Félicien Rops et la photographie

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Félicien Rops et la photographie
Félicien Rops et la photographie
Marie-Christine Claes
Article publié dans Ecrivains de lumière : photographes namurois au temps de Félicien Rops, Musée
provincial Félicien Rops, Namur, 2002, pp. 9-18.
Vous ne trouverez, ni au musée Rops, ni au château de Thozée, de photo de Félicien bébé sur
sa peau de mouton. Et pour cause : la naissance de Rops, le 7 juillet 1833, précède de six ans
celle de la photographie.
Il commence à apprendre à lire quand Jean-Baptiste-Ambroise-Marcellin Jobard réalise la
première photographie belge, le 16 septembre 1839. Ce nom n'est pas inconnu des Namurois
amateurs d'estampes. Jobard a édité les lithos de Jean-Baptiste Madou d'après les dessins du
Général de Howen. Ces vues de la Province de Namur, parfois délicatement coloriées, ornent
les cages d'escalier de plus d'un hôtel de maître namurois.
Mélomane, Nicolas-Joseph Rops est un ami intime de Charles de Bériot. Nul doute que l'illustre
musicien ait évoqué devant Félicien et son père le curieux personnage qu'était Jobard :
lithographe, propriétaire de journal, inventeur touche-à-tout et fantasque. Jobard et de Bériot ont
fréquenté tous deux le brillant salon de l'astronome Adolphe Quetelet, beau-frère de Madou. Le
premier y récitait ses fables caustiques, le second y accompagnait au violon les chants de son
épouse, la Malibran.
On peut donc supposer que l'annonce de la réussite par Jobard du premier daguerréotype sur la
Place des Barricades à Bruxelles, "en sept minutes d'exposition à l'iode et à la chambre
obscure", attira l'attention de la famille Rops quand elle parut le 18 septembre dans l'Ami de
l'Ordre, le journal namurois qui venait de voir le jour le 6 août de cette même année.
Trois mois plus tard, un autre journal namurois; L'Eclaireur, relate dans son édition du 10
décembre 1839 la première expérience namuroise : "Profitant, ces jours derniers, du peu
d'instans pendant lesquels le soleil put faire pénétrer ses rayons jusqu'à nous, M. Tessaro,
marchand d'estampes en cette ville, et M. le Marquis de T. s'empressèrent de tenter l'essai des
Daguerrotypes que la brume et la pluie leur avaient empêché de faire jusqu'alors. Retirés dans
un salon de l'hôtel de Hollande, ils fixèrent sur leur plaque métallique, l'image d'une grande et
magnifique pendule dorée. En peu d'instans, l'instrument de Daguerre avait reproduit cet objet
avec sa précision ordinaire, les détails les plus minutieux sont rendus sur la tablette que nous
venons de voir, de dessin est des plus corrects, et il est désormais prouvé pour nous que cette
invention n'est pas , comme on le craignait d'abord, à la portée seulement de son inventeur ou
de quelques personnes qui ne se seraient pas laissé rebuter par des essais multipliés".
En 1842, le "gavroche à la tignasse noire et aux yeux de jais" a peut-être, au cours de ses
balades en ville, été intrigué par l'agitation autour de la maison de Monsieur Hock, rue des
Brasseurs ou, rue de l'Ange, autour de la boutique du graveur Lambert et du magasin de
pendules, porcelaines, et cristaux des demoiselles Hanset. Les artistes daguerriens de passage
à Namur sont en train d'opérer ! Ils garantissent une ressemblance parfaite, et les Namurois les
plus riches vont se faire inscrire, "pour que l'exécution puisse se faire à tour de rôle".
L'année suivante, Félicien entame ses études chez les Jésuites. L'un d'eux, le père Bellynck,
son professeur de sciences, qu'il représentera un lys à la main, deviendra en 1858 le deuxième
photographe amateur namurois.
"Patographie", "potographie" : les journaux namurois estropieront le terme jusqu'en 1852 dans
les annonces publicitaires de photographes itinérants.
A ce moment, Rops entreprend des études de droit à Bruxelles, avec l'assiduité que l'on sait : il
est rapidement enrôlé dans des cercles d'artistes et devient collaborateur du Crocodile, puis de
l'Uylenspiegel, auxquels il fournit des illustrations.
Agé de 22 ans, il fait réaliser le plus ancien portrait que l'on connaisse de lui. Il en envoie un
tirage à sa fiancée. Mais peut-être avait-il plusieurs exemplaires... et partageait-il déjà ?
En 1856, on assiste en Belgique à un engouement extraordinaire pour la photographie. Il s'agit
là sans aucun doute d'une retombée de l'exposition universelle de Paris qui s'est tenue l'année
précédente et où la stéréoscopie fit fureur. Des milieux d'yeux avides se penchaient sur les trous
du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini, écrira Baudelaire.
L'itinérant Modeste Winandy qui, en janvier 1856, descend à Namur "invite Messieurs les
amateurs à voir chez lui ses portraits stéréoscopiques paraissant de grandeur nature et moulés;
l'illusion est complète. Vues et monuments de Paris et intérieur de l'exposition depuis 1 fr. 50" .
Mais revenons à Bruxelles, où s'implantent les ateliers fixes, tel celui du Liégeois Plumier qui
présente dans la Galerie du Roi ses photographies coloriées à l'huile ou à l'aquarelle. Pour tous
les interlocuteurs photographiques de Rops, il se passe quelque chose cette année là : son ami
de toujours, Armand Dandoy, expose à Bruxelles des instantanés de chevaux. Gilbert Radoux
s'installe à Bruxelles, de même que Ghémar et Séverin. Leur voisin, l'éditeur Jules Géruzet, se
lance dans la photographie. Nadar arrive de Paris. Et Rops consacre deux lithographies à la
photographie.
La première, Trinité photographique, qui fait partie de la Galerie d'Uylenspiegel, paraît le 13 avril
1856. Ghémar, Dewasme et Severin : qui sont ces trois dieux ?
Antoine Dewasme-Pletinckx (1797-1851) - ce ne peut être que lui - est lithographe et directeur
de l'Ecole royale de gravure (Société des Beaux-Arts), fondée en 1838. C'est sous sa direction
que P. Driessens réussit en septembre 1839 la deuxième photographie belge. Elle fut exposée
au Salon de Bruxelles sous le titre "Panorama de Bruxelles, pris du Musée des arts et de
l'industrie à l'aide du daguerréotype". Dewasme exposa également au Salon une vue de la place
du Grand Sablon, où il était domicilié.
Louis Ghémar (1819-1873) et Robert Severin (1839-apr.1883), après un début de carrière
photographique à Anvers, viennent de s'installer au 27 rue de l'Ecuyer, qui deviendra célèbre
par son "entrée par la porte cochère". Leur portrait du roi Léopold Ier, réalisé en1856, sert de
base à une lithographie publiée par Simonau & Toovey et leur assurera la clientèle du toutBruxelles. Ghémar est peintre et lithographe. Il a été élève de Paul Lauters. A partir de 1838, il
réalise des charges lithographiques dans l'édition belge du Charivari, plus caustique que la
française car moins censurée. De 1849 à 1854, il s'expatrie en Ecosse, où il gère un
établissement lithographique.
Quelques mois après l'édition de la Trinité, Rops représente Nadar Aîné, dans l'Uylenspiegel du
24 novembre 1856. Le photographe parisien a été reçu en audience par le Roi Léopold Ier le 15
novembre pour faire son portrait, cliché dont on n'a pu retrouver trace.
Collectionneur, Nadar achète des œuvres de Rops. Il s'écrie en public "Que ce cornichon a donc
du talent !" et l'encense dans un journal dont il est collaborateur : "Je te remercie de tout cœur
de ce que tu as fais pour moi dans ton Musée Français-Anglais, cela a fait pleurer ma bonne
vieille mère pendant une demi-heure" (Lettre de Rops, 5 décembre 1854). Rops lui dédie en
1857 sa charge "Les derniers flamands". Ils passent quelques jours de vacances ensemble à
Ostende et correspondront jusqu'à la mort de Rops en 1898. Il s'agit le plus souvent de brefs
billets que Rops signe "au galop" pour fixer rendez-vous à des parties de plaisir. Ces missives
sont parfois émaillées d'allusions à la photographie : "On te connaît à Namur ! Comme tu dirais
chez les Lapons; Je t'envoie un de mes amis Mr Wautlet [avocat namurois] et sa dame qui
désire se faire portraicturer par toi, tâche d'en faire un chef-d'oeuvre. Cela ne te sera pas difficile
(suis-je aimable, ô mon Dieu!)" (sans date, avant 1860); "Dès les premiers jours de la semaine
prochaine, nous irons chez ton fils qui nous fera une petite immortalité" (12 oct. 1888); "Notre
travail forcené nous empêche d'aller chez Mr Nadar Fils nous portraicturer" (15 mai 1889); "Je
ne peux t'envoyer aujourd'hui le portrait de Baudelaire. Ah il faut des fouilles ! Je l'ai ce portrait,
et je le trouverai la semaine qui vient" (13 juillet 1889); "J'ai été hier chez Paul Nadar, mais il
était sorti" (Télégramme, sans date).
On a souvent qualifié Ghémar de "Nadar belge". Rien d'étonnant à cela : les personnages se
ressemblent. Une amitié profonde les lie. Ils correspondent pendant plusieurs années et seront
compagnons d'un voyage en Suisse en 1868. Et si le meilleur portraitiste belge des années
1850, tout comme le meilleur portraitiste français de la même période, est un lithographe auteur
de portraits-charges, ce n'est pas non plus par hasard : qui, mieux qu'un caricaturiste, peut
rapidement cerner les traits caractéristiques d'une personne, les accentuer par la pose ou par
l'éclairage, et aboutir ainsi à un portrait dont chacun louera la ressemblance ?
Rops s'entend à merveille avec ces deux fêtards qui manifestent le même sens de la farce.
Comme le "Vicomte de la Tour Nadard", Rops s'invente volontiers des noms de fantaisie :
Niederkorn, Balvanof, Alcindor, Fugax.... Les trois amis affichent dans leurs dessins une même
dérision par rapport aux Salons officiels de peinture : Uylenspiegel au Salon pour Rops,
parodies de Millet pour Nadar, pastiches de tableaux célèbres pour Ghémar.
La troisième ascension du ballon de Nadar a lieu au Jardin Botanique de Bruxelles, en présence
du Roi, le 26 septembre1864. La foule est contenue par des barrières, qui aujourd'hui encore
portent en Belgique le nom donné par la voix populaire ce jour-là : "barrières Nadar". Deux
photographes immortaliseront l'envolée du "Géant". Ghémar naturellement, mais aussi son
voisin Jules Géruzet qui, avant de concurrencer Ghémar, était libraire et éditeur d'estampes 6,
rue des Eperonniers. En 1839, il y vendait l'ouvrage de Daguerre, Description pratique et
historique du Daguerréotype.
Rops le connaît aussi : il se fait photographier, travesti en matelot, dans l'atelier que Géruzet
ouvre en été à Blankenberghe, ville où Félicien passe des vacances à partir de 1858.
Un portrait de Rops fut parfois attribué à Nadar suite à une mélecture de la signature, qui est
celle de Radoux. Fondateur de la première imprimerie photographique en Belgique, 73,
Montagne de la Cour, Gilbert Radoux est un personnage important pour l'histoire de l'édition en
Belgique: c'est lui qui réalise le tirage des épreuves d'après les clichés de Pierre Libois pour le
premier livre publié illustré de photographies en Belgique, "Les nielles de la Bibliothèque royale
de Belgique", par Louis Alvin en 1857. Il fixera les traits de Gustave Courbet, devenu son ami
lors de sa visite à Bruxelles en 1858, et ceux de Victor Hugo et de Félicien Rops en 1861.
Mais le portraitiste attitré de Rops fut bien sûr son ami d'enfance, le peintre et photographe
Armand Dandoy. Les deux compères se retrouvaient souvent, pour s'adonner à l'aviron ou
exercer leur art. Il leur arriva à plus d'une reprise de planter, l'un son chevalet, l'autre son trépied
au même point de vue. Ce qui nous vaut une intéressante correspondance de Rops sur les
rapports entre photographie et peinture : "Il était littéralement impossible de ne pas changer
l'avant-plan qui tombait dans le troisième dessous. J'ai dû [le] relever par les terrains et par le
ton. Tu t'imagines toujours que l'on peut peindre une photographie, c'est une erreur fantastique".
(Lettre de Rops à Dandoy, non datée).
Par amitié pour Armand et son frère Héliodore, établi à Spa de mai 1861 à avril 1866, il crée
vers 1862 une affiche lithographique publicitaire : au pied d'un énorme appareil portant la
mention "Maison Dandoy Frères Spa", deux feuillets évoquent les spécialités du photographe de
la ville d'eau : le portrait carte de visite et les vues touristiques.
Il réalisera à la même époque une affiche semblable pour un autre de ses amis, Charles Neyt.
Ce photographe se liera également d'amitié avec Charles Baudelaire, à qui il offrira un dîner fin
mars 1866. C'est Rops qui dessine le menu, représentant Neyt en chef-coq.
Rops va se rendre de plus en plus souvent à Paris. Dans une lettre non datée de Charlotte à
son époux, elle lui parle de leur fils Paul (né en 1858) : il est sage, obéissant et demande la cible
et les flèches, plus, dit-il, le paquet de photographies magiques que tu lui a promis à Namur. Les
journaux de l'époque nous indiquent de quoi il s'agit : le 11 décembre 1861, la librairie Douxfils
annonce dans l'Ami de l'Ordre : "assortiment des plus complets d'images de fantaisie telles que
[...] images à surprise, à devises et photographies". Deux ans plus tard, le photographe gantois
Consael annonce dans le Journal de Gand : "épreuves transparentes à surprise", et le 24 mai
1866, le même journal fournit l'explication : "On s'étonne à Paris de n'avoir pas encore vu de ces
photographies d'invention allemande - qu'on appelle enchantées. L'image, d'abord invisible,
n'apparaît sur le papier que lorsqu'il a été mouillé; en séchant, elle disparaît comme un léger
nuage. Cela est charmant, surtout pour les portraits de jeune fille. Mais ce passe-temps est de
plus dangereux à cause de la présence du nitrate d'argent, et quelques enfants ont été
empoisonnés à Berlin pour avoir mouillé les images avec leur langue. Aussi vient-on d'en
interdire l'entrée en Russie, non pour cause de salut public, mais parce qu'on ne pouvait les
soumettre au contrôle de la censure". Il s'agit donc de photos (probablement vendues sous
sachet opaque) imprégnées du révélateur. Celui-ci est activé par l'eau, mais faute de fixation,
l'apparition est éphémère.
Rops reconnaissait l'intérêt de la photographie pour la reproduction documentaire d'art, soit pour
garder trace d'une de ses œuvres, soit pour la diffuser : "Je suis heureux que mon dessin soit
acheté par la tombola. [...] Tu me ferais grand plaisir si tu voulais le photographier. On pourrait
vendre cela comme souvenir de l'exposition et je crois que cela serait une jolie chose en
photographie"; "Donne-moi l'adresse de Maes, le photographe d'Anvers, je voudrais avoir
encore des buveuses d'absinthe" (Lettres à Dandoy, 1871 et sans date, 1877?). Dans les
années 1880, Rops retravaille des plaques héliogravées par Bauwens selon le "procédé Evely".
Léon Evely était un imprimeur renommé en Belgique à la fin du 19e siècle, pour ses encrages
subtils, ses papiers exotiques, et pour les perfectionnements qu'il apporta à l'héliogravure. Les
planches étaient d'abord gravées photomécaniquement et retouchées ensuite par l'artiste à la
pointe sèche, à l'aquatinte, ou à la roulette.
En 1874, Félicien Rops s'était affilié à l'Association belge de photographie, qui venait de voir le
jour et dont Armand Dandoy était membre fondateur. Il semble bien qu'il l'ait fait uniquement par
sympathie pour son ami et pour soutenir la jeune association, car il ne renouvela pas sa
cotisation les années suivantes.
Rops prit tout au long de sa vie un grand plaisir à se faire "tirer le portrait" : par ses amis, par
Carjat à Paris en 1877, lors de ses voyages, notamment par Karoly Koller à Budapest en 1879,
ou en vue de la réalisation d'un portrait gravé par Adrien De Witte. Mais rien n'indique qu'il se
soit jamais laissé aller à "brûler des plaques". Il ne considérait en effet la photographie de
paysage que sous son intérêt documentaire : "il ne faut se servir de la photographie que comme
renseignement". De plus, la pratique de la photographie ne devait pas correspondre à son
tempérament fougueux : la virtuosité de son crayon était telle que quelques secondes d'une
patiente mise au point sous le drap noir lui auraient probablement été insupportables.