Les soignants face à la mort

Transcription

Les soignants face à la mort
Pratique
Démarche qualité
Les soignants face à la mort
Confrontés de plus en plus souvent à la fin de vie à l’hôpital, les soignants abordent la
mort des patients en fonction de leur histoire et leur subjectivité. Émotions et pratiques se
doivent d’être mises en commun de façon pluridisciplinaire au sein des équipes soignantes
afin de faciliter la prise en charge et l’accompagnement des patients.
Caregivers in the face of death. Confronted more and more often with the end of life in
hospital, caregivers approach the death of patients according to their own history and
subjectivity. Emotions and practices must be brought together in a multi-disciplinary
manner within nursing teams in order to facilitate the care and support of patients.
À
La revue de l’infirmière MAvril 2012 Mn° 180
© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 18/09/2013 par CH La Chartreuse - (314578)
39
Mots clés
Ř Accompagnement
Ř Mort
Ř Pratique collective
Ř Représentation
Ř Soignants
Ř Soins palliatifs
Key words
© Phanie/Voisin
l’hôpital, la fin de
vie s’impose à tous
les soignants. Plusieurs facteurs, à la fois d’ordre individuel et professionnel, viennent influencer leur
vécu. L’accompa gnement
des patients au terme de
leur vie, quel que soit le type
de service, s’inscrit dans un
contexte bien spécifique :
une étude menée en 2009
par l’Institut général des
affaires sociales (Igas) [1]
révèle qu’en 2006, 57,9 % des
décès sont survenus dans un
établissement de soins ; les
décès en établissements de
soins ne représentaient que Le soignant peut ressentir de vives émotions au décès d’un patient, en fonction
des circonstances de la mort.
35,4 % des cas en 1968.
L’hôpital est devenu un lieu
où l’on vient mourir. Les soignants rencontrent donc de manière Accompagner la fin de vie portance, de réalité humaine, plus d’effréquente ces situations d’accompa- Maela Paul, docteur en sciences de ficacité que “le faire ceci” pourtant
gnement des mourants et de leurs l’éducation, définit le terme “accom- indispensable [3] » Il ajoute : « Mais
familles dans leurs dernières heures de pagner” comme le fait de « se joindre qui peut s’occuper de cela ? [4] » Le
vie. Cet accompagnement ne se limite à quelqu’un pour aller où il va en même médecin ? Le psychanalyste ? La
pas à de simples questions pratiques. temps que lui. [2] » Pour Louis-Vin- famille ? Louis Vincent-Thomas
Les représentations qu’ont les soi- cent Thomas, professeur d’anthropo- rappelle que c’est à l’équipe soignante
gnants de la fin de vie, les conditions logie, la relation soignant-soigné reste tout entière qu’il faut faire appel en lui
du décès et les coopérations au sein l’une des plus difficiles qui soit, sur- assurant une formation spécifique, la
de l’équipe influencent fortement le tout à l’hôpital et quand la mort famille restant très proche et disponiressenti des soignants confrontés à la advient. Tout comme Maela Paul, il ble. Pour lui, le soignant, à sa manière,
mort de leurs patients. Ainsi chaque insiste sur le fait « qu’accompagner le « doit aussi assurer un deuil : celui de
fin de vie peut être vécue de manière mourant, c’est accomplir avec lui le son désir propre car il faut renoncer à
individuelle et particulière par chaque plus long parcours possible jusqu’à la son projet de solution pour le mourant,
soignant.
mort, (…) “l’être là” a encore plus d’im- ses proches et ses endeuillés » [4].
Ř Caregivers
Ř Collective practice
Ř Death
Ř Palliative care
Ř Representation
Ř Support
Notes
[1] Étude menée en 2009
par l’Institut général des
affaires sociales. La mort
à l’hôpital, 2009.
Disponible sur http://
www.sante.gouv.fr/
remise-du-rapport-de-ligas-consacre-a-la-mort-a-lhopital-a-roselyne-bachelotnarquin-ministre-de-la-santeet-des-sports.html
[2] Paul M.
L’accompagnement :
une posture professionnelle
spécifique. Paris:
L’Harmattan; 2004. p. 60.
[3] Thomas LV. La mort.
Paris: PUF, coll. Que sais-je ?;
2003. p. 80.
[4] Idem, p. 81.
Pratique
Expériences
des soignants
40
Afin de rendre compte de ce que la
mort des patients représente pour les
équipes amenées à y faire face,
plusieurs entretiens semi-directifs
ont été réalisés auprès de soignants [5] exerçant dans différentes
unités de soins curatifs, particulièrement confrontées à la fin de vie de
leurs patients.
Un médecin, des infirmières, des
aides-soignantes et des cadres de
santé ont été interrogés car ces catégories professionnelles sont chacune
impliquées dans l’accompagnement
de la fin de vie et amenées à travailler
ensemble.
Quatre facteurs semblent influencer
plus particulièrement le vécu des soignants dans l’accompagnement des
patients en fin de vie.
Les représentations
de la fin de vie idéale
tenant le mieux possible le malade et
sa vie, du « palliatif exclusif » qui ne
cherche plus à soutenir la vie mais
vise le confort total du malade dans
l’accompagnement de sa fin de vie.
Les paramédicaux interrogés dans
cette enquête, considèrent que la
prise en charge des patients en phase
terminale de leur maladie devrait
s’appuyer sur du « palliatif exclusif »
qui vise uniquement le confort du
patient. Ils peuvent alors se trouver
en désaccord avec les médecins si les
traitements et les examens prescrits
leur semblent aller pour les patients,
au-delà des soins de confort. De plus
la décision de passer des soins curatifs
à une démarche palliative est le plus
souvent essentiellement médicale. Au
travers de ces situations les paramédicaux ressentent les limites de leur
rôle et ce sentiment d’avoir été exclus
des décisions réinterroge alors leur
responsabilité et leur pouvoir au sein
de l’équipe.
Tout d’abord, il y a les représentations
individuelles que les soignants ont de Les conditions du décès
la fin de vie, en particulier celles d’une Le troisième facteur correspond aux
trajectoire de fin de vie idéale qui conditions du décès auxquelles les
serait pour eux une mort sans
soignants ne peuvent
souffrance physique, psyse soustraire. Elles
chique et qui sursont liées en
Les morts
viendrait entouparticulier à
inattendues interrogent
rée des leurs.
l’âge du patient,
les soignants sur la qualité
Leur histoire de
à sa souffrance,
vie vient égaleà la présence ou
des soins effectués
ment modifier
non de la famille et
leur perception.
à la durée des derniers
La mort d’un patient
jours de vie. Ces éléments peuva d’autant plus affecter un soignant vent rendre la fin de vie des patients
qu’elle réveille chez lui le souvenir d’un plus ou moins supportable pour
deuil douloureux.
l’équipe.
Le confort du patient
La dynamique d’équipe
De telles prises en charge suscite chez
les soignants de nombreux questionnements, voire des conflits de valeurs,
en particulier lorsqu’une décision de
passage des soins curatifs aux soins
palliatifs est à prendre. En effet le
terme de “palliatif” peut-être source
de confusion au sein des équipes.
Isabelle Baszanger, sociologue, distingue « le palliatif encore thérapeutique » qui propose d’agir encore sur
les causes de la maladie tout en sou-
Le quatrième facteur qui influence le
vécu des soignants dans l’accompagnement des patients en fin de vie,
concerne la dynamique d’équipe qui
s’appuie et se nourrit de la réflexion
collective, de la communication
interdisciplinaire et de la cohésion
des soignants entre eux.
Les temps de réflexion collective soutenus par une communication interdisciplinaire favorisent les échanges
de points de vue et facilitent la coo-
pération entre les soignants. Ils contribuent ainsi à une reconnaissance de
l’action soignante et participent à la
prévention de l’épuisement professionnel, auquel le professionnel de
santé est particulièrement exposé
lorsqu’il doit faire face à la mort de
façon régulière. De plus la cohésion
au sein de l’équipe reste un soutien
essentiel pour les soignants. Il leur
apparaît fondamental de pouvoir
s’appuyer sur leurs collègues, à la fois
pour effectuer les soins auprès des
mourants et éventuellement pour
“passer la main” à un autre membre
de l’équipe lorsqu’un accompagnement réveille un vécu personnel douloureux. Si un nombre important de
soignants peut aider une équipe à
s’appuyer les uns sur les autres, il ne
suffit pas à instaurer un climat de
cohésion. La présence des responsables d’unité auprès des équipes et
leur participation à l’accompagnement des patients et des familles,
contribuent aussi à la cohésion des
équipes.
Aussi ces quatre facteurs interagissent entre eux et amènent les soignants à porter des regards spécifiques sur la mort des patients.
Émotions individuelles
et démarche d’équipe
Ces “regards” permettent de compren dre ce que les soignants ressentent de manière individuelle lors
des différents accompagnements.
De “la bonne mort”
à “la mort éprouvante”
Les témoignages des soignants
recueillis pendant l’enquête permettent de faire émerger cinq typologies de fin de vie ressenties par les
soignants.
“La bonne mort”
C’est la fin de vie qui se rapproche le
plus de la représentation qu’ont les
soignants d’une mort idéale. Celle-ci
est source de satisfaction pour les
soignants. Michel Castra, sociologue,
souligne que ces expériences idéalisées de la fin de vie, apparaissent
comme gratifiantes pour les accomLa revue de l’infirmière MAvril 2012 Mn° 180
© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 18/09/2013 par CH La Chartreuse - (314578)
Pratique
pagnateurs et qu’elles viennent renforcer leur sentiment d’utilité sociale. Ces
moments douloureux sont
ainsi réinvestis en termes
positifs et valorisants.
Notes
Toutes les deux sont dépendantes de l’âge des patients
au moment de leur mort.
Ainsi la fin de vie “acceptable” s’appuie fortement sur
les représentations qu’ont
l e s s o i g na nt s d e l ’â ge
“convenable” pour mourir.
La discussion au sein de l’équipe, encadrée par les responsables et envisagée
À l’inverse, plus le patient
de façon interdisciplinaire, permet au soignant de ne pas trop s’exposer.
est jeune, plus l’écart avec
leur représentation de l’âge
pour mourir est grand, et
plus la mort est considérée comme Recommandations
– accompagner les patients et leurs
injuste. La “mort injuste” fait alors Marie de Hennezel, psychologue cli- familles de façon pluridisciplinaire.
l’objet de toutes les attentions des nicienne et psychanalyste fortement
soignants pour permettre aux engagée dans la création des premiè- Conclusion
patients de se rapprocher “d’une res unités de soins palliatifs, soulignait Une démarche collective maintenue
bonne mort” et de compenser ainsi lors d’une conférence donnée à Nantes par des temps de réflexion, des échanl’injustice ressentie.
en 2007, l’importance de clarifier les ges et de l’entraide, semble donc poumots et les pratiques, de connaître les voir aider les soignants dans leurs actitextes de lois et les recommandations vités de soins. Pour conclure Dominique
“La mort inattendue”
Elle surprend par sa rapidité ou par le de l’Agence nationale d’accréditation Jacquemin, infirmier et théologien,
fait qu’elle n’est pas liée à la pathologie et d’évaluation en santé (Anaes) [6] et souligne à propos de la dimension éthitraitée. Les morts inattendues laissent d’impliquer les soignants dans une que de l’accompagnement des patients
en fin de vie : « La dimension éthique
aux soignants un sentiment d’insatis- démarche collective.
centrale réside dans la capacité à renfaction. Absorbés par les soins curatifs,
contrer le malade dans son individualité,
voire par une réanimation, ceux-ci
Danger
manquent de temps pour accompa- Elle ajoute que le danger majeur d’ab- celle de son histoire, celle de sa pathologner la famille. De plus ces fins de vie sence de démarche collective serait gie et de ses attentes, tout en mettant en
génèrent de nombreuses interrogations celui de l’émergence de démarches œuvre de réelles capacités thérapeutiquant à la qualité des soins effectués.
individuelles de soignants, qui agi- ques et humaines passant par l’interdisciplinarité » [7].
raient en marge de la légalité.
41
t
“la mort éprouvante”
Celle-ci s’oppose le plus à la “bonne
mort” et en particulier aux représentations de mourir sans souffrance,
physique et psychologique. Dans ces
situations de “mort éprouvante” les
soignants mettent en place des attitudes qui les aident à faire face pour
continuer la réalisation des soins et
établir une relation avec les patients.
Ces stratégies de défense peuvent les
amener à demander aux médecins
« d’accélérer la fin de vie » des patients
quand le contexte est particulièrement éprouvant.
© Phanie/Voisin
“La mort injuste” et
“la mort acceptable”
[5] Sophie Sébastien.
Recherche réalisée dans
le cadre d’un mémoire
pour l’obtention du diplôme
de cadre de santé, juin 2009
[6] Agence nationale
d’accréditation et
d’évaluation en santé.
Modalités de prise en charge
de l’adulte nécessitant
des soins palliatifs.
Décembre 2002. Service
des recommandations et
références professionnelles,
30 pages.
http://www.has-sante.
fr/portail/upload/docs/
application/pdf/txt_soins_
palliatifs_recommandations_
finales_mise_en_ligne.pdf
[7] Jacquemin D. Éthique des
soins palliatifs. Paris: Dunod;
2004. p. 21.
Axes de travail
Ainsi au terme de cette réflexion, pour
aider les équipes à faire face à la mort
des patients, il paraît essentiel de
développer dans les services plusieurs
axes de travail :
– favoriser les échanges et la réflexion
au sein des équipes ;
– améliorer les pratiques professionnelles et mutualiser les compétences ;
– développer un management de
proximité ;
– accueillir et former les nouveaux
professionnels ;
La revue de l’infirmière MAvril 2012 Mn° 180
© 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. - Document téléchargé le 18/09/2013 par CH La Chartreuse - (314578)
Sophie Sébastien,
cadre de santé formateur,
Institut de formation en soins infirmiers
de Versailles (78),
[[email protected]]
Références
Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de
conflit d’intérêts en relation avec cet article.
ŘBaszanger I (dir.). Quelle
médecine voulons-nous ?
Paris: La Dispute; 2002.
249 pages.
ŘThomas LV. La mort. Paris:
PUF, coll. Que sais-je ?; 2003.

Documents pareils