Lettre de Voltaire au cardinal de Bernis - Archives Haute

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Lettre de Voltaire au cardinal de Bernis - Archives Haute
Lettre de Voltaire au cardinal de Bernis :
Au château de Ferney, 15e février 1763
Une des raisons, Monseigneur, qui font que je n’ai eu
depuis longtemps l’honneur d’écrire à votre éminence,
n’est pas que je sois fier ou négligent avec les cardinaux
et les plus beaux esprits de l’Europe. Mais le fait est
que je deviens aveugle, au milieu de quarante lieues
de neige, païs admirable pendant l’été et séjour
des trembleurs d’Isis pendant l’hiver. On dit que la
même chose arrive aux lièvres de nos montagnes. Je
me suis mêlé des jours-cy des affaires d’un autre
aveugle, petit garçon fort aimable, inconnu sans doute
aux princes de l’Église romaine, mais avec lequel on ne
ne (sic) laisse pas de jouer avant qu’on soit prince ; j’ai
marié mademoiselle Corneille à un jeune gentilhomme dont
les terres touchent les miennes. Il se nomme Dupuits.
Il est officier de Dragons, estimé et aimé dans son
corps, très attaché au service et voulant absolument
faire de petits militaires qui se feront tuer par des
anglais ou des allemands. Je regarde comme un
devoir de vous donner part de ce mariage, comme
à un des protecteurs du nom de Corneille et au
meilleur connaisseur de ses beautés et de ses fatras.
Je cherchais un descendant de Racine pour
ressusciter le théâtre, mais n’en ayant point trouvé,
j’ai pris un officier de Dragons. J’écris à l’Académie
française, à laquelle je dédie l’édition qui fera
une partie de la dot et je demande que ceux qui
assisteront à la séance, à la réception de ma lettre,
me permettent de signer pour eux au contract.
Je commence par demander la même grâce à votre
éminence, l’ombre de Pierre vous en sera très obligée
et moi, autre ombre, je regarderai cette permission
comme une très grande faveur. Nous n’avons point
clos le contract et nous vous laissons, comme de raison,
la première place parmi le (sic) signatures, si vous daignez
l’accepter.
Je suppose que vous vous faittes apporter les nouveaux
ouvrages qui en valent la peine et que vous avez vu les
factums pour les Calas. L’affaire a été raportée au
Conseil avec beaucoup d’équité, c’est-à-dire de la manière la
plus favorable ; nous espérons justice. Une grande
partie de l’Europe la demande avec nous. Cette affaire
poura faire rentrer bien des gens en eux-mêmes, inspirer
quelque indulgence et apprendre à ne pas rouer son
prochain uniquement parce qu’il est d’une autre religion
que nous.
Voulez-vous, Monseigneur, vous amuser avec l’Héraclius de
Caldéron et la conspiration contre César de Shakespear ? J’ai
traduit des deux pièces et elles sont imprimées, l’une après Cinna,
l’autre après l’Héraclius de Caldéron, comme objets de comparaison.
Cela rendra cette édition assez piquante. J’aurai l’honneur de
vous adresser ces deux morceaux si vous me le commandez.
Je n’ai point encor reçu le discours de notre nouveau confrère,
l’abbé de Voisenon ; on en dit beaucoup de bien.
Agréez, Monseigneur, les tendres respects du vieil aveugle de
soixante et dix ans, car il est né en 1693. Il est bien faible, mais il est fort
gai. Il prend toutes les choses de ce monde pour des bouteilles de savon et
franchement, elles ne sont que cela.