SYMPATHIE RESTREINTE ET SYMPATHIE ETENDUE DANS LE
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SYMPATHIE RESTREINTE ET SYMPATHIE ETENDUE DANS LE
SYMPATHIE RESTREINTE ET SYMPATHIE ETENDUE DANS LE TRAITE DE LA NATURE HUMAINE DE DAVID HUME L’empirisme de David Hume, dans son scepticisme face aux concepts dont le modus operandi se refuse à la description, est une cure face à la superstition ennemie aux Lumières qui se positionne de manière alternative au rationalisme optimiste de Voltaire et à sa contrepartie mélancolique rousseauiste. Ce qui se profile chez Hume, c’est une autre acceptation, un autre « amour du monde » qui a l’avantage de ne pas risquer l’effondrement devant un événement comme le tremblement de terre de Lisbonne qui a vu s’écrouler l’optimisme de Voltaire. Le projet de fondation de la morale qui se déploie dans le Traité de la nature humaine cherche à dévoiler le fonctionnement des mécanismes de l’âme de manière à ce que la morale en découle, au lieu de s’y surimposer a posteriori : il s’agit donc de décrire la nature humaine « de sorte que, de tous côtés, ne se présente que ce qui est louable et bon. » (Hume 2007, T.3.3.6.3, nous utilisons cette notation pour le Traité de la Nature Humaine de David Hume, où le premier chiffre indique le livre, le deuxième la section, le troisième le chapitre et le dernier le paragraphe.) La notion de sympathie joue un rôle clé dans le passage de la description empirique du fonctionnement des passions à une théorie de la morale, puisque c’est elle qui permet la communication des affections d’un sujet à l’autre, voire jusqu’à la société tout entière. Mais, si elle est la cause de la possibilité de la morale, elle est également la cause de l’amoral, lorsqu’elle n’opère de communication d’affect qu’entre des sujets unis dans un groupe restreint par des critères de contigüité et de ressemblance étroits. La relation entre ces deux types de sympathie, limitée et élargie, définit la morale comme une extension de la communication. Dans cet essai, nous tenterons de dégager les critères de cette extension à partir d’une compréhension des principes de transitivité des idées et des d’impressions. Nous commencerons par poser les termes de la réduction épistémologique de Hume, pour ensuite comprendre le lien qu’elle induit entre la vivacité passionnelle, le transfert sympathique et la société. 1. LE PLAN DE CONSISTANCE ET SA MISE EN MOUVEMENT La lecture deleuzienne du Traité de la nature humaine qui est présentée dans Empirisme et Subjectivité nous permet de comprendre la complexité de la pensée de Hume à travers une conceptualisation dont les outils théoriques lui sont ultérieurs. En 2 effet, le regard contemporain porté sur Hume est en mesure de concevoir son influence à la fois sur la phénoménologie, la philosophie analytique et la psychanalyse d’une manière à saisir ses concepts comme opérant dans un système de pensée d’une manière analogue à ceux qui s’en sont inspirés. Ainsi, la psychanalyse « distingue plus nettement l’identification, l’idéalisation, l’inversion, la projection etc. qui sont autant d’actes recouverts par le terme de sympathie chez Hume. » (Cléro 2000, 204) Nous pouvons également considérer que la théorie humienne des passions procède, tout autant que la réduction phénoménologique de Husserl, à la constitution d’un plan d’immanence. Il s’agit d’un dépouillement conceptuel menant à l’aménagement d’un espace minimalement connoté duquel pourront être observées empiriquement les phénomènes. Chez Hume, la connotation minimale du plan d’immanence est celle des impressions : elles forment la seule matière du plan. Toutes les opérations qui y auront lieu seront des mises en mouvement de ces impressions, dont la manière et la vivacité du mouvement induiront des métamorphoses qualitatives : Les parties qui composent nos idées et celles qui composent nos impressions sont exactement les mêmes. Le mode et l’ordre de leur apparition peuvent être identiques. Leurs différents degrés de force et de vivacité sont donc les seules caractéristiques qui les distinguent. (Hume 1999, T 2.1.11.7) Semblable en cela au panthéisme de Spinoza, les différences qualitatives distinguant les différents modes de la nature humaine, les deux modes principaux étant l’impression et l’idée, ne sont dues, pour Hume, qu’à un changement quantitatif. Une idée est toujours l’idée d’une impression, et donc une impression moins vive; si cette idée se vivifie, elle suscite une impression. Ainsi, ce sont les quantités de vivacité impliquées qui déterminent leur effectivité (Hume 1999, T.2.2.4.4) : une idée est moins susceptible de motiver l’agir qu’une impression. Par ailleurs, ce qui induit le mouvement des affects, ce qui permet leur existence même, se trouve dans l’objet qu’ils visent dans sa manière de se rapporter au moi : c’est le plaisir. Toute passion est un certain agencement complexifié d’un rapport à un objet pouvant procurer du plaisir. Ce qui importe dans le plaisir est moins son assouvissement que la tension qui précède son assouvissement, c’est-à-dire le désir, qui est lui-même un plaisir. Puisque le plaisir dont il est question est celui du mouvement même, de la tension, de la vivacité qu’il porte. Le plaisir, ou plutôt le désir, réside dans l’agitation des « esprits animaux », concept cartésien désignant ces particules fines dont la vitesse et l’ « animosité » excitent les organes. La 3 tension vers le plaisir est ainsi le plaisir le plus primordial, poussant l’homme à dissimuler l’objet de son désir ou à désirer l’impossible afin de faire persister la tension.(Hume, 2007, T.2.3.4.9) La réduction du concept à l’affect et jusqu’en-deçà de l’affect, à l’agitation physiologique, au plaisir du mouvement, est essentielle pour comprendre comment la philosophie morale de Hume traite la question du bien et du mal. Ce qui lui permet de poser la tendance au Bien comme essentiel à la nature humaine n’est pas une anthropologie conjecturale dont la facticité ne permet pas de trancher entre Hobbes et Rousseau. Chez Hume, la nature humaine est immanente, elle est une économie, une énergétique dont l’organisation est complexifiée a posteriori par des artifices. Mais ces artifices ne tiennent leur réalité que dans la manière dont ils sont encore, dans leur organisation des forces, elles-mêmes des forces. L’artificiel est aussi bien réel que le réel qu’il organise, puisqu’il l’organise réellement; et cela n’empêche pas qu’il ne soit qu’un artifice, une convention. Il nous faut alors relier l’affirmation « l’esprit, par un instinct originel tend à s’unir au bien et à éviter le mal » (Hume 1999, T.2.3.9.2) à celle-ci : « le bien et mal ou, en d’autres termes, la douleur et le plaisir » (Hume 1999, T.2.3.9.8). Cette réduction est encore celle au plan d’immanence; et son objectif est l’analyse empirique, qui nécessite des particules irréductibles dont seront tracés les mouvements. Cela permet de considérer ce qui est originel et ce qui est naturel comme toujours présents, toujours « captables » dans l’immanence. La passion est « une existence originelle, ou, si l’on veut, une modification originelle de l’existence; elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre modification. » (Hume 1999, T.2.3.3.5) Il s’agit donc avant tout de débarrasser le plan d’analyse des « copies représentatives » des passions afin d’en capter les impulsions et les modifications primaires : « l’infrastructure » sous la « superstructure ». Une conséquence essentielle de cette réduction est la mise hors champ de la possibilité de l’arraisonnement des passions, corrélative de la disqualification de la transcendance de raison. Celle-ci ne désigne plus que des « affections d’une espèce absolument identique » (Hume 1999, T.2.3.8.13) aux passions, « mais telles qu’elles agissent plus calmement, sans causer de désordre dans le caractère. » (Hume 1999, 4 T.2.3.8.13) La raison nomme une pluralité d’affections calmes, et en cela similaires aux évaluations esthétiques, qui sont les seules espèces d’impressions exclues de la violence caractérisant l’essence des passions. (Hume 1999, T.2.1.1.4) Les impressions regroupées sous le terme de raison, dont le critère principal est la non-vivacité, ne peuvent agir sur les passions qu’en l’informant de son incompatibilité à elle-même, soit en montrant que l’objet de la passion est inexistant (raison démonstrative), soit en avisant la passion d’une non-concordance entre ses moyens et ses fins (raison probabiliste). La raison peut informer la passion mais elle ne peut pas la subjuguer : elle ne peut ni susciter ni empêcher une volition. Le fondement de l’impuissance et de l’inanité de la raison réside dans sa carence en vitalité, critère déterminant de l’empirique humienne. La seule manière de contrer une passion est alors d’y opposer une passion de vivacité égale ou supérieure. L’erreur qui consiste à croire qu’il est possible d’arraisonner la passion n’est pas seulement épistémologique, elle est d’une importance cruciale pour l’éthique et la politique. Hume dit que « la raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions. » (Hume 1999, T.2.3.3.4) Son inefficacité doit être assumée, puisque s’en tenir à la raison, c’est s’en tenir à des affections secondaires réifiées dans une représentation conceptuelle qui les fait tenir pour originelles. Une philosophie morale rationaliste parie sur une fallacieuse représentation détachée de la réalité empirique, et est ainsi condamnée à un échec d’autant plus grave que, ne composant pas avec les données réelles de l’existence, elle répand le préjugé d’une naturalité de la raison qui n’empêche en rien le mal. La raison est par-delà bien et mal dans ce sens qu’elle n’y est d’aucune importance. Suivant Deleuze, la phrase la plus importante du Traité est : « il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon petit doigt. » (Hume 1999, T.2.3.3.6) Il faut donc, pour Hume, une philosophie morale pouvant agir sur et par les motivations réelles de l’action que sont les passions : Si nous voulions gouverner un homme et le pousser à une action, il serait, pour l’ordinaire, de meilleure politique d’œuvrer sur ses passions violentes plutôt que sur ses passions calmes, et de le prendre de préférence par son inclination que par ce que l’on appelle vulgairement sa raison. (Hume 1999, T.2.3.4.1) Or, si aucune passion n’est en elle-même déraisonnable et que l’évaluation rationnelle des passions n’affecte pas cette dernière mais seulement le jugement 5 rationnel qui l’accompagne (Hume 1999, T.2.3.3.6), comment le jugement moral estil possible? Celui-ci, même s’il veut agir sur les modifications originelles que sont les passions, est nécessairement second à leur dynamique : il est fictif. L’agonistique passionnelle ne vit en elle-même que la lutte et la conquête des passions par d’autres passions, et les passions négatives, celles qui tendent vers la douleur, n’ont d’autre raison que leur appartenance à une passion positive battue par la passion positive d’un autre. Les « biens » particuliers ne se conjuguent pas en bien collectif : leur collision produit des passions négatives. Elles n’offrent ainsi pas en elles-mêmes une prise pour leur moralisation. C’est ici que le contrat social devient un ersatz théorique possible, dans le postulat d’une nécessaire limitation négatrice de la vivacité des passions contradictoires et les purgeant de leur positivité. Mais, ce faisant, elle les purge également de leur tendance au bien, qui réside dans leur inclination au plaisir, et la négation répressive des passions élimine l’origine du bien qu’elle veut faire régner. La négation contractuelle des passions ne suscite, en fait, que le déplaisir, c’est-à-dire le mal. Il faut ainsi penser une manière d’agir sur les passions qui ne soit pas leur simple répression, afin de conserver dans le social la positivité d’où le bien procède. 2. SYMPATHIE LIMITÉE ET SYMPATHIE ÉLARGIE De la sorte, l’enjeu de la morale humienne réside dans le fait de ne pas miser sur la répression d’une passion par une autre, ni par une instance artificielle que serait la loi contractualiste, mais plutôt de prolonger la positivité propre aux visées passionnelles. Le concept de sympathie est la pierre de touche permettant d’échapper à ce dilemme au profit d’une intégration des passions dans une totalité positive. (Deleuze 1953, 26) La sympathie désigne à la fois une passion et le principe de sa transmission : elle est la « passion de la communication des passions », et donc la « force originale des passions » (Cléro 2000, 195) puisque dictant même la communicabilité de la passion au sujet lui-même. Le critère de la vivacité est le corollaire du critère de la transitivité dont la sympathie est le garant : comme si c’était en fait la poussée à sa communication qui conférait à la passion sa vivacité. Techniquement, la sympathie consiste en la conversion d’une idée en une impression sous la pression de la vivacité de l’idée retenant celle de l’impression dont elle origine. Ainsi définie, elle peut être comprise comme le mécanisme permettant la 6 constitution intra-individuelle d’une passion en tant qu’impression complexe, cette dernière parcourant les idées de sa cause, de son objet et de sa qualité avant de se constituer en nouvelle impression. Mais la sympathie désigne également la transmission intersubjective des passions, qui, à partir de la vue des effets extérieurs d’une passion sur un individu en forme une idée de l’impression dont la vivacité la transformera en passion chez le spectateur. La sympathie « est la corde qui permet à la fois les vibrations du sens moral individuel et l’accord du sens moral avec la mélodie morale humaine à laquelle ce sens participe. » (Perinetti, 2008, 396) Dans le passage intersubjectif des passions permise par la sympathie, le degré de vivacité déterminera jusqu’à quel point la passion première sera restituée dans son entièreté chez le spectateur. (Hume 1999, T.2.1.11.3) Une sympathie complète et intensive produira, en effet, une passion « égale » à l’originale de sorte que « rien ne se perd dans la transition. » (Hume 1999, T.2.1.11.8) La sympathie emprunte les propriétés venant de l’artificialité des idées, de leur « pauvreté ontologique » conférant leur « légèreté », afin de transmettre les impressions dont le caractère profondément subjectif empêche le mouvement. Les impressions ne provoquent d’autres impressions que par la ressemblance, tandis que les idées suscitent d’autres idées également par la contiguïté et la causalité. Si, par son artificialité, l’idée se transmet beaucoup plus facilement, elle pourra, si elle conserve en elle la vivacité de l’impression dont elle est l’idée, transporter cette vivacité afin de provoquer l’idée complète de l’impression initiale et ultimement l’impression initiale elle-même. La sympathie entraîne ainsi l’essaimage des passions dont l’artifice de l’idée est l’abeille : elle est la cause même du social. Mais elle est également la cause de l’individu, puisqu’elle correspond aux opérations mêmes de l’entendement (Hume 1999, T.2.1.11.8), si on comprend l’entendement non pas comme raison mais comme imagination en mouvement, et qu’on ne conçoit pas l’individu comme monade mais comme « faisceau d’impressions » dont l’idée nous est toujours intimement présente. Car la sympathie étant essentiellement la manière du mouvement des passions, est en elle-même le plaisir que procure l’intensité de ce mouvement, plaisir qui est l’inclination principale de la nature humaine. C’est en ce sens que l’on peut comprendre le caractère originel de la tendance à la bienveillance et du besoin naturel de société : ils sont reliés à la tendance au bien qui n’est autre que la tendance au plaisir du mouvement des esprits animaux. 7 Mais les moyens du véhicule transitif de l’idée, s’ils favorisent la vitesse et la facilité de la transition, la limitent également dans sa portée. Plus particulièrement, la transition par contiguïté que permet l’idée fait également en sorte qu’elle s’exécute tout d’abord du proche au lointain. Ainsi, la sympathie sera plus vive envers ceux qui sont reliés au moi, se disséminant dans l’éloignement. Cette sympathie limitée est due à ce que la transition vive s’opère plus facilement dans l’imagination lorsque son objet est relié au moi, puisqu’elle « apporte à l’idée reliée la vivacité de la conception avec laquelle nous ne cessons de former l’idée de notre propre personne. » (Hume 1999, T.2.1.11.17) La vivacité de notre conception de nous-mêmes augmente le dosage de vivacité de la sympathie, mais du même coup la détourne de son mouvement essentiel vers l’autre. Cependant, la nature de la sympathie, dans laquelle « ce n’est pas notre propre personne qui est objet de passion et que rien ne fixe notre attention sur nous-mêmes » (Hume 1999, T.2.2.2.17), fera en sorte que cette tension vers soi va se donner subrepticement, de manière contournée, dans l’attention « à ce qui nous est contigu ou ce qui nous ressemble. » (Hume 1999, T.2.2.2.17) La sympathie limitée est la manière de l’égoïsme dans la sympathie, et -autant que l’égoïsme simple - elle est dangereuse pour le social. La violence qui se donne dans le social a toujours pour origine ce choc entre des sympathies limitées : l’intérêt d’une bande, d’une nation qui ne sympathise qu’avec ce qui lui ressemble et lui est contigu, est la cause de l’hostilité entre les différences. Sa violence provient de ce qu’elle contient de vivacité, du mouvement sympathique intensif qui l’excite en son sein. La cause de la sociabilité, la sympathie, est donc la cause de la guerre sociale lorsqu’elle se donne de manière limitée et contradictoire aux autres sympathies limitées. Il faut donc les concilier au moyen du principe même dont elles dérivent. Il s’agit alors de détourner la sympathie de son appartenance à la passion de l’orgueil, c’est-à-dire de se débarrasser du moi comme objet afin que « le plus proche devienne le plus lointain et le plus lointain le plus proche. » (Deleuze 1953, 41) Il faudra dissocier l’essence de la sympathie de l’égoïsme, et de son expression sociale qu’est la comparaison. Hume considère cette dernière comme « directement contraire à la sympathie dans ses opérations » (Hume 2007, T.3.3.2.4). Elle retire de la douleur du plaisir de l’autre et du plaisir de la douleur de l’autre : c’est la possibilité de la cruauté, ultime inversion du rapport direct de sympathie avec le sentiment de l’autre. Mais la comparaison ne peut avoir lieu qu’en présence d’une quantité moyenne de 8 vivacité : « si l’idée est trop faible, elle n’a aucune influence par comparaison et, d’un autre côté, si elle est trop forte, elle opère sur nous entièrement par la sympathie qui est contraire à la comparaison. » (Hume 2007, T.3.3.2.5) L’idée faible ne permet aucun passage, l’idée moyenne suscite une comparaison et l’idée forte une sympathie. La comparaison est un degré moyen de la sympathie, une sympathie limitée dont la limitation est contraire au principe même de la sympathie qu’est la communication vive. Le moyen de dépasser la limitation comparative de la sympathie devra alors être sa vivification supérieure. La vivification de la sympathie consiste en un rapprochement avec la passion originale. Plus l’idée de la passion originale est vive, plus elle permet de voir les causes qui l’ont suscité, et ainsi de le vivre à son tour. La sympathie absolue est une espèce de compassion. Or, au niveau social, cette compassion ne peut s’effectuer comme extension qu’en mettant l’accent sur le caractère commun de la manière même de la passion. C’est-à-dire qu’il doit y avoir valorisation de l’universalité de la passion, sur ce fait que « la nature a conservé une grande ressemblance entre toutes les créatures humaines et qu’on ne remarque jamais aucune passion ni aucun principe chez les autres qui ne puisse trouver, à un degré ou un autre, leur parallèle en nousmêmes. » (Hume 1999, T.2.1.11.5) Voilà pourquoi Hume insiste toujours sur l’importance d’une théorie de la morale qui soit en continuité avec les structures mêmes de l’entendement : c’est le lieu de résidence d’une universalité véritablement inclusive, au contraire de la raison dont l’universalité exclut l’universalité de ce qui n’est pas raisonné. Comme le définit Jean-Pierre Cléro, « l’entendement est une construction imaginaire par laquelle les hommes tentent de produire un monde commun, symbolique ou réelle d’ailleurs. » (Cléro 2000, 197) La morale humienne est donc aux antipodes de la morale chrétienne du renoncement puisque le mal socialisé est dû à la limitation de la nature humaine, et non à son expression élargie. Si la morale consiste tout d’abord à « étendre la sympathie » (Deleuze 1953, 27) jusqu’à l’humanité entière, il y a sortie de la morale juridique répressive, dont la vision de la nature humaine est celle du pécheur, vers une morale où la nature humaine naturellement bonne est à étendre hors de ses propres gonds. L’extension de la nature humaine est un dépassement de sa propre contradiction par elle-même, par un surcroît de vivacité, et c’est pourquoi Hume ne 9 voit pas de contradiction entre la sympathie limitée et la sympathie étendue (Hume 1999, T.2.2.2.27). En effet, l’extension de la sympathie « peut agir sans pour autant conduire à sacrifier quoi que ce soit de mon intérêt personnel » (Gauthier 2006, 130). Il est même de l’intérêt des hommes de dépasser leur partialité et de s’unir en société. Mais il faut pour cela fonder le jugement moral sur ce qui dépasse l’intérêt immédiat, et donc imaginer l’intérêt supérieur futur qu’il tient à la société. La propension imaginative du futur est garante de l’extension de la sympathie par-delà le moi. C’est le rôle de l’imagination en tant qu’elle permet de « L’imagination adhère aux vues générales des choses et distingue les sentiments qu’elles produisent de ceux qui naissent de notre situation particulière et momentanée.» (Hume 2007, T.3.3.1.23). L’anticipation du futur intérêt personnel met en veilleuse la vivacité de l’intérêt personnel immédiat et permet de prendre compte de la généralité portant la possibilité de la morale, c’est-à-dire l’intérêt général. C’est à la justice qu’il incombe d’élaborer le « monde moral positif » (Deleuze 1953, 17) dans lequel pourront être intégrés en intérêt général les intérêts particuliers. Elle est le lieu où ces intérêts particuliers pourront entrer en conversation a moyen de l’imagination anticipatrice d’un intérêt commun futur, et préoccupé de règles générales afin d’éviter la violence du choc immédiat des intérêts entre propriétaires : « être en société, c’est d’abord substituer la conversation possible à la violence : la pensée de chacun se représente celle des autres. » (Deleuze 1953, 29) La justice étend et élargit les intérêts et les passions, au contraire de la loi qui les limite. Or, elle n’est pas un principe de nature, elle est à inventer en tant qu’appareil artificiel. La création de l’artifice n’est cependant pas celle d’une représentation, mais bien celle d’une extension effective de la nature humaine. Elle n’invente rien d’autre que la possibilité de l’extension de la sympathie dans la création d’un lieu fictif d’élaborations de règles générales en regard d’anticipations d’intérêts communs futurs, « c’est une extension dans laquelle elles pourront s’exercer, se déployer naturellement, seulement libérées de leur limites naturelles » (Deleuze 1953, 32). Elle est, en ce sens une réflexion et une correction de la nature humaine au lieu d’en être une répression ou une sélection. Toutefois, l’extension du principe de sympathie par son ancrage dans l’imagination la disjoint de l’impression subjective attachée à l’intérêt personnel, dont la haute vivacité lui attribue la primauté effective. C’est-à-dire que l’extension est 10 confrontée à l’échec de par le fait qu’elle se fie à la transitivité des idées imaginaires au détriment de la vivacité des impressions égoïstes. L’objectif est de permettre à la fiction de la justice d’agir dans l’esprit avec assez de vivacité pour véritablement subsumer l’intérêt personnel : il faut qu’elle « nos entraîne si loin de nous-mêmes qu’il nous donne le même plaisir ou le même déplaisir au caractère d’autrui que s’il avait une tendance à notre propre avantage ou notre propre préjudice. » (Hume 2007, T.3.3.1.11) L’extensivité de la sympathie a sa contrepartie dans sa perte d’intensivité et de vivacité : elle déborde tellement des cas immédiats et concrets d’où elle est née qu’elle se vide de contenu impressif. Et alors, « il ne s’agit plus de détailler, mais d’appuyer, d’aviver la justice » (Deleuze 1953, 41). Cela se fait par le moyen du gouvernement, dans la tâche de faire « de l’intérêt général un objet de croyance, en lui donnant, ne serait-ce que par l’appareil de ses sanctions, cette vivacité que l’intérêt particulier seul a pour nous naturellement. » (Deleuze 1953, 42) La politique se fait donc d’une part dans la « conversation des propriétaires » (Deleuze 1953, 30), c’est-àdire dans le partage sympathique de leurs passions par rapport à leurs propriétés, et d’autre part dans la constitution fictive d’une croyance envers la réalité et la nécessité de cette conversation, constitution dont le gouvernement est le cautionnaire. Le fait que la conversation, l’expression sympathique des passions se donne ait pour objet les propriétés, la rapproche du moi. Ce dont il s’agit c’est du partage des impressions subjectives d’orgueil et d’amour, une mise en débordement de ce qui constitue l’idée du moi. 3. UNE « DEUXIÈME NATURE » ? La « collection des impressions » n’est autre qu’une collection de propriétés. Leur mise en forme, leur unification, a lieu dans le moment de leur expression et de leur partage, donc en un certain sens dans le moment de leur dépossession : « La sympathie est ce qui permet l’inévitable structuration en je, alors même que l’ontologie nous convainc de son impossibilité » (Cléro 2008, 370). L’idée humienne de subjectivité arrive justement au moment de cette re-collection des propriétés dans la nécessité de leur partage sympathique, ainsi la subjectivité est tracée dans la relation, et non dans un solipsisme. Cela entraîne la nécessité de comprendre la subjectivité comme l’accompagnement de l’intersubjectivité. « Dépassant la partialité 11 du sujet dont elle est l’idée, l’idée de la subjectivité inclut dans chaque collection considérée le principe et la règle d’un accord possible entre les sujets. » (Deleuze 1953, 59) C’est-à-dire que devenir sujet équivaut toujours à devenir sujet par et pour l’autre; mais cet autre s’étendant abstraitement à la propriété générale, et donc à l’homme générique, la subjectivité devient subjectivité par et pour la « règle générale ». Elle est réflexion de l’impression dans l’imagination, et donc extrapolation du particulier vers le futur anticipé et l’autre imaginé, dont il s’agit de construire « une règle, un schème, une règle de construction. » (Deleuze 1953, 59) La subjectivité n’est ainsi pas à comprendre comme apriorique ni comme constituée par son interpellation juridique, ce qui est la conception postulée par les théories du contrat où la loi dicte son sujet juridique. La théorie politique positive de Hume n’admet pas la fondation d’une affirmation, telle que la subjectivité, par la négation et la contrainte. Nous devrions alors penser le sujet humien comme citoyen, c’est-à-dire développement extensif et unificateur en une totalité qui se constitue pour l’expression politique des sentiments personnels reliés aux propriétés. Il faut une croyance en une structure du moi stable afin qu’il puisse y avoir échange et conversation économico-politique. Mais ce faisant, l’idée de subjectivité vient contrarier l’individualité, puisque sa substance essentiellement relationnelle et pratique n’unifie que ponctuellement et artificiellement la collection d’impression. Et encore, elle ne le fait jamais avec une force telle que serait permise la cristallisation d’un ego rendant possible une sympathie limitée hostile à la conversation : La sympathie constitue donc une véritable force, un principe d’intersubjectivité, puisque la formation même d’une identité pratique, les figures du moi et d’autrui en dépendent. Elle peut ainsi être qualifiée d’infra-individuelle, puisqu’elle traverse les passions en les socialisant, sans constituer une propriété personnelle de l’individu qui reposerait sur un rapport immuable des forces psychiques. (Tegos 2008, 412) Si le sujet humien n’est pas un « sujet juridique » défini négativement par rapport à sa sujétion à la loi, mais qu’il est au contraire un « sujet citoyen » défini positivement par rapport à son appartenance à une totalité où se communiquent sympathiquement les passions, on doit en conclure que ce qui est appelé chez Hume la « morale » n’en est pas une. Ce qui était déjà évident dans la réduction des catégories morales du bien et du mal aux catégories sensuelles du plaisir et du déplaisir, s’accentue dans le rejet d’une conception juridique du sujet comme simple dépositaire d’un devoir-être qui le précède. Il n’y a pas de morale de la sympathie puisqu’il n’y a pas de loi en elle sanctionnant l’agir ; mais il y a gouvernement et il y 12 a communication. La sympathie comme principe de transitivité acquiert donc une « signification politique, et surtout économique. » (Tegos 2008, 412) De par le fait même que le monde moral et juridique est la constitution artificielle d’un tout, elle ne peut être pensée que comme un moyen, un système de règles inventées pour dépasser la partialité et étendre la sympathie. Si elle tend à correspondre aux paramètres naturels de l’entendement, c’est-à-dire à la transition facile et fluente des affections dans l’imagination, elle n’arrive pas dans la nature per se, mais par le biais de l’artifice extrapolant ses qualités communicatives. Si la justice et la morale sont des moyens non-naturels de rejoindre la possibilité de la communication, « la conscience morale est conscience politique » (Deleuze 1953, 28), où politique signifie de purs moyens de communication d’intérêts et d’invention de règles. La théorie de la sympathie présuppose donc à la fois ce « régime de commerce généralisé, dans le double sens du terme, échange et communication » (Tegos 2008, 419), mais également « un régime d’opinion publique » qui n’est rien d’autre que le lieu de fluctuation de la croyance dont le gouvernement doit garantir la stabilité. Cette nécessité de la croyance est une conséquence pratique provenant du caractère artificiel de l’institution permettant la sympathie élargie. Puisque l’affectivité qui résulte de l’échange sympathique élargi dans l’artifice institutionnel est une affectivité oblique et indirecte, se substituant à l’affectivité « naturelle », elle doit se faire passer pour naturelle, se faire croire naturelle afin de ne pas perdre son effectivité. Hume insiste fréquemment sur le fait qu’on ne sympathise pas avec les sensations d’un autre, mais « que nous sympathisons avec les sentiments d’un autre, voire, plus abstraitement, avec des intérêts, l’intérêt public, par exemple, ou avec une utilité. » (Cléro 2008, 369) La subjectivité, le je qui s’est démarqué pour le commerce intersubjectif, est déjà détaché de ses impressions sensitives privées : ce qu’il exprime n’est déjà plus la réalité de ses sensations, mais des passions socialisées, tenant compte de leur communicabilité et de leur comptabilité avec l’intérêt général. La place de l’imagination dans la sympathie, qui fait en sorte que « nous sentons souvent par communication les douleurs et les plaisirs des autres qui n’existent pas en réalité » (Hume 1999, T.2.2.9.13), fonde l’indécidabilité de la réalité naturelle des passions qui la traversent. Mais c’est également cette indétermination de la réalité des passions échangées par la sympathie qui permet à ce qui est un artifice 13 de se faire croire comme réel. Conséquemment, si la croyance en cette fiction de totalité qu’est la société est forte, c’est-à-dire si la société se croire comme naturelle, elle le deviendra : « la justice est un pur artifice symbolique pour tenter de rendre cohérents des intérêts et des passions très souvent contradictoires entre eux; mais elle finit par produire l’équivalent d’une espèce de sentiment naturel. » (Cléro 2008, 367) Mais si la croyance en sa naturalité échoue, elle sera révélée comme artifice. Il faut donc donner l’illusion de la naturalité des institutions sociales afin de leur conférer artificiellement la stabilité de la fondation naturelle; puisque ce n’est pas seulement la justice et l’institution qui sont artificielles, mais les impressions qui les supportent : « ces impressions qui donnent naissance à ce sens de la justice ne sont pas naturelles à l’esprit de l’homme mais naissent d’un artifice et des conventions humaines » (Hume 1999, T.3.2.2.21). Il faut donc agir sur les impressions de justice, en y amenant la croyance de leur naturalité. Ainsi, la philosophie politique de Hume n’attache pas d’importance à la forme de gouvernement nécessaire, il importe seulement qu’elle puisse susciter la croyance. Il admet donc une « grande pluralité des schèmes pour parvenir au même résultat. » (Cléro 2000, 268) Si la souveraineté gouvernante n’arrive pas à assurer la croyance, il faut changer le gouvernement, même si c’est par une révolution, afin de recouvrir l’illusion déchue par une autre illusion. 4. L’ARTIFICE SOCIAL L’artificialité de la justice fait écho au caractère fictif du mouvement de la sympathie dans l’imagination. La substance de la sympathie n’est que relationnelle, elle est elle-même privée de la « charge hédonique » qu’elle transmet; en faire le principe de la morale implique alors nécessairement un certain « perspectivisme affectif ». Cette idée est confirmée par la comparaison que Hume fait entre la sympathie et un « jeu de miroirs », où les passions se reflètent entre les individus et se renvoient les unes aux autres. Mais se refléter n’est pas s’aimer (Cléro 2008, 375), et si la sympathie transite les impressions ce n’est qu’en transitant leurs effets extérieurs qui évoqueront une idée d’où sera déduite une impression. Elle est « fondamentalement signifiante et déchiffrage, traduction (conversion) de signes. » (Cléro 2008, 372) Or c’est précisément son détachement du signifié, de l’impression, qui permet à la fois son universalité et sa portée « universalisatrice ». Si elle décrit 14 l’essence même de l’intersubjectivité en tant que principe d’échange, sa portée déborde les relations réelles telles qu’elles se vivent quotidiennement, qui sont celles déterminées par la contigüité, afin de constituer à partir de signifiants symboliques dont le signifié sensuel est indécidable, la société. « La sympathie est, aux yeux de Hume, l’effectuation sociale du symbolique » (Cléro 2008, 373); tout comme elle est l’effectuation symbolique du social. L’empirisme de Hume permet une philosophie politique dont l’herméneutique porte sur les éléments actifs permettant la fiction du social, et non pas sur les catégories représentatives issues du discours du social sur lui-même. Révéler l’artificialité de la société et de son gouvernement induit la possibilité de retracer les processus affectifs établissant la croyance en sa naturalité. Il s’agit alors pour l’empirisme de découvrir les « dispositifs affectifs » agençant l’impression d’une naturalité à ce qui a été dérivé de la sympathie, et donc d’une idée fondée sur la vue des effets extérieurs d’une autre impression, fondamentalement inconnaissable. La croyance en la réalité d’une impression conclue d’un échange sympathique est l’origine des passions fausses et artificielles que sont les passions sociales, avec au premier plan la pitié et la compassion : « la sympathie est la source de l’estime que nous accordons à toutes les vertus artificielles. » (Hume 2007, T.3.3.1.9) Si leur artificialité, le fait qu’elles proviennent de la conversion d’une idée en impression, est méconnue par « la personne même qui les produit » (Hume 1999, T.2.1.11.3), celle-ci doit en rester inconsciente et continuer de se leurrer, sinon il y a péril du social. Or, le geste même de Hume, son inspection du jeu de forces affectif supportant une totalité fictive forçant le sens de celle-ci à sortir d’elle-même, est lui-même l’ouvrage d’une incrédulité qui met ce social en péril. Comment comprendre alors la position de Hume, dans le contexte de l’Enlightenment, alors qu’elle détruit le social croyant pour le refonder sur son propre vide? RÉFÉRENCES Cléro, Jean-Pierre. 2008. « La Sympathie, concept mort-né? » in Les Discours de la Sympathie (enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité. coll. La République des lettres. Québec : les Presses Universitaires de Laval. 15 Cléro, Jean-Pierre. 2000. Hume, une philosophie des contradictions. coll. Bibliothèque Philosophique. Paris : Vrin. Deleuze, Gilles. 1953. Empirisme et subjectivité. Paris : les Presses Universitaires de France. Hume, David. 1999. « Traité de la nature humaine – t. II. Les Passions » in Les Passions. trad. Jean-Pierre Cléro. Paris : Garnier-Flammarion Hume, David. 2007. « Traité de la nature humaine – t.III. La Morale. » (ressource électronique) trad. Philippe Folliot. 1er juin 2007. Les Classiques des Sciences Sociales : http://classiques.uqac.ca/ Gauthier, Claude. 2006. Hume et les savoirs de l’histoire. coll. Contextes. Paris : Librairie Philosophique Vrin. Perinetti, Dario. 2008. « Sympathie, croyance et histoire chez Hume » in Les Discours de la Sympathie (enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité. coll. La République des lettres. Québec : les Presses Universitaires de Laval. Tegos, Spiros. 2008 « Pitié et sympathie chez Rousseau et Hume » in Les Discours de la Sympathie (enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité. coll. La République des lettres.. Québec : les Presses Universitaires de Laval.