Mme Elena TANASESCU, professeur à l`Université de Bucarest
Transcription
Mme Elena TANASESCU, professeur à l`Université de Bucarest
Marrakech, 29-30 mars 2012 La juridiction constitutionnelle, gardienne des droits dans la transition démocratique Présentation par Mme Elena Simina TANASESCU, Professeur, Université de Bucarest 1 I. Transition démocratique et réforme constitutionnelle Dans les sciences politiques, juridiques, et économiques contemporaines la « transitologie » est devenu le label des études, notamment comparées, portant sur les changements de régime produits dans certains pays. 1 Généralement il s’agit du passage d’un régime autoritaire à un régime démocratique, mais le terme a vocation à une utilisation plus large ; dans ce sens, il suffit de se rappeler le vocabulaire consacré par les régimes communistes de l’Europe de l’Est pour désigner le processus d’instauration de la démocratie populaire dite socialiste. ‘Transition démocratique’ est le vocable qui a été utilisé pour la première fois dans le contexte espagnol pour désigner le passage du régime autoritaire du général Franco à un régime politique souhaité démocratique. Il s’est par la suite généralisé avec les événements produits en Amérique latine, puis en Europe de l’Est dans les années ’90, bien que dans ce dernier cas on a -parfois- préféré employer seulement le mot ‘transition’ tellement le phénomène était plus complexe.2 Mais le vocable ‘transition démocratique’ réunit deux mots qui ont du poids ; ‘transition’ rappelle un parcours entre un point de départ (qui est peut être mieux connu car présent dans la société au moment ou la transition commence) et un point d’arrivée (beaucoup plus difficilement discernable car il reste « une cible en mouvement ») ; ‘démocratique’ peut désigner en égale mesure le but final de cette transition ou une caractéristique, un trait du processus de transition. Cette esquisse d’analyse ouvre des nouvelles hypothèses de travail, car si la démocratie et le but final de la transition, toutes les questions relatives à sa définition (re)surgissent, alors que si le processus de transition est qualifié de démocratique, à la difficulté précédente se rajoute l’ambiguïté du terme ‘démocratisation’. En effet, ce dernier peut renvoyer soit à un renforcement d’une démocratie déjà existante (et alors il faudrait s’interroger sur la distinction entre des différents niveaux de démocratie), soit à un véritable passage d’un régime autoritaire à un régime démocratique. La notion de ‘transition démocratique’ a fait l'objet de longs débats, et a été même vigoureusement contestée surtout pour son finalisme qui néglige l'incertitude et la potentielle réversibilité des processus de démocratisation. Récemment, elle est de plus en plus remise en question et remplacée par la notion de ‘réforme’ ou ‘réforme constitutionnelle’ qui renvoie plus aux problèmes de changement systémique, de gestion économique et de "good governance". Dans une approche pratique et fonctionnelle, et sans entrer dans tous ces débats, la transition démocratique renvoie à une période ambigüe, de changement de régime politique où la norme démocratique tend à s'imposer comme critère de légitimation et oriente les perceptions et les comportements de la majorité des acteurs. Elle reste foncièrement une gestion considérée satisfaisante par le peuple et habile par tous les autres acteurs impliqués (nouveaux représentants du pouvoir) ou concernés (communauté internationale) d’un ensemble très complexe de problèmes théoriques et pratiques inhérents 1 La « transitologie » est désormais une étiquette quasi-scientifique et soumise à des critiques dans la mesure où elle se projette en tant qu’essai d’explication de la démocratisation dans une large variété des contextes qui ne sont pas facilement comparables ou assimilables. Les critiques de certaines méthodes employées par les sciences sociales ont trouvé un terrain fertile dans le domaine de la transitologie pour souligner l’ampleur excessive donnée à la généralisation, l’accent exagéré mis sur les élites, un certain Eurocentrisme, et, surtout, l’inhabilité de produire des hypothèses vérifiables doublée par la mauvaise utilisation de l’histoire dans l’explication des causalités. 2 Le opus magnum généralement cité jusqu’à nos jours sur ce qui allait être nommé la « transitologie » reste celui intitulé Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Europe, South America, and Post-Communist Europe (Baltimore and London: The Johns Hopkins University Press, 1996) et il appartient à J.J.Linz & A.Stepan. Nonobstant sa réputation ainsi que celle de ses deux auteurs, il n’a pas toujours été reçu avec la plus profonde admiration, notamment dans l’Est de l’Europe. Voir http://www.ce-review.org/00/10/tokes10.html (consulté le 15 mars 2012) 2 à la réalité et propres à chaque situation historique. Par ailleurs, les mêmes constats sont valables pour toute réforme constitutionnelle, tant il est vrai que du point de vue des perceptions sociales les deux formules d’adaptation des régimes politiques aux réalités du terrain sont relativement peu différentes. De ce point de vue, il n’a y pas car il ne peut pas y avoir une recette universelle pour les transitions démocratiques3 et encore moins pour les reformes constitutionnelles. La doctrine de la ‘transitologie’ analyse des éléments nécessaires a priori ou a posteriori pour qu’une transition démocratique soit estimée comme plus ou moins réussie.4 Parmi les éléments a priori on énumère le plus souvent la culture politique, le niveau de développement économique ou l’existence d’une société civile active. Parmi les éléments a posteriori on distingue entre les formes du gouvernement (la république étant considérée plus apte à favoriser la démocratie que la monarchie) et système électoral ou régime politique plus aptes à favoriser la consolidation de la démocratie une fois qu’elle serait installée (le régime parlementaire induirait des démocraties plus stables que le présidentialisme qui favorise la concentration du pouvoir et les conflits). Les événements produits en Europe de l’Est dans les années ’90 ont beaucoup relativisé les propos tenus par la transitologie, car la diversité des éléments a priori et le grand écart entre les éléments a posteriori qu’on a pu constater sur le terrain ont pu déterminer des interrogations légitimes sur les théories déjà élaborées. De plus, dans certains cas, avec le recul du temps, on a pu constater qu’il s’est agi plus des réformes constitutionnelles successives, qui ont fini par un changement tellement radical du régime politique en place qu’elles ont pu être qualifiées ex post de ‘transitions’, alors que dans d’autres cas il y a eu des véritables frasques sociales que par la suite on a désigné même par le vocable ‘révolution’. Toujours la doctrine distingue entre deux phases de la transition démocratique : (i) le passage d’un régime à l’autre et (ii) la consolidation de la démocratie ainsi instaurée. La première phase peut se concrétiser dans un passage réalisé en douceur (selon ce qu’à l’Est de l’Europe on a pris l’habitude de désigner par ‘révolution de velours’ ou encore ‘transition négociée’) ou dans un passage plus violent (voir la révolution roumaine de décembre 1989 ou encore celles égyptienne ou tunisienne du printemps 2011). A l’époque des grandes révolutions, une figure plutôt réputée pour ses positions fortement anti-illuministes et antirévolutionnaires comme Joseph le Maistre pouvait faire la différence entre les contrerévolutions et le contraire des révolutions.5 Son expérience personnelle justifiait sa méfiance dans les révolutions qui entrainaient des contre-révolutions comme la Terreur ou le Jacobinisme et lui permettait d’entretenir la conviction (depuis réduite dans une parole de sagesse un peu cynique) que ‘les révolutions font perdre du temps’. A ses yeux, le contraire des révolutions - l’équivalent contemporain des transitions négociées - restait une voie bien meilleure pour accomplir un passage en douceur d’un régime politique à un autre par le bon sens et la sagesse de la classe politique même, qui est parfaitement capable de s’auto reformer car en cela elle manifeste ses capacités d’élite et de direction de la société. Cela ne peut pas être rappelé sans lui contreposer la réalité des événements du début des années ’90 en Europe de l’Est et du printemps 2011 dans nombre des pays arabes. Quoi qu’il en soit, cette première étape est toujours suivie par une autre, plus longue, car chargée de toute autre signification : le changement une fois accompli, la démocratie nécessite durer dans le temps afin de se révéler entièrement. 3 C.Gouaud, « Recherches sur le phénomène de transition démocratique », RDP n°1/1991, p.37. 4 A.Lijphart & C.H. Waisman, Institutional Design in New Democracies. Eastern, Europe and Latin America, Westview Press, Boulder, 1996; V. Bunce, « Should Transitologists Be Grounded? » dans Slavic Review no. 1/1995 (vol. 54. - Spring), p. 111; Samuel P. Huntington, The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, University of Oklahoma Press, Norman, 1991. 5 Joseph le Maistre, Considérations sur la France, Editions Complexe, Paris, 2006, chapitres IX-X : « La contrerévolution ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution ». 3 En réalité, il s’agit d’autant de transformations que des pays, et la diversité des modalités de réalisation reste la preuve qu’il n’y pas de modèle en la matière. II. Justice constitutionnelle et réussite démocratique Le développement de la justice constitutionnelle est certainement l’événement le plus marquant du droit constitutionnel européen et même mondial 6 de la deuxième moitié du XXème siècle : toutes les constitutions adoptées dans ce laps de temps ont prévu l’existence sinon d’une cour constitutionnelle, au moins d’un mécanisme ou d’une procédure pour le contrôle de la constitutionnalité des lois. Toutefois, ce n’est pas sur le continent européen que le contrôlé de la constitutionnalité des lois est apparu pour la première fois, comme témoigne la réputation de la célèbre décision Marbury v.Madison (1803) 7 . Bien que la genèse et la classification du contrôle de la constitutionnalité des lois font encore l’objet des nombreuses analyses et controverses8, la réalité objective montre que le fondement du socle sur lequel ce contrôle s’est érigé dans le standard référentiel qu’il est devenu de nos jours est le même partout (dans l’espace et dans le temps ), à savoir des valeurs et principes qui mettent en avant la nécessaire rationalisation de l’action étatique à travers la valorisation de l’individu en tant que participant actif au gouvernement. Ainsi, la protection juridictionnelle simultanée de l’Etat de droit et de la démocratie, pour antinomiques que ces deux concepts puissent paraitre de premier abord 9 , se réconcilie avec la protection des droits fondamentaux. Dans ce sens, les droits fondamentaux ne sont autre que des droits subjectifs (destinés à protéger des intérêts individuels) dotés de garanties objectives (qui expriment un ordre objectif des valeurs, lequel s’impose comme choix fondamental à toutes les branches du droit). En d’autre mos, les droits fondamentaux sont des droits justiciables, susceptibles d’être mis en œuvre par un juge. Le fait que le juge constitutionnel représente leur dernier rempart n’est que la forme ultime de garantie possible dans tout Etat constitutionnel contemporain. D'un point de vue comparatiste chaque système de justice constitutionnelle résulte d'un assemblage de données parfois extrêmement diverses : une certaine idée de l' « État de droit », la garantie de « droit fondamentaux », le principe connu sous le nom de « démocratique », ou encore des syntagmes fourre-tout comme « démocratie constitutionnelle » ou encore « démocratie participative ». La principale raison d’être du système américain de justice constitutionnelle réside dans le fait qu’il offre un moyen de plus aux individus pour faire valoir leurs droits inscrits dans la Constitution (et non pas dans la garantie de l’accès des particuliers au juge constitutionnel, ce qui n’est pas forcément synonyme). Car la fonction primordiale de la justice constitutionnelle reste plutôt objective et non pas subjective dans sa nature, et consiste dans la garantie juridictionnelle de la suprématie de la Constitution, et, plus généralement, dans la garantie de la hiérarchie des normes comme moyen d’assurer la sécurité juridique aux personnes. En cela, le juge constitutionnel est ontologiquement indispensable à tout Etat moderne et à chaque individu sur Terre. Mais dans cette perspective, la place qu’occupe l’individu devant le juge constitutionnel est un résultat assez aléatoire de la pondération propre à chaque Etat des 6 Plus de 80% des constitutions écrites dans le monde contiennent des dispositions sur le contrôle de la constitutionnalité des lois, qu’il soit organisé sous la forme institutionnelle d’une cour ou juridiction constitutionnelle spécialement consacrée à cette fin, ou sous la forme d’un contrôle diffus exercé par tous les tribunaux ordinaires. (Cf. T.Ginsburg, “The Global Spread of the Constitutional Review », Oxford Handbook on Law and Politics, K.Whittington&D.Keleman, (eds.), Oxford University Press, 2008) 7 http://fr.wikipedia.org/wiki/Marbury_v._Madison (consulté le 15 mars 2012) 8 L.Favoreu & W.Mastor, Les cours constitutionnelles, Dalloz, Paris, 2011; V.Constantinesco & ème S.Pierré-Caps, Droit constitutionnel, coll.Thémis, PUF, Paris, 4 édition, 2009. 9 L.Favoreu et al., Droit Constitutionnel (précis), Dalloz, Paris, 13 4 ème édition, 2012. critères et priorités qui lui sont désormais spécifiques, et non pas un point de départ. L’accès direct des particuliers à la justice constitutionnelle n’est pas absolument indispensable pour que cette dernière remplisse entièrement ses fonctions de garantie. Toutefois, avec le développement de la justice constitutionnelle spécialisé, de type européen10, la fonction du juge constitutionnel de garant pour les droits fondamentaux des individus est devenue prioritaire. Cela ne signifie nullement que tout individu doit être entendu par la justice constitutionnelle, mais au contraire, que la justice constitutionnelle doit protéger les droits fondamentaux de chaque individu. Par ailleurs, cette fonction essentielle de la justice constitutionnelle avait été soulignée aussi par Hans Kelsen lorsqu’il affirmait que « les Constitution modernes contiennent non seulement des règles sur les organes et la procédure de la législation, mais encore un catalogue des droits fondamentaux des individus ou libertés individuelles … La Constitution n’est pas alors uniquement une règle de procédure, mais aussi une règle de fond. »11 Et cette règle de fond doit être en mesure de réconcilier la société holiste 12 et son corps social perçu comme amorphe avec l’individu concret, tel que nous le concevons aujourd’hui, libre et autonome, déployant une volonté propre, capable de libre arbitre, etc. Le développement extraordinaire connu par la justice constitutionnelle la rend en quelque sort victime de son propre succès, et pour autant qu’il justifie dans une certaine mesure ce changement d’accent en matière des fonctions que les juridictions constitutionnelles sont appelées à remplir, il permet aussi de déceler certaines tendances dans les jurisprudences récentes des cours constitutionnelles. Une première aurait à voir avec un glissement du contrôle de constitutionnalité qui porte beaucoup plus sur l’application de la loi que sur le processus de la confection de la loi. « En définitive, aujourd’hui les cours allemande, italienne et espagnole ressemblent de plus en plus à des cours suprêmes. »13 Une deuxième tendance serait celle paradoxale qui consiste à louer de plus en plus fort les vertus de l’accès direct des particuliers à la justice constitutionnelle alors qu’en parallèle on ferais intervenir de plus en plus de filtres sur la voie de cet accès, non sans rappeler la tant critiquée procédure de certiorari des Etats Unis. Cela devient d’autant plus important dans un contexte chargé, en addition, d’une transition démocratique, mais moins significatif dans le cas d’une simple reforme constitutionnelle car l’aménagement du contrôle de la constitutionnalité des lois dépend de beaucoup d’autres paramètres que la singulière place qu’occuperait l’individu. Le passé ne peut qu’informer le présent, et les réalités d’ailleurs n’ont aucune d’influence sur les parcours ou évolutions qui peuvent nous intéresser. Ce truisme légitime la présentation de certaines expériences en matière de transition démocratique en Europe de l’Est non pas en tant que modèle à suivre, et loin de toute idée de standard dans la matière, mais plutôt en guise de témoignage utile à toute fin possible, et pour permettre de dégager les possibles pistes d’évolutions ultérieures pour la protection des droits fondamentaux par les juridictions constitutionnelles dans des contextes liés à des conversions politiques, sociales et juridiques importantes. 10 Bien que l’on estime de plus en plus que « la justice constitutionnelle ne doit plus s’appréhender à travers le clivage opposant le modèle européen au modèle américain ». Cf.W.Mastor dans L.Favoreu & W.Mastor, Les cours constitutionnelles, Dalloz, Paris, 2011, p.2. 11 H.Kelsen, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP 1928, p.226 et s. 12 Les sociétés holistes (du grec “holos”) sont les sociétés dans lesquelles le tout est supérieur aux parties qui le constituent. 13 L.Favoreu & W.Mastor, op.cit., p.29. 5 III. Expérience des transitions démocratiques de l’Europe de l’Est L’avènement de la justice constitutionnelle en Europe de l’Est a accompagné la propagation de la conversion des régimes politiques. Au fur et à mesure que les régimes politiques autoritaires étaient remplacés par des régimes démocratiques des juridictions constitutionnelles étaient mises en place pour garantir la suprématie de la Constitution et la protection des droits fondamentaux. Une telle image peut servir comme toile de fond (volontairement finaliste et apologétique pour la justice constitutionnelle), mais la réalité est beaucoup plus complexe si l’on regarde le phénomène de plus près. En effet, la justice constitutionnelle s’est infiltrée en Europe de l’Est petit à petit et à des moments revêtis des significations bien particulières, qui relèvent tantôt de la reforme constitutionnelle, tantôt des transformations radicales. En schématisant et simplifiant beaucoup, on pourrait regrouper les expériences de l’Europe de l’Est dans deux catégories, selon les deux phases de toute transition démocratique, à savoir l’apparition des juridictions constitutionnelles pendant la phase du passage (A) d’un régime politique à l’autres ou pendant la phase de la consolidation démocratique (B). A. Des valeurs et principes en tant que normes de référence L’exemple de la Pologne est paradoxal et en même temps assez illustratif pour le premier cas de figure, car les idées développées par la doctrine sur la création d’une juridiction constitutionnelle ont fait leur chemin jusqu’au texte de la loi fondamentale déjà en 1982. En effet, le Tribunal constitutionnel a vu le jour du point de vue normatif lors de la révision de la Constitution du 26 mars 1982, en plein état de siège dirigé contre les tendances libératrices et démocratiques incarnées par le mouvement social organisé sous la forme du syndicat « Solidarité », et instauré par un régime non seulement autoritaire, mais aussi décidé de se maintenir au pouvoir à tout prix. La création de deux nouvelles institutions dans l’ordre constitutionnel de cette période agitée, à savoir le Tribunal d’Etat, compétent à statuer sur la responsabilité constitutionnelle des représentants des pouvoirs publics, et le Tribunal constitutionnel, compétent à statuer sur le contrôle de la constitutionnalité des lois, apparaissait à l’époque comme une concession politique du parti communiste (au pouvoir) face à la révolte populaire de plus en plus forte, mais, en égale mesure, comme une concession faite par les aspirations démocratiques des révoltés à un système socialiste qui restait en place ; par conséquent, le Tribunal constitutionnel polonais du 1982 a été le résultat d’un compromis politique plutôt que la marque d’une quelconque avancée de l’Etat de droit, et malgré le caractère remarquable de cette réussite, il allait être critiqué plus tard justement en raison de cette légitimité difficile. En plus, pour sa mise en place effective il a fallu attendre une loi adoptée par la Diète seulement en 1985, c’est-à-dire deux ans après la levée de l’état de siège. De surcroit, la loi étant adoptée toujours pendant le régime communiste, elle a dû refléter les principes fondamentaux du régime communiste, ce qui explique le fait que les décisions d’inconstitutionnalité adoptées par ce Tribunal constitutionnel pouvaient être renversées si la Diète adoptait la même loi dans la même forme avec une majorité qualifiée de deux tiers des voix en présence d’au moins la moitié des députés. Ce défaut d'autorité de la chose jugée des décisions du Tribunal Constitutionnel en matière de constitutionnalité de la loi était considéré comme la faiblesse la plus grave du contrôle de constitutionnalité instauré par la Pologne en pleine période de conversion du régime politique. Même ce qui est désormais connu sous le nom de la Petite Constitution (1992) n’a pas beaucoup changé à cet état des choses, bien qu’en 1992 le rapport des forces politiques était différent, et la transition démocratique bien entamée et déjà en phase de consolidation en Pologne. Il a fallu attendre l’entrée en vigueur de la Constitution du 2 avril 1997, ainsi que l’adoption de la nouvelle loi sur le Tribunal constitutionnel du 1er août 1997 pour que l’autorité des décisions de la juridiction constitutionnelle soit en fin établie, et ce uniquement après l’écoulement de la période transitoire constitutionnelle. En effet, ce n’est qu’à partir du 17 octobre 1999 que les décisions d’inconstitutionnalité du Tribunal constitutionnel polonais 6 n’ont plus pu être renversées par le vote du législateur ainsi sanctionné. Il a fallu donc plus de 15 ans à la Pologne pour arriver à mettre en place une justice constitutionnelle digne de ce label. Encore plus tranchant, le cas de la Hongrie est illustratif pour la situation dans laquelle les juridictions constitutionnelles sont créées en même temps que le passage d’un régime autoritaire à un régime démocratique est accomplit. Cela les fait des témoins importants pour les changements produits, et leur permet une position privilégiée pour leur futur rôle d’interprète de la loi fondamentale qui est en train de se faire, mais peut rendre difficile, voire problématique leur fonctionnement en tant que mécanisme ‘cliquet arrière-retour’ pour la conservation et consolidation des acquis de la transition déjà entamée. Ainsi, en Hongrie, la Constitution communiste a été conservée pendant les négociations politiques qui ont permis le passage en douceur d’un régime politique à l’autre, et amendée au fur et à mesure que des résultats concrets étaient atteints lors de ces négociations. De cette manière, en octobre 1989 des dispositions constitutionnelles (art.32/A) au sujet de la Cour Constitutionnelle ont été insérées dans la loi fondamentale, alors que son organisation et ses compétences avaient été déjà définies au cours des négociations politiques tripartites qui ont préparé le changement de régime politique en Hongrie, et formalisées dans la loi XXXII de 1989. La Cour constitutionnelle hongroise a donc été instituée par l'Assemblée nationale qu’elle sera compétente de contrôler afin de refléter les exigences du changement de régime politique et dans le but (déclaré) de faciliter la mise en place de l’Etat de droit, la protection de l’ordre constitutionnel et des droits fondamentaux. Elle est entrée en fonction le 1er janvier 1990 et a pu accompagner l’ensemble de la transition démocratique du pays, phases de passage et consolidation comprises. Toutefois, sa position fortement activiste, assumée depuis le début, lui a valu des nombreux commentaires, voire des critiques pendant toute la période de la transition et jusqu’à l’adoption de la nouvelle Constitution en 2011. Dans ces deux cas la création de la cour constitutionnelle a été accomplie en même temps que la conversion du système politique. Cela n’est possible que si la transition, et plus particulièrement sa phase initiale, celle du passage d’un régime à un autre, est suffisamment longue pour comprendre aussi bien la naissance normative de la juridiction constitutionnelle comme sa mise en place effective. Cette simultanéité marque de son empreinte les cours constitutionnelles ainsi créées, lesquelles - du reste - ne sont pas entièrement à l’abri des critiques d’un point de vue purement scientifique dans la mesure où elles sont le résultat des compromis politiques qui étaient possibles dans l’état des choses et le moment où ils ont été réalisés. Les limitations inhérentes à l’instabilité politique et la perfectibilité institutionnelle qui caractérisent la phase du passage dans toute transition démocratique se retrouvent aussi dans les traits des juridictions constitutionnelles créées pendant des telles périodes. L’incertitude du contexte politique marque les institutions et leur fonctionnement. Mais cet aspect présente aussi d’autres conséquences, par rapport au fonctionnement de ces juridictions constitutionnelles. Etant donné qu’elles arrivent sur un terrain juridique en plein changement, ces cours constitutionnelles doivent fonctionner avec des normes de références - dans le meilleur des cas - floues ou –dans le pire des cas - simplement inexistantes dans le droit positif. L’absence de clarté par rapport à la norme de référence engendre d’un côté le besoin d’une très forte légitimité de la juridiction constitutionnelle, et de l’autre côté lui permet une marge de liberté qui est plutôt rare, faisant possible un activisme qui serait difficilement concevable dans d’autres contextes. De telles cours constitutionnelles deviennent activistes et se fondent sur une forte volonté politique, car elles en dépendent autant pour justifier leur propre existence, comme pour justifier leurs méthodes de travail. Leur rôle est quasi-constituant, tellement souvent elles se trouvent imbriquées avec les processus décisionnels au plus haut niveau. De l’autre côté, la force de l’interprétation qu’elles fournissent de la loi fondamentale n’est que renforcée par le fait qu’elles l’ont vu naître ou, parfois, elles ont même aidé à faire naître. Elles ont rendu possible l’accumulation incrémentale des valeurs et principes spécifiques au nouveau régime politique jusqu’au point 7 où le retour en arrière n’est guère possible, et cela leur permet d’utiliser ces mêmes valeurs et principes comme normes de référence dans le cadre du contrôle qu’elles exercent sur le législateur, même en l’absence de codification ou autre institutionnalisation formelle de ces valeurs et principes. La conséquence immédiate pour la protection des droits fondamentaux consiste dans le fait que les libertés ainsi protégées au niveau constitutionnel le sont en tant que nouvelle réalité politique, économique, sociale et - très souvent - beaucoup moins comme réalité juridique. En d’autres mots, les droits fondamentaux protégés le sont en tant que droits naturels de l’être humain, comme expression des valeurs universelles dont chaque individu en est le porteur. Et un danger potentiel se profile à l’horizon : quid de l’universalisme clamé des droits humains ? Est-il une réalité objective 14 ou bien un désidérata noble mais difficilement atteignable, malgré ou notamment dans le contexte de la globalisation uniformisante mais facilement susceptible de fortes relativisations ? Faut-il céder aux sirènes de l’activisme fondé sur l’universalité des droits humains qui s’opposerait au positivisme perçu dans ces cas là comme un corset tellement il est l’unique témoin et vestige du régime politique précédent dont on veut se défaire, ou bien faut-il garder l’équilibre entre droit positif et droit prospectif tout en faisant attention à ne pas tomber dans le passéisme nostalgique ? Il est toujours plus facile à fournir une réponse claire après que les événements sont passés, mais il faut admettre que dans le feu du débat et surtout de l’action politique (volontaire et volontairement volontariste) il est beaucoup plus difficile d’y voir si clair. Les positions activistes adoptées par les cours constitutionnelles polonaise mais surtout par celle hongroise au début de leur activité juridictionnelle sont facilement compréhensibles et justifiées dans le contexte concret qui est celui de la conversion démocratique de ces pays de l’Europe de l’Est. B. Des droits fondamentaux en tant que normes de référence Mais les transitions démocratiques de l’Europe de l’Est comportent aussi un exemple pour un autre cas de figure. Le passage d’un régime politique à un autre peut ne pas être comme un longue fleuve tranquille, mais plutôt abrupte et même violent. Dans le cas de la Roumanie, ce qu’on a pudiquement appelé pour une longue période „les événements du décembre 1989” pour que seulement lors de la révision constitutionnelle de 2003 l’on admette dans le premier article de la Constitution qu’il a été „la révolution du décembre 1989” a fait table rase du passé et ce d’une manière extrêmement tranchante. La première étape de la transition roumaine est généralement comprise entre décembre 1989 et décembre 1991, une période extrêmement féconde et trouble, bien que le mouvement révolutionnaire ait beaucoup faibli sa force pendant l’année 1991. Si le début de la révolution en Roumanie reste encore sujet de controverse (Timisoara 16-17 décembre ou Bucarest 21-22 décembre), la fin de cette première étape de la transition démocratique en Roumanie est désormais très claire : l’adoption d’une toute nouvelle Constitution et son approbation par le référendum organisé le 8 décembre 1991. La paix sociale qui a suivi un vote référendaire incontestable et entièrement assumé par l’ensemble de la population est peut être la meilleure preuve que l’étape de l’incertitude révolutionnaire a été franchie et que la phase de la consolidation démocratique a pu véritablement commencer. Il est certain que la transformation du fond en comble de la société roumaine ne s’est pas accomplie en parfait parallélisme avec les transformations radicales connues au niveau politique, institutionnel, juridique ou économique. Mais l’apaisement au niveau social est venu avec la première consultation référendaire organisée en bonne et due forme dans un 14 U.Mifsud-Bonnici, Human Rights are Constitutional in More Senses Than One, http://www.venice.coe.int/docs/2010/CDL-JU%282010%29002-ar.pdf (consulté le 15 mars 2012) 8 contexte de relative stabilité institutionnelle, offrant à la population le sentiment qu’elle est réellement le décideur principal dans le nouveau régime politique. Cette nouvelle loi fondamentale a introduit, pour la première fois en Roumanie, un contrôle de la constitutionnalité des lois selon le modèle européen. Comme dans le cas d’autres transitions démocratiques de l’Ouest (Espagne, Portugal) ou de l’Est (Lituanie, Lettonie, Estonie) de l’Europe, la Cour Constitutionnelle roumaine est apparue sur fond de profonde méfiance envers le système judiciaire et sa capacité réelle de protéger efficacement les droits des individus suite à la triste expérience d’un régime autoritaire de droite ou de gauche. Cette méfiance concernait non seulement les capacités d’un système judiciaire qui n’avait pas beaucoup changé dans sa composition et son fonctionnement, mais aussi son potentiel d’adaptation aux nouvelles valeurs et principes. Par conséquent, la mission de protéger les droits fondamentaux est revenue à la cour constitutionnelles et non pas au monde judiciaire. De l’autre côté, la particularité de la Roumanie consistait dans le fait que, à la différence d’autres pays de l’Europe de l’Est, le contrôle de la constitutionnalité des lois avait été exercé entre 1911 et 1945 par les tribunaux ordinaires, et ceux-là ont perçu la création de la Cour Constitutionnelle comme une atteinte directe à leur compétence générale et l’ont crédité avec une fonction de contrôlé non seulement du législateur, mais aussi des juges ordinaires par le biais de l’exception d’inconstitutionnalité. Ce que dans d’autres transitions démocratiques a été désigné par le vocable « la guerre des cours » n’a été que d’autant plus fort en Roumanie. Pourtant, la Cour Constitutionnelle roumaine a commencé à fonctionner en juin 1992 et dans les vingt ans qui ont suivi elle a réussi à se forger sa place et son propre chemin. Et surtout, elle a réussi à imposer les valeurs et principes de la loi fondamentale adoptée par le référendum du 8 décembre 1991 à toutes les autorités de l’Etat et à tous les citoyens. Le fait d’être créée non pas dans la phase trouble du passage à un nouveau régime politique, mais dans celle plus sereine de la consolidation de la transition marque de son empreinte la vie de la juridiction constitutionnelle. En effet, la consolidation de l’image, du rôle et des fonctions de la Cour Constitutionnelle roumaine a accompagné la consolidation de la transition démocratique en Roumanie et en a subi les mêmes aléas. Sa légitimité ne réside pas uniquement dans la volonté de changer un régime politique autoritaire, mais surtout dans la constitutionnalité de sa création, et la légalité de sa composition et son mode de fonctionnement. Son principal rôle a été, dans un premier temps, celui de filtrage de la législation pré constitutionnelle, alors que dans un deuxième temps elle s’est transformée dans l’instrument le plus efficace pour la mise en ouvre des principes et valeurs institutionnalisés par la nouvelle Constitution. Sa fonction interprétative est tout aussi importante que celle des juridictions constitutionnelles contemporaines avec le passage démocratique, mais elle est moins dorée de cette aura d’authenticité et plus chargé de technicité : elle accomplit un travail de mise en application de la Constitution dans le cadre duquel elle n’a pas à jouer un rôle de pouvoir constituant. Pour la protection des droits fondamentaux la conséquence immédiate de ce positionnement différent de la juridiction constitutionnelle consiste dans le fait que les libertés sont conçues d’abord au niveau normatif, en tant que réalité juridique, dans un effort doctrinal de type positiviste beaucoup plus que de nature jus naturaliste. Les droits fondamentaux protégés ne sont que ceux présents dans la Constitution en tant que codification normative spécifique de valeurs dotées aussi d’universalité mais qui s’imposent sur un plan très concret. Ainsi, ce sont les droits fondamentaux qui deviennent les normes de référence pour le travail du juge constitutionnel et non plus des valeurs abstraites à géométrie variable. Cela a forcément un impact sur la qualité de la protection des droits fondamentaux. Associé au fait que la force obligatoire des décisions de tels juges constitutionnels est moins susceptibles d’être soumise à des questionnements, un tel détail peu s’avérer décisif dans le cadre de l’exercice efficace 9 de la fonction de cliquer arrière-retour des juridictions constitutionnelles dans le cadre des transitions démocratiques. Il est difficile de faire une évaluation de la protection assurée aux droits fondamentaux par les différents types de juridictions constitutionnelles. 15 Vu le nombre impressionnant de fonctions qu’on attribue au contrôlé de la constitutionnalité des lois 16 , surtout dans un contexte de transition démocratique 17 il serait risqué d’émettre des opinions sur des éventuelles ordres de préférences. Par ailleurs, l’histoire nous surprend toujours et il est peu probable qu’un modèle standard de transition démocratique ou reforme constitutionnelle soit jamais établit. Mais les expériences de l’Europe de l’Est illustrent bien les extrêmes d’un continuum de possibilités qui méritent d’être analysées en détail afin de mieux comprendre le rôle que peuvent jouer les juridictions constitutionnelles dans la protection des droits fondamentaux surtout dans le cadre des conversions des régimes politiques. IV. Perspectives pour les transitions démocratiques de la nouvelle vague Dans le cas des transitions démocratiques en Europe de l’Est il s’agissait d’une situation assez particulière, où (à l’exception de la Yougoslavie qui s’était dotée d’une cour constitutionnelle depuis 1963), les autres Etats suivaient à la ligne le dogme de la démocratie populaire qui rend difficilement concevable un contrôle juridiquement efficace du détenteur du pouvoir. Pour cette raison, dans ce contexte particulier, la création des juridictions constitutionnelles pouvait être considérée un référentiel pour la réussite de la transition démocratique, c’est-à-dire pour l’irréversibilité du changement en matière de fondement idéologique du gouvernement. Mais dans la vague des transitions et réformes du troisième millénaire, notamment dans le Moyen Orient, la situation de départ est radicalement différente : non seulement le vécu historique de ces pays n’a pas beaucoup de choses en commun avec l’Est de l’Europe, mais aussi le contexte politique, social, économique et institutionnel y est nettement différent. Relevant pour le sujet dont on traite ici, dans la plupart de ces cas, une juridiction constitutionnelle était déjà en place avant qu’un tel processus de transformation ne commence, et elle avait pour mission aussi bien la garantie de la suprématie de la Constitution comme la protection des droits fondamentaux prévus par cette même Constitution. Ainsi, le point de départ en est totalement différent : traiter de la juridiction constitutionnelle en tant que gardienne des droits fondamentaux dans la transition démocratique revient plutôt à traiter de la manière selon laquelle ladite juridiction constitutionnelle réussit accomplir son rôle pendant la transformation de l’Etat, peu importe la modalité empruntée par cette transformation (brutale et radicale ou conversion par réformes successives). L’Egypte ou la Tunisie pourrait être rangés dans la catégorie des changements brutaux de régimes politiques, suivis par une transition et/ou consolidation plus ou moins constante. Si l’on suit la vielle boutade selon laquelle ‘toute révolution est un coup d’Etat réussi’, dans des telles hypothèses il n’est pas exclu d’assister à un renouvellement institutionnel de l’Etat, y compris en matière de juridiction constitutionnelle, mais un tel développement n’est pas certain non plus et encore moins obligatoire. Les juridictions constitutionnelles 15 Pour une comparaison qui date, mais toujours utile afin d’identifier des possible critères pour une telle évaluation voir L.Favoreu (dir.), Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux, Economica, Paris, 1987. 16 E.Tanchev, Constitutional Court Functions in Protecting the Democratic Constitutional Order, http://www.venice.coe.int/docs/2011/CDL-JU%282011%29022-e.pdf, (consulté le 16 mars 2012) 17 L.Garlicki & W.Zakrewski, « La protection juridictionnelle de la Constitution dans le monde contemporain », Annuaire International de Justice Constitutionnelle I-1985, p.30-37. 10 ‘prérévolutionnaires’ pourraient continuer à fonctionner même après le changement de régime politique, mais le plus difficile de leur tache serait de le faire pendant ce changement. Le flou des normes de références et les difficultés liées à leur propre légitimité rendent leur situation semblable plutôt au premier cas de figure analysé plus haut lorsqu’on a fait référence à l’Europe de l’Est. Le Maroc serait plutôt dans la situation d’une transformation maîtrisée, accomplie par une réforme constitutionnelle qui permet une conversion en douceur du régime politique. Dans ce cas de figure la juridiction constitutionnelle existante peut continuer à remplir son rôle avec les ajustements estimés nécessaires pour une meilleure légitimité et un fonctionnement plus efficace. La perspective positiviste évoquée plus haut à propos de l’Europe de l’Est serait susceptible d’aider une telle juridiction à ne pas se trouver en faux : dans la mesure où il n’y a que les normes de référence qui changent, mais tout le reste reste identique, les méthodes de travail et la finalité du travail accomplit par le juge constitutionnel peuvent restées inchangées. Toutefois, les récentes évolutions des consolidations des démocraties dans l’Europe de l’Est peuvent servir d’avertissement. Si la Pologne a choisit la voie de la transition longuement négociée et semble aujourd’hui avoir réussi son pari, la démocratisation de la Hongrie a suivi le même mode de fonctionnement mais la révision totale de sa Constitution du 18 avril 2011 semble illustrer quelques difficultés, alors que la Tchécoslovaquie s’est fait connaître par sa « révolution de velours », qui a permis aux participants l’anecdote des pancartes illustrant 89 en tant que 68 renversé et semble même aujourd’hui être sur la bonne voie. De l’autre côté, en Roumanie, où la révolution a été sanglante, et en Bulgarie, où le changement a été rapide et l’adoption de la nouvelle Constitution a également marqué le début de la phase de la consolidation, la suite s’est avérée plus lente mais plus sûre aussi. Ce qu’on a généralement nommé « les révolutions des années ‘90 en Europe de l’Est » offrent autant des exemples contrastés des différents types de transitions, tant celles réputées pour pacifiques peuvent aboutir à des résultats contrastants, alors que certains changements brutaux peuvent s’avérer porteurs de véritables fruits. Toujours est-il que dans un contexte où les changements politiques ont une portée relativement réduite et perceptibles ne sont que les reformes du droit positif, le rôle du juge constitutionnel s’y trouve quelque peu métamorphosé : les gardiens de la stabilité de l’ancien ordre juridique se voient transformés dans des acteurs, voire promoteurs des nouvelles valeurs et principes constitutionnelles. Pour la protection des droits fondamentaux la conséquence de cette situation consiste dans le fait que la garantie des libertés individuelles est assurée dans le cadre des mêmes coordonnées que celle mentionnées plus haut pour le deuxième cas de figure. Non pas tant en raison de la manière dont la conversion du régime politique s’accomplit (en effet, selon ce critère on serait tenté de considérer qu’on est en présence du premier cas de figure), mais plutôt en raison de la doctrine qui sous-tend l’action du juge constitutionnel – dans cette deuxième situation il n’a d’autre choix que le positivisme le plus stricte et en cela il est beaucoup plus semblable au juge constitutionnel créé en phase de consolidation qu’à celui apparu en même temps que le passage d’un régime à un autre. 11