Bobos, yogourt, yoga et rébellion

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Bobos, yogourt, yoga et rébellion
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Bobos, yogourt, yoga et rébellion
Date : 22 avril 2016
Olivier Bénazet ♦
Rest in peace Julien Lepers. Avec ta disparition mon rêve part en fumée. Cesser d’écrire ces
chroniques atabulesques pour te rédiger des questions. Cela m’aurait tant plu. Je n’aurais pas
été mauvais, je pense. Où que tu reposes, lis ça :
Un indice pour les téléspectateurs : BOnne BOuffe
Je suis membre d’une classe sociale contemporaine très décriée.
On dit de moi que je me situe « pas loin des beaufs quoique plus classes (1) »
Je refuse de nourrir mes enfants avec des cochonneries fabriquées par les vilains
agrochimistes qui mettent plein de poisons sur les Miel Pops
Client enthousiaste des magasins bios, avec mes amis, je suis capable en quelques semaines
de remettre au goût du jour un vieux troquet au bord de l’asphyxie pour en faire le dernier lieu à
la mode et, comme j’ai les moyens, je contribue à faire monter les prix sur la carte.
Je suis, je suis ?
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Gagnés ! Un bobo. Un bourgeois bohème.
Du coup, je recyclerai ce thème pour Atabula, et bobos et alimentation sera le sujet du jour.
Mais avant tout, pour bien comprendre de qui l’on parle, l’introduction se doit de définir les
termes de bourgeois et de bohème. Les grands hommes servant à tout, je m’appuierai sur deux
penseurs et, dans un bel esprit d’ouverture politique, vous me considèrerez marxiste pour la
définition du bourgeois et sarkozyste pour celle du bohème. Je l’admets, si la définition du
bourgeois est assez précise chez Marx, celle du bohème est un peu plus flottante chez notre
ancien président. Disons que le bohème selon Nicolas niche pile sur la ligne qui sépare Carla
Bruni d’un Rom.
Le cadre étant fixé, concentrons-nous sur les habitudes alimentaires de cet animal social qui,
s’il prête parfois le flanc à la critique, mérite d’être défendu sur cet aspect de son mode de vie.
La parole est à la défense.
Le bobo est le chaînon manquant entre le vieil hippie macrobiote et Alain Ducasse.
Premier argument : Le bobo est un descendant du village d’Astérix. Certes, il n’irait pas se
battre contre les Romains (il adore les week-ends à Rome pour ses trattoria) et il est bien plus
affûté qu’Obélix. Mais le bobo a dans le sang l’esprit de la dernière case. Oui, la dernière case
de l’album, là où ses ancêtres se délectent de cervoise et de sangliers à la broche après un
exercice collectif de bondage sur l’aïeul de Pascal Obispo. Car le bobo adore se réunir pour
boire et manger. Son approche est festive, surtout en soirée. Ce faisant, il réagit contre le temps
contracté de la dînette du midi sur son lieu de travail, dînette qui consiste à gober un truc vite
fait. Mais, même là, il pousse rébellion jusqu’à ramener au bureau une salade de sarrasin et
haricots de Soissons préparée la veille (le bobo est en faveur du mariage pour tous, en
particulier celui de la céréale et de la légumineuse qui surpasse l’apport protéique du jambon
beurre sous blister).
Cet esprit festif vient enfin d’être reconnu à sa juste valeur par les médias internationaux
quand, un vendredi soir de novembre pas si beau que ça, on oublia soudain les critiques pour
rappeler que le bobo aime se détendre et ripailler aux terrasses des cafés et restaurants
parisiens. Les attaques qui l’ont longtemps accablé furent balayées sous le tapis et le voilà
porte-drapeau de notre mode de vie français qui fait baver d’envie le hipster new-yorkais et de
haine d’autres énergumènes à la pilosité aussi avantageuse mais bien moins rigolos. Je le
proclame ici, le bobo est un résistant qui fait perdurer la tradition gauloise.
Second argument : Le bobo est le chaînon manquant entre le vieil hippie macrobiote et Alain
Ducasse. À notre époque où des hérauts clament encore que les pesticides sauveront nos vies
et nourriront la planète, le bobo, lui, est suspicieux. D’abord, il cherche à protéger ses gosses
de toutes les molécules qui se terminent par -icide (étymologiquement : qui tue). Ensuite,
considérant que la nourriture industrielle manque de variété gustative, trop sucrée, trop grasse,
trop salée, il choisit d’éduquer son enfant à la variété des goûts et achète à l’épicerie bio du
coin, soupe miso, graines germées et tartare d’algues. Quand il est chez lui, le soir, parce qu’ils
n’ont pas la télé, papa prend le temps de cuisiner un tzatziki maison avec le petit Octave et sa
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sœur Célestine, pendant que maman est à son cours d’astanga-yoga.
Dans Nous n’irons plus au Luxembourg, Gabriel Matzneff fait dire à la comtesse Grancéola que
« la révolution commence au petit déjeuner ». Ce fils de hobereaux russes qui fuirent la Russie
pour survivre à la révolution de 1917, collaborateur de revues et magazines de presse dont
certains ne doivent pas être lus tous les jours par les bobos (au choix, Eléments, le Figaro,
L’Idiot international qui d’ailleurs n’est plus lu par grand monde depuis la chute de vélo de son
fondateur Jean Edern Hallier dans les lacets du col qui mènent à l’hôtel Normandy de
Deauville) écrivit une chronique intitulée Yogourt et yoga, dans le Monde du 23 septembre
1978.
C’est en considérant que la liberté commence par la paix de nos intestins que Matzneff rejoint
le bobo. L’auteur précise que « le choix de notre nourriture est plus important que ce que les
hommes prennent d’ordinaire au sérieux » et rappelle qu’en Italie ou à Nice, Nietzsche, qui
faisait lui-même son marché, se moquait de la philosophie de Kant et Hegel, expliquant la
lourdeur de leur pensée par un abus de choucroute et de pomme de terre. Il vante alors la
macrobiotique rappelant que le terme signifie « plénitude de vie » (qui favorise une longue vie
est une variante). La ligne directrice de la chronique de Matzneff porte sur la maîtrise unique du
corps et de l’âme par le biais du ventre et rappelle que les maîtres zen enseignent que chacun
de nous porte en lui la nature du Bouddha mais, que pour permettre à cette part divine de
s’éveiller, nous devons subjuguer notre corps. Pour ce faire, il vante le travail des chefs Michel
Oliver (je rappelle pour les distraits que nous sommes en 1978) et d’Alain Senderens, qu’il
présente comme adeptes du diététicien Christian Cambuzat, directeur du centre lémanique de
revitalisation. Bouddha, grands chefs et diététique, autant d’arguments que ne renieraient pas
les bobos.
Conclusion : le Bobo est un rebelle gaulois qui sait parfaitement comment nourrir ses enfants.
Me vient alors une idée. Début mars le sénat a rejeté le seuil de 20% d’aliments bios en
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restauration collective d’ici à 2020, après que les députés eurent voté ce projet de loi à
l’unanimité. Puisqu’on ne peut pas compter sur nos sénateurs, j’en appelle à l’insurrection des
bobos. Qui mieux qu’eux pour pour lancer officiellement la grande révolution qu’attendent les
assiettes de tous les enfants de France ? Ce serait un juste retour des choses. On a reproché à
certains leaders de mai 68 de s’être embourgeoisés en passant du col Mao au Rotary (2).
Le bourgeois bohème contemporain pourrait alors s’afficher comme un authentique
révolutionnaire. Bobos, la place de la République vous attend !
(1) Les bobos, Renaud Sechan, Jean-Pierre Bucolo
(2) Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Guy Hocquenghem, Ed. Albin
Michel, 1986.
Source : atabula
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