait partie intégrante de la recherche, car elle conditionne l'appréciation que l'on peut porter sur la partie des données recueillies que l'on peut appeler les “données chaudes” (Girin, 1986: 170-171): descriptions, témoignages, récits, jugements, etc., matériaux que l'on appelle parfois “élicités”, c'est-à-dire dont la production a été provoquée par la recherche, et non pas objectivement disponibles. 4.3 Troisième niveau: la rationalité interactive Pour observer valablement le fonctionnement de l'entreprise, et la manière dont se nouent et se dénouent des situations de gestion, il faut rester un minimum de temps. Pendant ce temps, il peut survenir un grand nombre d'événements dans l'organisation que l'on étudie. L'un des plus fréquent est que l'interlocuteur initial, celui avec qui l'on avait négocié les compromis entre les intérêts de la recherche et ceux de l'organisation, change de place, et que son successeur pose de nouvelles questions, ou remette purement et simplement en cause la possibilité ou l'intérêt de la recherche. Mais bien d'autres événements de toutes natures peuvent représenter pour le bon déroulement de l'investigation des très graves perturbations : cela peut aller de la grève qui survient dans une usine jusqu'aux conséquences internes de la chute du cours d'une matière première, en passant par les fameuses et parfois permanentes “restructurations”. 17 Toutes ces bonnes raisons, parmi bien d'autres, font que surgit périodiquement la question de savoir s'il est encore possible de continuer l'investigation. Il arrive parfois que la seule solution soit effectivement d'arrêter, mais on essaie en général d'éviter d'en arriver là en négociant de nouveaux compromis, qui ont évidemment une incidence sur la problématique et les objets de la recherche. Autrement dit, le contenu même de ce qui va être réalisé, et de ce que l'on souhaite obtenir à échéance, est redéfini: on se trouve bien dans le cas de ce qui a été appelé plus haut la rationalité interactive. A condition de s'en donner les moyens - c'est l'une des raisons essentielles pour mettre en place un dispositif de recherche - il est possible de mieux traiter ce troisième niveau qu'en attendant purement et simplement la survenue d'un obstacle obligeant à renégocier à chaud les objectifs et les conditions de la recherche. Ce sera l'une des fonctions de l'inclusion dans le dispositif d'une instance de “pilotage” réunissant les chercheurs et des représentants du terrain. 4.4 Les contextes de l'interaction Comme il a été dit plus haut, les contextes, ou cadres, permettent de donner sens à un événement, un acte ou un message, et d'y apporter une réponse appropriée. Ils sont plus ou moins partagés ou distribués, et plus ou moins structurés. Il est essentiel d'accéder à un niveau d'appréhension suffisant de ces contextes, si l'on veut comprendre les significations propres aux acteurs. Pour leur partie la plus explicite et formalisée, cela peut se faire par l'étude de documents. A des niveaux intermédiaires de structuration, les entretiens constituent le principal moyen d'accès. La part la plus implicite et la moins formalisée des contextes ne peut, en revanche, être appréhendée que par une authentique socialisation de longue durée sur le terrain. Aucun inventaire a priori des contextes propres aux acteurs avec lesquels il est nécessaire de se familiariser n'est possible. Dans l'ordre matériel, il peut être nécessaire de connaître et d'être capable de mettre en oeuvre certaines technologies, ainsi que les procédures et règlements liés à l'emploi d'instruments techniques. Dans l'ordre social, la question des normes - normes éthiques et normes relatives à la vérité - reçues localement, est essentielle. En particulier, les conditions sous lesquelles le déroulement de la recherche sera jugé conforme à l'éthique, et celles sous lesquelles ses conclusions pourront être acceptées comme valides et “objectives” varient notablement suivant les terrains. Ici, on jugera nécessaire un contrôle par des instances représentatives ou par des organisations syndicales, là on se contentera, au moins en apparence, de la caution des instances dirigeantes. Ici, on prendra en considération des conclusions formulées sous forme “littéraire”, tandis que là, on attendra des diagrammes, des schémas et des statistiques... 5- Le dispositif de recherche Le dispositif de recherche est une réponse de méthode au problème de l'interaction. Il doit avoir les fonctions suivantes : 18 - préciser éventuellement, au départ, les éléments de l'interaction de premier niveau (notamment la définition du résultat attendu), tels qu'ils ont été établis par la négociation initiale; - gérer les interactions de deuxième niveau (places des chercheurs, rationalités limitées et comportements opportunistes des acteurs et des chercheurs) et de troisième niveau (redéfinitions éventuelles des résultats attendus de la recherche); - faciliter l'accès des chercheurs aux contextes de signification et d'action propres aux acteurs ; - rendre les éléments de l'interaction lisibles et analysables, notamment a posteriori (une fois que l'on a quitté le terrain) ; - renforcer la logique de la connaissance, mise en péril par les autres logiques à l'oeuvre sur le terrain. Selon les terrains et les sujets, le dispositif mis en place peut être plus ou moins important, et comporter des éléments divers. Ce qui va être décrit ci-dessous est un type de dispositif relativement lourd, qui a fait ses preuves dans plusieurs cas de recherches assez longues où l'on s'attendait en outre à devoir surmonter des difficultés importantes. L'expérience permet de dire que cela “fonctionne” assez bien, mais ne permet certainement pas d'affirmer qu'il n'y a pas d'autres solutions, éventuellement plus légères, conduisant au même résultat ou à un résultat meilleur. Un dispositif de ce genre se fonde sur trois éléments: une instance de gestion située du côté du terrain, une instance de contrôle située du côté des institutions de recherche et une mémoire. 5.1 L'instance de gestion La première tâche à laquelle il est souhaitable de se consacrer après la négociation initiale de l'entrée sur le terrain est de constituer un “groupe de suivi”, “comité de recherche”, “comité d'accompagnement”, peu importe la dénomination, qui va constituer l'instance de gestion de l'investigation. Il faut obtenir de l'interlocuteur initial - et c'est souvent un test intéressant de sa légitimité dans l'entreprise, et de la légitimité du sujet qu'il propose - qu'il réunisse autour des chercheurs une dizaine de personnes appartenant à divers secteurs de l'organisation étudiée, qui consacreront une durée de l'ordre d'une demi-journée par mois à réfléchir à l'avancement de l'investigation. La composition de cette instance est capitale, et les chercheurs, lorsqu'ils prennent contact avec une organisation nouvelle, disposent malheureusement de peu de moyens pour la contrôler. Idéalement, on devrait y trouver des personnes représentatives de toutes les collectivités, les groupes, les fonctions, etc., susceptibles d'être concernées par le déroulement de la recherche ou par ses résultats. Dans les entreprises où la présence syndicale est importante, et suivant le sujet, il peut être intéressant que l'instance de gestion soit paritaire. 19 La règle du jeu que l'on doit adopter est que toutes les décisions concernant les opérations de recherche sur le terrain, le choix des méthodes, les dates, les cibles visées, etc., sont prises par l'instance de gestion. Autrement dit, les chercheurs et le demandeur initial doivent accepter une certaine perte de liberté, se plier à la nécessité d'argumenter et de négocier dans l'instance de gestion les orientations qu'ils jugent utiles de prendre, y compris les orientations initiales: les objectifs et la forme attendue du résultat (interaction de premier niveau) doivent parfois être précisés et éventuellement rééxaminés dès les premières réunions. A ce prix, on bénéficie de plusieurs avantages. Premièrement, l'instance de gestion est un lieu très important de visibilisation des enjeux et des stratégies opportunistes des acteurs par rapport à la recherche (interaction de deuxième niveau). Par rapport à ces enjeux, les possibilités de négociation sont beaucoup plus ouvertes que dans le face à face demandeur-chercheurs. Sur chaque point un peu problématique concernant l'avancement de l'investigation, on est pratiquement assuré de trouver des soutiens, d'un côté ou d'un autre, suivant les problèmes, et d'être ainsi en bien meilleure position pour défendre son point de vue, lorsqu'il est défendable. Il n'est pas exceptionnel que des gens fortement opposés au départ à l'idée même de la recherche, que l'on a eu l'intelligence de faire siéger dans le comité pour qu'ils puissent faire valoir leurs raisons, deviennent, en cours de route, de fervents supporters. Toujours sous cet aspect, l'instance de gestion peut constituer un élément décisif dans la construction de l'interaction et de définition de l'identité des chercheurs par rapport aux autres interlocuteurs du terrain. Par exemple, dans une recherche sur le droit d'expression des salariés dans un centre de distribution E.D.F., nous avons pu nous réclamer d'une instance de gestion paritaire, qui nous donnait auprès des personnes interrogées un statut précis et clair, très différent de celui que nous aurions eu si nous nous étions simplement présentés comme chercheurs du C.N.R.S., ou comme envoyés par la direction du Centre. Deuxièmement, l'instance de gestion peut traiter les problèmes éventuels de renégociation - ou de réaffirmation - des objectifs de la recherche (interaction de troisième niveau). Elle constitue notamment une garantie de permanence face à la mobilité générale des personnes dans l'entreprise, et en particulier à celle, évoquée plus haut, des demandeurs de la recherche. Dans une recherche sur les “facteurs humains” de la sécurité des installations nucléaires, nous avons vu ainsi un demandeur initial devenir inspecteur de sûreté, ce qui lui enlevait toute légitimité pour piloter une recherche sur ce sujet : nous avons alors été très gênés de nous retrouver dans une situation où aucun interlocuteur ne reprenait véritablement à son compte la demande initiale. En revanche, dans une recherche récente sur la communication dans une tour de bureaux, le départ du demandeur initial et le changement de fonctions d'un autre des initiateurs du projet ont été des péripéties qui ont pu être surmontées assez facilement en trouvant dans le “comité d'accompagnement” des interlocuteurs capables de prendre la suite. Enfin, les débats qui se déroulent dans l'instance de gestion constituent une source d'information exceptionnelle pour la compréhension de l'arrière-plan des prises de position et des exigences des différents partenaires de la recherche, autrement dit, pour l'accès aux contextes de signification et d'action des acteurs. C'est un lieu relativement protégé, où l'on peut tester à la fois la pertinence et l'acceptabilité des diagnostics que l'on porte, et mettre au point un langage adéquat pour rendre audible ce que l'on a à dire. Dans une entreprise pétrolière, nous avions ainsi repris, lors d'un exposé intermédiaire, une métaphore employée par certains pour caractériser les rapports deux branches du 20 groupe, ce qui a provoqué un débat extrêmement vif à l'intérieur même du comité de suivi. Cela nous a plus appris, en une heure, sur la manière dont ces rapports étaient vécus et analysés, que les dizaines d'entretiens que nous avions réalisés auparavant. Heureusement contenu dans les limites du comité, ce débat nous a fait progresser également dans notre “compétence de communication” vis-à-vis de l'entreprise. On peut noter encore que les personnes membres de l'instance de gestion vont servir de relais vis-à-vis de l'organisation dans son ensemble, d'abord, dans la phase d'observation proprement dite, lorsqu'il s'agit d'obtenir des entrées, des autorisations, etc., ensuite, et cela est évidemment capital lorsque l'on a le souci que la recherche soit utile, après la remise des conclusions, dont on aura également avantage à négocier le contenu avec le groupe. 5.2 L'instance de contrôle L'instance de contrôle doit émaner des institutions de la recherche, et notamment des laboratoires de rattachement des chercheurs. Ce peut être, par exemple, comme cela s'est pratiqué naguère au Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique, un “groupe d'échange” réunissant autour des chercheurs travaillant sur un terrain d'autres chercheurs qui n'y travaillent pas. Cette solution, trop compliquée à mettre en oeuvre et trop coûteuse en temps, a dû être abandonnée, et remplacée par des exposés en réunion générale. Ce peut être encore un “comité de sages”, composé par exemple de personnalités scientifiques à qui est confiée la mission de faire un audit périodique des travaux. C'est la solution que nous avons adoptée dans un programme de recherche mené en collaboration avec une organisation syndicale. Ce peuvent être enfin, au minimum, les institutions normales de la recherche, telles que l'obligation de rendre périodiquement des comptes à des commissions, de rédiger des rapports d'activité, de publier, etc. Le rôle de l'instance - ou des instances - de contrôle est en tout cas de rappeler les schémas conceptuels généraux, d'aider à l'analyse de l'interaction des chercheurs sur le terrain, d'ouvrir des pistes de recherche, de produire des comparaisons avec d'autres situations. L'instance de contrôle inscrit le travail en cours dans une autre temporalité et dans un autre dialogue que ceux qui dominent l'instance de gestion. C'est à elle que revient la fonction de renforcement de la logique de production de connaissance. L'instance de contrôle fournit en outre un début de validation scientifique à ce qui est fait par les chercheurs sur leur terrain. Bien qu'il ne repose pas sur la mise en oeuvre de critères formels, ce mode de validation relève en effet de la classique “critique par les pairs”. 5.3 La mémoire 21 Aucun dispositif ne peut être complet sans une mémoire garantissant que l'on pourra toujours revenir sur l'histoire de l'interaction, reconsidérer les analyses que l'on a faites à chaud, entrer dans un degré de détail qui n'était pas possible en “temps réel”. Dans certaines recherches, nous faisons un usage systématique de l'enregistrement magnétique, y compris l'enregistrement des débats de l'instance de gestion, suivi, le cas échéant, d'une transcription. Ce procédé est le plus fidèle, mais il est extraordinairement lourd, coûteux, et n'est jamais exploité à fond. La pratique du compte-rendu écrit, réalisé de préférence par les chercheurs, est une autre forme de mémoire, plus discutable sur le plan de la fidélité et de la possibilité de revenir sur des interprétations faites sur le vif, mais d'exploitation plus facile. 6- Conclusion: une pratique de recherche scientifique? La question posée ici pour une conclusion renvoie à un débat qui oppose de manière récurrente, quoique souvent implicite, différentes pratiques de recherche en gestion. On a déjà défendu (Girin, 1981) l'idée que cette discipline, compte-tenu de ce que Popper (1976, 1981 : 45) appelle la “situation de problème à un moment déterminé du temps”, pourrait s’accommoder de la coexistence d'approches très diverses, empiriques, spéculatives, normatives, expérimentales, opérant sur des données primaires ou secondaires, disponibles ou élicitées, etc. On doit aussi constater que beaucoup des oppositions supposées, notamment celle qui poserait face à face les approches quantitatives et les approches qualitatives, sont artificielles, car l'une et l'autre peuvent être mises aussi bien au service d'une approche scientifique que d'une pure “scientificité d'apparat” (Jurdant, 1989 :219), et la seule question intéressante est de savoir comment les utiliser et éventuellement les combiner là où elles sont le mieux adaptées. Il faut donc entrer dans ce débat sur des bases plus exactes, et constater d'abord qu'il y a deux manières d'envisager la question de la science. L'une s'intéresse à l'observation et à l'analyse des pratiques réelles, la “science telle qu'elle se fait” (Latour, 1982), et tourne autour de la question de savoir ce que font réellement ceux que l'on appelle des “scientifiques”, comment ils opèrent, quels jeux ils jouent et quelles stratégies ils adoptent, etc. Dans cette catégorie, on peut ranger les travaux des historiens, sociologues et ethnologues de la science, ainsi que de certains philosophes. Feyerabend (1975), Latour et Woolgar (1979), Callon (1989), Bourdieu (1976), à un moindre degré, ou à un degré intermédiaire Kuhn (1976) et Lakatos (1970), parmi bien d'autres, illustrent ce type d'approche. L'autre est purement normative. Il ne s'agit plus de savoir ce que font ces personnes réputées relever de la catégorie des “scientifiques”, mais de dire ce qu'elles devraient faire pour prétendre véritablement à ce titre. Sous cet angle, une figure d'exception et un ouvrage fondateur dominent notre époque: celle de Karl Popper et sa Logique de la découverte scientifique (Popper, 1934, 1973). S'agissant de savoir si l'on peut prétendre à la scientificité au moyen des méthodes décrites ci-dessus, deux types de réponses sont donc possibles. La première consisterait 22 à comparer notre pratique à celle d'autres pratiques dont le caractère scientifique n'est pas mis en doute, notamment à celles que l'on rencontre dans les sciences de la nature: celles des physiciens, astronomes, chimistes, biologistes, géologues, etc. Le résultat est connu d'avance: on constate une telle diversité que l'on est bien vite tenté de se rallier à la conclusion de Feyerabend (1975, 1979: 20) selon qui “tout est bon” pourvu, naturellement, que l'on puisse dire a posteriori que cela a marché... Il est clair, pourtant, que l'on ne saurait éviter aussi facilement le débat, même si l'on a de bonnes raisons de dire que l'on a déjà fait des choses qui ont “marché”. La perspective véritablement intéressante est donc la seconde, normative, et c'est celle-ci que l'on adoptera ici, en se référant aux thèses de Popper. La thèse poppérienne selon laquelle la démarcation entre science et non-science doit se faire à partir du critère de réfutabilité est bien connue. Sa traduction pratique réside dans l'adoption du modèle hypothèses-prédictions-observations-tests: un corps d'hypothèses conduit à faire des prédictions qui sont, à partir d'observations empiriques, soumises au test. Si le test est négatif, les hypothèses (ou certaines d'entre elles) doivent être rejetées, et remplacées par d'autres, et le processus peut recommencer. Il y a donc une dynamique, une “lutte darwinienne pour la survie” (Popper, 1976, 1981: 115) à travers laquelle les théories réfutées sont éliminées, pour laisser place à des théories provisoirement meilleures, et cette dynamique n'est autre que celle du procès toujours inachevé, mais toujours croissant, de la connaissance scientifique. Il faut relever que, à ce stade, le résumé que l'on vient de donner méconnaît un certain nombre de difficultés et de paradoxes. La principale difficulté tient au fait, longuement développé dans La logique de la découverte scientifique (Popper, 1934, 1973: 112 sq.), que la réfutabilité d'un énoncé ou d'une théorie n'est pas si facile à établir, ni quelque chose d'absolu, et qu'il y aurait plutôt des “degrés de réfutabilité” liés à des conventions de méthode adoptés par les scientifiques. Le principal paradoxe réside dans le fait que Popper soutient fortement, en même temps que sa thèse sur la nécessité de faire des prédictions, une thèse sur l'indéterminisme, y compris dans les sciences naturelles (Popper, 1982, 1984). Dans son principal ouvrage épistémologique sur les sciences sociales, les deux thèses se retrouvent: celle de l'indéterminisme et celle de l'unité de méthode avec les sciences de la nature, résumée par l'assertion selon laquelle “les méthodes consistent toujours à offrir des explications causales déductives et à les tester (par le moyen de prédictions)” (Popper, 1957, 1988 : 165). Le critère de démarcation poppérien est donc nettement plus difficile à manier que ne le laisse supposer la vulgate, et il faut, pour le comprendre, aller plus loin dans l'étude de cette pensée que ne l'ont fait la plupart des “falsificationnistes naïfs” (Lakatos,1970 : 116). Quoi qu'il en soit, on peut déjà rappeler que l'idée centrale de Popper est d'abord que l'édifice scientifique se fonde, en fin de compte, sur la notion de critique mutuelle et de tradition critique : “ce que l'on peut appeler objectivité scientifique repose uniquement et exclusivement sur la tradition critique qui, en dépit des résistances, rend souvent possible la critique d'un dogme qui prévaut. Autrement dit, l'objectivité de la science n'est pas une question d'individu, intéressant les hommes de science pris à part, mais une question sociale qui résulte de leur critique mutuelle, de la division du travail amicale-hostile entre scientifiques, de leur collaboration autant que de leur rivalité. Elle dépend donc partiellement d'une série de conditions sociales et politiques qui rendent cette critique possible.” (Popper, 1969, 1979 : 82). En ce sens, dont il faut bien convenir qu'il est plus faible que l'idée de réfutabilité résumée plus haut, on a déjà vu que la pratique de la critique mutuelle constitue un élément essentiel du dispositif de recherche décrit ci-dessus, avec notamment la mise en oeuvre de “l'instance de contrôle”. 23 Au-delà de la critique mutuelle, et au sens fort du mot réfutabilité, on peut noter qu'un certain nombre d'énoncés déjà produits par des recherches sur les situations de gestion peuvent raisonnablement être qualifiés de “réfutables”, au moins au même titre que des énoncés du genre “On ne peut engager une réforme politique sans causer quelques répercussions indésirables du point de vue des fins visées” ou “on ne peut réussir une révolution si la classe dirigeante n'est pas affaiblie par des dissensions internes ou par une défaite militaire.” (Popper, 1957, 1988 : 80), présentés comme des exemples d'énoncés réfutables en sciences sociales. Il en va ainsi des énoncés relatifs aux rapports entre les comportements des agents et les instruments de gestion dans le contexte des grandes organisations bureaucratiques (Berry, 1983: 17sq.), dont on peut déduire des conséquences empiriques telles que: “on ne peut changer le comportement d'un acheteur sans changer les instruments de gestion qui servent à le juger”. Remplaçons un acheteur par un autre sans changer les instruments, se comportera-t-il différemment? Si oui, la théorie est réfutée. Naturellement, comme dans n'importe quelle pratique scientifique, cela est toujours beaucoup plus compliqué, et l'on doit adopter des conventions de méthode permettant de dire, par exemple, si un seul comportement déviant suffit à réfuter la théorie, ou s'il en faut une certaine proportion. A supposer que des exceptions jugées significatives soient relevées, on peut encore se demander si l'on doit vraiment renoncer à la théorie ou, au contraire, s'autoriser à introduire des hypothèses auxiliaires qui permettraient d'interpréter les comportements déviants. Ces difficultés sont générales, et les discussions que l'on pourrait tenir à ce propos seraient exactement de même nature que celles qui, en sciences physiques, portent sur la question de savoir si une hypothèse auxiliaire est “ad hoc” ou non (Popper, 1934, 1973: 79). Bien d'autres énoncés réfutables ont déjà été produits, portant sur des domaines spécifiques. Il en est ainsi, par exemple, de celui selon lequel le nombre de niveaux hiérarchiques croît avec le temps dans les sociétés de conseil (Girin, 1981a), sous les mêmes réserves et avec les mêmes difficultés, que l'on peut résumer dans la clause fameuse: “toutes choses égales par ailleurs”. Cependant, les productions de la recherche sur les situations de gestion sont loin de pouvoir se réduire à des énoncés de ce genre. Le premier, liant les comportements des acteurs aux paramètres sur lesquels ils se sentent jugés, relèverait plutôt de ce que Lakatos (1970: 133) appelle le “noyau dur” d'un programme de recherche: il n'est pas vraiment l'objet de tests, mais constitue un élément d'une “heuristique” qui oriente le travail et permet de formuler de nouveaux problèmes. Le second, établissant une relation entre l'ancienneté d'une société de conseil et le nombre de niveaux hiérarchiques qu'elle comporte, n'a pour intérêt que de poser la question de savoir pourquoi il en est ainsi, et de susciter par conséquent des tentatives d'explication et de théorisation, dont le chercheur, à tort ou à raison, pense qu'elles constituent, bien plus que le constat de base, son véritable apport à la connaissance scientifique. En outre, la démarche de recherche qui vient d'être décrite, avec les ajustements qu'elle suppose en cours de route, présente les traits d'un “opportunisme méthodique” (Girin, 1989a) qui admet que l'on puisse réorienter le travail d'observation en cours de route, en fonction des contraintes spécifiques du terrain. Cela contrarie l'idée de plan d'observation préétabli et poursuivi de manière systématique, que l'on associe à la pratique des tests. Comment prétendre suivre le schéma “hypothèses-prédictionsobservations-tests”, si l'on pense que l'on va peut-être observer en fin de compte des phénomènes d'une autre nature que ceux que l'on pensait aller voir? Une lecture plus approfondie de Popper suggère deux sortes de réponses. 24 La première se fonderait sur la distinction entre “sciences théoriques” et “sciences historiques”, qui est “la distinction entre l'intérêt pour les lois universelles et l'intérêt pour les faits particuliers.” (Popper, 1957, 1988: 180). On peut admettre, en effet, que, en sciences sociales, un certain nombre de “lois” ne sont pas véritablement à découvrir, mais sont connues de tous, car elles font partie du sens commun: “Si nous disons que la cause de la mort de Giordano Bruno fut qu'il a brûlé sur le bûcher, nous n'avons pas besoin de mentionner cette loi universelle, que tous les êtres vivants meurent quand ils sont exposés à une chaleur intense” (ibid.: 182). Sur cette base de connaissance ordinaire considérée comme suffisante, on peut s'intéresser à expliquer des faits singuliers, plutôt qu'à établir de nouvelles lois : “tandis que les sciences théoriques se préoccupent principalement de découvrir et de tester des lois universelles, les sciences historiques admettent tous les types de lois universelles et se préoccupent exclusivement de découvrir et de tester des énoncés singuliers.” (ibid.: 180). Cela n'est absolument pas dénué d'intérêt et peut, notamment, contribuer à résoudre des problèmes pratiques. Une partie des résultats de la recherche sur les situations de gestion relève de cette catégorie : on peut analyser, expliquer, et parfois aider à résoudre, des situations de gestion singulières, sans être à même de tirer de cette étude une quelconque “généralisation”. C'est la version modeste de la prétention à la scientificité, qui se résume à prétendre que l'on est fidèle aux faits, et à dire suivant quel point de vue on les analyse, en quel sens on écrit “l'histoire qui nous intéresse” (ibid.:189). Cependant, d'autres choses sont produites avec une certaine prétention à la généralité, notamment des conceptualisations et des éléments de théorie dépassant le sens commun ou, au minimum, prenant parti pour certains énoncés du sens commun et contre certains autres. Qu'en est-il de leur réfutabilité? La seconde sorte de réponse possible prend pour point de départ la distinction, largement méconnue, établie entre deux sortes de prédictions - la prédiction historique et la prédiction technologique -, illustrée par la différence entre prédire la survenue d'un typhon ou prédire que l'abri que l'on a construit va y résister (ibid.: 54). Popper avance que “la majeure partie de la physique (presque sa totalité si l'on excepte l'astronomie et la météorologie) fait des prédictions d'une forme telle qu'on peut, d'un point de vue pratique, les décrire comme des prédictions technologiques” (ibid. : 55). Cette remarque devrait étonner un peu ceux qui, au nom de l'unité de méthode des sciences, s'acharnent à prétendre que le seul but recevable pour une pratique scientifique dans notre domaine serait de réaliser des prédictions du premier type. Bien au contraire la méthode préconisée par Popper pour les sciences sociales consiste, non seulement à s'intéresser à des “logiques de situation” (voir notamment la “vingt-cinquième thèse” sur la logique des sciences sociales, dans Adorno-Popper, 1969, 1979 : 88), mais à se livrer à des “manipulations” plutôt qu'à des “prophéties”, en mettant en oeuvre localement des éléments de ce qu'il appelle une “technologie fragmentaire (piecemeal technology” (Popper, 1957, 1988: 74). “Le 'raccommodage fragmentaire' (piecemeal tinkering) (comme on l'appelle parfois) combiné avec l'analyse critique, est la voie principale pour aboutir à des résultats dans les sciences sociales aussi bien que dans les sciences naturelles. Les sciences sociales se sont développées en grande partie sous l'influence des critiques faites aux projets d'amélioration sociale, ou plus précisément sous l'influence des enquêtes destinées à déterminer si oui ou non une certaine action politique ou économique était propre à produire un résultat attendu ou désiré. Cette approche, que l'on pourrait en vérité appeler classique, est ce à quoi je pense en parlant de mentalité technologique dans les sciences sociales, ou de 'technologie sociale fragmentaire'. “ (ibid. :75). 25 Voici donc deux solides raisons pour soutenir que la pratique de recherche défendue ici peut prétendre à la scientificité, sur la base des critères normatifs établis par Popper. Non seulement, en effet, c'est bien à découvrir des “logiques de situation” que nous nous employons, puisque c'est cela-même que nous cherchons à théoriser avec la notion de situation de gestion, mais en outre, c'est également une “technologie sociale fragmentaire” qui nous sert à tester nos théories. Par exemple, lorsque, après une observation détaillée de la communication dans une tour de bureaux, utilisant des moyens très variés et multiformes (entretiens, observations directes, mise à contribution des acteurs pour étudier leur propre comportement, etc.), combinant une large part de qualitatif avec un peu de quantitatif, on élabore une conceptualisation s'appuyant sur la distinction entre communication relationnelle et communication fonctionnelle (Girin, 1987), puis on préconise un certain nombre de mesures pratiques, tout à fait “fragmentaires”, dont l'efficacité pourra être mise à l'épreuve, on a vraiment le sentiment de faire exactement et au pied de la lettre ce que préconise la pensée normative de Karl Popper. Le test, c'est la possibilité d'échec de la technologie fragmentaire, lequel devrait alors conduire à remettre en question les conceptualisations sur lesquelles elles se fonde. Il va de soi que, en un tel domaine, l'appréciation du succès ou de l'échec demande beaucoup de temps, et qu'il n'est pas toujours possible de réitérer, comme il conviendrait, des expériences analogues : la réfutabilité n'en est pas moins présente. Le cadre poppérien de la scientificité, malgré la popularité qui est le sien, notamment chez les chercheurs en sciences de la nature, ne saurait pour autant constituer l'alpha et l'oméga du débat épistémologique en sciences sociales où, comme le note Jurdant (1981: 218), Popper fait incontestablement preuve d'une “absence d'enthousiasme”. Bien qu'il en reconnaisse sans détour l'existence, il sous estime certainement l'importance du phénomène de la compréhension tel que l'avait analysé Weber (1922, 1971 : 4sq). Il le rejoint pourtant avec sa description de la “méthode zéro” ou “méthode de l'hypothèse nulle” (1957, 1988: 177), qu'il découvre chez les économistes, mais dont la paternité pourrait à bon droit être imputée à l'auteur d’Économie et société, avec la notion d'idéaltype (Weber, 1922, 1971: 17sq.). La compréhension, c'est-à-dire, au fond, la capacité à se mettre à la place de ceux que l'on étudie, joue certainement un rôle plus important que celui que ne lui reconnaît Popper, non seulement dans le “contexte de découverte” - avec les intuitions que l'on peut avoir sur les significations du comportement des acteurs -, mais encore dans le “contexte de justification”, c'est-à-dire dans la critique mutuelle des énoncés et des théories qui sont avancés. La subjectivité soumise au contrôle collectif peut permettre par exemple de juger plus ou moins plausible telle reconstitution des logiques de comportement des acteurs, et contribuer ainsi à évaluer le pouvoir explicatif des constructions théoriques et à sélectionner celles qui sont meilleurs que les autres, sans avoir à attendre tous les résultats de la “prédiction technologique”. Ces réserves faites, il demeure que l'on dispose là d'une base solide pour un débat de qualité sur la scientificité de cette approche. Références ADORNO, Theodor W. et POPPER, Karl R., 1969: Der Positivismusstreit in der deutchen Soziologie, Hermann Luchterhand Verlag, Darmstadt und Neuwied. De Vienne à Francfort: la querelle allemande des sciences sociales, Editions Complexe, Bruxelles, 1979. AXELROD, R., 1984: The evolution of cooperation, New York, Basic Books. BATESON, Gregory, 1955: “Une théorie du jeu et du fantasme”, Vers une écologie de l'esprit, tome 1, Paris, Seuil, 1977 (d'après A.P.A. 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