Expression murale des mouvements sociaux
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Expression murale des mouvements sociaux
RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:35 Page 38 ANNY BLOCH Laboratoire Diasporas (UMR du CNRS n° 5067) Maison de la Recherche Université de Toulouse - Le Mirail [email protected] Expression murale des mouvements sociaux San Francisco - Philadelphie - Strasbourg À Strasbourg, les réactions aux graffitis sont souvent violentes de la part des propriétaires de murs tagués : – « Si vous croyez que c’est de l’art, ah vous voulez immortaliser cela », (commentaire lors d’une prise de vue). – « On ne peut pas les arrêter, ils font cela la nuit ils recommencent dès qu’un mur est propre » se plaint un commerçant. – Une petite affichette à côté du mur tagué d’un magasin d’antiquaire le long d’un quai indique : « Pauvre tagueur », souligné deux fois, « C’est dur d’être minable », souligné deux fois. Si l’on traverse l’Atlantique, la Californie mais aussi les villes de San Francisco et Philadelphie ont répondu à leur manière à ces incivilités. À Philadelphie par exemple, un programme de fresques murales (Mural Arts Program, antigraffiti initiative) a été mis en place par la ville depuis 1984 pour « rediriger l’énergie des tagueurs vers des projets artistiques ». Ce programme s’est développé d’une manière constante atteignant non seulement les jeunes mais aussi des populations de tout 38 âge pour devenir un art public. Depuis 1996, ce projet fait partie du département des activités de loisirs (Recreation Department) et l’on compte plus de 2000 fresques murales à la fois dans l’espace public et à l’intérieur de l’espace privé de l’agglomération de Philadelphie. Les oeuvres produites sont de plus en plus complexes, créatives et représentatives de l’histoire sociale, multiculturelle des populations habitant cette ville. Ce programme est conduit par une artiste, Jane Golden de Los Angeles et par une équipe qui a coordonné l’élaboration, le choix des artistes et des équipes. La demande sociale et culturelle est ininterrompue depuis 19841. Le propos de ce texte est de comparer les différents modes d’expression artistique publique en France et aux États-Unis, expressions de cultures urbaines contestées et souvent dévalorisées dont nous mesurons mal en France l’intérêt, le sens et la portée. Je voudrais aussi rendre hommage à Freddy Raphaël qui a su accompagner ce travail malgré ses réticences, ses interrogations sur la pertinence de cette culture, sur son aspect populiste qui RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:35 Page 39 Anny Bloch pourrait être davantage facteur d’exclusion que d’insertion, reflet d’ethnicité plutôt que d’universalité2… Le fil, il est vrai, est parfois ténu, tendu entre ces deux notions d’ethnicité et d’universalité. Ces notions ne sauraient de nulle façon être analysées de manière manichéenne. Il est nécessaire d’avancer pas à pas, en fonction des lieux, des histoires de la ville, du pays concerné, des projets des groupes et des artistes qui formulent le projet, des passants qui reçoivent, regardent et modifient ces fresques murales urbaines. Si la ville peut nous rendre encore libre, je vous propose une promenade dans ces nouvelles formes d’expression urbaine de part et d’autre de l’Atlantique parce qu’il me semble que ces deux mondes ont malgré les circonstances actuelles encore des choses compréhensibles et intelligentes à se dire. Mouvement hip-hop en France, art communautaire aux États-Unis Les tags, graffs et fresques murales sont actuellement l’expression de toutes les catégories sociales, ils sont parfois des exercices d’écriture d’étudiants des arts graphiques mais sont avant tout le fait de groupes en difficultés, en situation de domination, d’exclusion ou de groupe d’artistes qui veulent se manifester en dehors des institutions muséales traditionnelles. Ces expressions s’adressent à un large public, aux passants de la rue. Il s’agit d’occuper les murs, de laisser des traces, sa signature, dans la ville. Groupes informels multiculturels, groupes structurés mais marginalisés ayant des références, une histoire commune en France, un même projet artistique et politique au sens large du terme aux États-Unis, (Créer un ordre meilleur). Ces groupes de revendication ou artistes souvent subversifs se sont mis à peindre grâce à un programme spécifique, le CETA, (The Federal Comprehensive Employment and Training Act). Aux États-Unis, les groupes culturels4 sont dotés « d’une épaisseur historique renvoyant à l’histoire, à la Expression murale des mouvements sociaux mémoire, à des traditions » à une même langue, des mythes en commun. Ils se sont constitués en communities avec leurs quartiers d’habitation, leurs églises, leurs centres de rencontres et leurs écoles. C’est le cas à San Francisco du quartier chinois (China Town), du quartier hispanique (Mission District) qui regroupe l’Amérique centrale, les Mexicains, l’Amérique du sud, des Indiens Américains et des Africains-Américains. « La force du mouvement de peinture murale communautaire est sa diversité, expression d’artistes d’origine raciale et sexuelle différentes. Le contenu spontané renvoie aux visions et aux intérêts des gens qui vivent avec ces images au quotidien et qui financent eux-mêmes ces artistes. »5 C’est l’expression « art communautaire » qui est alors la plus souvent employée plutôt qu’art ethnique à propos de l’art mural aux États-Unis. Il est une manifestation de cultures urbaines de résistance, cultures d’identités rebelles. En Europe, le mouvement hip-hop constitue une nouvelle culture urbaine. Les anthropologues de l’urbain reprennent le terme américain de « subculture » à son propos et parlent de sous-cultures urbaines ou cultures de rue.6 Les groupes ou bandes, crews ou posse en France n’appartiennent pas à une seule communauté mais se forment de manière très diversifiée. À l’origine le mouvement culturel et politique hip-hop est l’expression des jeunes issus de l’immigration, noirs, beurs en majorité, vivant dans des banlieues ou des quartiers en difficulté, jeunes en révolte contre les inégalités sociales.7 Ce mouvement qui autorise les trangressions, la violence des expressions, construit dans sa traduction graphique une véritable critique sociale inscrite sur les murs de la ville.8 Il ne s’agit pas à proprement parler de groupes ethniques séparés mais plutôt métissés. D’ailleurs le terme « ethnique » ne revêt pas les mêmes connotations de part et d’autre de l’Atlantique. Nous avons opté pour l’expression de groupes ou bandes culturelles, plutôt qu’ethniques car le concept d’ethnie « sépare, divise plutôt qu’il n’égalise ».9 Il pose la primauté de l’ethnique sur le civique et privilégie les droits des groupes par rapport à ceux des individus. Il implique que la société est divisée en classes inégales et que pour réparer ces inégalités, il est nécessaire de réparer selon ce qu’on a appelé « l’affirmative action », la discrimination positive ou traitement préférentiel qui apparaît toujours injuste à l’égard des exclus de la préférence raciale, selon Denis Lacorne.10 Aux États-Unis, mouvements sociaux, mouvement des communautés Rappelons brièvement que plusieurs positions du civisme américain sont possibles aux États-Unis : une conception classique, une conception multiculturelle, une conception pluraliste. – La conception classique est défendue par une minorité des juges de la Cour suprême. Elle insiste sur les droits, des individus, et la croyance aux vertus du rêve américain accessible à chacun selon son mérite et ses capacités. Elle n’exclut pas la double allégeance mais postule l’existence d’une identité nationale forte et l’indifférence du pouvoir politique à la couleur des citoyens. Elle décrète le primat du civisme républicain sur la diversité ethnique. Elle exclut les débat ethniques dans la sphère de la vie publique ; elle rappelle sans lui être identique la conception classique d’une nation civique à la française, qui ne prend pas en compte la double appartenance. – La conception d’un multiculturalisme modéré préconisé par Horace Kallen, héritier d’une tradition pluraliste des année 1920. Il implique l’existence d’un principe de diversité parce que l’Amérique « dissonante » est marquée par des clivages religieux ethniques et culturels. Derrière l’égalité formelle se cache la réalité des inégalités raciales anciennes persistantes. La catégorisation ethnique est nécessaire pour mesurer le poids des discriminations passées mais elle n’est pas suffisante pour justifier le traitement préférentiel. Le principe de diversité exclut le séparatisme ou l’ethnicisation intégrale des rapports sociaux. Ces derniers sont d’ailleurs contraires au principe de tolérance et à son corollaire 39 RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:35 Page 40 politique l’égalité civile, souligne Denis Lacorne. – Les États-Unis se présentent alors comme une nation plurielle, ni complètement ethnique, ni complètement civique. Côté ethnique, on y trouve les stigmates d’une vieille infériorité raciale qu’il faut réparer, côté civique cependant le citoyen garde une place de choix dans le système politique américain (cérémonie publique du serment lors de la naturalisation des étrangers, mise en place en 1915). Il est difficile d’appréhender l’histoire des graffs muraux aux États-Unis sans évoquer les relations des groupes culturels entre eux, et reconnaitre leur histoire singulière, leurs origines, leur position de dominés. La reconnaissance de leurs droits civiques passe par la reconnaissance de leurs identités. Les fresques murales que nous allons étudier sont issues à San Francisco de la volonté de communautés fondée sur des combats pour l’égalité des droits, la reconnaissance des minorités, et les mouvements pour la paix et contre toute forme de discrimination. Le mur dans la ville mais aussi les espaces publics aux États-Unis, notamment en Californie entre les années 1970-1990 sont le prolongement artistique de mouvements sociaux : le mouvement des droits civiques en faveur de l’égalité des noirs, le mouvement hippie pour la paix au Vietnam, la lutte des femmes, la lutte généralisée contre les discriminations. On peut considérer que le mouvement mural est l’expression de l’ensemble des mouvements sociaux, selon la définition d’Alain Touraine. Il est une mobilisation politique et juridique actionnée par différents groupes. Le mouvement social crée de nouveaux modèles culturels et symboliques sous forme artistique, graphique, musicale, cinématographique. L’ensemble de ces mouvements vont provoquer l’engagement politique de nombreuses personnes et par suite untraitement préférentiel à l’égard des minorités, noires, chinoises, hispaniques et des femmes. Beaucoup d’artistes dans les années 1970 s’engagent dans une pratique sociale de leur art, sous forme d’affiches, d’écrans, dépliants, tracts, hap40 pening et murals pour le public. Vont se constituer à partir des zones d’habitation de résidence et des communautés qui y résident, des actions en faveur de l’histoire, de la culture et du combat de ces groupes. Les communautés ont moins un sens géographique que celui d’un groupe engagé dans un même esprit collectif.12 L’art des communautés va se différencier de l’art public qui s’adresse à une population plus globale et qui n’est pas défini communautairement. L’art communautaire ne répond pas à une commande publique mais est créé par un groupe de gens qui interagit avec le fini du travail artistique. Le travail est agréé par l’ensemble de la communauté d’où il est issu. Le facteur essentiel est la création du travail par un groupe de personnes. Il s’agit de projets réalisés par des artistes pour la plupart sud-américains, chinois, noirs, en consultation avec une communauté qui ne peint pas. Dans l’art de la communauté, le statut artistique de l’oeuvre dépend de l’acceptation du public mais non de la réputation de l’artiste. La relation entre les fresques murales communautaires et le groupe social doit être dynamique, intime, et interactive. C’est la communauté qui détermine le sens du mural. Les fresques murales des communautés sont peintes par des groupes et reliées aux habitants qui vivent et travaillent à côté d’eux. Chaque communauté définit le sens de l’œuvre et l’articule avec ses propres souhaits. « L’art mural est une rencontre à l’intersection de contextes sociaux et artistiques... »13 Avec les fresques murales, la « communauté » est toujours l’aspect essentiel du processus et des incidences du travail. Les femmes espagnoles, notamment, les Mujeres muralistas auront beaucoup d’influence. Les fresques murales de groupes communautaires, de collectifs incluent aussi les réalisations des enfants et celles des programmes d’écoles d’art. San Francisco est la capitale des fresques murales avec 754 « murals » pour une population de 730 000 habitants. Los Angeles, 1 500 fresques murales pour une population de 3 000 000. Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël En France, des cultures rebelles réappropriées par les quartiers et les centres culturels En France, la République est une et indivisible. Seuls les individus, et non les groupes intermédiaires ou communautés formées d’individus de même origine, sont à considérer politiquement comme aux États-Unis. Au regard d’un universalisme abstrait, les groupes intermédiaires jouent cependant dans l’espace public un rôle d’importance : protection, soutien de leurs compatriotes, socialisation et parfois médiation quand ce n’est pas pression auprès des instances publiques. De fait la société française est en proie à un processus de fragmentation : outre « l’émergence d’identités multiples, hier cantonnées dans la sphère du privé, on assiste à l’accroissement des écarts économiques et sociaux, à l’expression du refus de la solidarité et à des replis de toutes sortes qui touchent l’ensemble de la société) »14 Face à cette situation toutes formes de réponse se mettent en place, des plus radicales, violentes aux plus mesurées. La relation entre communauté et artiste est beaucoup moins structurée et prégnante en France, du fait même de la place et du statut des communautés. Elle n’est pas soutenue par le même type de mouvement social, le hip-hop est en effet très divers selon les villes, très fragmenté et souvent récupéré par le show business.15 « Le hip-hop français porté par le rap est loin d’être homogène. Des logiques antagonistes s’affrontent et les individus s’y investissent pour des raisons multiples. Les personnes qui espèrent construire un mouvement contestataire, organisé et solidaire, ont de grandes difficultés à y parvenir et les gens du hip-hop le perçoivent ».16 Pourtant, il reste des fervents du hip-hop qui veulent le protéger et y conserver une certaine pureté d’intentions. L’artiste ou le micro-groupe tout en restant rebelle et subversif, peint aussi en fonction d’une commande. Le lieu et les circonstances de la demande déterminent le travail. RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:35 Page 41 Anny Bloch S’il s’agit de travail en ateliers avec des jeunes de Centre socio-culturel, la demande des jeunes, leur travail est pris en considération par l’artiste qui imprégnera son style au groupe tout en initiant des jeunes au mouvement hip-hop. Formation et apprentissage sont mis en acte aussi mais cela concerne un petit groupe, une association de quartiers et les jeunes, non pas une communauté toute entière, une rue ou un programme d’adultes en formation comme à San Francisco. Aux États-Unis, les fresques murales sont les produits de la création d’adultes et d’artistes en étroite liaison. En France, il s’agit de jeunes adultes sollicités ou non pas des quartiers. À San Francisco, la plupart des fresques ces trente dernières années sont le fait d’artistes ou de commandes avec et pour des adultes sur des murs autorisés ou institutionnels, écoles, rues, jardins publics, poste ancienne, tour servant de musée, bâtiments privés. En France, toutes les possibilités existent selon une véritable hiérarchie de murs dans la ville : murs interdits, murs tolérés, murs autorisés ; mais il ne s’agit pas d’un art reconnu pour le moment. La demande se fait en fonction du lieu et du groupe concerné, associations de quartier, demande de la ville, centres culturels. Il n’existe pas de contrôle sur l’artiste quand existe une relation de confiance entre l’artiste et le commanditaire. Quelquefois la demande est réactive, elle s’exerce en réaction à des murs régulièrement tagués. C’est le fait d’associations de copropriétaires qui souhaitent la réalisation d’une fresque pour couvrir les murs tagués. Le projet sera soumis au contrôle de quelques représentants et critiqués par eux jusqu’à satisfaction. L’artiste sera tenu de répondre à la demande. Les relations de confiance ne sont pas toujours mises en place. Et l’artiste se plaindra de l’instrumentalisation dont il est l’objet, son art devenant « un fast food de l’illustration ». Expression murale des mouvements sociaux Les grandes fresques murales socio-réalistes en Californie : éduquer pour libérer Aux États-Unis, le groupe d’artistes a également la posture de rebelle contre l’ordre établi, provoque le désordre mais l’œuvre paraît déjà plus aboutie et constructive. Elle célèbre les différentes cultures des minorités, leur lutte et a une visée pédagogique, travailler sur une société multiculturelle. L’artiste est porteur de l’identité d’un groupe particulier, de son histoire, de ses revendications avec un programme de formation et d’éducation. Elle réfléchit sur les relations entre groupes : « Notre histoire n’a pas de mystère », « Eduquer pour libérer » sont des textes de fresques murales très connues à San Francisco. À cela, il faut ajouter des traditions picturales très innovantes qui sont inspirées en ce qui concerne la Californie, des fresques murales des années 1930, peintes par Diego Rivera. Après la prise de pouvoir au Mexique par un gouvernement conservateur, Diego Rivera, peintre mexicain, est invité à peindre des fresques en Californie au San Francisco Art Institute en 1930. Ses fresques racontent la construction d’une ville, la production du travail, les relations entre patrons et ouvriers et dépeignent dirigeants, monde ouvrier dans un style socio-réaliste. À la même époque, influencé par le travail de Rivera, va se poursuivre au moment de la grande dépression, le programme très novateur de fresques murales mis en place par la ville, dans le cadre WPA (Work Progress Administration) du New Deal. Ces fresques jouent un rôle important dans l’art américain. Ce programme va permettre à des jeunes artistes de toutes nationalités à San Francisco de peindre l’histoire de la colonisation à l’égard des Indiens, l’histoire de la ville. Dans une ancienne poste, Rincon Post Office, Anton Refregier peint en 1946-1948 comme douze ans plus tôt en 1934 sur la Coit Tower, la vie quotidienne, ses voleurs, ses délinquants, les activités industrielles, restaurants, bibliothèques, presse mais aussi les ressources agricoles à l’extérieur de la ville, dans un style que l’on pourrait qualifier de socio-réaliste. Ce n’est pas à proprement parler le WPA Project mais cela le précède. Il faut dans un programme d’aide aux pauvres venir aider les artistes. Dans les fresques, s’opère un descriptif des villes et de ses classes sociales. Nous sommes sous l’ère Roosevelt. Il s’agit d’aider les classes sociales en difficulté, les sortir de la crise économique. Les trois grands peintres mexicains, Rivera, Orozco, Siqueiros ont largement influencé les peintres de la Californie à cette époque. Ils démontrent que l’art public et l’engagement politique sont liés l’un à l’autre. Les fresques de la Coit Tower traduisent la richesse de la Californie qui provient à la fois des ressources naturelles et du travail. À la différence du mouvement des années 1970-1997, les murs sont alors peints dans les bâtiments publics, musées, postes, bibliothèques pour des monuments officiels mais ne sont pas le fait de communautés comme ils le sont actuellement. L’essor de l’art communautaire a son origine dans les activités politiques de 1960 qui vont focaliser les énergies des artistes sur des questions sociales. La forme, le modèle sont déjà en place. Art brut, art d’expression, art populaire des graffeurs hip-hop Le tag, le graff et la fresque murale s’intègrent dans le mouvement hip-hop (littéralement compétition de saut) qui s’exprime aussi par la break dance et le rap (un travail sur les sonorités, le rythme et la parole). Cet ensemble d’expressions a commencé dans le Bronx avec le travail du Disc Jockey Wambaataa. Ce musicien a initié un mode de vie, une contestation de la société américaine. En France, dans les années 1970, cette culture de rue est le fait le plus souvent de jeunes de la première génération issue de l’immigration. La culture hip-hop s’appuie sur un certain nombre de valeurs : lutte contre le racisme et la drogue, combat pour la tolérance et la solidarité. Ce mouve41 RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:35 Page 42 ment s’identifie aux déracinés, aux minorités, aux Afro-Américains, aux colonisés, aux jeunes immigrés - même s’il traverse actuellement toutes les classes sociales. Musique, danse, graphisme correspondent à une logique de dominés qui par le défi (le challenge), la provocation (attitude de bandits ou gangsters), et même la violence, notamment celle des sonorités, traduit la révolte. Ainsi, quelles que soient la qualité et la notoriété de certains groupes rap, leurs concerts ne sont jamais organisés sans risques de bagarres. À partir des rencontres dans les Centres socio-culturels, dans les espaces marginaux (caves, espaces du dehors) mais aussi dans des manifestations culturelles naissent le groupe, la clique, the crew, posse. Sons de la rue, NAP, groupe de rap, Magic Electro, groupe de break-danse, … MACIA, Mouvement d’action cosmopolite insurrectionnel, graffeurs. Ces groupes se forment du fait de l’appartenance à la même catégorie sociale. Réflexion sur l’art des fresques murales : rapport entre esthétique et politique Au cours de son expérience, Mahon élabore toute une réflexion sur le mouvement hip-hop qui ne rejette plus les autres, mais appelle le passant quel qu’il soit. Il amorce une réflexion entre son travail esthétique en relation avec le politique. Il s’exprime ainsi à propos du hip-hop : « le hip-hop, c’est une religion, un chemin que nous nous sommes tracés. Ce mouvement nous laisse beaucoup de liberté avec des instruments faciles, à notre portée ». C’est aussi une manière de répondre à la confusion, au brouillage des analyse des politiques qui selon certains graffeurs, ne permet pas d’identifier les problèmes. Pour lui, les jeunes des quartiers, ce n’est pas une affaire des origines mais une affaire de classes sociales. On appartient à la même classe sociale. « Nous ne sommes pas sûrs d’être complètement acceptés. Nous sommes des gens qui ne sont pas l’élite et qui font des choses pour le peuple. C’est notre 42 manière de faire de la politique. C’est comme un jet violent. Cela sort. » Le souci d’un des membres fondateurs du groupe est d’éviter tout dogmatisme par rapport au rassemblement hip-hop, il ne se soucie pas des étiquettes, ou de parler à tort et à travers. Ce qui le rend mal à l’aise, ce sont les institutions qui essaient de canaliser le hiphop sous forme de récupération, de canalisation du mouvement : « Je ne souhaite pas endosser le rapport mal assumé des institutionnels au colonialisme », dit-il. Un artiste n’est pas un acteur social. Il apporte son témoignage d’artiste sans parler d’intégration ou de noyau dur, hardcore. Sa contestation politique est dans un travail graphique sur la ville quelle que soit sa forme, fresques, BD, graphismes de CD, intervention sur les murs d’associations. « Plutôt que d’aller saloper les murs, faire des fresques, ça met un autre regard sur moi-même. Je trouve ça plus constructif. Je veux des bonnes images, un travail bien cadré. Peindre sur un grand mur, ça va le sacraliser comme les affiches d’un personnage politique, cela représente une importance dans la ville ; qu’on a du pouvoir. Un pouvoir politique, un pouvoir d’expression avec des moyens différents. Ca va dans le même sens. Ca va sacraliser le mur ». Et sur le choix des personnages dans ses fresques : « on m’a souvent reproché que je dessinais des gens trop basanés, malheureusement pour eux, je dessine des gens que je vois dehors dans la rue. Quand je prends le tram, y a pas que des Alsaciens, il n’y a pas que des Alsaciens dans le quartier, je dessine les gens que je vois. Je ne trouve pas qu’il y ait un problème par rapport à cela. Il y a des gens qui sont focalisés là-dessus ». Selon ses propres termes sont posés le rapport de l’art à la politique, le politique, l’espace public et le sacré, la grande difficulté de la population qui regarde son travail d’accepter que soit représentée la réalité, la leur, la pluralité culturelle dans laquelle nous vivons. « Il ne faut pas s’habituer, il faut changer les murs gris et les repeindre. On fait changer le décor, on met de la lumière, du mouvement pour éviter le côté figé de la ville ». C’est également ce qui est écrit dans la rue Gramat à Toulouse, le quartier Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël populaire près de Saint Cernin. Un chantier de fresque internationale dans le cadre du carrefour culturel Arnaud Bernard et des autres associations de quartiers y a été réalisé. Ce projet est né en 1997, aujourd’hui, il a pris sa place ou plutôt sa rue… « Nous posons des questions sur l’urbanisme, nous nous réapproprions nos rues en laissant les artistes s’exprimer. » Il faut donc repenser la nature même de l’art qui ne peut être considérée ni comme de l’art brut ni comme une sousculture mais plutôt comme des expressions artistiques de culture urbaine à des moments donnés portés par des mouvements sociaux. Ces cultures urbaines pourraient être interprétées comme la défense et l’illustration de communautés d’une part, traces et expression artistique de groupes multiculturels de l’autre, qui traduisent révolte et recherche de sens, mémoire collective, repères historiques et spirituels. Si les contenus d’expression, le style et les formes de ces deux mouvements – art communautaire, graff et fresques murales sont différents –, les valeurs qui s’expriment sont proches, valeur éducative de l’art, traduction de l’histoire d’un groupe, la réponse au statut de dominés, dénonciation et refus de l’exclusion sociale, expression qui veut atteindre un public populaire. Dans tous les cas de figure, on ne trouve pas d’opposition entre socio-politique et art mais une sorte de combinatoire qui réunit pragmatisme et postmodernisme. RSSRAPHAEL1 10/06/03 10:35 Page 43 Anny Bloch Notes 1. Voir le dépliant, Philadelphia Department of Recreation, Mural Arts Program, Philadelphia’s outdoor Museum of Art et l’ouvrage Philadelphia Murals and the the stories they tell, Jane golden, Robin Rice, Monica Yant Kinney,, phographie David Graham and Jack Ramsdale, Temple University Press, 2002. Ces observations proviennent de la visite effectuée dans les différents quartiers de Philadelphie en novembre 2002. Merci à Joël Sartorius d’avoir organisé cette visite avec l’équipe du programme des Fresques murales de Philadelphie. 2. Anny Bloch, « Les façades de la désobéissance : tags, graffs et fresques murales », in Revue des Sciences sociales, Civilités, incivilités, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2002, 29, p. 92-99. 3. Voir les travaux de Timothy W. Drescher, "Street Subversion, the Political Geography of Murals and Graffiti dans Reclaiming San Francisco, History, Politics, Culture, sous la direction de James Brook, Chris Carlsson, Nancy J. Peters, City Lights Books, San Francisco, 1997. 4. Michel Wieviorka utilise le mot « ethnique » avec quelque réticence du fait du caractère biologisant du terme tout en y ajoutant des éléments de culture et d’histoire, voir son dernier ouvrage, La différence, Paris, Balland, 2000, p. 32. Cependant le terme ethnique est de plus en plus utilisé en France, voir à ce propos, le très beau développement sur « L’espace de l’ethnicité du rap en France », Manuel Boucher, Paroles et pratiques sociales, Emergences, hip-hop, techno et autres formes culturelles, 1998, p. 58-68. 5. Drescher, p. 239. 6. Voir notamment les ouvrages de Anne Raulin, Anthropologie urbaine, Puf, Paris 2001, p. 125-134, de David Lepoutre sur la culture de rue, Cœur de banlieue, codes, rites et langages, Odile Jacob, Paris, 1997, de Georges Lapassade, Philippe Rousselot, Le rap ou la fureur de dire, Paris, Louis Talmart,1996. 7. Le mouvement hip-hop s’exprime sous les formes graphiques, grafs, tags, fresques, danse, break-dance, et rap, forme musicale. Parmi les nombreux ouvrages sur la le thème, signalons celui de Manuel Boucher, Rap, expression des lascars, signification et enjeux du rap dans la société française, préf. Hugues Bazin, Paris, L’Harmattan, 1998. 8. Nous avons pu au cours de la conférence donnée sur les tags (CEMRIC, Strasbourg, décembre 2000) rencontrer des Expression murale des mouvements sociaux jeunes étudiants d’arts graphiques ayant travaillé sur des murs à la Laiterie (Centre européen de la Jeune Création) à Strasbourg en mai 1998 pour la Fête de la Musique comme sur les murs de Centre autonome des jeunes, Molodoï juste pour l’expérience graphique. Je pense notamment à la graffeuse Camille et plus tard à Toulouse, à Corail, graffeur et étudiant en arts graphiques. Signalons aussi le travail de Raphaël Annanou, graffeur sous le nom de Jaek et étudiant en arts plastiques à Strasbourg, La Pratique du graff, Septembre 2001. Les fresques murales (mais pas nécessairement les tags et les graffs) sur les murs de l’Université Marc Bloch à Strasbourg sont le travail d’étudiants d’arts graphiques (entretien avec l’un de leurs professeurs). 9. Voir les développements autour de l’ethnicité et les États-Unis dans mon article : « Trente années après les droits civiques, ethnies et inégalités sociales aux ÉtatsUnis », Culture et sociétés, Du droit de séjour au droit de vote, 13, 1999, p. 125-136. 10.Denis Lacorne, La crise de l’identité américaine, du melting pot au multiculturalisme, Fayard, 1997, p. 341. 11.Denis Lacorne, op. cit., p. 343 12.Timothy W.Drescher, San Francisco Bay area Murals, Communities create their muses, 1904-1997, Pogo press, 1998. 13.Drescher, op. cit., p. 13 14.Editorial Bernard Bier, VEI, enjeux L’universel républicain à l’épreuve 121, Discrimination, ethnicisation, ségrégation, juin 2000. 15.Mouvements, Dossier hip-hop, les pratiques, les marchés, la politique, Paris, La découverte, 2000. 16.Réf. Manuel Boucher, Rap, expression des lascars, signification et enjeux du rap dans la société française, Paris, l’Harmattan, p. 25. 17.Fresque de Miranda Bergman et autres, Eduquer pour libérer, mur entre les rues Hayes et Masonic, 1988. 18.Drescher, op. cit., p. 11. 19.Alain Milon, L’étranger dans la ville, Paris, Puf, 1999, 148 pages. 43