Les `élèves de SES sont ils toujours débiles ?

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Les `élèves de SES sont ils toujours débiles ?
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Les 'élèves de SES sont ils toujours débiles ?
La circulaire de rentrée(') pour les collèges préconise un retour des « SES. à leur vocation initiale » c'est-à-dire à
l'accueil des enfants débiles mentaux ayant un quotient intellectuel compris entre 50 et 70(2). Cette orientation est
d'autant plus surprenante pour le psychologue ou pour l'enseignant qu'elle fait abstraction de toutes les remises en
question qui ont agité la psychologie et l'école. Vingt ans après la création des SES. on fait comme si l'on avait
répondu aux critiques adressées au Q.I., comme si les orientations en classes spéciales n'étaient pas majoritairement
proposées aux enfants des catégories socio-professionnelles basses et comme si les connaissances psychologiques
avaient cessé d'évoluer à partir de 1967.
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Tournons-nous vers les textes qui régissent toujours les classes spéciales.
L'arrêté du 12 août 1964 a pour objet d'organiser les contenus et les méthodes d'enseignement dans « les classes de
perfectionnement recevant des débiles mentaux ». Il aborde la période correspondant aux classes de cinquième et de
sixième et un arrêté du 20 octobre 1967 envisage « La préparation à la vie professionnelle et sociale des adolescents
débiles mentaux ».
Après un hommage au passé, ce texte présente une conception de « l'enfant débile » et donne des indications
pédagogiques aux enseignants.
Selon ce texte, l'enfant « débile » est caractérisable par son « inertie », sa « rigidité », sa « persévération » mentale,
par le fait que « son attention s'éveille avec lenteur, se maintient avec peine, subit des fléchissements fréquents ». Le «
passage d'une étape de développement à la suivante présente des difficultés spéciales : des survivances des stades
antérieurs ralentissent l'accès à des modes nouveaux de pensée et les rendent fragiles ». Le domaine professionnel
n'est pas négligé et l'on avance que « l'apprentissage par l'imitation doit supplanter l'apprentissage par l'intellection ».
Il semble que les indications pédagogiques reposent plus sur une légitimation institutionnelle de la pédagogie Freinet
que sur une exploitation des connaissances psychologiques. Rien n'est dit, en effet, sur les moyens de favoriser les
passages de stade en stade ou de remédier à la persévération mentale. Le « débile mental » est enfermé dans un destin
fixe et immuable qui rappelle la définition d'Esquirol : « l'idiotie est un état dans lequel les facultés intellectuelles ne
se sont jamais manifestées, ou n'ont pas pu se développer assez pour que l'idiot ait pu acquérir des connaissances
relatives à l'éducation que reçoivent les individus de son âge et placés dans les mêmes conditions que lui. L'idiotie
commence avec la vie ou dans cet âge qui précède l'entier développement des facultés intellectuelles et affectives ; les
idiots sont ce qu'ils doivent être tout le cours de leur vie
tout décèle en eux une organisation imparfaite ou arrêtée dans son développement. On ne conçoit pas la possibilité de
changer cet état. »
(1) Bulletin officiel de l'éducation nationale no 45 du 18/12/86.
(2) La circulaire no IV-67-530 du 27 décembre 1967 définissait les élèves recrutés en SES. comme des « déficients intellectuels légers ». A cette
époque, le déficit léger se manifestait par un 0. 1. compris entre soixante-cinq et qua tre-vingts. Ces bornes n'ont plus cours aujourd'hui en
psychologie car la conception du retard mental a évolué et, si l'On veut revenir à la tradition en recrutant des retardés mentaux légers, il faut se
limiter aux populations ayant un Q.I. compris entre 50 et 70. L'application stricto sensu de ce texte conduirait à cultiver le paradoxe : on ferait
appel à la psychologie pour dire ce qu'est le retardé et on négligerait ses apports pour orienter des élèves en fonction d'un texte réglementaire en
partie obsolète.
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Ces textes constituaient une avancée indiscutable pour les défenseurs de l'enfance en difficulté. Ils voulaient l'intégration
sociale des « débiles mentaux », créaient un enseignement professionnel, pérennisaient une pédagogie de la valorisation
et de la compensation, mais sans mésestimer les efforts accomplis, pouvons-nous continuer de penser la « débilité
mentale » dans les mêmes termes ?
Est-il légitime de considérer aujourd'hui que le développement des « débiles légers » est arrêté ou ralenti sans que l'on
puisse remédier à cela
Pouvons-nous raisonnablement suivre les mêmes directives pour l'apprentissage
professionnel ?
En d'autres termes si la psychologie a modifié sa vision de la « débilité mentale »
quelles conclusions peut-on tirer au niveau de la pédagogie et des structures ?
Enfin, des évolutions ne conduisent-elles pas a considérer que les élèves de S.E. S.
ne sont plus les débiles d'avant ?
Un changement d'attitude s'est concrétisé au sein de la psycho-pathologie, par une
modification du vocabulaire, et la dernière édition de la DSM 111(3) voit apparaître le terme
de retard mental.
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Ce terme signifie que, la « débilité » n'est plus conçue comme une déficience, mais
comme un simple retard qui n'est pas irrécupérable.
Le retard mental est défini comme un fonctionnement intellectuel général significativement inférieur à la moyenne évalué par le 0. 1. -, entraînant des déficits et altérations du comportement adaptatif, ou associé avec eux, et débutant
avant dix-huit ans.
Il est important de ne pas se laisser mystifier par une définition qui n'apport aucune explication, mais se borne à donner
des indications permettant de « reconnaÎtre » un retard mental. Il faut d'ailleurs se méfier en core plus de la prétendue
rigueur des chiffres du Q.I., non pas que le Q.I. soit un mauvais instrument, mais parce que les bornés du retard mental
ont fluctué à travers le temps. En effet, ce n'est plus qu'à partir de 70 de 0.1. que le retard mental est significativement
inférieur à la moyenne alors qu'en 1959, la barrière était placée à 85. D'ailleurs le 0.1. ne suffit plus puisqu'il doit être
accompagné d'un déficit de l'adaptation sociale(4).
Cette définition est accompagnée de compléments qui laissent toute liberté pour l'orientation en classe spéciale et il faut y
voir le reflet de la difficulté à dégager un consensus sur le retard mental. L'hétérogénéité des classes spéciales est donc un
phénomené mondial et quand on sait que, toujours selon la DSM III, un retardé mental court trois ou quatre fois plus de
risques qu'un autre individu de développer d'autres troubles, devient extrêmement difficile de gérer socialement des
individus en fonction de leur handicap et une volonté de retour à la « vocation première » des SES. néglige totalement ces
données de base.
Indirectement, le problème de la conception d'ensemble du trouble est posé : a-ton affaire à des retardés mentaux « avec
des troubles associés » ou bien doit on considérer l'ensemble des troubles comme un phénomène complexe, où la série de
troubles déficitaires ne trouverait son sens qu'à travers une prise en compte globale de la personnalité
de l'individu ?
Un certain nombre de dogmes ont été remis en cause depuis la fin des années soixante grâce à un renouveau de la
méthodologie et des pré-supposés théoriques. Garrone a, par exemple, étudié des enfants scolarisés en classe spéciale
sans mettre l'accent
(3) DSM III : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (voir bibliographie).
(4) Voir à cet effet la définition de l'American Association of Mental Deficiency (Heber) citée dans Lambert IL.,
Introduction à l'arriération mentale. Pierre Mardaga Editeur, Bruxelles, 1978, p. 14 et 15.
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sur le retard intellectuel, sans définir de cadres nosologiques a priori', ni préjuger des psycopathologie sous-'
jacentes
Deux groupes d'enfants de onze à douze ans, de même millieu, dont onze étaient scolarisés en classe spéciale ont été
comparés à partir de données relevées dans six domaines : l'anamnèse, l'enquête sociale, l'étude de l'intelligence et des
processus opératoire, l'étude du langage, l'étude de la neuro-motricité et des prames, l'étude de la personnalité.
Cette approche « pluridimensionnelle », en n'assimilant plus systématiquement la « débilité mentale » à un défaut
d'intelligence, voulait saisir les particularités des enfants retardés mentaux.
Des résultats remettent en cause la vision réductrice du retard mental véhiculée par l'école.
Ainsi, l'examen des capacités intellectuelles suggère l'idée que J'échec scolaire ne
provient pas uniquement d'un manque d'intelligence et Gamone relève « le contraste existant entre l'aspect bénin
du déficit chez la majorité des enfants du groupe échantillon et I'importance de la limitation de leur devenir
scolaire. »
Sur le plan des « capacités manuelles ». les questions suscitées par les résultats sont aussi importantes. Si Garrone
relève des possibilités de compensation entre des systèmes intégrations simples, il demeure très difficile de
compenser des troubles dans l'acquisition des opérations logiques et dans la mobilité opératoire de la représentation
gestuelle. Il n'est plus possible de croire que les « capacités manuelles » sont en général plus préservées que les
capacités intellectuelles et que les méthodes par « l'imitation » sont plus à privilégier que les méthodes par «
l'intellection ».
Ces données sont enrichies par une vision des familles et de la vie familiale la moitié des parents du groupe
échantillon sont retardés (aucun dans le groupe témoin), ils présentent des organisations psychotiques ou
caractérielles, les fratries sont très souvent perturbées.. les grossesses mal acceptées sont fréquentes comme les
accouchements prématurés, les troubles de la parole, les maladies infectieuses graves et les séparations précoces. Le
niveau culturel bas, l'isolement social et l'inorganisation de la vie familiale sont frappants.
Mais ce qui devrait le plus interpeller l'enseignant c'est que l'étude de l'affectivité montre que la moitié du groupe
échantillon a des types de fonctionnement qui s'apparen- à ceux mis en Couvre par des enfants psychotiques sans que
pour autant on puisse assimiler à des formes classiques de psychoses.
Si Garrone n'exploite pas ce constat dans le sens d'un réaménagement des cadres nosographiques, Mises ne récuse pas
le rapprochement entre le retard mental et la psychose.
En s'opposant à une conception de la débilité pure, harmonique, constitutionnelle, il met en évidence de nombreux cas
où des troubles relationnels de type psychotique sont intriqués avec des troubles de la série déficitaire. La notion de
dysharnionie évolutive qu'il introduit permet de situer chaque individu sur une ligne qui va de la dysharmome
évolutive grave à la débilité mentale classique qui pourrait être le tableau cicatriciel d'une psychose.
L'émergence de l'importance des troubles affectifs dans le retard mental est renforcée par les travaux de Gabelle. Le
champ du retard mental en est d'autant complexifié et le tableau qu'il dresse de la dysharmonie cognitive n'est pas
sans rappeler le portrait robot de bien des élèves de SES. Qu'on en juge :
Les sujets atteints ont un 0.1. performance supérieur au 0.1. verbal, une mauvalse mémoire, une agressivité mal
contrôlée, des sentiments dépressifs et de culpabilité
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masqués par des réactions hypornaniaques. Sur le plan clinique, les sujets se présentent comme instables dans leur
motricité et dans leur investissement affectif. On relève une motricité médiocre, avec une lenteur dans l'exécution des
mouvements, une mauvaise précision des gestes, des difficultés scolaires ultra-précoces et un fonctionnement sur le
registre instabilité/punition. La pensée est caractérisée par un pseudo-raisonnement qui empêche la résolution de
problèmes et par des difficultés très importantes de symbolisation de la durée et du temps. Ces enfants sont incapables
d'anticiper, se situent mal ou pas du tout dans la fratrie, ne savent pas utiliser l'heure et parfois ne connaissent pas les
jours de la semaine.
D'après Gibello, l'ensemble des symptômes de la dysharmonie cognitive auraient pour but d'introduireune discontinuité
dans la représentation mentale des objets et ils j . oueraient un rôle de défense contre l'angoisse dépressive de l'individu
qui maintiendrait son équilibre au prix d'une limitation de ses possibilités.
On comprend que l'école ait du mal à intégrer une voie qui pourrait conduire à l'éclatement de la notion d'enseignement
au profit de la psychothérapie et qu'elle admette mal que le retard mental ne soit pas réductible à un manque
d'intelligence.
D'ailleurs est-il souhaitable de remplacer un hégémonisme par un autre ?
Il est vrai aussi que les résultats des travaux évoqués plus haut sont difficilement transférables au domaine pédagogique,
mais il existe des directions de recherches au sein de la psychologie qui peuvent constituer une troisième vole. Si
l'importance des troubles affectifs doit être intégrée par les enseignants, des travaux comme ceux de Paour en France et
de Feuerstein en Israël sont plus facilement incorporables aux pratiques existantes, et contribuent à leur manière à donner
une vision beaucoup moins pessimiste du retard mental que celle qui a cours à l'heure actuelle dans l'école.
Pour s'est inscrit dans le cadre théorique de la psychologie génétique de Piaget et a travaillé avec des enfants retardés
mentaux légers scolarisés en classe spéciale. Il arrive à montrer que, dans des situations appropriées, les retardés mentaux
sont capables de progrès intellectuel et peuvent arriver au stade des opérations concrètes. De plus, l'ensemble de ces
travaux réalisés dans Je courant de « l'induction opératoire » amène à un résultat constant :
rien n'autorise le postulat de l'irrécupérabilité du retard mental.
Pour note : « les débiles se caractérisent paradoxalement par une étonnante capacité d'apprentissage des notions
opératoires concrètes » et aussi « bien qu'ils n'accèdent que difficilement à l'opérativité concrète, les débiles accumulent
au cours de leur fonctionnement un ensemble de matériaux cognitifs qu'ils peuvent structurer très rapidement sous l'effet
d'interventions somme toute minimes par rapport à leur durée de vie. Ce n'est donc pas la difficulté à construire les
structures opératoires concrètes qui caractérise les débiles mentaux, mais la difficulté à les construire spontanément. » (5)
Si lignicole continue d'enfermer l'enfant de SES. dans le schéma étriqué de l'insuffisance mentale et à légitimer la sous
activité intellectuelle dans lequel on le cantonne, en s'appuyant sur des travaux qui sont remis en question depuis bientôt
vingt ans, elle fait preuve de « la persévération » et de la « viscosité » qu'elle croit pouvoir déceler chez les retardés.
Ces travaux, même s'ils conduisent à la remise en question du dogme du « plafonnement intellectuel », sont difficilement
transposables à la vie d'une classe, mais il existe des travaux qui renforcent les résultats optimistes de ce courant d'étude
et qui sont plus proches des conditions de fonctionnement habituelles de l'Eccles Il s'agit des recherches sur la
modification des capacités cognitives réalisées par Feuerstein.
(5) In Zazzo (R.) et CM « Les débilités mentales », Paris, Armand Colin, 1979. Article de Paour J.-L, : Apprentissage et induction opératoires, p. 457.
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Le programme d'enrichissement instrumental de Feuerstein est constitué d'un ensemble de fiches qui donne lieu à des
interventions centrées sur les outils cognitifs et leur mise en oeuvre , et non sur les connaissances. Les comportements
cognitifs des sujets ont pu être modifiés significativement et durablement. Dans cette intervention, Feuerstein met en
place une médiatisation renforcée, une explication constante des exercices du programme et la édagogie renoue les
liens entre le sujet et le milieu.
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En mettant à l'épreuve les hypothèses de Feuerstein nous avons constaté chez des élèves de SES., âgés de douze à
quatorze ans, un dépassement du niveau opératoire ini- une augmentation significative de l'aptitude à changer de
schème d'action, et en cela à modifier son attitude par rapport aux objets, une évolution des performances à une
épreuve perceptive - cognitive, une augmentation des scores obtenus à une épreuve Psychométrique, un accroissement
des âges mentaux mesurés avec une échelle de maturité dont les résultats sont en général corrélés avec les Q.I. du
WISE., une modification des résultats à un bilan psychomoteur.
L'ensemble des résultats évoqués pose des problèmes institutionnels et pédagogiques.
L'hétérogénéité de la population scolarisée en classe spéciale sous l'étiquette « débile mental », la difficulté de
s'accorder au sein de la psycho-pathologie sur une conception du retard mental conduisent à la prudence sur les
pronostics que l'on peut formuler pour des enfants scolarisés en SES. Ce qui est notable, c'est la coloration opti- des
recherches qui envisagent la modification des capacités de raisonnement, mais -:iLissl de celles qui par le biais de la
psychothérapie interrompent un processus de désor- et d'amputation de la vie affective.
Si plus rien ne permet de penser que le retard mental est irrécupérable ou le mouveinent de déstructuration
irréversible, il faut songer aux implications sur les actions à mener pour favoriser une intégration sociale. Celle-ci
dépend largement de l'adaptation professionnelle, de la qualité des activités proposées, des possibilités d'insertion
dans des structures de formation professionnelle, mais aussi des facilités de promotion indivi- ouvertes après la sortie
du système éducatif.
En effet, les travaux d'aménagement des processus cognitifs montrent que des enfants et adolescents réputés « débiles
légers » peuvent rattraper un retard et il serait légitime de leur proposer un apprentissage professionnel qui ne réduit
pas ses aspirations ou ne cantonne pas dans une action non relayée par la réflexion. De plus, il faut que tout élève de
SES. puisse être orienté en LA., non pas sur la base philosophique de l'inté- mais sur l'hypothèse qu'une réduction du
retard est toujours probable. Il faut aussi, puisque l'on sait que des retardés mentaux poursuivent parfois après l'âge de
vingt ans leur développement intellectuel, ouvrir l'accès à une certification des acquis qui débuterait au sein du
système scolaire et que des actions de formation continue pourraient compléter.
La mise en place des C.A.P.U.C., la transparence dans les admissions en LA., l'adaptation des filières de formation
professionnelle, l'équipement d'ateliers permettant l'accueil de niveaux hétérogènes et la réalisation de projets
pédagogiques différents demandent une attitude volontariste des instances de décision. Mais l'aménagement des
structures ne peut se faire sans un effort d'information pour combattre les effets d'une conception trop péjorative des
enfants scolarisés en SES.
Jean-Louis Moracchini. Psychologue clinicien IDENS.

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