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La géomatique, pour le meilleur et pour le pire ? 1 HENRI PORNON, IETI CONSULTANTS [email protected], [email protected], HTTP a géomatique est une discipline passionnante : j’imagine que, tout comme moi, de nombreux géomaticiens apprécient le fait que ce domaine de l’informatique possède un ancrage à la fois concret, du fait que les objets que nous manipulons sont des objets du territoire, et sociétal, parce que les problèmes que nous essayons de résoudre avec les outils géomatiques sont des problèmes de société : transport, environnement, urbanisme, par exemple. L Par le rôle important qu’elle joue dans les nouveaux usages du web 2.0 et dans l’Open Data, la géomatique offre de nouveaux horizons aux individus désireux de contribuer au développement de services entre particuliers ou d’assister les démarches citoyennes. À l’inverse, nous sommes obligés de constater que la géomatique apporte une contribution non négligeable à la mécanisation et la standardisation des activités dans les organisations, ainsi qu’à la surveil- lance ou au suivi (tracking) des individus2. Serions-nous embarqués dans un puissant mouvement de transformation, qui dépasse la géomatique, et dans lequel nous tendrions à devenir les rouages d’une immense machine sociétale en train de s’organiser ? Ou dans un puissant mouvement d’individualisation dans lequel chacun d’entre nous ne serait plus un consommateur passif du « mass market », mais deviendrait un citoyen unique dans ses usages et ses modes de consommation et de production de services numériques ? Ce qui est certain, c’est que la géomatique contribue à produire du changement au niveau individuel, organisationnel, sociétal, et qu’elle est elle-même sensible aux phénomènes individuels organisationnels et sociétaux. Nous pouvons donc essayer d’identifier et d’analyser ces évolutions. Je me propose de le faire en trois étapes : dans un premier temps, repartir d’un historique des vingt-cinq dern- ://WWW.IETI.FR ières années pour donner une perspective historique à ce propos ; ensuite, comparer divers modèles sociétaux et scénarios d’évolution pour tracer des perspectives ; enfin, étayer cette réflexion par l’exemple des « villes intelligentes », qui nous permet de nous demander concrètement comment la géomatique et les technologies d’information et de communication peuvent transformer le monde et quel est le prix à payer pour ces transformations. Perspective historique : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Cette mise en perspective historique des évolutions technologiques et sociétales, qui ont transformé les individus, les organisations et les sociétés humaines, et auxquelles la géomatique a apporté sa contribution, nous montre à quel point l’individu, l’organisation et 1. L’auteur souhaite remercier chaleureusement Thierry Joliveau pour ses commentaires et critiques sur l’article pendant son élaboration. 2. Voir notamment l’enquête de Françoise de Blomac et Thierry Rousselin : Sous surveillance : démêler le mythe de la réalité, publiée en 2008 par les Carnets de l’Info. 16 Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014 la société du XXIe siècle sont différents de ceux du XXe siècle. Il y a vingt-cinq ans… Les technologies informatiques sont coûteuses (le coût d’investissement SIG par utilisateur s’évalue en équivalent de dizaines de milliers d’euros) et compliquées à utiliser (les premiers logiciels SIG nécessitent plusieurs semaines de formation pour être pris en main). Ces logiciels sont les ressources clés, les utilisateurs de ces logiciels sont donc considérés comme des experts, même si les usages ne sont pas toujours experts (il s’agit le plus souvent de constituer des bases de données ou d’imprimer des extraits de plans). L’information est une ressource rare et peu accessible (on ne dispose pas encore de référentiels et encore moins de données thématiques dans les divers domaines d’utilisation des SIG). La maîtrise technique des logiciels, la détention de l’information et la connaissance du territoire sont donc des enjeux de pouvoir importants qui structurent les relations dans les organisations et contraignent fortement le déploiement des nouvelles technologies3. Les relations entre individus passent par le contact direct ou par des interfaces peu technologiques : téléphone ou fax par exemple. Dans les organisations, on espère que les technologies informatiques et de communication (réseaux informatiques, outils de partage de données, etc) permettront de résoudre des problèmes organisationnels (rétention d’information, faible collaboration des individus…). Le SIG est vu à travers la méta- phore du millefeuille : plus le nombre de couches thématiques disponibles est important, meilleure sera la compréhension globale du territoire. Il y a une dizaine d’années… Il existe des technologies pour tous types d’usages, notamment pour les usages grands publics qui se développent rapidement (l’arrivée de Google Maps et Google Earth est un formidable levier de sensibilisation du public à la possibilité de manipuler des cartes sur ordinateur). Le coût d’investissement par utilisateur s’évalue en milliers d’euros pour les usages professionnels, mais est voisin de zéro pour les usages grands publics. L’information est devenue abondante, de nombreuses données sont accessibles sur Internet et de fait, les données et les services associés à ces données sont les ressources clés. Des enjeux de pouvoir liés à la détention des données thématiques (ou métier) existent encore, mais la métaphore du millefeuille trouve ses limites et l’expertise thématique permettant de faire parler les données devient plus importante que la détention des données dans le domaine professionnel. Les utilisateurs sont de plus en plus souvent issus de générations nées avec l’ordinateur. De fait, l’individu est connecté et utilise des technologies relationnelles pour entrer en relation avec d’autres individus. Dans les organisations, on commence à comprendre que ce n’est pas le déploiement d’une technologie qui résout les problèmes de communication, mais la dynamique de projet associée à ce déploiement qui permet de décloisonner les services et rapprocher les divers utilisateurs potentiels. Ce constat est également vrai pour les divers projets inter-organisationnels (plates-formes de mutualisation et infrastructures de données géographiques). Dans de nombreuses organisations de toutes tailles, le SIG a pris sa place parmi les outils couramment utilisés. Aujourd’hui… Avec l’émergence du cloud computing, la technologie a de moins en moins d’importance et l’outillage technologique s’est banalisé au point que l’information (géographique) est accessible dans des objets du quotidien (smartphones notamment). La question n’est plus de savoir quelle technologie utiliser pour avoir accès à telle ou telle source d’information, mais de s’assurer que la même information reste accessible à partir de tous les objets technologiques utilisés (ordinateur, tablette, smartphone, etc). Notons à ce propos que le nombre d’utilisateurs de smartphones et autres tablettes a dépassé depuis plusieurs années celui des ordinateurs portables et de bureau. Le slogan de Google « partager de l’information simplement de partout » devient une réalité et une grande partie de cette information est géographique. Jamais, en effet, l’information géographique n’a joué un rôle aussi important : après avoir eu pendant des années pour principal objet « la représentation de l’information géographique », les outils géomatiques d’aujourd’hui sont plus souvent utilisés pour 3. Voir Hamid Bouchikhi : Structuration des organisations, 1990, éditions Économica. Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014 17 « la représentation géographique de l’information », ce qui confirme que la grande majorité de l’information produite par les individus et les organisations est géolocalisable. La géolocalisation est de plus en plus utilisée comme critère de recherche ou moyen d’accès à l’information. L’information est surabondante : avec le Big Data, les individus et les organisations sont submergés par l’information (concept d’ « infobésité »), ce qui a des conséquences importantes sur les méthodes d’analyse, la recherche, la compréhension du monde. La focalisation sur le quantitatif est évidente, au détriment du qualitatif4. On mesure ainsi la pertinence de l’information à l’aide du nombre d’accès (chaque accès constitue un vote implicite qui renforce la pertinence de l’information) et, malgré les mises en garde sur la difficulté à faire émerger du sens de ces énormes volumes de données, certains prédisent de façon provocatrice que le déluge de données rend les méthodes scientifiques obsolètes5. L’intermédiation des services devient la ressource clé. Un bon exemple est fourni par les dispositifs de réservation d’hôtel. L’important pour un hôtel n’est aujourd’hui plus d’être visible sur Internet à partir de son site web, mais d’être bien placé dans les sites d’intermédiation tels que « bookings.com » ou « expedia.fr », et cette visibilité a un coût pour l’hôtel et une conséquence : le site intermédiaire capte une partie non négligeable de la valeur ajoutée de la prestation au détriment de l’hôtelier. Les moteurs de recherche jouent également de plus en plus souvent ce rôle d’intermédiation avec des contreparties financières parfois demandées aux organismes qui s’affichent sur le web. Cette évolution, à laquelle contribue largement l’information géographique pose question : ces immenses bases de connaissances sur les consommateurs constituées par quelques grandes sociétés deviennent des outils de marketing susceptible de réduire tous les acteurs du B2C au rang de sous-traitants, comme le craint François Bourdoncle, copilote du plan Big Data français6. Avec le développement des réseaux sociaux, l’individu s’intègre à des réseaux d’individus qui s’appuient sur des technologies relationnelles. S’agit-il de technologies de communication isolantes, comme le constatait Francis Pavé il y a près de vingt ans, en observant les problèmes créés par la mise en place d’un dispositif de communication informatisé au Fret SNCF7 ? On pourrait avoir ce sentiment en observant une scène aujourd’hui courante : quatre personnes réunies autour d’une table, chacune étant concentrée sur son smartphone et dédaignant totalement les trois autres. On ne peut cependant pas ignorer que ces technologies, qui s’interposent de plus en plus souvent entre les individus, sont de véritables moyens de communication. Elles créent du lien social en même temps qu’elles contribuent à fragiliser ce lien social, et qu’elles apportent leur contribution à la fracture sociale. Dans les organisations, la standardisation est en marche : quand ce ne sont pas les progiciels de gestion intégrés (qui tendent à propager des modes opératoires standardisés) ou les normes qui guident l’activité des opérateurs économiques, ce sont les processus standardisés des démarches qualité ou les référentiels de bonnes pratiques (ITIL en informatique par exemple). Comme le constatait déjà de façon prémonitoire le poète Rabindranath Tagore dans les années 1940 : « L’homme se réduit au minimum pour faire une plus grande place à l’organisation8 ». Il convient enfin de remarquer que ces évolutions concernent majoritairement les citoyens aisés et les organisations des pays développés, et dans une moindre mesure, les citoyens aisés des autres pays. Même si le téléphone portable et le smartphone deviennent accessibles à un nombre de plus en plus important d’hommes et de femmes, la fracture numérique est de plus en plus grande comme le constate Hubert Guillaud.9 La géomatique contribue donc à ces évolutions pour le meil- 4. Voir Un monde de données d’Hubert Guillaud : http://librairie.publie.net/fr/list/rechercher/page/1/date?q=un+monde+de+donn%C3%A9es 5. Chris Anderson : The end of theory, the data deluge makes the scientific method obsolete. http://archive.wired.com/science/discoveries/magazine/16-07/pb_theory 6. François Bourdoncle : Peut-on créer un écosystème français du Big Data ? Journal de l’Ecole de Paris, juillet / août 2014. 7. Des systèmes de communication isolants ? Annales des Mines, Gérer et Comprendre, n° 2, mars 1986 8. Je n’ai pas retrouvé l’origine du texte attribué à Rabindranath Tagore dont provient cette citation. 9. http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782814505049/est-ce-que-la-technologie-sauvera-le-monde 18 Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014 leur (quand elle aide à résoudre des problèmes de transport ou d’environnement, ou quand elle permet à des individus de développer leurs compétences professionnelles ou leur implication citoyenne) et pour le pire (quand elle apporte sa contribution à la mécanisation des activités ou à la surveillance des consommateurs). Nous pouvons donc nous réjouir de voir l’information géographique prendre une place de plus en plus importante dans les technologies numériques, mais nous pouvons également nous demander, d’une part, dans quelle direction tout cela peut évoluer, et, d’autre part, dans quelle mesure nos technologies géomatiques aident à résoudre les problèmes de l’humanité. Pour demain : quelles tendances d’évolution pour les sociétés humaines ? Comme le disait le physicien Niels Bohr : « Les prédictions sont délicates, surtout à propos de l’avenir ! ». Essayons tout de même ! Rappelons en premier lieu, puisque les concepts systémiques sont à la mode dans notre discipline, une propriété des systèmes complexes mise en évidence par leurs théoriciens (Edgar Morin, Jean-Louis Le Moigne, etc) : un système ne peut lutter contre son entropie interne et améliorer son organisation qu’en augmentant le désordre extérieur. Cette propriété des systèmes complexes peut-elle être invoquée pour analyser les évolutions des sociétés humaines, qui sont bien entendu des systèmes complexes ? En améliorant l’organisation d’un système social, on augmente le désordre dans son environnement. Un bon exemple en est fourni par la fracture sociale qui existe entre les divers quartiers d’une ville ou les communes d’une agglomération : elle augmente entre les quartiers ou communes « riches » qui améliorent leur environnement et leur qualité de vie et les quartiers difficiles ou communes pauvres, qui ne peuvent combler le différentiel, et se traduit par un « désordre » de plus en plus grand dans ces secteurs géographiques (délinquance, exclusion, problèmes de santé publique, etc). D’ailleurs, dans les pays riches, le nombre de personnes en situation d’exclusion et de quartiers difficiles est lui-même en augmentation constante, montrant que l’amélioration du niveau et de la qualité de vie des uns se fait au détriment des autres. Dans ces pays, les classes moyennes se réduisent, voire disparaissent, du fait de la paupérisation de leurs représentants. Une tendance est donc la poursuite de cette situation : des « poches » de prospérité de plus en plus réduites, accessibles à un nombre d’individus de plus en plus limité, avec un haut niveau de vie, de plus en plus protégés de zones d’exclusion de plus en plus importantes et de plus en plus peuplées. Bien entendu, cette situation n’est pas générale, et on peut à l’inverse constater l’émergence de classes moyennes dans les BRICS et dans les pays d’Asie du Sud-Est. Reste cependant à bien définir le système, sa frontière et son environnement… Ces mêmes spécialistes de la science des systèmes, notamment Edgar Morin (voir les divers volumes de La Méthode) se demandent si l’univers n’est pas engagé dans une autre mutation aussi importante que d’autres situations de complexification du vivant déjà constatées par le passé : après une première mutation aboutissant à l’émergence d’êtres vivants complexes (animaux) à partir d’êtres vivants simples (cellules, bactéries), puis une seconde mutation aboutissant à l’émergence de la conscience (passage de l’animal à l’humain), nous serions dans une nouvelle phase d’émergence d’une organisation humaine d’un nouveau type (transition de l’individu à une organisation / système complexe dont les composants sont des êtres humains) comportant une dimension de conscience collective. Une vision très pessimiste de cette nouvelle organisation correspond au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou à 1984 de Georges Orwell : une vision très optimiste (pour ceux qui accordent de l’importance au spirituel) en a été développée par Teillard de Chardin, estimant que l’humanité allait « enfin » converger vers le principe divin et vers une société « spiritualisée ». Dans 1984, « Big Brother » était un état totalitaire : on peut se demander si dans la réalité d’aujourd’hui, Big Brother n’est pas plutôt une société commerciale américaine (qui échappe donc à tout contrôle démocratique des citoyens), et je crains que ce scénario soit aujourd’hui plus probable que celui développé par Teillard de Chardin : il semble qu’il soit déjà en partie opérationnel. Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014 19 La ville intelligente : préfiguration de « 1984 » ? Pour comprendre concrètement comment agissent ces processus de transformation au niveau sociétal, nous pouvons prendre l’exemple du concept de ville intelligente : il est à la mode dans notre secteur, il fait largement appel aux technologies numériques, et particulièrement à la géomatique, il comporte une dimension intégratrice et semble fédérateur : tous ensemble vers la ville intelligente, qui nous permettra d’améliorer la qualité des services urbains, la qualité environnementale et l’implication citoyenne des habitants ! Le concept véhicule des valeurs très positives (résoudre les problèmes de la ville moderne grâce à la mise en réseau des systèmes informatiques et des citoyens), mais suscite de fortes interrogations dans le registre sociétal. On peut, en effet, se demander si, derrière ce symbole de la modernité et de la technologie mise au service des problèmes de société (étymologiquement, le symbolon grec ou le symbolum latin est un signe de reconnaissance constitué de deux morceaux qu’on assemble), ne se cache pas le « diable » de la division et de l’exclusion (l’antonyme de symbolon / symbolum est diabolon / diabolus, « celui qui divise »). Le concept de ville intelligente illustre bien cette ambivalence de la technologie (poison ou remède, problème ou solution ?) et repose la question de savoir si la technologie détermine les évolutions sociétales et peut être tenue pour responsable des dérives politiques, sociales ou économiques de nos sociétés (thèse de l’autonomie de la technologie qui se développe par elle-même hors de tout contrôle10) ou si c’est le défaut de pilotage sociétal et politique des choix technologiques qui conduit à ce sentiment que la technologie guide l’évolution du monde. La ville intelligente, un concept évident ! Le concept de ville intelligente fait largement appel aux concepts systémiques : interconnexion des fonctions urbaines entre elles (éducation, santé, transports, énergie, habitat, etc.), interconnexion des citoyens et des organismes en charge de la délivrance des services urbains (mise à contribution du citoyen capteur), interconnexion des systèmes d’information… L’intérêt d’une meilleure intégration entre fonctions urbaines ne fait pas débat, mais la réponse apportée aux problèmes urbains semble aujourd’hui essentiellement technologique (intégration à l’aide des technologies de l’information). Aucune proposition d’intégration par le lien social, la solidarité humaine, sauf si on considère que connecter des personnes par des smartphones et des réseaux sociaux permet de créer du lien social. C’est ainsi que le développement d’offres de « surveillance » des personnes âgées, grâce à des dispositifs informatisés, se substitue aux bonnes relations de voisinage, car plus personne n’a le temps ou l’envie d’aller vérifier de temps en temps que tout va bien chez son voisin retraité et qu’il n’a besoin de rien. La technologie pallie notre égoïsme et notre manque de solidarité. Le fait que ce concept soit largement soutenu par les grands industriels du transport, de l’informatique, de l’énergie et des services urbains ne peut que susciter des interrogations dans un autre registre : s’agit-il d’un concept marketing ayant pour principale fonction de créer de nouvelles opportunités d’affaires, ou d’une innovation sociétale, ayant effectivement pour objectif d’améliorer la vie dans les villes ? La ville intelligente : un système complexe ? Nous avons déjà rappelé la propriété des systèmes complexes : un tel système ne peut améliorer son organisation interne qu’en augmentant le désordre extérieur. On peut donc en premier lieu se demander si la contrepartie de l’émergence des Smart Cities ne risque pas d’être la multiplication des « Dirty Cities » (villes sales) ou des « Garbage Cities » (villes poubelles) 11 autour des Smart Cities. Toujours cette idée que les zones à haut niveau d’organisation (les Smart Cities) risquent d’être de plus en plus réduites et entourées par des zones de chaos de plus en plus importantes et comportant de plus en plus de désordre et de problèmes. Le coût élevé des dispositifs à déployer pour devenir une ville intelligente (ou du moins, s’en rapprocher) risque en 10. Voir sur ce thème la trilogie de Jacques Ellul : La technique – Le système technicien – Le bluff technologique. 11. On pourrait aussi parler de Sleaties (NdlR). 20 Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014 effet d’amplifier les inégalités de développement entre les villes d’un même territoire (voire d’une même agglomération) si la solidarité entre territoires ne peut s’exercer. Est-ce la technologie qui est responsable de cette situation ou le manque de courage politique pour imposer une solidarité entre territoires ? Ou les réticences des citoyens de certains territoires à exercer une solidarité avec les territoires moins développés ? Que faire des pauvres dans la ville intelligente ? Certains connaissent ce rapport publié par John Locke en 1697 à la demande du Ministère du Commerce britannique « Que faire des pauvres ? » (titre original : the report on the poor) que je cite parce qu’il m’aide à formuler une question cruciale pour les villes Intelligentes. Un de leurs objectifs est en effet d’aller vers une plus grande sobriété dans la consommation des ressources énergétiques : ceci nécessite bien entendu de très gros investissements, hors de portée des collectivités et citoyens les plus pauvres. Les collectivités et citoyens les plus riches accepteront-ils les transferts de solidarité permettant aux plus pauvres de bénéficier de ces investissements qu’ils ne peuvent financer eux-mêmes ? La société française actuelle, à l’instar de la plupart des pays du monde occidental, ne semble pas évoluer dans le sens d’une plus grande solidarité : les pauvres deviennent de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres et les riches de moins en moins nombreux et de plus en plus riches. Les villes et citoyens riches auront donc probablement les moyens d’évoluer vers la ville numérique, mais les quartiers populaires, banlieues pauvres et même les classes moyennes risquent d’être condamnés de nouveau à l’exclusion. Cette exclusion économique risque d’être associée au renforcement des exclusions liées à la non accessibilité aux TIC : exclusion des services publics numériques, des anciens, des pauvres, de ceux qui n’ont pas le bagage culturel ou le niveau d’éducation ad hoc. Voir également l’échec relatif des PPGIS (Public Participation GIS) focalisés sur les populations fragiles dans les pays anglo-saxons. Les populations fragiles économiquement, socialement ou culturellement aurontelles une place dans la ville intelligente ? Quel pouvoir au citoyen dans la ville intelligente ? Un des arguments mobilisateur de la ville intelligente est celui de la gouvernance et de l’implication citoyenne. SI le citoyen est certes utilisé comme capteur pour améliorer le fonctionnement de la ville, invité à détecter les dysfonctionnements et à donner son avis sur telle ou telle question, pourra-t-il vraiment influer sur des décisions qui risquent d’être toujours plus guidées par la technologie et dont seuls quelques experts maîtriseront les paramètres et les impacts ? Devant l’incapacité actuelle de très nombreux citoyens à comprendre le fonctionnement de l’économie mondialisée et systémique dans laquelle nous sommes intégrés, on peut en douter. Le risque de surveillance généralisée du citoyen se renforce également dans cette logique d’interconnexion mais c’est pour la bonne cause : ce n’est pas pour détecter les individus malveillants (ou du moins pas principalement), c’est pour contribuer à rendre la ville plus intelligente : c’est pour améliorer la circulation dans la ville que je dois fournir ma géolocalisation ! Il reste que cette surveillance sera effective et qu’il est de plus en plus difficile pour le citoyen de « passer inaperçu ». Nous avons déjà évoqué les risques d’exclusion numérique, mais Dominique Boullier12 pointe également du doigt l’effet d’exclusion des savoirs informels et des relations traditionnelles de la numérisation des échanges et interactions humaines. Il en résulte la destruction d’une partie du lien social. Ces inquiétudes sont aggravées par le renforcement de la marchandisation de l’information : comment et dans quelles conditions sera exploitée l’information individuelle apportée par le citoyen capteur aux industriels gestionnaires des systèmes de la ville intelligente ? La « découverte » récente que l’information stockée par les majors du Cloud Computing est mise à disposition de l’État américain pour des usages de surveillance économique ne nous rassure pas de ce point de vue, pas plus que le constat que l’information sur nos comportements que nous laissons traîner sur le web est utilisée par les sociétés qui la détiennent pour capter à leur profit le bénéfice de la relation client et transformer les fournisseurs du B2C en sous-traitants. 12. http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/ED73.pdf, dossier d’Études et Documents consacré à la ville intelligente. Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014 21 Quelles garanties le citoyen aurat-il donc que les villes seront vraiment plus intelligentes et que les avantages sont supérieurs aux inconvénients ? Pourra-t-on revenir en arrière ? La réponse à cette question est probablement non, comme pour toutes les évolutions technologiques impactant la société. Quel pouvoir au politique dans la ville intelligente ? Le concept est largement soutenu et promu par de grands industriels de l’informatique, du transport, de l’énergie et des services urbains, dont on imagine bien les opportunités d’affaires. Leur objectif est probablement de renforcer leur position et, pour certains, leur prédominance dans le secteur public : mais précisément, existe-t-il des gardesfous ? Ne s’agirait-il que d’un enjeu commercial qu’on essaye de nous présenter comme un enjeu citoyen ? On peut en tout cas se demander si les collectivités gestionnaires des villes intelligentes arriveront à conserver les compétences d’intégration et l’expertise requise pour préserver leur autonomie de décision. Si ce n’était pas le cas, elles seraient alors dans l’obligation de déléguer complètement à quelques industriels la définition de la stratégie urbaine. Quelle maîtrise les collectivités pourrontelles donc conserver sur la ville intelligente si elle recourt à des technologies principalement maîtrisées par ces industriels et quelques experts ? Les élus ne risquent-ils pas de devenir des décideurs fantômes, obligés d’entériner des décisions dont ils ne maîtrisent plus les enjeux technologiques et sociétaux ? La ville intelligente : un concept d’avenir ? Nous ne disposons pas encore d’évaluation des impacts des villes intelligentes, les retours d’expérience se contentant de décrire les évolutions technologiques mises en œuvre. Il est donc difficile de prédire leurs effets. On peut donc objecter que la ville intelligente sera ce qu’en feront les citoyens et les politiques, mais les exemples ne manquent pas de fuites en avant technologiques sans évaluations sérieuses des risques sociétaux. Disposerons-nous d’un vrai pouvoir de décision et d’orientation stratégique sur le développement de la ville intelligente, une fois la décision prise d’aller dans cette direction sur notre territoire ? Peut-on imaginer une ville intelligente qui ne se focalise pas sur des objectifs d’intégration technologique, mais qui intègre des enjeux de solidarité : priorité sur les populations fragiles, sur le lien social, sur la solidarité ? Cela nécessite que le développement de la ville intelligente ne soit pas piloté par les industriels qui souhaitent surtout développer des opportunités de marché, mais par des politiques, guidés par une vision sociétale et non par une logique d’opportunité. Nous ne devrions pas avoir à choisir entre la ville intelligente, développée technologiquement, mais ségrégative, et la ville solidaire, moins développée technologiquement, mais accessible à un plus grand nombre d’hommes et de femmes. Pouvons-nous maîtriser et contrôler l’évolution vers cet avenir technologique ? Nous ne pouvons que constater que notre avenir est technologique ; la technologie s’interpose dans tous les volets de l’activité humaine : travail, loisirs, relations sociales. La géomatique est présente à tous ces niveaux, y compris dans les relations sociales. Les technologies numériques permettent de résoudre des problèmes humains et sociétaux, mais elles créent également de tels problèmes : la géomatique résout des problèmes d’aménagement du territoire, mais crée des problèmes de contrôle et de respect de la vie privée. Le développement des villes intelligentes permet de résoudre des problèmes d’environnement et de gestion urbaine, mais crée des problèmes de contrôle démocratique et peut augmenter les inégalités d’accès aux services si elle n’est pas bâtie sur des objectifs de solidarité. La métaphore de la poubelle de James March13 reste d’actualité : le processus de décision est vu comme une poubelle dans laquelle se trouvent des problèmes à résoudre, des solutions aux problèmes et des décideurs : quand un décideur trouve une solution à un problème, il la met en œuvre. Dans la poubelle du XXIe siècle, les solutions sont essentiellement technologiques, et les problèmes sociaux (isolement, pauvreté, exclusion) nécessitant des réponses autres que technologiques trouvent plus difficilement des solutions. | 13. Michael D. Cohen, James G. March, Johan P. Olsen. A Garbage Can Model of Organizational Choice. Administrative Science Quarterly, Vol. 17, No. 1. (Mar. 1972), pp. 1–25. 22 Géomatique Expert|N° 100|Septembre-Octobre 2014