Expression murale des mouvements sociaux

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Expression murale des mouvements sociaux
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ANNY BLOCH
Laboratoire Diasporas
(UMR du CNRS n° 5067)
Maison de la Recherche
Université de Toulouse - Le Mirail
[email protected]
Expression murale des
mouvements sociaux
San Francisco - Philadelphie - Strasbourg
À
Strasbourg, les réactions aux
graffitis sont souvent violentes
de la part des propriétaires de
murs tagués :
– « Si vous croyez que c’est de l’art,
ah vous voulez immortaliser cela »,
(commentaire lors d’une prise de vue).
– « On ne peut pas les arrêter, ils font
cela la nuit ils recommencent dès qu’un
mur est propre » se plaint un commerçant.
– Une petite affichette à côté du mur
tagué d’un magasin d’antiquaire le long
d’un quai indique : « Pauvre tagueur »,
souligné deux fois, « C’est dur d’être
minable », souligné deux fois.
Si l’on traverse l’Atlantique, la Californie mais aussi les villes de San Francisco et Philadelphie ont répondu à leur
manière à ces incivilités.
À Philadelphie par exemple, un programme de fresques murales (Mural
Arts Program, antigraffiti initiative) a été
mis en place par la ville depuis 1984
pour « rediriger l’énergie des tagueurs
vers des projets artistiques ». Ce programme s’est développé d’une manière
constante atteignant non seulement les
jeunes mais aussi des populations de tout
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âge pour devenir un art public. Depuis
1996, ce projet fait partie du département des activités de loisirs (Recreation
Department) et l’on compte plus de
2000 fresques murales à la fois dans l’espace public et à l’intérieur de l’espace
privé de l’agglomération de Philadelphie. Les oeuvres produites sont de plus
en plus complexes, créatives et représentatives de l’histoire sociale, multiculturelle des populations habitant cette
ville. Ce programme est conduit par une
artiste, Jane Golden de Los Angeles et
par une équipe qui a coordonné l’élaboration, le choix des artistes et des
équipes. La demande sociale et culturelle
est ininterrompue depuis 19841.
Le propos de ce texte est de comparer les différents modes d’expression
artistique publique en France et aux
États-Unis, expressions de cultures
urbaines contestées et souvent dévalorisées dont nous mesurons mal en France
l’intérêt, le sens et la portée.
Je voudrais aussi rendre hommage à
Freddy Raphaël qui a su accompagner ce
travail malgré ses réticences, ses interrogations sur la pertinence de cette culture, sur son aspect populiste qui
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pourrait être davantage facteur d’exclusion que d’insertion, reflet d’ethnicité
plutôt que d’universalité2…
Le fil, il est vrai, est parfois ténu,
tendu entre ces deux notions d’ethnicité
et d’universalité. Ces notions ne sauraient de nulle façon être analysées de
manière manichéenne. Il est nécessaire
d’avancer pas à pas, en fonction des
lieux, des histoires de la ville, du pays
concerné, des projets des groupes et des
artistes qui formulent le projet, des passants qui reçoivent, regardent et modifient ces fresques murales urbaines.
Si la ville peut nous rendre encore
libre, je vous propose une promenade
dans ces nouvelles formes d’expression
urbaine de part et d’autre de l’Atlantique
parce qu’il me semble que ces deux
mondes ont malgré les circonstances
actuelles encore des choses compréhensibles et intelligentes à se dire.
Mouvement hip-hop
en France, art
communautaire aux
États-Unis
Les tags, graffs et fresques murales
sont actuellement l’expression de toutes
les catégories sociales, ils sont parfois
des exercices d’écriture d’étudiants des
arts graphiques mais sont avant tout le
fait de groupes en difficultés, en situation de domination, d’exclusion ou de
groupe d’artistes qui veulent se manifester en dehors des institutions
muséales traditionnelles. Ces expressions s’adressent à un large public, aux
passants de la rue. Il s’agit d’occuper les
murs, de laisser des traces, sa signature,
dans la ville. Groupes informels multiculturels, groupes structurés mais marginalisés ayant des références, une
histoire commune en France, un même
projet artistique et politique au sens
large du terme aux États-Unis, (Créer un
ordre meilleur). Ces groupes de revendication ou artistes souvent subversifs se
sont mis à peindre grâce à un programme spécifique, le CETA, (The Federal
Comprehensive Employment and Training Act).
Aux États-Unis, les groupes culturels4 sont dotés « d’une épaisseur historique renvoyant à l’histoire, à la
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mémoire, à des traditions » à une même
langue, des mythes en commun. Ils se
sont constitués en communities avec
leurs quartiers d’habitation, leurs églises,
leurs centres de rencontres et leurs
écoles. C’est le cas à San Francisco du
quartier chinois (China Town), du quartier hispanique (Mission District) qui
regroupe l’Amérique centrale, les Mexicains, l’Amérique du sud, des Indiens
Américains et des Africains-Américains.
« La force du mouvement de peinture
murale communautaire est sa diversité,
expression d’artistes d’origine raciale et
sexuelle différentes. Le contenu spontané renvoie aux visions et aux intérêts des
gens qui vivent avec ces images au quotidien et qui financent eux-mêmes ces
artistes. »5 C’est l’expression « art communautaire » qui est alors la plus souvent employée plutôt qu’art ethnique à
propos de l’art mural aux États-Unis. Il
est une manifestation de cultures
urbaines de résistance, cultures d’identités rebelles.
En Europe, le mouvement hip-hop
constitue une nouvelle culture urbaine.
Les anthropologues de l’urbain reprennent le terme américain de « subculture » à son propos et parlent de
sous-cultures urbaines ou cultures de
rue.6 Les groupes ou bandes, crews ou
posse en France n’appartiennent pas à
une seule communauté mais se forment
de manière très diversifiée.
À l’origine le mouvement culturel et
politique hip-hop est l’expression des
jeunes issus de l’immigration, noirs,
beurs en majorité, vivant dans des banlieues ou des quartiers en difficulté,
jeunes en révolte contre les inégalités
sociales.7 Ce mouvement qui autorise les
trangressions, la violence des expressions, construit dans sa traduction graphique une véritable critique sociale
inscrite sur les murs de la ville.8
Il ne s’agit pas à proprement parler de
groupes ethniques séparés mais plutôt
métissés. D’ailleurs le terme « ethnique » ne revêt pas les mêmes connotations de part et d’autre de l’Atlantique.
Nous avons opté pour l’expression de
groupes ou bandes culturelles, plutôt
qu’ethniques car le concept d’ethnie
« sépare, divise plutôt qu’il n’égalise ».9
Il pose la primauté de l’ethnique sur le
civique et privilégie les droits des
groupes par rapport à ceux des individus.
Il implique que la société est divisée en
classes inégales et que pour réparer ces
inégalités, il est nécessaire de réparer
selon ce qu’on a appelé « l’affirmative
action », la discrimination positive ou
traitement préférentiel qui apparaît toujours injuste à l’égard des exclus de la
préférence raciale, selon Denis Lacorne.10
Aux États-Unis,
mouvements sociaux,
mouvement des
communautés
Rappelons brièvement que plusieurs
positions du civisme américain sont possibles aux États-Unis : une conception
classique, une conception multiculturelle,
une conception pluraliste.
– La conception classique est défendue par une minorité des juges de la
Cour suprême. Elle insiste sur les droits,
des individus, et la croyance aux vertus
du rêve américain accessible à chacun
selon son mérite et ses capacités. Elle
n’exclut pas la double allégeance mais
postule l’existence d’une identité nationale forte et l’indifférence du pouvoir
politique à la couleur des citoyens. Elle
décrète le primat du civisme républicain
sur la diversité ethnique. Elle exclut les
débat ethniques dans la sphère de la vie
publique ; elle rappelle sans lui être
identique la conception classique d’une
nation civique à la française, qui ne
prend pas en compte la double appartenance.
– La conception d’un multiculturalisme modéré préconisé par Horace Kallen, héritier d’une tradition pluraliste des
année 1920. Il implique l’existence d’un
principe de diversité parce que l’Amérique « dissonante » est marquée par des
clivages religieux ethniques et culturels. Derrière l’égalité formelle se cache
la réalité des inégalités raciales
anciennes persistantes. La catégorisation
ethnique est nécessaire pour mesurer le
poids des discriminations passées mais
elle n’est pas suffisante pour justifier le
traitement préférentiel. Le principe de
diversité exclut le séparatisme ou l’ethnicisation intégrale des rapports sociaux.
Ces derniers sont d’ailleurs contraires au
principe de tolérance et à son corollaire
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politique l’égalité civile, souligne Denis
Lacorne.
– Les États-Unis se présentent alors
comme une nation plurielle, ni complètement ethnique, ni complètement
civique. Côté ethnique, on y trouve les
stigmates d’une vieille infériorité raciale qu’il faut réparer, côté civique cependant le citoyen garde une place de choix
dans le système politique américain
(cérémonie publique du serment lors de
la naturalisation des étrangers, mise en
place en 1915).
Il est difficile d’appréhender l’histoire des graffs muraux aux États-Unis
sans évoquer les relations des groupes
culturels entre eux, et reconnaitre leur
histoire singulière, leurs origines, leur
position de dominés. La reconnaissance
de leurs droits civiques passe par la
reconnaissance de leurs identités.
Les fresques murales que nous allons
étudier sont issues à San Francisco de la
volonté de communautés fondée sur des
combats pour l’égalité des droits, la
reconnaissance des minorités, et les
mouvements pour la paix et contre toute
forme de discrimination.
Le mur dans la ville mais aussi les
espaces publics aux États-Unis, notamment en Californie entre les années
1970-1990 sont le prolongement artistique de mouvements sociaux : le mouvement des droits civiques en faveur de
l’égalité des noirs, le mouvement hippie
pour la paix au Vietnam, la lutte des
femmes, la lutte généralisée contre les
discriminations.
On peut considérer que le mouvement mural est l’expression de l’ensemble des mouvements sociaux, selon
la définition d’Alain Touraine. Il est
une mobilisation politique et juridique
actionnée par différents groupes. Le
mouvement social crée de nouveaux
modèles culturels et symboliques sous
forme artistique, graphique, musicale,
cinématographique.
L’ensemble de ces mouvements vont
provoquer l’engagement politique de
nombreuses personnes et par suite
untraitement préférentiel à l’égard des
minorités, noires, chinoises, hispaniques
et des femmes.
Beaucoup d’artistes dans les années
1970 s’engagent dans une pratique
sociale de leur art, sous forme d’affiches, d’écrans, dépliants, tracts, hap40
pening et murals pour le public. Vont se
constituer à partir des zones d’habitation
de résidence et des communautés qui y
résident, des actions en faveur de l’histoire, de la culture et du combat de ces
groupes. Les communautés ont moins un
sens géographique que celui d’un groupe engagé dans un même esprit collectif.12
L’art des communautés va se différencier de l’art public qui s’adresse à une
population plus globale et qui n’est pas
défini communautairement. L’art communautaire ne répond pas à une commande publique mais est créé par un
groupe de gens qui interagit avec le fini
du travail artistique. Le travail est agréé
par l’ensemble de la communauté d’où
il est issu. Le facteur essentiel est la création du travail par un groupe de personnes. Il s’agit de projets réalisés par
des artistes pour la plupart sud-américains, chinois, noirs, en consultation
avec une communauté qui ne peint pas.
Dans l’art de la communauté, le statut artistique de l’oeuvre dépend de l’acceptation du public mais non de la
réputation de l’artiste. La relation entre
les fresques murales communautaires et
le groupe social doit être dynamique,
intime, et interactive. C’est la communauté qui détermine le sens du mural.
Les fresques murales des communautés
sont peintes par des groupes et reliées
aux habitants qui vivent et travaillent à
côté d’eux. Chaque communauté définit
le sens de l’œuvre et l’articule avec ses
propres souhaits. « L’art mural est une
rencontre à l’intersection de contextes
sociaux et artistiques... »13 Avec les
fresques murales, la « communauté »
est toujours l’aspect essentiel du processus et des incidences du travail. Les
femmes espagnoles, notamment, les
Mujeres muralistas auront beaucoup
d’influence. Les fresques murales de
groupes communautaires, de collectifs
incluent aussi les réalisations des enfants
et celles des programmes d’écoles d’art.
San Francisco est la capitale des
fresques murales avec 754 « murals »
pour une population de 730 000 habitants. Los Angeles, 1 500 fresques
murales pour une population de 3 000 000.
Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël
En France, des cultures
rebelles réappropriées
par les quartiers et les
centres culturels
En France, la République est une et
indivisible. Seuls les individus, et non les
groupes intermédiaires ou communautés
formées d’individus de même origine,
sont à considérer politiquement comme
aux États-Unis. Au regard d’un universalisme abstrait, les groupes intermédiaires jouent cependant dans l’espace
public un rôle d’importance : protection, soutien de leurs compatriotes,
socialisation et parfois médiation quand
ce n’est pas pression auprès des instances publiques. De fait la société française est en proie à un processus de
fragmentation : outre « l’émergence
d’identités multiples, hier cantonnées
dans la sphère du privé, on assiste à l’accroissement des écarts économiques et
sociaux, à l’expression du refus de la
solidarité et à des replis de toutes sortes
qui touchent l’ensemble de la société) »14 Face à cette situation toutes
formes de réponse se mettent en place,
des plus radicales, violentes aux plus
mesurées.
La relation entre communauté et
artiste est beaucoup moins structurée et
prégnante en France, du fait même de la
place et du statut des communautés.
Elle n’est pas soutenue par le même type
de mouvement social, le hip-hop est en
effet très divers selon les villes, très
fragmenté et souvent récupéré par le
show business.15 « Le hip-hop français
porté par le rap est loin d’être homogène. Des logiques antagonistes s’affrontent et les individus s’y investissent pour
des raisons multiples. Les personnes qui
espèrent construire un mouvement
contestataire, organisé et solidaire, ont
de grandes difficultés à y parvenir et les
gens du hip-hop le perçoivent ».16 Pourtant, il reste des fervents du hip-hop qui
veulent le protéger et y conserver une
certaine pureté d’intentions.
L’artiste ou le micro-groupe tout en
restant rebelle et subversif, peint aussi en
fonction d’une commande. Le lieu et les
circonstances de la demande déterminent le travail.
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S’il s’agit de travail en ateliers avec
des jeunes de Centre socio-culturel, la
demande des jeunes, leur travail est pris
en considération par l’artiste qui imprégnera son style au groupe tout en initiant
des jeunes au mouvement hip-hop. Formation et apprentissage sont mis en acte
aussi mais cela concerne un petit groupe, une association de quartiers et les
jeunes, non pas une communauté toute
entière, une rue ou un programme
d’adultes en formation comme à San
Francisco. Aux États-Unis, les fresques
murales sont les produits de la création
d’adultes et d’artistes en étroite liaison.
En France, il s’agit de jeunes adultes sollicités ou non pas des quartiers. À San
Francisco, la plupart des fresques ces
trente dernières années sont le fait d’artistes ou de commandes avec et pour des
adultes sur des murs autorisés ou institutionnels, écoles, rues, jardins publics,
poste ancienne, tour servant de musée,
bâtiments privés.
En France, toutes les possibilités existent selon une véritable hiérarchie de
murs dans la ville : murs interdits, murs
tolérés, murs autorisés ; mais il ne s’agit
pas d’un art reconnu pour le moment.
La demande se fait en fonction du
lieu et du groupe concerné, associations
de quartier, demande de la ville, centres
culturels. Il n’existe pas de contrôle sur
l’artiste quand existe une relation de
confiance entre l’artiste et le commanditaire. Quelquefois la demande est réactive, elle s’exerce en réaction à des murs
régulièrement tagués. C’est le fait d’associations de copropriétaires qui souhaitent la réalisation d’une fresque pour
couvrir les murs tagués.
Le projet sera soumis au contrôle de
quelques représentants et critiqués par
eux jusqu’à satisfaction. L’artiste sera
tenu de répondre à la demande. Les
relations de confiance ne sont pas toujours mises en place. Et l’artiste se plaindra de l’instrumentalisation dont il est
l’objet, son art devenant « un fast food
de l’illustration ».
Expression murale des mouvements sociaux
Les grandes fresques
murales socio-réalistes
en Californie : éduquer
pour libérer
Aux États-Unis, le groupe d’artistes
a également la posture de rebelle contre
l’ordre établi, provoque le désordre mais
l’œuvre paraît déjà plus aboutie et
constructive. Elle célèbre les différentes
cultures des minorités, leur lutte et a une
visée pédagogique, travailler sur une
société multiculturelle. L’artiste est porteur de l’identité d’un groupe particulier,
de son histoire, de ses revendications
avec un programme de formation et
d’éducation. Elle réfléchit sur les relations entre groupes : « Notre histoire
n’a pas de mystère », « Eduquer pour
libérer » sont des textes de fresques
murales très connues à San Francisco.
À cela, il faut ajouter des traditions
picturales très innovantes qui sont inspirées en ce qui concerne la Californie,
des fresques murales des années 1930,
peintes par Diego Rivera. Après la prise
de pouvoir au Mexique par un gouvernement conservateur, Diego Rivera,
peintre mexicain, est invité à peindre des
fresques en Californie au San Francisco
Art Institute en 1930. Ses fresques racontent la construction d’une ville, la production du travail, les relations entre
patrons et ouvriers et dépeignent dirigeants, monde ouvrier dans un style
socio-réaliste. À la même époque,
influencé par le travail de Rivera, va se
poursuivre au moment de la grande
dépression, le programme très novateur
de fresques murales mis en place par la
ville, dans le cadre WPA (Work Progress
Administration) du New Deal. Ces
fresques jouent un rôle important dans
l’art américain.
Ce programme va permettre à des
jeunes artistes de toutes nationalités à
San Francisco de peindre l’histoire de la
colonisation à l’égard des Indiens, l’histoire de la ville. Dans une ancienne
poste, Rincon Post Office, Anton Refregier peint en 1946-1948 comme douze
ans plus tôt en 1934 sur la Coit Tower, la
vie quotidienne, ses voleurs, ses délinquants, les activités industrielles, restaurants, bibliothèques, presse mais aussi
les ressources agricoles à l’extérieur de
la ville, dans un style que l’on pourrait
qualifier de socio-réaliste. Ce n’est pas
à proprement parler le WPA Project
mais cela le précède.
Il faut dans un programme d’aide aux
pauvres venir aider les artistes. Dans les
fresques, s’opère un descriptif des villes
et de ses classes sociales. Nous sommes
sous l’ère Roosevelt. Il s’agit d’aider les
classes sociales en difficulté, les sortir de
la crise économique. Les trois grands
peintres mexicains, Rivera, Orozco,
Siqueiros ont largement influencé les
peintres de la Californie à cette époque.
Ils démontrent que l’art public et l’engagement politique sont liés l’un à
l’autre. Les fresques de la Coit Tower traduisent la richesse de la Californie qui
provient à la fois des ressources naturelles et du travail.
À la différence du mouvement des
années 1970-1997, les murs sont alors
peints dans les bâtiments publics,
musées, postes, bibliothèques pour des
monuments officiels mais ne sont pas le
fait de communautés comme ils le sont
actuellement. L’essor de l’art communautaire a son origine dans les activités
politiques de 1960 qui vont focaliser les
énergies des artistes sur des questions
sociales. La forme, le modèle sont déjà
en place.
Art brut,
art d’expression,
art populaire des
graffeurs hip-hop
Le tag, le graff et la fresque murale
s’intègrent dans le mouvement hip-hop
(littéralement compétition de saut) qui
s’exprime aussi par la break dance et le
rap (un travail sur les sonorités, le rythme et la parole). Cet ensemble d’expressions a commencé dans le Bronx
avec le travail du Disc Jockey Wambaataa. Ce musicien a initié un mode de vie,
une contestation de la société américaine. En France, dans les années 1970,
cette culture de rue est le fait le plus souvent de jeunes de la première génération
issue de l’immigration.
La culture hip-hop s’appuie sur un
certain nombre de valeurs : lutte contre
le racisme et la drogue, combat pour la
tolérance et la solidarité. Ce mouve41
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ment s’identifie aux déracinés, aux
minorités, aux Afro-Américains, aux
colonisés, aux jeunes immigrés - même
s’il traverse actuellement toutes les
classes sociales. Musique, danse, graphisme correspondent à une logique de
dominés qui par le défi (le challenge), la
provocation (attitude de bandits ou gangsters), et même la violence, notamment
celle des sonorités, traduit la révolte.
Ainsi, quelles que soient la qualité et la
notoriété de certains groupes rap, leurs
concerts ne sont jamais organisés sans
risques de bagarres.
À partir des rencontres dans les
Centres socio-culturels, dans les espaces
marginaux (caves, espaces du dehors)
mais aussi dans des manifestations culturelles naissent le groupe, la clique, the
crew, posse. Sons de la rue, NAP, groupe de rap, Magic Electro, groupe de
break-danse, … MACIA, Mouvement
d’action cosmopolite insurrectionnel,
graffeurs. Ces groupes se forment du fait
de l’appartenance à la même catégorie
sociale.
Réflexion sur l’art des
fresques murales :
rapport entre
esthétique et politique
Au cours de son expérience, Mahon
élabore toute une réflexion sur le mouvement hip-hop qui ne rejette plus les
autres, mais appelle le passant quel qu’il
soit. Il amorce une réflexion entre son
travail esthétique en relation avec le
politique. Il s’exprime ainsi à propos du
hip-hop : « le hip-hop, c’est une religion,
un chemin que nous nous sommes tracés. Ce mouvement nous laisse beaucoup de liberté avec des instruments
faciles, à notre portée ». C’est aussi une
manière de répondre à la confusion, au
brouillage des analyse des politiques
qui selon certains graffeurs, ne permet
pas d’identifier les problèmes. Pour lui,
les jeunes des quartiers, ce n’est pas une
affaire des origines mais une affaire de
classes sociales. On appartient à la
même classe sociale.
« Nous ne sommes pas sûrs d’être
complètement acceptés. Nous sommes
des gens qui ne sont pas l’élite et qui font
des choses pour le peuple. C’est notre
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manière de faire de la politique. C’est
comme un jet violent. Cela sort. »
Le souci d’un des membres fondateurs du groupe est d’éviter tout dogmatisme par rapport au rassemblement
hip-hop, il ne se soucie pas des étiquettes, ou de parler à tort et à travers. Ce
qui le rend mal à l’aise, ce sont les institutions qui essaient de canaliser le hiphop sous forme de récupération, de
canalisation du mouvement : « Je ne
souhaite pas endosser le rapport mal
assumé des institutionnels au colonialisme », dit-il. Un artiste n’est pas un
acteur social. Il apporte son témoignage
d’artiste sans parler d’intégration ou de
noyau dur, hardcore. Sa contestation
politique est dans un travail graphique
sur la ville quelle que soit sa forme,
fresques, BD, graphismes de CD, intervention sur les murs d’associations.
« Plutôt que d’aller saloper les murs,
faire des fresques, ça met un autre regard
sur moi-même. Je trouve ça plus
constructif. Je veux des bonnes images,
un travail bien cadré. Peindre sur un
grand mur, ça va le sacraliser comme les
affiches d’un personnage politique, cela
représente une importance dans la ville ;
qu’on a du pouvoir. Un pouvoir politique, un pouvoir d’expression avec des
moyens différents. Ca va dans le même
sens. Ca va sacraliser le mur ». Et sur le
choix des personnages dans ses
fresques : « on m’a souvent reproché
que je dessinais des gens trop basanés,
malheureusement pour eux, je dessine
des gens que je vois dehors dans la rue.
Quand je prends le tram, y a pas que des
Alsaciens, il n’y a pas que des Alsaciens
dans le quartier, je dessine les gens que
je vois. Je ne trouve pas qu’il y ait un
problème par rapport à cela. Il y a des
gens qui sont focalisés là-dessus ».
Selon ses propres termes sont posés
le rapport de l’art à la politique, le politique, l’espace public et le sacré, la grande difficulté de la population qui regarde
son travail d’accepter que soit représentée la réalité, la leur, la pluralité culturelle dans laquelle nous vivons.
« Il ne faut pas s’habituer, il faut
changer les murs gris et les repeindre.
On fait changer le décor, on met de la
lumière, du mouvement pour éviter le
côté figé de la ville ».
C’est également ce qui est écrit dans
la rue Gramat à Toulouse, le quartier
Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël
populaire près de Saint Cernin. Un chantier de fresque internationale dans le
cadre du carrefour culturel Arnaud Bernard et des autres associations de quartiers y a été réalisé. Ce projet est né en
1997, aujourd’hui, il a pris sa place ou
plutôt sa rue… « Nous posons des questions sur l’urbanisme, nous nous réapproprions nos rues en laissant les artistes
s’exprimer. »
Il faut donc repenser la nature même
de l’art qui ne peut être considérée ni
comme de l’art brut ni comme une sousculture mais plutôt comme des expressions artistiques de culture urbaine à des
moments donnés portés par des mouvements sociaux.
Ces cultures urbaines pourraient être
interprétées comme la défense et l’illustration de communautés d’une part,
traces et expression artistique de groupes
multiculturels de l’autre, qui traduisent
révolte et recherche de sens, mémoire
collective, repères historiques et spirituels.
Si les contenus d’expression, le style
et les formes de ces deux mouvements –
art communautaire, graff et fresques
murales sont différents –, les valeurs qui
s’expriment sont proches, valeur éducative de l’art, traduction de l’histoire d’un
groupe, la réponse au statut de dominés,
dénonciation et refus de l’exclusion
sociale, expression qui veut atteindre un
public populaire.
Dans tous les cas de figure, on ne
trouve pas d’opposition entre socio-politique et art mais une sorte de combinatoire qui réunit pragmatisme et
postmodernisme.
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Notes
1. Voir le dépliant, Philadelphia Department of Recreation, Mural Arts Program,
Philadelphia’s outdoor Museum of Art et
l’ouvrage Philadelphia Murals and the
the stories they tell, Jane golden, Robin
Rice, Monica Yant Kinney,, phographie
David Graham and Jack Ramsdale,
Temple University Press, 2002. Ces
observations proviennent de la visite
effectuée dans les différents quartiers de
Philadelphie en novembre 2002. Merci à
Joël Sartorius d’avoir organisé cette visite avec l’équipe du programme des
Fresques murales de Philadelphie.
2. Anny Bloch, « Les façades de la désobéissance : tags, graffs et fresques
murales », in Revue des Sciences
sociales, Civilités, incivilités, Strasbourg,
Université Marc Bloch, 2002, 29,
p. 92-99.
3. Voir les travaux de Timothy W. Drescher,
"Street Subversion, the Political Geography of Murals and Graffiti dans Reclaiming San Francisco, History, Politics,
Culture, sous la direction de James
Brook, Chris Carlsson, Nancy J. Peters,
City Lights Books, San Francisco, 1997.
4. Michel Wieviorka utilise le mot « ethnique » avec quelque réticence du fait du
caractère biologisant du terme tout en y
ajoutant des éléments de culture et d’histoire, voir son dernier ouvrage, La différence, Paris, Balland, 2000, p. 32.
Cependant le terme ethnique est de plus
en plus utilisé en France, voir à ce propos, le très beau développement sur
« L’espace de l’ethnicité du rap en France », Manuel Boucher, Paroles et pratiques sociales, Emergences, hip-hop,
techno et autres formes culturelles, 1998,
p. 58-68.
5. Drescher, p. 239.
6. Voir notamment les ouvrages de Anne
Raulin, Anthropologie urbaine, Puf, Paris
2001, p. 125-134, de David Lepoutre sur
la culture de rue, Cœur de banlieue,
codes, rites et langages, Odile Jacob,
Paris, 1997, de Georges Lapassade, Philippe Rousselot, Le rap ou la fureur de
dire, Paris, Louis Talmart,1996.
7. Le mouvement hip-hop s’exprime sous
les formes graphiques, grafs, tags,
fresques, danse, break-dance, et rap,
forme musicale. Parmi les nombreux
ouvrages sur la le thème, signalons celui
de Manuel Boucher, Rap, expression des
lascars, signification et enjeux du rap
dans la société française, préf. Hugues
Bazin, Paris, L’Harmattan, 1998.
8. Nous avons pu au cours de la conférence donnée sur les tags (CEMRIC, Strasbourg, décembre 2000) rencontrer des
Expression murale des mouvements sociaux
jeunes étudiants d’arts graphiques ayant
travaillé sur des murs à la Laiterie (Centre
européen de la Jeune Création) à Strasbourg en mai 1998 pour la Fête de la
Musique comme sur les murs de Centre
autonome des jeunes, Molodoï juste pour
l’expérience graphique. Je pense notamment à la graffeuse Camille et plus tard
à Toulouse, à Corail, graffeur et étudiant
en arts graphiques. Signalons aussi le travail de Raphaël Annanou, graffeur sous
le nom de Jaek et étudiant en arts plastiques à Strasbourg, La Pratique du graff,
Septembre 2001. Les fresques murales
(mais pas nécessairement les tags et les
graffs) sur les murs de l’Université Marc
Bloch à Strasbourg sont le travail d’étudiants d’arts graphiques (entretien avec
l’un de leurs professeurs).
9. Voir les développements autour de l’ethnicité et les États-Unis dans mon article :
« Trente années après les droits civiques,
ethnies et inégalités sociales aux ÉtatsUnis », Culture et sociétés, Du droit
de séjour au droit de vote, 13, 1999,
p. 125-136.
10.Denis Lacorne, La crise de l’identité
américaine, du melting pot au multiculturalisme, Fayard, 1997, p. 341.
11.Denis Lacorne, op. cit., p. 343
12.Timothy W.Drescher, San Francisco Bay
area Murals, Communities create their
muses, 1904-1997, Pogo press, 1998.
13.Drescher, op. cit., p. 13
14.Editorial Bernard Bier, VEI, enjeux
L’universel républicain à l’épreuve 121,
Discrimination, ethnicisation, ségrégation, juin 2000.
15.Mouvements, Dossier hip-hop, les pratiques, les marchés, la politique, Paris, La
découverte, 2000.
16.Réf. Manuel Boucher, Rap, expression
des lascars, signification et enjeux du rap
dans la société française, Paris, l’Harmattan, p. 25.
17.Fresque de Miranda Bergman et autres,
Eduquer pour libérer, mur entre les rues
Hayes et Masonic, 1988.
18.Drescher, op. cit., p. 11.
19.Alain Milon, L’étranger dans la ville,
Paris, Puf, 1999, 148 pages.
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