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La géomatique, pour le meilleur
et pour le pire ?
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HENRI PORNON, IETI CONSULTANTS
[email protected], [email protected],
HTTP
a géomatique est une
discipline passionnante :
j’imagine que, tout comme
moi, de nombreux géomaticiens
apprécient le fait que ce domaine
de l’informatique possède un
ancrage à la fois concret, du
fait que les objets que nous
manipulons sont des objets du
territoire, et sociétal, parce que
les problèmes que nous essayons de résoudre avec les outils
géomatiques sont des problèmes de société : transport,
environnement, urbanisme, par
exemple.
L
Par le rôle important qu’elle joue
dans les nouveaux usages du
web 2.0 et dans l’Open Data, la
géomatique offre de nouveaux
horizons aux individus désireux
de contribuer au développement
de services entre particuliers
ou d’assister les démarches
citoyennes. À l’inverse, nous
sommes obligés de constater
que la géomatique apporte une
contribution non négligeable à la
mécanisation et la standardisation des activités dans les organisations, ainsi qu’à la surveil-
lance ou au suivi (tracking) des
individus2. Serions-nous embarqués dans un puissant mouvement de transformation, qui
dépasse la géomatique, et
dans lequel nous tendrions
à devenir les rouages d’une
immense machine sociétale
en train de s’organiser ? Ou
dans un puissant mouvement
d’individualisation dans lequel
chacun d’entre nous ne serait
plus un consommateur passif du
« mass market », mais deviendrait un citoyen unique dans
ses usages et ses modes de
consommation et de production
de services numériques ?
Ce qui est certain, c’est que la
géomatique contribue à produire
du changement au niveau individuel, organisationnel, sociétal,
et qu’elle est elle-même sensible
aux phénomènes individuels
organisationnels et sociétaux.
Nous pouvons donc essayer
d’identifier et d’analyser ces
évolutions. Je me propose de
le faire en trois étapes : dans
un premier temps, repartir d’un
historique des vingt-cinq dern-
://WWW.IETI.FR
ières années pour donner une
perspective historique à ce
propos ; ensuite, comparer
divers modèles sociétaux et
scénarios d’évolution pour tracer
des perspectives ; enfin, étayer
cette réflexion par l’exemple
des « villes intelligentes », qui
nous permet de nous demander
concrètement comment la
géomatique et les technologies
d’information et de communication peuvent transformer le
monde et quel est le prix à payer
pour ces transformations.
Perspective historique :
d’où venons-nous ?
Où allons-nous ?
Cette mise en perspective
historique des évolutions technologiques et sociétales, qui
ont transformé les individus,
les organisations et les sociétés humaines, et auxquelles
la géomatique a apporté sa
contribution, nous montre à quel
point l’individu, l’organisation et
1. L’auteur souhaite remercier chaleureusement Thierry Joliveau pour ses commentaires et critiques sur l’article pendant son élaboration.
2. Voir notamment l’enquête de Françoise de Blomac et Thierry Rousselin : Sous surveillance : démêler le mythe de la réalité, publiée en
2008 par les Carnets de l’Info.
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Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014
la société du XXIe siècle sont
différents de ceux du XXe siècle.
Il y a vingt-cinq ans…
Les technologies informatiques sont coûteuses (le coût
d’investissement SIG par utilisateur s’évalue en équivalent
de dizaines de milliers d’euros)
et compliquées à utiliser (les
premiers logiciels SIG nécessitent plusieurs semaines de
formation pour être pris en main).
Ces logiciels sont les ressources
clés, les utilisateurs de ces
logiciels sont donc considérés
comme des experts, même si
les usages ne sont pas toujours
experts (il s’agit le plus souvent
de constituer des bases de
données ou d’imprimer des
extraits de plans). L’information
est une ressource rare et peu
accessible (on ne dispose pas
encore de référentiels et encore
moins de données thématiques
dans les divers domaines
d’utilisation des SIG). La maîtrise
technique des logiciels, la détention de l’information et la connaissance du territoire sont donc des
enjeux de pouvoir importants qui
structurent les relations dans les
organisations et contraignent
fortement le déploiement des
nouvelles technologies3.
Les relations entre individus
passent par le contact direct
ou par des interfaces peu technologiques : téléphone ou fax par
exemple. Dans les organisations,
on espère que les technologies
informatiques et de communication (réseaux informatiques,
outils de partage de données,
etc) permettront de résoudre
des problèmes organisationnels
(rétention d’information, faible
collaboration des individus…).
Le SIG est vu à travers la méta-
phore du millefeuille : plus le
nombre de couches thématiques disponibles est important,
meilleure sera la compréhension
globale du territoire.
Il y a une dizaine
d’années…
Il existe des technologies pour
tous types d’usages, notamment
pour les usages grands publics
qui se développent rapidement
(l’arrivée de Google Maps et
Google Earth est un formidable
levier de sensibilisation du public
à la possibilité de manipuler des
cartes sur ordinateur). Le coût
d’investissement par utilisateur
s’évalue en milliers d’euros
pour les usages professionnels,
mais est voisin de zéro pour
les usages grands publics.
L’information est devenue
abondante, de nombreuses
données sont accessibles sur
Internet et de fait, les données
et les services associés à ces
données sont les ressources
clés. Des enjeux de pouvoir
liés à la détention des données
thématiques (ou métier) existent
encore, mais la métaphore du
millefeuille trouve ses limites et
l’expertise thématique permettant de faire parler les données
devient plus importante que la
détention des données dans le
domaine professionnel.
Les utilisateurs sont de plus en
plus souvent issus de générations nées avec l’ordinateur.
De fait, l’individu est connecté
et utilise des technologies relationnelles pour entrer en relation
avec d’autres individus. Dans les
organisations, on commence à
comprendre que ce n’est pas
le déploiement d’une technologie qui résout les problèmes
de communication, mais la
dynamique de projet associée
à ce déploiement qui permet
de décloisonner les services
et rapprocher les divers utilisateurs potentiels. Ce constat est
également vrai pour les divers
projets inter-organisationnels
(plates-formes de mutualisation
et infrastructures de données
géographiques). Dans de
nombreuses organisations de
toutes tailles, le SIG a pris sa
place parmi les outils couramment utilisés.
Aujourd’hui…
Avec l’émergence du cloud
computing, la technologie a de
moins en moins d’importance
et l’outillage technologique s’est
banalisé au point que l’information
(géographique) est accessible
dans des objets du quotidien
(smartphones notamment). La
question n’est plus de savoir
quelle technologie utiliser pour
avoir accès à telle ou telle source
d’information, mais de s’assurer
que la même information reste
accessible à partir de tous
les objets technologiques utilisés (ordinateur, tablette, smartphone, etc). Notons à ce propos
que le nombre d’utilisateurs de
smartphones et autres tablettes
a dépassé depuis plusieurs
années celui des ordinateurs
portables et de bureau. Le
slogan de Google « partager
de l’information simplement de
partout » devient une réalité
et une grande partie de cette
information est géographique.
Jamais, en effet, l’information
géographique n’a joué un rôle
aussi important : après avoir eu
pendant des années pour principal objet « la représentation de
l’information géographique », les
outils géomatiques d’aujourd’hui
sont plus souvent utilisés pour
3. Voir Hamid Bouchikhi : Structuration des organisations, 1990, éditions Économica.
Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014
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« la représentation géographique
de l’information », ce qui
confirme que la grande majorité
de l’information produite par les
individus et les organisations est
géolocalisable. La géolocalisation est de plus en plus utilisée
comme critère de recherche ou
moyen d’accès à l’information.
L’information est surabondante :
avec le Big Data, les individus et
les organisations sont submergés par l’information (concept
d’ « infobésité »), ce qui a des
conséquences importantes
sur les méthodes d’analyse,
la recherche, la compréhension du monde. La focalisation
sur le quantitatif est évidente,
au détriment du qualitatif4. On
mesure ainsi la pertinence de
l’information à l’aide du nombre
d’accès (chaque accès constitue
un vote implicite qui renforce la
pertinence de l’information) et,
malgré les mises en garde sur la
difficulté à faire émerger du sens
de ces énormes volumes de
données, certains prédisent de
façon provocatrice que le déluge
de données rend les méthodes
scientifiques obsolètes5.
L’intermédiation des services
devient la ressource clé. Un
bon exemple est fourni par les
dispositifs de réservation d’hôtel.
L’important pour un hôtel n’est
aujourd’hui plus d’être visible
sur Internet à partir de son site
web, mais d’être bien placé
dans les sites d’intermédiation
tels que « bookings.com » ou
« expedia.fr », et cette visibilité a un coût pour l’hôtel
et une conséquence : le site
intermédiaire capte une partie
non négligeable de la valeur
ajoutée de la prestation au
détriment de l’hôtelier. Les
moteurs de recherche jouent
également de plus en plus
souvent ce rôle d’intermédiation
avec des contreparties financières parfois demandées aux
organismes qui s’affichent
sur le web. Cette évolution, à
laquelle contribue largement
l’information géographique
pose question : ces immenses
bases de connaissances sur
les consommateurs constituées
par quelques grandes sociétés
deviennent des outils de marketing susceptible de réduire tous
les acteurs du B2C au rang de
sous-traitants, comme le craint
François Bourdoncle, copilote
du plan Big Data français6.
Avec le développement des
réseaux sociaux, l’individu
s’intègre à des réseaux
d’individus qui s’appuient sur
des technologies relationnelles. S’agit-il de technologies
de communication isolantes,
comme le constatait Francis
Pavé il y a près de vingt ans,
en observant les problèmes
créés par la mise en place d’un
dispositif de communication
informatisé au Fret SNCF7 ? On
pourrait avoir ce sentiment en
observant une scène aujourd’hui
courante : quatre personnes
réunies autour d’une table,
chacune étant concentrée sur
son smartphone et dédaignant totalement les trois autres.
On ne peut cependant pas
ignorer que ces technologies,
qui s’interposent de plus en
plus souvent entre les individus,
sont de véritables moyens de
communication. Elles créent
du lien social en même temps
qu’elles contribuent à fragiliser ce
lien social, et qu’elles apportent
leur contribution à la fracture
sociale.
Dans les organisations, la standardisation est en marche : quand
ce ne sont pas les progiciels de
gestion intégrés (qui tendent à
propager des modes opératoires
standardisés) ou les normes
qui guident l’activité des opérateurs économiques, ce sont les
processus standardisés des
démarches qualité ou les référentiels de bonnes pratiques (ITIL
en informatique par exemple).
Comme le constatait déjà de
façon prémonitoire le poète
Rabindranath Tagore dans
les années 1940 : « L’homme
se réduit au minimum pour
faire une plus grande place à
l’organisation8 ».
Il convient enfin de remarquer
que ces évolutions concernent
majoritairement les citoyens
aisés et les organisations des
pays développés, et dans une
moindre mesure, les citoyens
aisés des autres pays. Même
si le téléphone portable et le
smartphone deviennent accessibles à un nombre de plus en
plus important d’hommes et de
femmes, la fracture numérique
est de plus en plus grande
comme le constate Hubert
Guillaud.9
La géomatique contribue donc
à ces évolutions pour le meil-
4. Voir Un monde de données d’Hubert Guillaud : http://librairie.publie.net/fr/list/rechercher/page/1/date?q=un+monde+de+donn%C3%A9es
5. Chris Anderson : The end of theory, the data deluge makes the scientific method obsolete.
http://archive.wired.com/science/discoveries/magazine/16-07/pb_theory
6. François Bourdoncle : Peut-on créer un écosystème français du Big Data ? Journal de l’Ecole de Paris, juillet / août 2014.
7. Des systèmes de communication isolants ? Annales des Mines, Gérer et Comprendre, n° 2, mars 1986
8. Je n’ai pas retrouvé l’origine du texte attribué à Rabindranath Tagore dont provient cette citation.
9. http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782814505049/est-ce-que-la-technologie-sauvera-le-monde
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Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014
leur (quand elle aide à résoudre
des problèmes de transport
ou d’environnement, ou quand
elle permet à des individus de
développer leurs compétences
professionnelles ou leur implication citoyenne) et pour le pire
(quand elle apporte sa contribution à la mécanisation des
activités ou à la surveillance des
consommateurs).
Nous pouvons donc nous
réjouir de voir l’information
géographique prendre une place
de plus en plus importante dans
les technologies numériques,
mais nous pouvons également
nous demander, d’une part,
dans quelle direction tout cela
peut évoluer, et, d’autre part,
dans quelle mesure nos technologies géomatiques aident
à résoudre les problèmes de
l’humanité.
Pour demain :
quelles tendances
d’évolution pour les
sociétés humaines ?
Comme le disait le physicien
Niels Bohr : « Les prédictions
sont délicates, surtout à propos
de l’avenir ! ». Essayons tout de
même !
Rappelons en premier lieu,
puisque les concepts systémiques sont à la mode dans notre
discipline, une propriété des
systèmes complexes mise en
évidence par leurs théoriciens
(Edgar Morin, Jean-Louis Le
Moigne, etc) : un système ne
peut lutter contre son entropie interne et améliorer son
organisation qu’en augmentant le désordre extérieur.
Cette propriété des systèmes
complexes peut-elle être invoquée pour analyser les évolutions des sociétés humaines,
qui sont bien entendu des
systèmes complexes ? En
améliorant l’organisation d’un
système social, on augmente
le désordre dans son environnement. Un bon exemple
en est fourni par la fracture
sociale qui existe entre les
divers quartiers d’une ville ou
les communes d’une agglomération : elle augmente entre
les quartiers ou communes
« riches » qui améliorent leur
environnement et leur qualité
de vie et les quartiers difficiles
ou communes pauvres, qui ne
peuvent combler le différentiel,
et se traduit par un « désordre »
de plus en plus grand dans
ces secteurs géographiques
(délinquance, exclusion, problèmes de santé publique, etc).
D’ailleurs, dans les pays riches,
le nombre de personnes en
situation d’exclusion et de
quartiers difficiles est lui-même
en augmentation constante,
montrant que l’amélioration
du niveau et de la qualité de
vie des uns se fait au détriment des autres. Dans ces
pays, les classes moyennes se
réduisent, voire disparaissent,
du fait de la paupérisation de
leurs représentants. Une tendance est donc la poursuite de
cette situation : des « poches »
de prospérité de plus en plus
réduites, accessibles à un
nombre d’individus de plus
en plus limité, avec un haut
niveau de vie, de plus en plus
protégés de zones d’exclusion
de plus en plus importantes et
de plus en plus peuplées. Bien
entendu, cette situation n’est
pas générale, et on peut à
l’inverse constater l’émergence
de classes moyennes dans les
BRICS et dans les pays d’Asie
du Sud-Est. Reste cependant à
bien définir le système, sa frontière et son environnement…
Ces mêmes spécialistes de la
science des systèmes, notamment Edgar Morin (voir les divers
volumes de La Méthode) se
demandent si l’univers n’est pas
engagé dans une autre mutation
aussi importante que d’autres
situations de complexification
du vivant déjà constatées par le
passé : après une première mutation aboutissant à l’émergence
d’êtres vivants complexes
(animaux) à partir d’êtres vivants
simples (cellules, bactéries),
puis une seconde mutation
aboutissant à l’émergence
de la conscience (passage
de l’animal à l’humain), nous
serions dans une nouvelle phase
d’émergence d’une organisation humaine d’un nouveau type
(transition de l’individu à une
organisation / système complexe
dont les composants sont des
êtres humains) comportant
une dimension de conscience
collective. Une vision très pessimiste de cette nouvelle organisation correspond au Meilleur des
mondes d’Aldous Huxley ou à
1984 de Georges Orwell : une
vision très optimiste (pour ceux
qui accordent de l’importance
au spirituel) en a été développée
par Teillard de Chardin, estimant
que l’humanité allait « enfin »
converger vers le principe divin
et vers une société « spiritualisée ». Dans 1984, « Big Brother »
était un état totalitaire : on peut
se demander si dans la réalité
d’aujourd’hui, Big Brother n’est
pas plutôt une société commerciale américaine (qui échappe
donc à tout contrôle démocratique des citoyens), et je crains
que ce scénario soit aujourd’hui
plus probable que celui développé par Teillard de Chardin : il
semble qu’il soit déjà en partie
opérationnel.
Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014
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La ville intelligente :
préfiguration de
« 1984 » ?
Pour comprendre concrètement
comment agissent ces processus de transformation au niveau
sociétal, nous pouvons prendre
l’exemple du concept de ville
intelligente : il est à la mode
dans notre secteur, il fait largement appel aux technologies
numériques, et particulièrement
à la géomatique, il comporte une
dimension intégratrice et semble
fédérateur : tous ensemble vers
la ville intelligente, qui nous
permettra d’améliorer la qualité
des services urbains, la qualité
environnementale et l’implication
citoyenne des habitants ! Le
concept véhicule des valeurs
très positives (résoudre les
problèmes de la ville moderne
grâce à la mise en réseau des
systèmes informatiques et des
citoyens), mais suscite de fortes
interrogations dans le registre
sociétal. On peut, en effet,
se demander si, derrière ce
symbole de la modernité et de
la technologie mise au service
des problèmes de société
(étymologiquement, le symbolon grec ou le symbolum latin
est un signe de reconnaissance
constitué de deux morceaux
qu’on assemble), ne se cache
pas le « diable » de la division
et de l’exclusion (l’antonyme
de symbolon / symbolum est
diabolon / diabolus, « celui qui
divise »).
Le concept de ville intelligente
illustre bien cette ambivalence
de la technologie (poison ou
remède, problème ou solution ?)
et repose la question de savoir
si la technologie détermine les
évolutions sociétales et peut
être tenue pour responsable
des dérives politiques, sociales
ou économiques de nos sociétés (thèse de l’autonomie de la
technologie qui se développe
par elle-même hors de tout
contrôle10) ou si c’est le défaut
de pilotage sociétal et politique
des choix technologiques qui
conduit à ce sentiment que la
technologie guide l’évolution du
monde.
La ville intelligente,
un concept évident !
Le concept de ville intelligente fait
largement appel aux concepts
systémiques : interconnexion
des fonctions urbaines entre
elles (éducation, santé, transports, énergie, habitat, etc.),
interconnexion des citoyens et
des organismes en charge de la
délivrance des services urbains
(mise à contribution du citoyen
capteur), interconnexion des
systèmes d’information…
L’intérêt d’une meilleure intégration entre fonctions urbaines ne
fait pas débat, mais la réponse
apportée aux problèmes urbains
semble aujourd’hui essentiellement technologique (intégration
à l’aide des technologies de
l’information). Aucune proposition d’intégration par le lien
social, la solidarité humaine, sauf
si on considère que connecter
des personnes par des smartphones et des réseaux sociaux
permet de créer du lien social.
C’est ainsi que le développement d’offres de « surveillance »
des personnes âgées, grâce à
des dispositifs informatisés, se
substitue aux bonnes relations
de voisinage, car plus personne
n’a le temps ou l’envie d’aller
vérifier de temps en temps que
tout va bien chez son voisin
retraité et qu’il n’a besoin de
rien. La technologie pallie notre
égoïsme et notre manque de
solidarité.
Le fait que ce concept soit
largement soutenu par les
grands industriels du transport,
de l’informatique, de l’énergie
et des services urbains ne peut
que susciter des interrogations
dans un autre registre : s’agit-il
d’un concept marketing ayant
pour principale fonction de
créer de nouvelles opportunités
d’affaires, ou d’une innovation
sociétale, ayant effectivement
pour objectif d’améliorer la vie
dans les villes ?
La ville intelligente :
un système complexe ?
Nous avons déjà rappelé la
propriété des systèmes
complexes : un tel système ne
peut améliorer son organisation interne qu’en augmentant le désordre extérieur. On
peut donc en premier lieu se
demander si la contrepartie de
l’émergence des Smart Cities
ne risque pas d’être la multiplication des « Dirty Cities » (villes
sales) ou des « Garbage Cities »
(villes poubelles) 11 autour des
Smart Cities. Toujours cette
idée que les zones à haut
niveau d’organisation (les Smart
Cities) risquent d’être de plus
en plus réduites et entourées
par des zones de chaos de
plus en plus importantes et
comportant de plus en plus
de désordre et de problèmes.
Le coût élevé des dispositifs
à déployer pour devenir une
ville intelligente (ou du moins,
s’en rapprocher) risque en
10. Voir sur ce thème la trilogie de Jacques Ellul : La technique – Le système technicien – Le bluff technologique.
11. On pourrait aussi parler de Sleaties (NdlR).
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Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014
effet d’amplifier les inégalités
de développement entre les
villes d’un même territoire (voire
d’une même agglomération) si
la solidarité entre territoires ne
peut s’exercer. Est-ce la technologie qui est responsable de
cette situation ou le manque de
courage politique pour imposer
une solidarité entre territoires ?
Ou les réticences des citoyens
de certains territoires à exercer
une solidarité avec les territoires
moins développés ?
Que faire des pauvres dans
la ville intelligente ?
Certains connaissent ce rapport
publié par John Locke en 1697
à la demande du Ministère du
Commerce britannique « Que
faire des pauvres ? » (titre original : the report on the poor) que je
cite parce qu’il m’aide à formuler
une question cruciale pour les
villes Intelligentes.
Un de leurs objectifs est en effet
d’aller vers une plus grande
sobriété dans la consommation
des ressources énergétiques :
ceci nécessite bien entendu de
très gros investissements, hors
de portée des collectivités et
citoyens les plus pauvres. Les
collectivités et citoyens les plus
riches accepteront-ils les transferts de solidarité permettant aux
plus pauvres de bénéficier de
ces investissements qu’ils ne
peuvent financer eux-mêmes ?
La société française actuelle, à
l’instar de la plupart des pays du
monde occidental, ne semble
pas évoluer dans le sens d’une
plus grande solidarité : les
pauvres deviennent de plus en
plus nombreux et de plus en plus
pauvres et les riches de moins en
moins nombreux et de plus en
plus riches. Les villes et citoyens
riches auront donc probablement
les moyens d’évoluer vers la ville
numérique, mais les quartiers
populaires, banlieues pauvres
et même les classes moyennes
risquent d’être condamnés de
nouveau à l’exclusion.
Cette exclusion économique
risque d’être associée au
renforcement des exclusions
liées à la non accessibilité aux
TIC : exclusion des services
publics numériques, des
anciens, des pauvres, de ceux
qui n’ont pas le bagage culturel
ou le niveau d’éducation ad hoc.
Voir également l’échec relatif
des PPGIS (Public Participation
GIS) focalisés sur les populations fragiles dans les pays
anglo-saxons. Les populations
fragiles économiquement, socialement ou culturellement aurontelles une place dans la ville
intelligente ?
Quel pouvoir au citoyen
dans la ville intelligente ?
Un des arguments mobilisateur
de la ville intelligente est celui de
la gouvernance et de l’implication
citoyenne. SI le citoyen est
certes utilisé comme capteur
pour améliorer le fonctionnement
de la ville, invité à détecter les
dysfonctionnements et à donner
son avis sur telle ou telle question, pourra-t-il vraiment influer
sur des décisions qui risquent
d’être toujours plus guidées
par la technologie et dont seuls
quelques experts maîtriseront
les paramètres et les impacts ?
Devant l’incapacité actuelle
de très nombreux citoyens à
comprendre le fonctionnement
de l’économie mondialisée et
systémique dans laquelle nous
sommes intégrés, on peut en
douter.
Le risque de surveillance généralisée du citoyen se renforce
également dans cette logique
d’interconnexion mais c’est
pour la bonne cause : ce n’est
pas pour détecter les individus
malveillants (ou du moins pas
principalement), c’est pour
contribuer à rendre la ville plus
intelligente : c’est pour améliorer
la circulation dans la ville que je
dois fournir ma géolocalisation !
Il reste que cette surveillance
sera effective et qu’il est de plus
en plus difficile pour le citoyen
de « passer inaperçu ».
Nous avons déjà évoqué les
risques d’exclusion numérique, mais Dominique Boullier12
pointe également du doigt
l’effet d’exclusion des savoirs
informels et des relations
traditionnelles de la numérisation des échanges et interactions humaines. Il en résulte
la destruction d’une partie du
lien social. Ces inquiétudes
sont aggravées par le renforcement de la marchandisation de
l’information : comment et dans
quelles conditions sera exploitée
l’information individuelle apportée par le citoyen capteur aux
industriels gestionnaires des
systèmes de la ville intelligente ?
La « découverte » récente que
l’information stockée par les
majors du Cloud Computing
est mise à disposition de l’État
américain pour des usages de
surveillance économique ne
nous rassure pas de ce point de
vue, pas plus que le constat que
l’information sur nos comportements que nous laissons traîner
sur le web est utilisée par les
sociétés qui la détiennent pour
capter à leur profit le bénéfice de
la relation client et transformer
les fournisseurs du B2C en
sous-traitants.
12. http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/ED73.pdf, dossier d’Études et Documents consacré à la ville intelligente.
Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014
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Quelles garanties le citoyen aurat-il donc que les villes seront
vraiment plus intelligentes et que
les avantages sont supérieurs
aux inconvénients ? Pourra-t-on
revenir en arrière ? La réponse
à cette question est probablement non, comme pour toutes
les évolutions technologiques
impactant la société.
Quel pouvoir au politique
dans la ville intelligente ?
Le concept est largement
soutenu et promu par de grands
industriels de l’informatique, du
transport, de l’énergie et des
services urbains, dont on imagine
bien les opportunités d’affaires.
Leur objectif est probablement
de renforcer leur position et, pour
certains, leur prédominance dans
le secteur public : mais précisément, existe-t-il des gardesfous ? Ne s’agirait-il que d’un
enjeu commercial qu’on essaye
de nous présenter comme un
enjeu citoyen ? On peut en tout
cas se demander si les collectivités gestionnaires des villes intelligentes arriveront à conserver
les compétences d’intégration et
l’expertise requise pour préserver
leur autonomie de décision.
Si ce n’était pas le cas, elles
seraient alors dans l’obligation
de déléguer complètement à
quelques industriels la définition
de la stratégie urbaine. Quelle
maîtrise les collectivités pourrontelles donc conserver sur la ville
intelligente si elle recourt à des
technologies principalement
maîtrisées par ces industriels et
quelques experts ? Les élus ne
risquent-ils pas de devenir des
décideurs fantômes, obligés
d’entériner des décisions dont
ils ne maîtrisent plus les enjeux
technologiques et sociétaux ?
La ville intelligente : un
concept d’avenir ?
Nous ne disposons pas encore
d’évaluation des impacts des
villes intelligentes, les retours
d’expérience se contentant
de décrire les évolutions technologiques mises en œuvre.
Il est donc difficile de prédire
leurs effets.
On peut donc objecter que la
ville intelligente sera ce qu’en
feront les citoyens et les politiques, mais les exemples ne
manquent pas de fuites en
avant technologiques sans évaluations sérieuses des risques
sociétaux. Disposerons-nous
d’un vrai pouvoir de décision
et d’orientation stratégique sur
le développement de la ville
intelligente, une fois la décision
prise d’aller dans cette direction
sur notre territoire ?
Peut-on imaginer une ville intelligente qui ne se focalise pas
sur des objectifs d’intégration
technologique, mais qui intègre
des enjeux de solidarité : priorité
sur les populations fragiles, sur
le lien social, sur la solidarité ?
Cela nécessite que le développement de la ville intelligente
ne soit pas piloté par les industriels qui souhaitent surtout
développer des opportunités
de marché, mais par des politiques, guidés par une vision
sociétale et non par une logique
d’opportunité. Nous ne devrions
pas avoir à choisir entre la ville
intelligente, développée technologiquement, mais ségrégative, et la ville solidaire, moins
développée technologiquement, mais accessible à un plus
grand nombre d’hommes et de
femmes.
Pouvons-nous maîtriser
et contrôler l’évolution
vers cet avenir
technologique ?
Nous ne pouvons que constater
que notre avenir est technologique ; la technologie
s’interpose dans tous les volets
de l’activité humaine : travail,
loisirs, relations sociales. La
géomatique est présente à tous
ces niveaux, y compris dans
les relations sociales. Les technologies numériques permettent
de résoudre des problèmes
humains et sociétaux, mais elles
créent également de tels problèmes : la géomatique résout
des problèmes d’aménagement
du territoire, mais crée des problèmes de contrôle et de respect
de la vie privée. Le développement des villes intelligentes
permet de résoudre des problèmes d’environnement et de
gestion urbaine, mais crée des
problèmes de contrôle démocratique et peut augmenter les
inégalités d’accès aux services si
elle n’est pas bâtie sur des objectifs de solidarité. La métaphore
de la poubelle de James March13
reste d’actualité : le processus
de décision est vu comme une
poubelle dans laquelle se trouvent des problèmes à résoudre,
des solutions aux problèmes
et des décideurs : quand un
décideur trouve une solution à
un problème, il la met en œuvre.
Dans la poubelle du XXIe siècle,
les solutions sont essentiellement technologiques, et les
problèmes sociaux (isolement,
pauvreté, exclusion) nécessitant
des réponses autres que technologiques trouvent plus difficilement des solutions. |
13. Michael D. Cohen, James G. March, Johan P. Olsen. A Garbage Can Model of Organizational Choice. Administrative Science Quarterly, Vol.
17, No. 1. (Mar. 1972), pp. 1–25.
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Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014

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