Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940. L
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Population-F http://www.necplus.eu/POF Additional services for Population-F: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940. L’exemple de la lutte antivénérienne Virginie De Luca Barrusse Population-F / Volume 64 / Issue 03 / September 2009, pp 531 - 560 DOI: 10.4074/S0032466309003035, Published online: 08 February 2010 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0032466309003035 How to cite this article: Virginie De Luca Barrusse (2009). Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940. L’exemple de la lutte antivénérienne. Population-F, 64, pp 531-560 doi:10.4074/ S0032466309003035 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/POF, IP address: 78.47.27.170 on 16 Feb 2017 Virginie De Luca Barrusse* Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940. L’exemple de la lutte antivénérienne Par quels biais la culture démographique s’est-elle diffusée en France dans l’entre-deux-guerres, et comment a-t-elle survécu à sa récupération par le régime de Vichy alors qu’elle devenait taboue dans l’Allemagne et l’Italie après 1945 ? Cette question connaît aujourd’hui un grand renouvellement historiographique auquel Virginie De Luca Barrusse contribue par cet article. En décalant la focale vers la lutte antivénérienne, elle démontre à la fois la sophistication de la « propagande » et l’avènement d’un nouvel argumentaire : pour lutter contre l’un des grands « fléaux sociaux » de l’époque, la médecine sociale fonde ses politiques de prévention sur l’argument démographique. En faisant de la croisade contre la syphilis une « politique d’amélioration de la productivité des mariages », elle unit durablement « quantité et qualité », volontarisme démographique et action sanitaire. Depuis la fin du XIXe siècle, la France se singularise de ses voisins européens par une natalité en baisse et, on l’oublie trop souvent, une mortalité qui peine à diminuer sous l’effet du vieillissement démographique. La reproduction de la population devient une question centrale à propos de la démographie française, car l’objet « population » n’est pas statique : c’est une agrégation d’individus se renouvelant par une combinaison de naissances et de décès, plus que par l’effet migratoire. Les milieux inquiets pour l’avenir de la population insistent sur la nécessité d’avoir trois enfants par famille : « il en faut deux pour remplacer les parents et il en faut un troisième car le calcul des probabilités prouve que sur les trois il y en aura en moyenne un qui mourra avant de s’être reproduit »(1). Pendant la première moitié du XXe siècle, le nombre d’enfants par famille et leur survie sont au centre des considérations * Université de Picardie, Laboratoire Curapp (CNRS). Correspondance : Virginie De Luca Barrusse, Université de Picardie, UFR Philosophie sciences humaines et sociales, chemin du Thil, 80025 Amiens cedex, courriel : [email protected] (1) Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, Programmes et Statuts, 1897 in De Luca Barrusse (2008a, p. 29). Ce texte a certainement été rédigé par le docteur Jacques Bertillon. Population-F, 64 (3), 2009, 531-560 V. De Luca Barrusse démographiques. En témoigne la distinction des enfants nés et encore vivants dans les recensements pour évaluer « la productivité des ménages » (De Luca Barrusse, 2008a, p. 193-211), même si les réseaux d’acteurs (institutions, associations) ont eu tendance à se mobiliser séparément, autour soit de la natalité, soit de la mortalité (Rollet, 2001), à travers des champs d’action distincts. L’objet de cet article est de montrer précisément les accointances entre les critères de quantité et de qualité dans les politiques de population, afin de rendre sa cohérence à la pensée démographique. Nous rejoignons Paul-André Rosental qui regrette le classement et la segmentation des idées démographiques au détriment de la mise en évidence de leur perméabilité (Rosental, 2007)(2). S’agissant en particulier des questions de quantité et de qualité, elles ont été traitées séparément en vertu d’une incompatibilité supposée entre natalité et eugénisme. Si ces mouvements ont pu être en concurrence, ils ne doivent certainement pas être considérés a priori comme exclusifs l’un de l’autre (De Luca Barrusse, 2008c). Si cette concurrence doit être interrogée et historicisée, et non posée comme un postulat, il en est de même des liens entre ces deux critères. C’est aussi le cas en France, où la pensée démographique qui appuie les politiques de population intègre la double exigence de qualité et de quantité. Nous proposons de définir ici les politiques de population comme l’ensemble des expériences et des mesures (lois, décrets) implicites ou explicites destinées à influencer l’effectif, la croissance, le renouvellement ou la composition de la population. Les expériences sont portées par des acteurs isolés ou constitués en réseaux (notamment associatifs) et les mesures les plus abouties sont encadrées, voire financées par l’État ou les organismes publics. Les argumentaires rendent compte des facteurs prioritaires et secondaires qui légitiment les expériences ou les mesures mises en place. Si le natalisme français, par son caractère particulièrement prégnant a beaucoup été étudié, rares sont les travaux qui soulignent la manière dont sa diffusion dans divers milieux conduit à en atténuer les effets les plus « sensationnels ». Si le natalisme s’est nourri d’accumulations successives d’argumentation et de stratégies de réappropriation – notamment à travers les préoccupations familialistes –, il s’est aussi par ailleurs dilué dans d’autres argumentaires (De Luca Barrusse, 2008a) dans lesquels se mesure le mieux sa diffusion hors des cercles ouvertement natalistes. Si le nombre reste la référence commune dans un pays qui se sent menacé dans son existence même, le critère de qualité s’impose, notamment dans les milieux médicaux, pour lesquels on pourrait parler d’un « natalisme sanitaire ». Le terme de sanitaire semble préférable à celui d’eugéniste dans la mesure où il recouvre une partie seulement de l’eugénisme. Le terme d’eugénisme familial utilisé par Anne Carol – eugénisme qui se veut nuancé – ne semble pas mieux adapté (Carol, 1995, p. 285). Ici, il est bien question de la diffusion d’une réflexion sur la reproduction quantitative de la population et de considération sur sa qualité. (2) Nous renvoyons plus largement aux deux volumes qu’il a coordonnés sur l’histoire politique des populations (Rosental, 2006 et 2007). 532 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 La lutte contre « les fléaux sociaux » constitue un cas particulièrement intéressant, car elle met à jour la complexité des argumentaires mobilisés dans le cadre des politiques de population qui s’élaborent sous couvert de la protection sociale(3). Comme le formule Patrice Pinell à propos du cancer, ce qui caractérise la maladie-fléau, c’est qu’elle est « supposée mettre en danger l’équilibre (démographique, social et/ou moral) de la société et [son] incidence peut être réduite par des moyens d’intervention appropriés » (Pinell, 1987, p. 74). Parmi ces fléaux, la lutte antivénérienne menée par des médecins et appuyée par des organismes d’État constitue un cas paroxystique lié aux représentations des maladies sexuellement transmissibles, comme en atteste la chronologie présentée dans l’encadré 1 (Castejón-Bolea, 2001 ; Davidson et Hall, 2001). Honteuses donc tues, ces maladies souffrent d’un manque de visibilité sur la scène publique. Or leurs effets, quantifiés, prennent une ampleur particulière quand la dépopulation menace, et les questions de qualité et de quantité des populations se cristallisent autour de la productivité du mariage. Un réseau de médecins entreprend alors d’éduquer la population sur les risques vénériens et leurs enjeux démographiques et familiaux. D’abord isolées, ces expériences sont, après la guerre, encadrées par des organismes publics et forment le dispositif de propagande antivénérienne à la fois technique et social, destiné à organiser et contrôler les rapports sociaux. La fabrication des recommandations sur la sexualité montre que c’est bien l’homme en société qu’il s’agit d’éduquer, puisqu’il contribue au renouvellement de la population. Le contenu de la propagande, notamment les films antivénériens, ne laisse aucun doute sur le rôle du natalisme dans l’éducation sanitaire. Cet article s’appuie sur des matériaux aussi divers que des livres, brochures, pièces de théâtre, tracts et revues d’associations. Des archives du Service historique de l’armée de terre et de l’Institut Pasteur ont également fait l’objet d’une analyse, ainsi que des films conservés dans les Archives françaises du film au Centre national du cinéma (CNC). Ces sources intéressent tant l’historien que le démographe par l’éclairage qu’elles apportent sur la construction d’une politique de population. (3) Cet article est le fruit d’une recherche portant plus largement sur les considérations démographiques sous-jacentes à la lutte contre ce qui fut considéré comme des « fléaux sociaux » (Bardet et al., 1988 ; Guillaume, 1986 ; Dargelos, 2006 et 2008 ; Pinell, 1992). 533 V. De Luca Barrusse Encadré 1. Les institutions de l’hygiène sociale et de la lutte contre les maladies vénériennes entre 1916 et 1938 La prévention des maladies vénériennes est menée par de multiples institutions dans lesquelles on retrouve les mêmes personnalités. On ne retiendra dans cette chronologie que les structures ayant joué un rôle majeur dans la propagande. 1916 : une Commission de prophylaxie des maladies vénériennes est créée au ministère de l’Intérieur. 1920 : cette commission est intégrée au nouveau ministère de l’Hygiène et confiée au professeur Pinard. 1924 : création de l’Office national d’hygiène sociale à l’initiative de Justin Godard, et confié à Jules Brisac, ancien directeur de l’hygiène au ministère de l’Intérieur. Les principaux ministères y sont représentés ainsi que les grandes associations de lutte contre les fléaux sociaux (tuberculose, alcoolisme, syphilis…) ou de protection de l’enfance. La présidence de l’Office est confiée à Georges Risler, la vice-présidence à Louis Forest et le secrétariat à Lucien Viborel. Son objectif principal est de centraliser et mettre à disposition les documents relatifs à l’hygiène et à la prophylaxie des maladies sociales, et de coordonner les actions. 1926 : création de la Commission générale de propagande au sein de l’Office, destinée à établir une liaison permanente entre les divers organismes publics et privés s’occupant de propagande d’hygiène sociale, et à organiser, encourager et soutenir les initiatives. Elle est divisée en sections, dont une antivénérienne. 1935 : l’Office national d’hygiène sociale est supprimé par mesure d’économie. La propagande développée depuis 1927 est entravée par les réductions budgétaires. En trois ans, les crédits accordés à la lutte contre les fléaux sociaux sont passés de 15 millions à 11 millions de francs. En 1936, ils sont réduits à 9 millions. Le budget afférent à la seule propagande sanitaire s’élevait à 1 million de francs. Il a été réduit en 1935 à 220 000 francs sur lesquels seuls 50 000 francs sont destinés à la propagande antivénérienne. 1936 : création de la Commission de propagande composée de représentants de chacune des grandes associations d’hygiène sociale. Désormais, les campagnes d’éducation sont officiellement prises en charge par les associations nationales des différents domaines. La propagande antivénérienne est confiée à la Société de prophylaxie sanitaire et morale dont Lucien Viborel est le principal maître d’œuvre. 1938 : Le ministre Marc Rucart crée le Conseil supérieur d’hygiène sociale, auquel est intégrée la commission de propagande. Le Conseil, dont le secrétaire général est le docteur Sicard de Plauzoles, est chargé de l’examen de toutes les questions envoyées par le ministre de la Santé publique relatives à l’organisation, au fonctionnement et au développement de l’hygiène sociale. Il est divisé en commissions : le docteur Gougerot est président de la commission de préservation des maladies vénériennes et le docteur Cavaillon secrétaire général. Le docteur Parisot préside la commission de propagande, le docteur Devraigne en est le vice-président et Lucien Viborel le secrétaire général. 534 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 I. Les accointances entre les critères de qualité et de quantité de population La lutte contre les maladies vénériennes offre un champ d’observation intéressant par la combinaison des variables démographiques en jeu. Parmi les maladies vénériennes, la syphilis entrave particulièrement la reproduction de la population car accroît la mortalité et la mortinatalité, et contribue de ce fait à la réduction des naissances. Lors du bilan de la syphilis en 1922, la commission de prophylaxie des maladies vénériennes estime chaque année son coût à 140 000 vies : « 20 000 enfants tués dans le sein de leur mère (mortinatalité), 40 000 avortements pathologiques, 80 000 décès d’enfants ou d’adultes. 1/10e de la population serait atteinte de syphilis »(4). Quant à la blennorragie, elle entraîne la stérilité et freine la fécondité des femmes. Fréquence de la maladie, impact démographique en termes de mortalité et de natalité grevée seront repris à l’identique, au moins jusqu’au régime de Vichy. La question des maladies vénériennes dépasse donc largement la dimension pathologique : ce n’est pas seulement la santé de la population qui est en jeu, mais aussi sa reproduction par ses conséquences sur la natalité. Si la syphilis en particulier combine réduction de la natalité et mortalité accrue, c’est par sa prétendue hérédité, connue sous le nom d’hérédosyphilis (Corbin, 1981 ; Quétel, 1986). « La syphilis est une maladie héréditaire : elle frappe la première, la seconde voire même la troisième génération du syphilitique »(5). Les dommages causés sont importants dans un contexte miné par l’idée que chaque génération présente un stade de dégénérescence plus avancé que la génération précédente (Carol, 1995, p. 91 ; Nye, 1984 ; Pinell, 2001). Du fait de la syphilis, « certaines familles voient s’accumuler à leur actif et les avortements et les décès ; bénédiction d’une certaine manière puisque la race n’en sera point souillée et que des malheureux ne traîneront point une stérile existence ; mais malédiction aussi pour cette famille d’où cette coulée de petits cercueils va sortir. S’ils vivent que deviendront-ils ? Des avortons, des rachitiques, des contrefaits, des valétudinaires, peut-être des détraqués, des idiots, des simples d’esprit. Dans tous les cas, il y aura une tare »(6). Surmortalité et dystrophies : telles sont les conséquences de la syphilis héréditaire. Les critères d’altération physique et du sens moral sont intimement liés chez les observateurs : « 30 % des enfants en France sont entachés d’hérédité syphilitique et cette hérédité se traduit chez eux par des arrêts de développement, des malforma(4) in « Projet de loi relative à la prophylaxie des maladies vénériennes, Rapport de Cavaillon et Sicard de Plauzoles », Prophylaxie antivénérienne, janvier 1929. Les auteurs définissent l’avortement spontané comme la mortalité avant le cinquième mois de grossesse et la mortinatalité, celle du cinquième mois de grossesse jusqu’au troisième jour après la naissance. On retrouve ces mêmes chiffres dans Dr Sicard de Plauzoles, La lutte contre les maladies vénériennes, 1943. (5) Dr Queyrat cité par L. Viborel (1930). (6) Dr Burlureaux, Le péril vénérien. Conseils aux jeunes filles, 1904. 535 V. De Luca Barrusse tions (tels les becs de lièvre), des troubles nerveux (convulsions, épilepsie, tics, méningite), des lésions des yeux, des altérations des dents et aussi des troubles et des anomalies de la mentalité : la plupart des enfants déments ou criminels sont des hérédos (monomanes, incendiaires, assassins) »(7). Dépopulation, dégénérescence et démoralisation : la syphilis jette l’anathème sur la population et compromet la qualité de sa reproduction. En 1902, le président du Conseil, Pierre Waldeck-Rousseau, convoque simultanément deux commissions extraparlementaires, l’une sur la dépopulation, l’autre sur les maladies vénériennes, confirmant l’imminence et la convergence des deux périls (Corbin, 1978, p. 269). Les maladies vénériennes sont donc un problème à la fois sanitaire et démographique. Plus généralement, les questions sanitaires et démographiques sont intimement liées dans la lutte contre les « fléaux sociaux ». En 1918, le docteur Leredde définit les maladies sociales parmi lesquelles il compte la tuberculose, l’alcoolisme et la syphilis comme « celles qui menacent les unités sociales dans leur quantité et dans leur qualité et qui peuvent ainsi compromettre l’avenir des sociétés »(8). En dehors même des cercles de médecins, cette double perspective s’affiche jusque dans les propos d’un ministre. En 1936, Henri Sellier, à la tête du ministère de la Santé publique, déclare : « il est urgent de défendre la race contre la certitude de la dégénérescence et de la destruction que les lamentables statistiques de la natalité, de la maladie et de la mort laissent apparaître […]. Nous voulons des enfants robustes, nés de parents sains »(9). Les maladies sociales combinent donc des effets propres qui obèrent l’économie de la population. C’est au double sens du mot économie qu’il faut comprendre cette proposition. D’une part, économie comme combinaison de facteurs de production, la natalité et la mortalité, qui s’articulent et déterminent le niveau de la population permettant sa reproduction. Lors du congrès de l’Alliance d’hygiène sociale à Mulhouse en 1931, le docteur Spilmann explique que la syphilis et la blennorragie sont « aussi néfastes l’une que l’autre pour la natalité. La blennorragie empêche les naissances. La syphilis tue les enfants ou les rend infirmes »(10). D’autre part, économie au sens où la population doit être administrée, c’est un capital qu’il s’agit de gérer. En 1924, pour le professeur Pinard, « tout être humain reçoit ou devrait recevoir au moment de sa procréation et posséder au moment de sa naissance le capital biologique, le capital ancestral le plus précieux et le plus sacré de tous : la santé […]. Ce capital ne doit être ni amoindri ni anéanti mais conservé entièrement et transmis au moins intact sinon augmenté »(11). (7) in L. Viborel (1930). (8) Dr Leredde, Les maladies de société : tuberculose, syphilis, alcoolisme et stérilité, 1918. (9) H. Sellier cité dans Prophylaxie antivénérienne, octobre 1936. (10) Dr Spilmann, « L’hérédosyphilis dans ses rapports avec la mortalité infantile », Congrès de l’Alliance d’hygiène sociale, Mulhouse, 1930. (11) Pr Pinard, « Le rôle de l’école dans la civilisation de l’instinct sexuel, conférence faite à la société française de pédagogie, le 27 novembre 1924 », Prophylaxie antivénérienne, mars 1930. 536 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 Deux ans plus tard, en 1929, les docteurs Cavaillon et Sicard de Plauzoles, figures-clés du mouvement antivénérien, résument : « La syphilis aboutit aux conséquences les plus graves : pour l’individu, c’est l’interruption temporaire du travail, c’est tout au moins un amoindrissement de sa capacité productive à laquelle correspond nécessairement une diminution de salaire. Heureux encore si l’orage passé il ne subsiste pas une infirmité permanente réduisant la victime à l’indigence. Pour la famille, c’est la désunion des époux, la maternité toujours déçue ou, ce qui est pis encore, la descendance marquée d’une tare héréditaire. Pour la société, c’est le gaspillage du capital social, l’accroissement des dépenses improductives car tous ces éclopés, toutes ces non valeurs, tout ce déchet humain tombent à la charge de la collectivité. Pour la patrie, c’est l’arrêt de son expansion morale et économique, c’est l’abâtardissement de la race, c’est l’indisponibilité d’une partie de nos effectifs militaires, c’est l’affaiblissement de la natalité, c’est la dépopulation »(12). L’individu, la famille, la société, la patrie montrent la dimension collective de la pathologie devenue fléau social, une transformation sous-tendue par l’argument démographique. Pour atteindre le statut de fléau social, il ne suffit pas qu’une pathologie compromette l’économie de la population, mais aussi qu’une mobilisation d’acteurs la rende visible sur la scène publique. Identifiant les étapes de « la carrière et [du] destin » des problèmes sociaux, parmi lesquels on peut classer les fléaux du premier XXe siècle, Herbert Blumer définit plusieurs stades(13) (Blumer, 1971). Après l’émergence du problème et sa légitimation, la mobilisation pour agir constitue la troisième étape de son modèle. Le débat sur la dépopulation, la dégénérescence et la démoralisation, le rôle d’accélérateur qu’y jouent les maladies vénériennes légitiment la création en 1901 de la Société de prophylaxie sanitaire et morale par le professeur Alfred Fournier, à la tête de la chaire des maladies cutanées et syphilitiques de l’hôpital SaintLouis depuis 1879. Ce premier réseau, composé de médecins spécialistes et de réformateurs, se développera avec la constitution d’autres groupes tels que La ligue contre le péril vénérien en 1923 dirigée par les docteurs Queyrat, Gougerot et Sicard de Plauzoles, et le Comité d’éducation féminine créé en 1925 par la doctoresse Montreuil-Straus (Rollet, 2008a). Cette première mobilisation à l’aube du XXe siècle résulte de la nécessité d’engager la lutte antivénérienne au-delà de la seule considération du caractère sexuellement transmissible de la pathologie qui en fait une maladie de la débauche et du cloaque, une maladie méritée dont les maux sont les justes châtiments de la turpitude. Il est d’autant plus difficile de lutter contre ces maladies qu’elles sont invisibles, honteuses et cachées (Baldwin, 1999, p. 355). La Société de prophylaxie sanitaire et morale se donne donc pour but de promouvoir la prophylaxie individuelle contre les maladies vénériennes et les (12) « Projet de loi relative à la prophylaxie des maladies vénériennes. Rapport des docteurs Cavaillon et Sicard de Plauzoles », Prophylaxie antivénérienne, janvier 1929. (13) C’est également le postulat de Dargelos (2008, p. 6-15). 537 V. De Luca Barrusse sortir des « bordels » où on les croyait cantonnées, ce qui limitait les mesures sanitaires à la surveillance de la prostitution (Corbin, 1978 et 1982). C’est en créant le concept de « syphilis des innocents » qu’Alfred Fournier contribue à sortir la maladie du seul cadre des relations sexuelles extraconjugales et vénales(14). Dans son livre Syphilis et mariage publié en 1880, le syphiligraphe développe l’idée de syphilis imméritée en dénombrant dans sa clientèle les épouses « innocentes » contaminées par leur mari (Harsin, 1989). Chiffres à l’appui, c’est la diffusion de la maladie au sein du foyer bourgeois qui est en jeu, compromettant sa descendance. La syphilis des innocents devient le fer de lance de la lutte antivénérienne en coupant court à l’idée de maladie méritée, en France comme en Écosse où le concept s’est diffusé dans l’entre-deux-guerres (Davidson, 1994, p. 273). « Il y a trop d’innocentes victimes pour qu’on puisse raisonnablement soutenir que le mal qui les fait souffrir est un châtiment nécessaire »(15). La maladie de l’un risque de devenir celle de l’autre : l’espace social de la pathologie s’étend. « Certains estiment qu’il faudrait faire silence autour de ces maladies qui ne sont, à leur dire, que la juste punition de la débauche […]. Ce qu’on est en effet convenu d’appeler un débauché n’est pas un être spécial vivant seul à l’écart sans rapports avec le reste du genre humain ; cet homme-là a une famille, des amis, il va au café et boit dans le verre qu’on nous présentera tout à l’heure après un nettoyage combien sommaire ! Il va se faire raser et c’est ce même rasoir dont on vient de faire usage pour lui qu’on va mettre aussitôt en contact intime avec votre propre épiderme ; cet homme enfin se « rangera » un jour, il se mariera, il voudra à son tour fonder une famille »(16). En 1943 encore, le docteur Sicard de Plauzoles confirme la circulation de la maladie dans l’espace social : « la contagion présente des ricochets inattendus ; elle passe du lupanar infâme au foyer de la famille, au lit de la femme la plus pure, elle frappe les enfants innocents jusqu’à la deuxième et troisième génération »(17). La visibilité sociale de la syphilis trouve les ressorts de son action dans la notion d’intérêt général. Les risques pour la quantité et la qualité de population, la circulation de la maladie dans l’espace familial, lieu de la reproduction de l’ordre social, légitiment l’organisation d’un plan de lutte contre le fléau destiné à éduquer les jeunes gens. C’est la quatrième étape de « l’histoire » des problèmes sociaux définie par Blumer (1971). (14) D’autres auteurs avant lui ont dénoncé les risques de la syphilis dans le mariage mais Alfred Fournier jouit d’une notoriété sans précédent. On peut citer E. Langlebert, La syphilis dans ses rapports avec le mariage, 1873. (15) Dr Spilmann, Le péril vénérien. Conférence de prophylaxie sanitaire et morale, 1926. (16) Dr Bizard, Le péril vénérien, influence néfaste des maladies vénériennes, blennorragie et syphilis sur la race (dépopulation et déchéance de la race), 1906. (17) Dr Sicard de Plauzoles, La lutte contre les maladies vénériennes, 1943. 538 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 II. La propagande : un dispositif complexe pour soutenir une politique de population Le processus de transmission de la maladie peut être contrôlé par l’éducation de la population dont la Société de prophylaxie devient promoteur. L’éducation des jeunes gens, hommes et femmes, s’appuie sur une série de recommandations contrôlées par le corps médical et, après la guerre, soutenue voire financée par des organismes d’État. C’est d’ailleurs l’objet d’une campagne qui s’appuie sur l’expérience publicitaire. La propagande – c’est bien le terme utilisé – est « pour la lutte contre la maladie ce qu’est la publicité dans le commerce et l’industrie »(18) affirme le docteur Spilmann. Il s’agit de « forcer l’attention en vertu de ce travail de cérébration inconsciente que connaissent bien les commerçants dont ils savent si bien tirer parti »(19). Dans d’autres groupes, notamment l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française qui organise une propagande pour le soutien de la famille nombreuse, c’est aussi l’exemple publicitaire qui fixe les modalités de la stratégie de communication (De Luca Barrusse, 2008a, p. 62). Les campagnes d’information et d’éducation s’appuient sur des savoirs marchands et mobilisent des supports variés pour obtenir une adhésion inconditionnelle aux idées défendues. Car il y a bien convergence des modes d’action : tous les moyens sont mis à disposition de l’éducation des jeunes gens, et c’est la combinaison de ces moyens qui est censée être efficace. Tout au long de la première moitié du XXe siècle, les brochures, tracts, conférences, affiches auxquels on peut ajouter les romans et pièces de théâtre forment l’ossature de l’éducation sanitaire. À partir de la fin de la guerre, la propagande s’organise et encadre les efforts jusque-là dispersés. Deux nouveaux modes d’information, la radio et le cinéma, sont mobilisés, et la propagande devient un ensemble cohérent, un système au service d’une politique de population. C’est la brochure rédigée par un médecin qui est à l’origine de la campagne d’éducation, car elle permet d’évoquer le mal vénérien sous couvert d’une sorte de tête-à-tête avec le médecin. Dans la première moitié du XXe siècle ces brochures se multiplient, et garçons et filles, séparément, sont destinataires d’informations sur les maladies vénériennes (De Luca Barrusse, 2010). Cette forme de communication, « personnalisée », permet de cibler des groupes particuliers (Ellul, 1990, p. 19), et les propos tenus font écho à leurs préoccupations, comme c’est le cas pour les étudiants en médecine ou les sportifs(20). Les brochures vont être concurrencées par d’autres supports à partir de 1915. La prise en considération de la progression des maladies vénériennes (18) Dr Spillmann, L’évolution de la syphilis. Un bilan de 25 ans à Nancy, 1907-1932, Paris, 1933. (19) Dr Burlureaux, Rapport à la 11e conférence internationale pour la prophylaxie des maladies vénériennes, 1902. (20) Pr Gougerot, Dr Cavaillon, Protégez vous contre les maladies vénériennes, Conseils aux étudiants, Paris, 1930. Dr Fouqué, Jeunesse sportive lis moi ! Deux fléaux : blennoragie, syphilis, Comment les éviter, comment les guérir, 1930. 539 V. De Luca Barrusse dans l’armée marque en effet le début de l’intensification et de la diversification des campagnes d’information (Le Naour, 2002 ; Darmon, 2000). Comme dans plusieurs pays engagés dans le conflit, la menace syphilitique sur les troupes contraint à l’action les hommes politiques et les services médicaux de l’armée jusque-là réservés devant ces maladies honteuses (Towers, 1980 ; Parascandola, 2008). En France, la Commission permanente d’hygiène et de prophylaxie du ministère de l’Intérieur propose au ministère de la Guerre une batterie de mesures destinées à enrayer l’épidémie dans ses rangs(21). Des tracts sont édités à côté des conférences sur l’hygiène sexuelle qui, depuis 1902, informent les nouvelles recrues(22). Ce qui est nouveau, c’est la présentation de films comme support de ces conférences. En 1918, On doit le dire, film d’animation de sept minutes, est projeté dans les salles de cinéma devant des soldats(23). Il montre deux hommes, le poilu Matthieu et le bersaglier Matteo infectés par la même prostituée. Matteo préfère se confier au docteur Charlatanos dont les miracles sont vantés sur une affiche, tandis que Matthieu préfère voir le docteur du dispensaire : devant lui, il baisse son pantalon, un phylactère apparaît à la place de son bas-ventre – car le cinéma doit faire avec la censure – « mon pauvre ami c’est la syphilis » (Kuhn, 1986 et 1994). « Je suis avarié, je vais me tuer » poursuit le soldat. « Tu es contagieux, suis mes prescriptions tu n’auras pas d’accident grave et dans quatre ans tu pourras te marier ». Matteo quant à lui, bien que couvert de roséole se marie, « c’est un véritable crime ». En cinq ans, sa femme fait sept fausses couches. Voici enfin un enfant qui naît, débile, puis un autre, hydrocéphale. Dix ans plus tard, le nez de Matteo s’effondre, vingt ans après, il est paralysé et dément. Un phylactère résume : « la syphilis est un péril social, elle atteint souvent l’individu non seulement dans sa personne mais aussi dans sa descendance. Les syphilitiques qui ne se soignent pas n’ont que des enfants morts nés ou des enfants dégénérés physiquement et intellectuellement ». Le contraste est saisissant avec Matthieu qui s’est soigné. La dernière image le montre entouré de ses cinq enfants, sa femme qui allaite le petit dernier près d’un berceau. On trouve là les ingrédients qui seront ceux des films de propagande : la dramatisation du mariage contrarié, la fécondité en pointillé, la surmortalité des enfants, leurs handicaps, mais aussi la guérison possible(24), et la famille saine et nombreuse comme image du bonheur personnel et de l’ordre social. Au sortir de la guerre, la campagne de propagande s’intensifie, stimulée par l’expérience de la fondation Rockefeller qui fournit les cadres de l’action à (21) SHAT, 9 N 968 S, « Rapport de la commission permanente d’hygiène et de prophylaxie au sujet des dangers des maladies vénériennes ». (22) Par exemple, Conseils au soldat pour sa santé, 1916. (23) CNC - Archives françaises du film, On doit le dire, réalisation Marius O’Galop, Jean Comandon, 1918, film d’animation noir et blanc, 7 minutes. (24) Ajoutons aussi le charlatanisme qui compromet toute guérison possible mais ne sera pas examiné dans cet article. 540 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 mener(25). Dans sa lutte contre la tuberculose, elle adopte simultanément plusieurs modes de communication : conférences, articles de presse, affiches, brochures, films, théâtre et guignols. C’est Lucien Viborel, engagé en 1917 par la fondation pour travailler au Comité national de défense contre la tuberculose(26) (CNDT), qui devient en 1922 son directeur de la propagande qu’il définit comme « l’art de propager, de répandre, de vulgariser, de faire rayonner » (Viborel, 1930). Dans l’entre-deux-guerres, il orchestre la propagande de l’hygiène sociale (tuberculose, lutte contre la mortalité infantile), ce qui explique certaines similitudes dans les campagnes menées contre les différents fléaux sociaux. En 1924, il est chef de la propagande antivénérienne en qualité de chargé de mission au ministère de la Santé publique et, l’année suivante, il est secrétaire général de la propagande à l’Office national d’hygiène sociale(27). Il est l’auteur d’un manuel du propagandiste en hygiène sociale dans lequel il évalue l’ensemble des moyens disponibles pour convaincre. La propagande, telle qu’il la conçoit et telle qu’elle sera menée, est un dispositif destiné à créer une adhésion à un reformatage des pratiques sociales (et ici sexuelles) grâce à l’utilisation d’outils variés créant à la fois un choc (affiche, conférence, tract) et une imprégnation lente mais forte des esprits par la radio et le cinéma. En France, en Espagne, en Écosse, et même au Canada, deux nouveaux modes de propagande vont être investis du rôle d’éducation de la population (Perdiguero et al., 2007 ; Boon, 1990 ; Cassel, 1987, p. 206-216 ; Davidson, 2000, p. 139-141). Au ciblage de groupes particuliers et à la révélation de l’affiche ou du tract, le cinéma et la radio substituent une éducation des masses (Ellul, 1990, p. 21). La radio permet de toucher un plus grand nombre d’individus que ceux disposés à lire les tracts et brochures ou regarder les affiches. Des semaines nationales contre la syphilis sont organisées à partir de 1926, à l’instar de celles contre la tuberculose, pendant lesquelles des spécialistes, syphiligraphes reconnus, évoquent les maladies vénériennes sur les ondes au cours d’émissions thématiques. Ils sont conseillés par Viborel qui préconise des phrases courtes, claires, lapidaires. Il faut « de l’attrait ! de la mesure ! de la concision ! de la variété » (Viborel, 1930). En avril 1928, au cours de la Semaine nationale de la protection de la mère et de l’enfant contre la syphilis, le docteur Cavaillon évoque « la syphilis : le mal des innocents » tandis que le docteur Queyrat prévient que c’est « la principale cause de mortalité infantile » et que le docteur Milian explique que « lutter contre la syphilis c’est réduire la mortinatalité ». Le 1er décembre 1937, Sicard de Plauzoles fait une causerie radiodiffusée depuis le poste de la tour Eiffel : « La syphilis tue les enfants ou diminue considérablement leur force de résistance alors que la (25) Archives de l’Institut Pasteur, CNDT 14, « Notes sur la commission américaine pour la préservation de la tuberculose en France (Fondation Rockefeller) », 1917-1922. (26) Archives de l’Institut Pasteur, CNDT 8, « Titres, travaux et activités de Lucien Viborel ». Né en 1891, il est l’auteur d’une thèse soutenue à l’École pratique des hautes études sur « les doctrines de la tuberculose ». (27) Archives de l’Institut Pasteur, CNDT 8, ibid. 541 V. De Luca Barrusse blennorragie les empêche de naître et fait de jeunes femmes auparavant très saines, des malades et parfois des infirmes »(28). La radio permet de mobiliser l’opinion sur les enjeux de population autour de la mortalité et de la natalité tandis qu’au même moment des affiches « enfoncent le clou » (document 1). Document 1. La syphilis augmente la mortalité des enfants Source : L. Viborel, 1930, p. 169. À partir de 1925, le cinéma devient une pièce centrale de la propagande par la fiction et le documentaire sous le contrôle d’organismes d’État. Lucien Viborel joue un rôle essentiel dans son développement, dont la « force de suggestibilité » est d’autant plus puissante que « le nombre de visuels est considérablement plus grand que le nombre d’auditifs : il y a environ 80 % de visuels dit-on » (Viborel, 1930). Il affirme que « le cinéma créateur d’impressions distrayantes est avant tout un prodigieux agent d’éducation […]. Il est maintenant considéré très sérieusement comme un instrument puissant et très efficace d’éducation intellectuelle, morale, technique et sanitaire ». C’est dans le cadre de la fondation Rockefeller et de ses visites aux ÉtatsUnis qu’il se familiarise avec le cinéma comme moyen d’éducation(29). Les films d’enseignement sur la tuberculose commandés par des institutions se sont développés après la guerre, au moment où la mission Rockefeller met en place des équipes automobiles qui parcourent le territoire en projetant des films de prophylaxie. Il ne manquait qu’une impulsion à la propagande antisyphilitique (28) Cité dans Prophylaxie antivénérienne, mai 1938. (29) Archives de l’Institut Pasteur, CNDT 14. 542 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 pour se doter de films(30) (Lefebvre, 2002 ; Zarch, 2002), et elle viendra en 1925 de l’initiative privée. Le docteur Leredde, syphiligraphe bien connu, signe le premier documentaire Une maladie sociale : la syphilis. Comment elle peut disparaître(31). Le film arrive à point nommé alors que lors de son assemblée constitutive, en juin 1926, Lucien Viborel, secrétaire de la commission de propagande de l’Office national d’hygiène sociale, prévoit qu’elle aura à s’investir dans le cinéma éducatif, et devra combler « les lacunes en établissant ou en aidant à établir ces documents de haute portée éducative »(32). Lucien Viborel, qui est aussi membre du CNDT va contribuer à l’incorporation de sa cinémathèque au sein de la commission de propagande(33). Elle sera désormais cogérée, même si c’est dans les locaux du CNDT que les bobines seront conservées pour être prêtées. En 1926, la commission se rend acquéreur du film de Leredde ainsi que deux autres métrages américains : L’hygiène sexuelle chez la femme qui donne des informations sur la physiologie féminine et les maladies vénériennes à un public féminin, tandis que Causes et effets de la syphilis est destiné à des spectateurs masculins(34). À partir de 1927, le catalogue de la cinémathèque de l’Office national d’hygiène sociale s’enrichit de films qu’il oriente et finance, comme Il était une fois trois amis produit par Jean Benoît-Levy(35). C’est sur la demande de la commission de propagande de l’Office que le docteur Devraigne, puériculteur, conçoit le scénario de cette fiction. Il n’en faudra pas moins de quatre versions avant que le film soit réalisé (avec le concours de la commission) et présenté officiellement le 16 novembre 1927 à la Sorbonne, avant de sortir dans les salles de cinéma le 15 février 1929 (Vignaux, 2007). La commission de propagande oriente et contrôle la crédibilité des scénarios. En mars 1931, le docteur Malichowski y présente son projet de film Le roi pâle et en fait l’expérience. C’est l’histoire d’une famille « frappée par le terrible mal » qui est retracée, celle de ses enfants, tous boiteux, aveugles ou sujets à des troubles mentaux, ce qui conduit l’un d’entre eux à fuguer. La dernière partie du film montre les bienfaits du traitement appliqué au dernier enfant hérédosyphilitique. Le docteur Sicard de Plauzoles approuve le scénario mais fait remarquer que la luxation congénitale provoquant la claudication est peu fréquente alors que le docteur Cavaillon se demande s’il est possible qu’un homme fasse une fugue sans que dans sa jeunesse des troubles aient été relevés. Le psychiatre Levy (30) Voir l’importante filmographie de Jean Benoit-Levy, interlocuteur privilégié du milieu de l’hygiène sociale qui lui commande plusieurs films (Vignaux, 2007). (31) CNC – Archives françaises du film, Un fléau social : la syphilis et l’organisation de la lutte antisyphilitique, 1922 ; Une maladie sociale : la syphilis. Comment elle peut disparaître, Réalisation Dr Leredde, court-métrage, muet, 36 minutes noir et blanc, 1923, diffusé en 1925. (32) L. Viborel, « Exposé de la question de la propagande d’hygiène sociale, à l’occasion de la constitution de la commission de propagande de l’Office national d’hygiène sociale », 6 p. (33) Archives de l’Institut Pasteur, CNDT 8. (34) Le premier dure 35 minutes, le second 45 minutes. (35) CNC – Archives françaises du film, Il était une fois trois amis, Scénario Dr Devraigne, Réalisation Jean Benoit-Levy, long métrage, muet noir et blanc, 1h17, 1927 (sur les écrans en 1929). 543 V. De Luca Barrusse Valensi cite alors le cas d’un homme descendant chercher des cigarettes et se retrouvant… au Tonkin. Devant la rareté des cas observés, le président de la commission, Georges Risler, demande alors à Malichowski de trouver d’autres exemples de tares héréditaires « susceptibles de frapper plus profondément l’esprit du public »(36). Les maladies vénériennes et l’armement antisyphilitique en 1928 et le Conte de la mille et deuxième nuit en 1929 sont eux aussi sollicités et financés par l’Office. Le premier est un documentaire, le second est un film d’animation destiné aux colonies. Ces films seront présentés dans des lieux publics, en plein jour, grâce à un nouvel appareil dit « cinéma sans fin » qui diffuse en continu de courtes séquences. Mais surtout, ces films sont mis en circulation sur le territoire grâce aux « groupes automobiles de propagande par le cinématographe » à partir de juin 1928, sur le modèle de la mission Rockefeller qu’on retrouve aussi en Europe et notamment en Écosse (Davidson, 2000, p. 141). En 1931, onze camions de propagande circulent sur le territoire pour diffuser des films antisyphilitiques et des conférences grâce à un itinéraire préparé en concertation avec les préfets. Ces départements reçoivent tracts, brochures, affiches destinés à préparer l’arrivée de l’automobile. Il est difficile d’évaluer la diffusion de ces films et leur impact. Le service de prophylaxie des maladies vénériennes comptabilise 1 207 projections de films en 1929, 806 en 1930 mais 4 335 en 1931(37). Or ces chiffres sont des minimums. La cinémathèque de l’Office national d’hygiène sociale n’est pas seule à centraliser et diffuser des films de propagande : le Musée pédagogique, la cinémathèque du ministère de l’Agriculture, celle de la ville de Paris y concourent également (Vignaux, 2002 ; Murray Levine, 2004). Leur effort est relayé par des organismes régionaux, notamment les offices du cinéma éducateur qui diffusent les films antisyphilitiques (Borde et Perrin, 1992, p. 52-53). Certains exploitants de salles participent à l’effort de propagande en projetant occasionnellement des actualités sur la lutte antisyphilitique et les inaugurations de dispensaires (Lefebvre, 1993). Dans l’armée elle-même, des films sont préparés par les médecins militaires et présentés aux soldats. À partir du milieu des années 1930, La blennorragie danger social et La syphilis ennemi public n° 1 sont systématiquement projetés lors de l’incorporation (Lefebvre, 1993), mais l’impact de ces films est difficile à mesurer. Les travaux portant sur le cinéma éducateur tendent à montrer que ces films sont bien perçus sans qu’il puisse être précisé si c’est l’intérêt du sujet, l’attrait de la nouveauté, ou le caractère exceptionnel du cinéma, surtout dans les campagnes, qui attirent les spectateurs (de Pastre, 2004 ; Murray Levine, 2004). (36) Commission de la propagande de l’Office national d’hygiène sociale, section antivénérienne, séance de mars 1931 cité dans Prophylaxie antivénérienne, décembre 1931. Ce film ne semble pas avoir été produit. (37) Ministère de la Santé, Direction de l’hygiène et de l’assistance publique, Service de prophylaxie des maladies vénériennes, Statistiques pour l’année (1929, 1930, 1931, 1932, 1933). 544 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 Plus généralement, c’est l’influence de la politique menée qui est difficile à évaluer. Une comptabilité est pourtant régulièrement tenue et publiée dans les revues associatives qui rendent compte de l’activité menée. En 1927, l’affiche « Protégez-vous contre la syphilis » est tirée à 60 000 exemplaires, le tract relatif aux « Services de prophylaxie des maladies vénériennes » à 10 000 exemplaires, une brochure sur « Les maladies vénériennes » à 25 000 exemplaires, 120 séances de théâtre ont évoqué les maladies vénériennes devant 69 480 spectateurs, 200 conférences ont réuni 160 000 auditeurs et 102 projections de films ont eu lieu. À côté de cette information diffuse, il faudrait rendre compte de l’effet de campagnes ciblées. Lors de la semaine de la syphilis en 1930, les journalistes parisiens, documentés par la commission de propagande, sont invités à publier des articles sur la question. L’affiche « Protégez-vous contre la syphilis » est largement diffusée, y compris dans les gares et le métro. Les tracts « Ne courez pas le risque » et « Conseils aux étudiants » sont largement distribués. Des conférences sont organisées tous les jours devant les étudiants des grandes écoles, les employés des PTT, les cheminots…(38). Radio Paris diffuse tous les jours des causeries telle que « Ce qu’est la syphilis », « le diagnostic et le traitement de la syphilis », « l’hérédosyphilis », « le mariage des syphilitiques ». « Elles n’ont soulevé aucune espèce de protestation de la part des auditeurs, bien au contraire » affirme Sicard de Plauzoles, « les nombreuses lettres que j’ai reçues prouvent que la radiodiffusion est un merveilleux moyen de propagande atteignant les villages les plus reculés. Mes auditeurs et auditrices étonnés de nos révélations m’ont promis dans des lettres touchantes de suivre mes conseils ». Pour rendre compte de la propagande, il faudrait également comptabiliser les actions menées auprès des jeunes filles (surtout de la bourgeoisie) par les conférencières du comité d’éducation féminin (CEF), des femmes médecins exclusivement (Stewart, 1997, p. 393-394 ; Rollet, 2008a). En 1925, le CEF édite une affiche intitulée « La syphilis maladie héréditaire assassine la race. Femmes combattez-là » et la première carte postale illustrée relative à la syphilis « le fléau vénérien atteint cruellement la mère et l’enfant : femmes connaissez-le afin de mieux le combattre ». Une autre carte exhorte « jeune fille, pense à tes futurs enfants, épouse un homme sain ». De 1925 à 1935, le CEF donne 644 conférences dont 325 en province qui réunissent 140 000 personnes. En province, elles font salle comble : « l’attrait du sujet nouveau, la curiosité aussi de voir une femme parler à des femmes d’un sujet qui paraît scabreux y sont pour quelque chose »(39). La propagande, orientée et financée par des organismes d’État, se donne les moyens de créer les conditions de l’acceptation du modèle qu’elle défend. (38) Prophylaxie antivénérienne, janvier 1931. Commission générale de propagande de l’Office national d’hygiène sociale, section antivénérienne, séance du 27 mars 1930. (39) G. Montreuil-Straus, « 10 années de propagande éducative : l’œuvre accomplie par le CEF », Prophylaxie antivénérienne, mai 1935. 545 V. De Luca Barrusse III. Les objectifs de la propagande : garantir la qualité et la quantité de population Cette propagande s’appuie sur des présupposés moraux qui en orientent le contenu. Son objectif est de réguler les conduites, comme Lucien Viborel l’affirme : « Dans la lutte contre la syphilis et les autres maladies vénériennes, le grand facteur, grand dans l’ordre de l’importance et de la logique, est l’éducation qui est du ressort de la morale. Il faut éduquer pour former la volonté, discipliner et maîtriser les instincts »(40). La régulation des conduites, objet de campagnes d’éducation, passe par un processus de délégation aux acteurs sociaux du souci de sa santé comme de celles des autres. En effet, le dispositif de propagande vise à réguler tant les pratiques sexuelles que les comportements en société. De l’intérêt personnel à l’intérêt général, de la responsabilité individuelle à la dimension collective des comportements privés, une série de normes et de règles est énoncée dans lesquelles le « je » individuel est lié au « nous » collectif. Par-delà la lutte contre la contagion vénérienne, la finalité de cette éducation est de préserver l’ordre social et la reproduction de la population par le renouvellement de générations saines. Les registres sur lesquels elle s’appuie révèlent un aspect méconnu et sous-estimé des politiques de population, le plus souvent étudiées dans leurs effets coercitifs ou incitatifs, mais rarement à propos de leur rôle éducatif. La propagande informe sur les maladies vénériennes, moins bénignes qu’on le croit parfois. Le fait est particulièrement net pour la blennorragie. « Dans le public il est de mode de considérer la chaude-pisse comme bagatelle, une misère […]. Or cette bagatelle est une des causes principales de la dépopulation dont notre pays a tant à souffrir »(41) rappelle le docteur Bizard. En 1925, devant les étudiants de l’université de Nancy, le docteur Spilmann s’insurge « contre la tendance qu’ont certaines familles à considérer la première blennorragie d’un fils comme un brevet de virilité »(42). L’information est assortie de deux effets dramatiques. Le premier ressort de la dramatisation repose sur la démonstration d’un fléau sournois. En 1911, le docteur Bessede prévient son fils : « Une des particularités de l’avarie est qu’elle peut exister chez les jeunes personnes ayant toutes les apparences d’une santé florissante. Telle bouche attirante, ornement d’un frais visage, pourrait fort t’inoculer le pire des venins dans un baiser dont sera empoisonnée toute ta vie, celle de ta femme et de tes enfants par surcroît »(43). (40) L. Viborel, L’éducation publique contre la syphilis. De l’importance de l’éducation morale, 1928. (41) Dr Bizard, Le péril vénérien, influence néfaste des maladies vénériennes, blennoragie et syphilis sur la race, 1906. (42) Dr Spilmann, Le péril vénérien. Conférence de prophylaxie sanitaire et morale, 1926. (43) Dr Bessede, L’initiation sexuelle. Entretiens avec nos enfants, 1911. 546 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 On a là un registre semblable à celui observé par Patrice Pinell dans la lutte contre le cancer (Pinell, 1992). Le deuxième ressort de la dramatisation repose sur la description détaillée des manifestations corporelles. Le docteur Gougerot s’adresse aux soldats : « sais-tu que la blennoragie mal soignée peut te rendre stérile et impuissant en « tombant dans les bourses », qu’elle peut te rendre impotent en attaquant les jointures ; sans compter les rétrécissements, maladies de la vessie et des reins, qu’elle peut rendre ta femme infirme, stérile, détraquée, et la tuer par péritonite ; qu’elle peut rendre aveugle tes enfants ? »(44) La litanie des maux produit un effet dramatique. En 1920, le docteur Azoulay explique que la syphilis « affecte surtout la peau, les os tels que le tibia que l’on a appelé « l’os aimé de la syphilis », le nez qu’elle ébrèche, effondre, dit en pied-de-marmite, la langue, notamment chez les fumeurs, le palais et le voile du palais qu’elle perfore, les testicules, la verge, les muscles moteurs de l’œil. Mais c’est surtout sur le système nerveux que cette maladie exerce par-dessus tout ses néfastes conséquences »(45). Si dans l’ensemble il y a consensus sur le sens de la propagande, la violence volontaire des discours a été discutée. Globalement, les auteurs des années 1920 et 1930 rejettent le modèle des discours d’avant-guerre. Si en 1902 pour le docteur Burlureaux, « il n’est pas mal de provoquer l’obsession de ses concitoyens quand il s’agit d’atteindre un but louable »(46), pour le professeur Spilmann en 1930, « l’essentiel en pareille matière est de ne pas heurter l’opinion. Il faut agir avec infiniment de tact. Point n’est besoin de coller sur les murs des affiches dont l’horreur brutale va à l’encontre du but poursuivi. On peut faire de la propagande antivénérienne sans afficher des serpents, des flammes ou des têtes de mort. C’est un procédé que je qualifie sans crainte de ridicule. Il ne faut pas affoler le public pour l’habituer à se protéger contre le péril vénérien : il suffit de le documenter »(47). Si c’est le choc de la révélation que les propagandistes d’avant-guerre entendent provoquer, dans les années 1920, c’est plutôt une adhésion à l’idée de préservation qui explique la volonté de changer de ton, même si l’évolution est peu perceptible dans les tracts et conférences. Dans les brochures, les médecins délèguent les moyens de repérer la maladie et de la diagnostiquer. Les hommes et les femmes apprennent à s’inquiéter de manifestations corporelles suspectes comme dans la lutte contre le cancer (Pinell, 1992). En 1930, le docteur Fouqué explique aux jeunes sportifs : (44) SHAT 9 N 987 S, Dr Gougerot, « Soldat ! Défends toi contre les maladies vénériennes », 16 p. (45) Dr Azoulay, Pour sauver la race : ce que tout le monde doit connaître : le péril vénérien, 1920. (46) Dr Burlureaux, Rapport à la 11e conférence internationale pour la prophylaxie des maladies vénériennes, 1902. (47) Pr Spilmann, « La lutte antivénérienne en Meurthe-et-Moselle au cours des 25 dernières années », Prophylaxie antivénérienne, janvier 1930. 547 V. De Luca Barrusse « une femme qui vous raconte avoir eu plusieurs fausses couches est suspecte de syphilis, de même que celle qui accuse de fréquents maux de tête, de même celle dont la voix est enrouée, comme éraillée, de même que celle dont les cheveux présentent de place en place des clairières, de même celle dont le cou se cercle de ce collier brun appelé poétiquement collier de Vénus. Méfiezvous de celles qui présentent ces glandes du cou […]. Avant de dénouer votre idylle prenez la belle sur vos genoux, caressez-lui doucement la nuque, aventurez même votre main vers des régions plus intimes et tâtez les plis de l’aine. Si vous découvrez ici ou là des glandes dures roulant sous le doigt, allant de la grosseur du pois à celle de la noisette, n’insistez pas »(48). La propagande donne les moyens d’acquérir la capacité à interpréter des signes indicateurs d’un risque(49). Lorsque le docteur Bizard égraine les conséquences de la syphilis : déformation des doigts et des orteils, surdimutité, lésions du cœur, bégaiement, bec-de-lièvre, arriération mentale, imbécillité, hystérie, folie, il précise : « Après m’avoir entendu vous allez penser que logiquement je ne puis conclure que d’une seule façon ; convier les vénériens blennorragiques et syphilitiques à rester célibataires et surtout aux syphilitiques de ne pas faire d’enfants. Ceux qui penseraient ainsi se tromperaient et ne serait-ce du reste plutôt de dépeuplement que de dépopulation qu’il faudrait parler si tous ceux qui ont été plus ou moins avariés dans leur jeunesse se condamnaient à ne pas se marier et à ne pas procréer »(50). Le dispositif de propagande est destiné à organiser les rapports sociaux selon des critères de productivité, en s’appuyant sur la prise de conscience dramatisée des effets de la maladie. C’est le mariage, comme préalable à la reproduction, qui est l’enjeu de la propagande. « Le mariage devient la pièce maîtresse de la prophylaxie antivénérienne », il faut y cantonner les relations sexuelles (Quétel, 1986, p. 186). C’est le seul moyen de préserver une descendance menacée par l’hérédosyphilis comme le montrent notamment les films de propagande. Cantonner les relations sexuelles au mariage Comme l’a noté à juste titre Alain Corbin pour l’avant-guerre, la Société de prophylaxie entreprend une campagne de dissuasion à l’égard de la sexualité juvénile (Corbin, 1978). Ses membres s’accordent à défendre la chasteté : « ce qu’il faut obtenir c’est que les jeunes gens se marient vierges »(51). Et le corollaire de la chasteté est le mariage précoce, le « plus sûr abri contre le péril vénérien »(52). En dépit des propos des premiers sexologues qui, à partir des années (48) Dr Fouqué, Jeunesse sportive lis moi !..., 1930. (49) Ces descriptifs sont plus rares pour les femmes (De Luca Barrusse, 2010). (50) Dr Bizard, Le péril vénérien, influence néfaste des maladies vénériennes, blennoragie et syphilis sur la race, 1906. (51) Dr Queyrat, La démoralisation de l’idée sexuelle, 1902. (52) Dr Burlureaux, Rapport à la 11e conférence… 1902. 548 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 1910, dénoncent ses effets notamment sur l’onanisme, la Société de prophylaxie ne se départira pas de sa position et opposera la théorie de conservation de la santé par l’abstinence (Chaperon, 2007). En 1916, « pour ne pas contracter les maladies vénériennes, il n’est qu’un moyen efficace : ne pas s’y exposer. La chasteté ne fait rire que les imbéciles » explique-t-on au soldat(53). Et de conseiller le mariage précoce pour les célibataires et la fidélité pour les mariés. Dans sa conférence aux élèves du lycée Condorcet sur Vénus et ses dangers en 1925, le docteur Laignel-Lavastine donne des détails sordides et repoussants des symptômes vénériens avant de prescrire la chasteté(54). Hormis la chasteté, deux moyens de prophylaxie dite individuelle sont disponibles : la pommade au calomel et le préservatif en caoutchouc que la loi du 31 juillet 1920 n’a pas interdit, compte tenu de son usage dans l’armée(55). Dès 1902, le docteur Burlureaux pose les termes du débat : la Société de prophylaxie « ne peut pas ne doit pas s’intéresser aux moyens artificiels de protection d’abord parce qu’aucun de ces moyens n’est sanctionné par la morale, ensuite pour des raisons non de pudibonderie mais de décence, enfin parce que des industriels de bas étage ne manqueraient pas de transformer notre approbation en réclame fort lucrative pour leur commerce innomé »(56). Les arguments du débat sont posés pour un demi-siècle au moins : promouvoir les préservatifs c’est encourager l’immoralité en facilitant des relations sexuelles sans risques, c’est faire le lit du néomalthusianisme. La question est donc de savoir s’il faut rendre public ces moyens de protection, et dans ce cas, comment les présenter dans des espaces publics fortement contrôlés (Iacub, 2008). Les discussions sont révélatrices, la distorsion entre les convictions et les savoirs des médecins et ce qui est exposé dans la propagande montre que des choix ont été faits entre le licite et l’illicite, le convenable et l’inconvenable, entre le dangereux et le prudent. On retiendra le débat qui s’ouvre en 1933 au sein de la Société. Depuis le début de la décennie, la sexualité et le contrôle des naissances sont plus clairement discutés, et des associations se créent : l’Association d’études sexologiques en 1931, la Société de sexologie en 1932 ; deux revues néomalthusiennes, La grande réforme (1931) et Le problème sexuel (1933), voient le jour (De Luca Barrusse, 2008a, p. 260-264 ; 2008b). Le mouvement antivénérien est contraint de se positionner. Au sein de la Société, les avis sont partagés sans toutefois être extrêmement tranchés. Le docteur Siredey (53) Conseils au soldat pour sa santé, 1916. (54) Dr Laignel-Lavastine, Vénus et ses dangers. Conférence de prophylaxie sanitaire et morale, 1926. (55) Certains auteurs utilisent le terme générique de préservatif pour évoquer ces deux moyens. Metchnikoff et Roux de l’Institut Pasteur ont mis au point en 1906 une pommade qui, frictionnée sur le sexe, permettrait de réduire les risques de la contagion. Votée sous les pressions des natalistes et familiaux, la loi de 1920 interdit notamment la vente et la diffusion d’objets anticonceptionnels autres que le préservatif en caoutchouc qui fait partie du paquetage du soldat (De Luca Barrusse, 2008a, p. 123-124). (56) Dr Burlureaux, Rapport à 11e conférence…, 1902. 549 V. De Luca Barrusse estime que la distribution d’indications relatives aux moyens de prophylaxie n’est pas bonne car d’abord une incitation à la débauche, tandis que le professeur Gougerot préconise l’éducation morale, mais « pour les imprudents, il faut indiquer les moyens prophylactiques utiles »(57). Dans les congrès, les médecins reconnaissent l’utilité du préservatif. Lors de la Conférence de la défense sociale contre la blennorragie qui se tient en février 1933, les avis sont unanimes : « la meilleure méthode, incontestablement la plus sûre, c’est l’usage d’un bon préservatif »(58). Or ces propos, tenus dans des cercles de médecins, n’apparaissent pas dans les documents de propagande. La même année, les interrogations de la doctoresse Montreuil-Straus, chargée de préparer un tract de conseils prophylactiques contre la blennorragie par la Société, révèlent le cœur du problème. Pour éviter la contamination des femmes, le plus sûr moyen « est que l’homme porte un préservatif en caoutchouc. Si l’homme ne prend pas cette précaution, la femme a toutes les chances d’être contaminée ; elle peut cependant s’enduire la vulve de vaseline et obturer le col de la matrice avec un capuchon de caoutchouc ou un tampon vaginal […]. En indiquant ce que devrait contenir un tract prophylactique nous pouvons constater que toutes les pratiques conseillées sont des pratiques anticonceptionnelles […]. Un tel tract tombe sous le coup de la loi de 1920. Autrement dit pour résumer notre pensée un tract de prophylaxie antiblennorragique pour la femme est un tract nettement et explicitement anticonceptionnel »(59). Qu’on ne s’y méprenne pas, ce n’est pas seulement la sanction de la loi qui inquiète, ce sont les conséquences de la divulgation de conseils anticonceptionnels sous le couvert de conseils prophylactiques. Le CEF de MontreuilStraus exhorte à la maternité (Rollet, 2008a). Évoquer le préservatif c’est donner les moyens de contrôler ses naissances. Ni le CEF, ni la Société n’entendent contribuer à la réduction de la natalité. Les réseaux de la propagande antivénérienne retiennent donc du préservatif son usage anticonceptionnel et non pas prophylactique : « l’angoisse de la dépopulation l’emporte sur celle que suscite le péril vénérien », et ce jusqu’en 1940 au moins (Corbin, 1978, p. 268). Que reste-t-il de ces tergiversations dans les informations destinées aux publics ? Dans les brochures et conférences (du moins celles publiées), les auteurs finissent cependant par présenter le préservatif, mais faute de mieux et avec un luxe de précautions. Ils allèguent de sa mauvaise qualité, « un mauvais parapluie, dit Ricord, que la tempête peut crever ou déplacer, qui dans tous les cas, garantissant assez mal de l’orage, n’empêche pas les pieds de se (57) Pr Gougerot, Prophylaxie antivénérienne, juillet, août, septembre 1933. (58) Dr Janet, « Le traitement social de la blennorragie », Conférence de la défense sociale contre la blennoragie, 1933. (59) « Rapport de Montreuil-Straus sur la préparation d’un tract de conseils prophylactiques contre la blennorragie », Prophylaxie antivénérienne, octobre, novembre décembre 1933. 550 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 mouiller »(60). Il est souvent présenté comme « une cuirasse contre le plaisir, et une toile d’araignée contre le danger » (61). Un médecin qui s’adresse aux soldats prévient : « avec une capote, vous avez presque 100 chances sur 100 de ne pas attraper la blennorragie et 80 % de ne pas attraper la vérole »(62). Ceux qui les conseillent prennent tant de soin à décrire leurs usages qu’ils décrédibilisent leur sûreté apparente. En 1930, « pour réduire le risque au minimum », le docteur Fouqué conseille la « capote anglaise » mais prévient qu’elle « peut donner une fausse sécurité en cas de rupture passée inaperçue […]. À défaut de capote vaselinez-vous très soigneusement le gland et la verge afin d’éviter les causes d’écorchures… Ne vous éternisez pas dans vos transports et tâcher de ne pas les renouveler »(63). Ce luxe de détails a pour objectif de dissuader. Dans la structure des textes cités, le rappel de la contagion extragénitale et la description détaillée des maux qui s’étendent sur plusieurs générations n’est jamais loin. Entre la prescription inconditionnelle du moyen prophylactique anticonceptionnel et son refus, les médecins de l’entre-deuxguerres ont choisi une voie médiane. C’est du bout des lèvres qu’ils évoquent le préservatif. Les conséquences de l’hérédosyphilis sur la reproduction des générations sont si périlleuses pour la population qu’ils s’y résignent, mais ce n’est pas sans un renfort des prescriptions natalistes au moment où l’autre propagande éducative, menée notamment par l’Alliance nationale contre la dépopulation, bat son plein (De Luca, 2005). Préserver la descendance Les brochures, tracts et conférences sont complétés par des œuvres de fiction et de documentation qui mettent essentiellement en scène des mariages contrariés et l’hérédosyphilis, rappelant l’exigence d’une saine mais suffisante reproduction. La pièce de Brieux, Les Avariés, interdite de représentation en 1901 par la censure, a ouvert la voie(64). D’autres auteurs de pièces de théâtre ou de romans vont s’intéresser au thème(65). En 1931, Maurice Lemoine donne lecture devant la commission de propagande de l’Office national d’hygiène de sa « pièce de propagande »(66) intitulée Presque tous, montrant que deux hérédosyphilitiques bien soignés peuvent contracter un mariage et avoir des enfants en bonne santé. Elle sera jouée à la comédie des Champs-Élysées en 1933 avec le soutien de la commission qui, comme pour les films, juge de l’utilité et (60) Cité par Doctoresse Nelfrand, Ce que toute jeune fille doit savoir à l’âge de la puberté. Éducation sexuelle de l’adolescence, 1932. (61) Dr Spilmann, Le péril vénérien… 1926. (62) M. Carle, Conseils d’un médecin, comment se défendre des maladies vénériennes, 1920. (63) Dr Fouqué, Jeunesse sportive lis moi !..., 1930. (64) Devant la vive réaction du corps médical, la censure est levée et la pièce jouée en 1905. (65) On peut citer M. Landay, Les avariés, tome 1 la blessure, tome 2 l’autre avarie, tome 3 l’avarie tueuse de femmes, Paris, Tallandier, 1904-1905. (66) Commission générale de la propagande, Office d’hygiène sociale, « séance du 13 novembre 1931 », Prophylaxie antivénérienne, avril 1932. 551 V. De Luca Barrusse l’efficacité de l’œuvre(67). Ces auteurs souvent prolixes trouvent dans le soutien des organismes de propagande des possibilités d’être publiés, joués, reconnus. Rien ne permet de préciser leur engagement dans la cause défendue. Il n’en est pas de même des réalisateurs de films documentaires ou de fiction qui sont plus fortement investis dans la propagande, soit parce qu’ils sont auteurs des textes qu’ils mettent en scène comme les docteurs Leredde et Devraigne, soit parce qu’ils se sont spécialisés dans le cinéma éducateur comme Jean BenoitLevy (Vignaux, 2007). Le contenu des films – on pourrait faire la même démonstration pour les romans et pièces de théâtre – révèle les obsessions natalistes et sanitaires de la propagande antisyphilitique. Produit en 1925, Une maladie sociale : la syphilis(68) présente les effets de la syphilis grâce à une succession d’informations et d’images. Un phylactère donne l’explication des conséquences de la maladie dans des formules simples, même si le jargon technique n’est jamais très loin, comme dans la lutte contre le cancer (Pinell, 1992). « Le parasite se transmet de la mère à l’enfant pendant la vie utérine. Les fausses couches qui ne sont pas dues à l’avortement criminel sont habituellement dues à la syphilis, elle est la principale cause de mortinatalité. L’enfant hérédosyphilitique ne présente aucune lésion visible de la peau ». Des plans fixes montrent des enfants maigres et difformes. « La syphilis détermine des maladies osseuses. Voici des monstres qui sont souvent des hérédosyphilitiques ». Des enfants siamois dans du formol, des squelettes de siamois, des hydrocéphales, des enfants atteints de bec-de-lièvre, des rachitiques se succèdent au ralenti pour prolonger les effets dramatiques. « La syphilis agit sur le développement physique » : voilà un nain de 36 ans, trois filles microcéphales. « Mais aussi sur le développement moral » : un homme se présente de face, de profil « cet homme a tué un enfant ». Le film met littéralement sous les yeux du spectateur le fléau rendu visible par des images qui suscitent l’émotion. Ces images pénibles sont proches de celles qui apparaissent dans un film documentaire allemand tourné entre 1934 et 1936 sur les maladies héréditaires (Lowy et Bonah, 2006, p. 90). L’affichage des conséquences d’une reproduction irresponsable doit ouvrir les yeux. Un autre documentaire, Les maladies vénériennes et l’armement antivénérien de la France(69), est également destiné à dessiller les yeux des irresponsables sur le double registre des risques d’une descendance réduite à néant ou « avariée », grâce à la prise de conscience collective du problème. Les premières images montrent les ravages de la syphilis de 1887 à 1927 (document 2). (67) M. Lemoine, Presque tous, pièce en trois actes, 1933. (68) CNC – Archives françaises du film. (69) CNC – Archives françaises du film, Les maladies vénériennes et l’armement antivénérien en France, Réalisation Jean Benoit-Levy, Long métrage, muet noir et blanc, 51 minutes. 552 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 Document 2. Les ravages de la syphilis au cinéma Source : L. Viborel, 1930, p. 171. 553 V. De Luca Barrusse Pour illustrer « les ravages dus à une calamité accidentelle », des crânes s’empilent rapidement. Pour montrer ceux « dus à une calamité permanente », les crânes s’empilent avec plus de lenteur, ce qui ajoute à l’impression d’infinité. La stratégie de scandalisation joue sur le registre de la dénonciation, puis de l’émotion. Image suivante : un couple regarde un berceau. Il est vide et, par superposition d’images, se transforme en cercueil. De la stérilité à la mortinatalité, il n’y a qu’un pas et guère de différences en termes comptables. « La mortinatalité causée par la syphilis : 40 000 avortements par an, 20 000 mortnés ». « La syphilis ne s’attaque pas qu’aux adultes. Ces enfants ne sont malades que parce que leurs parents leur ont transmis héréditairement la syphilis ». Suivent alors des images d’enfants fous, aux membres tordus, aux dents gâtées… Les conséquences de la blennorragie sont présentées par l’image d’une femme qui apparaît en tricotant et qui soupire : « c’est une femme condamnée à ne plus être mère : une femme opérée ». Le film conclut : « Jeunes gens ! Pour ne pas contracter de maladies vénériennes, vivez chastement, mariez-vous jeunes ! ». Stérilité, mortinatalité, mariage contrarié, hérédosyphilis, tels sont les ingrédients des documentaires. Les œuvres de fiction misent sur d’autres stratégies narratives pour développer les mêmes thèmes. En 1929, Il était une fois trois amis relate l’histoire d’un employé de banque, un garagiste et un cultivateur suivis depuis leurs fiançailles jusqu’à leurs noces d’argent (Lefebvre, 1999). L’employé de banque et le cultivateur ont attrapé la syphilis à l’issue de leur service militaire. L’employé s’est soigné et le médecin a autorisé son mariage. L’agriculteur ne s’est pas soigné, sûr de jouir d’une bonne santé. Les fiançailles sont joyeuses et prometteuses : on lève son verre « soyez heureux, ayez beaucoup d’enfants ». Comment mieux rappeler l’injonction à la paternité et à la maternité ? Quelque temps plus tard, on célèbre le baptême du fils de l’employé tandis que l’agriculteur se lamente des fausses couches de sa femme. Au même moment, le garagiste est à la maternité auprès de sa femme qui accouche « d’un enfant qui ne vivra pas ». Le médecin l’interroge longuement sur ses ascendants : le garagiste explique « mon père est très nerveux, il vient d’avoir un transport du cerveau… J’ai un frère et une sœur qui sont morts tout jeunes ». « C’est bien cela : l’hérédo seconde ! » s’exclame le médecin. Il l’invite à sa consultation pour le convaincre de la curabilité de la maladie. C’est l’occasion pour le spectateur de voir sur les murs les affiches de la propagande antivénérienne, les statistiques de mortalité et de mortinatalité. Le garagiste est bien décidé à se soigner et cinq ans plus tard, il a un fils, un beau poupon joufflu, signe de bonne santé. On retrouve les trois hommes attendant avec anxiété la naissance du premier enfant de l’agriculteur toujours sûr de lui. L’enfant est un mort-né. Le médecin lui explique que « cette mort est signée : SYPHILIS », ce qui le convainc enfin de se soigner. Vingt-cinq ans plus tard, les trois ménages fêtent leurs noces d’argent. La scène s’ouvre sur un champ de blé, symbole de fécondité. Le décor est le même que pour les fiançailles mais la table est rallongée pour accueillir leurs quinze enfants : six de l’employé, cinq du garagiste, quatre de l’agriculteur. La décroissance du nombre d’enfants par homme est due à la 554 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 « durée d’exposition au risque » d’une saine fécondité (plus on se soigne tôt, plus on a d’enfants) et non pas à un contrôle des naissances. Les familles voulues par la propagande antivénérienne sont nombreuses : la qualité n’est pas incompatible avec la quantité, loin s’en faut (De Luca Barrusse, 2008a). Ce film est destiné à convaincre le plus grand nombre : « Ce film consolera les malheureux qui auront été contaminés et se sont bien soignés, ceux qui se sont mal soignés par négligence ou pas du tout par bravade et qui se hâteront de réparer leur erreur. Il rassurera enfin le grand nombre de ceux qui vivent avec la hantise constante de se faire contaminer, sans d’ailleurs rien faire pour passer à côté du tréponème »(70). D’autres drames sur les écrans évoquent les ravages des maladies vénériennes mal soignées. En 1929, Le baiser qui tue réalisé par Jean Choux et le docteur Malakowski reçoit « l’appui officiel du ministère du Travail et d’hygiène » en échange de retouches demandées par la commission de propagande. À Paris et en province, le film fait « salle comble, partout accepté et accueilli par le public avec une faveur marquée » ; il aurait fait 32 000 entrées(71). Il relate l’histoire d’un jeune breton qui part au service militaire en laissant sa fiancée. Commencent alors pour lui la vie de marin, les escales, les tentations. Yves se découvre atteint de la syphilis mais doit se marier dans les jours suivants. Le médecin qui l’examine lui conseille de se réengager, période pendant laquelle il se soignera. Yves hésite, un prospectus l’entraîne dans une mauvaise voie : il se soigne par correspondance et se marie. Bientôt c’est l’engrenage : sa femme est atteinte à son tour, son enfant est idiot, il sombre dans l’alcoolisme et la folie. Mais Yves se réveille : ce n’est qu’un cauchemar qui l’aide à prendre une sage décision. Il se réengage, guérit et se marie deux ans après. Pièces de théâtre, romans, documentaires, œuvres de fiction ne sont donc pas destinés à imposer autoritairement des pratiques sexuelles et sociales mais à convaincre de les modifier, par des discours responsabilisants sur plusieurs registres, dont le plus prégnant est la disqualification du mariage du syphilitique. Il devient le fait d’irresponsables qui compromettent le nombre et la santé de leurs enfants et par conséquent le destin de la population. Conclusion La propagande éducative antivénérienne apparaît comme un ensemble ayant sa propre cohérence au service d’une politique de population. Elle est destinée à obtenir une adhésion inconditionnelle aux prescriptions sur la qualité et la quantité de population, afin d’en assurer la reproduction. Elle cherche à faire naître la conviction et faire adopter le modèle qu’elle défend (70) Commentaire de L. Viborel, Catalogue de la cinémathèque du ministère du Travail, de l’hygiène, de l’assistance et de la prévoyance sociales, de l’Office national d’hygiène sociale, et du Comité national contre la tuberculose, 1930. (71) Selon Viborel et Cavaillon, Prophylaxie antivénérienne, juin 1929. 555 V. De Luca Barrusse sans résistances. Le contenu de cette propagande montre que les pratiques sexuelles et plus largement sociales (le mariage) sont assujetties à ce qu’elles produisent ou risquent de produire. Elle vise la subjectivation des règles de bonne conduite par l’intériorisation des normes du « savoir se reproduire ». En outre, la propagande est un dispositif de contrôle social qui s’appuie sur la prise de conscience de la dimension collective du problème vénérien. Elle déplace les frontières de l’espace privé, qui s’ouvre alors au regard du médecin avec la complicité de l’État (Memmi, 2003). Au même moment et en parallèle à cette action éducative, les médecins de la Société de prophylaxie et de la Ligue contre le péril vénérien tentent d’obtenir un arsenal de mesures législatives par lesquelles ils contrôleraient, dans une certaine mesure, la responsabilisation des acteurs sociaux et donc un des effets de la propagande. Parmi ces mesures, on trouve la pénalisation de la contamination vénérienne – dont on a aujourd’hui encore des échos à propos du sida(72) –, le certificat prénuptial qui ne sera obligatoire qu’en 1942, ou encore le carnet de santé qui peine à s’imposer jusqu’en 1939 (Carol, 1995, p. 312-339 ; Rollet, 2008b, p. 131-188). L’enjeu de la politique de population qui se met en place à travers la propagande éducative antivénérienne est bien la productivité des mariages, en nombre et en qualité. La famille apparaît comme le lieu où se joue l’avenir démographique. À propos de la politique menée par le milieu nataliste et familialiste, j’ai défini l’ordre social qu’il promeut sous le terme d’ordre familial, c’est-à-dire un ordre fondé sur la famille comme unité de reproduction biologique et sociale organisée selon des critères de croissance et de structure de la population (De Luca Barrusse, 2008a, p. 33). L’objectif nataliste et familialiste n’est pas propre à cette seule sphère, il apparaît aussi dans la politique de population portée par le milieu médical antivénérien de la première moitié du XXe siècle, bien que les critères de qualité et de quantité s’articulent différemment en fonction des priorités affichées par les acteurs. La place tenue par le natalisme dans les préoccupations sanitaires révèle l’ordre familial structurel de la politique de population mise en place. (72) Le Monde, « La transmission sexuelle du sida au tribunal », 4 février 2009. 556 Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940 références Baldwin P., 1999, Contagion and the State in Europe, 1830-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 581 p. Bardet J.-P., Bourdelais P., Guillaume P., Lebrun F., Quétel C., 1 988, Peurs et terreurs face à la contagion, Paris, Fayard, 442 p. Blumer H., 1971, « Social problems as collective behaviour », Social Problems, 18, p. 298-306. 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Honteuses donc tues, elles souffrent d’un manque de visibilité sur la scène publique, alors que la dépopulation menace. Les questions de qualité et de quantité de population se cristallisent alors autour de la productivité du mariage. Un réseau de médecins entreprend d’éduquer la population sur les risques vénériens et leurs enjeux démographiques et familiaux. Le contenu de la propagande, notamment les films antivénériens, ne laisse aucun doute sur la place du natalisme dans l’éducation sanitaire. Virginie De Luca Barrusse • Pro - natalism and Hygienism in France, 1900-1940. The Example of Venereal Disease How are the criteria of quantity and quality combined in population policies? The fight against «social scourges» in France between 1900 and 1940 is a very interesting case in point, revealing the complexity of the arguments deployed in population policies. Among these scourges, the fight against venereal disease represents an extreme case linked to the representations of sexually transmitted infections. Shameful and therefore unmentionable, these diseases were rarely exposed to public attention, despite concern about depopulation. The questions of population quality and quantity became crystallized around the productivity of marriage. A network of physicians thus took it upon themselves to educate the population about venereal diseases and their adverse effects on the population and the family. The content of this propaganda, notably the anti-venereal films, leaves not doubt as to the role of pro-natalism in health education. Virginie De Luca Barrusse • Natalismo y higienismo en Francia de 1900 a 1940. El ejemplo de la lucha antivenérea ¿Cuál es la naturaleza de los lazos entre los criterios de cantidad y calidad en las políticas de población? La lucha contra « los males sociales » en Francia entre 1900 y 1940 constituye un caso particularmente interesante que revela la complejidad de los argumentos movilizados en las políticas demográficas. Entre esos males, la lucha antivenérea constituye un caso paroxístico ligado a las representaciones de las enfermedades sexualmente transmisibles. Vergonzosas y así pues ocultadas, estas enfermedades sufren de una ausencia de visibilidad en la escena pública, mientras que la despoblación amenaza. Las cuestiones de calidad y de cantidad de población se cristalizan entonces en torno a la productividad del matrimonio. Una red de médicos emprende la educación de la población sobre los riesgos venéreos y sus consecuencias demográficas y familiares. El contenido de la propaganda, sobre todo los filmes antivenéreos, no deja ninguna duda sobre el lugar que ocupa el natalismo en la educación sanitaria. 560