Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne

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Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la
crise malienne
Djallil Lounnas
Professeur assistant a l'École de Gouvernance et d'Économie (EGE) de Rabat au Maroc, chercheur au Centre
des études et de recherche sur l'Afrique et la Méditerranée (CERAM) et chercheur-associé au centre d'étude
sur la paix et la sécurité internationale (CEPSI, université de Montréal, Canada).
Introduction
Le 28 mai 2012, au nord du Mali, le
mouvement national pour la libération
de l’Azawad (MNLA), d’obédience laïque,
annonçait la signature d’un protocole
d’accord de fusion avec le mouvement
salafiste djihadiste, Ansar Eddine, dirigé
par Iyad Ag Ghaly, et proche de l’AQMI
(Al-Qaïda au Maghreb islamique). Deux
jours plus tard, la signature de l’accord
de cette fusion, qui aurait dû découler de
cette annonce, était bloquée. Ce projet
de fusion, idéologiquement improbable,
prévoyait la création d’un État islamique
sur le territoire des trois grandes villes du
nord du Mali successivement conquises,
Kidal, Gao et Tombouctou. À vrai dire, dans
cette guerre qui a opposé le gouvernement
central malien aux rebelles touaregs du
MNLA, l’AQMI a joué un rôle clé.
En effet, les trois principales phalanges
de l’AQMI présentes au Sahel et dirigées,
respectivement, par Mokhtar Belmokhtar,
Abou Zeid et Abou Hammam, en plus d’une
autre dirigée par Abdelkrim Al Targui,
semblent avoir directement participé aux
combats contre l’armée malienne. De
ce fait, leur présence, à tous trois, était
confirmée à Tombouctou, lors la chute
de la ville. De plus, dès les premiers jours
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de l’offensive touarègue en janvier 2012,
près d’une centaine de soldats maliens
avait été massacrée, dont plusieurs avaient
été égorgés ou décapités ; une pratique
de guerre très courante dans les rangs
des mouvements liés à Al-Qaïda mais,
à l’inverse, très peu, sinon pas du tout,
par les rebelles touaregs. Mais encore, les
petites communautés chrétiennes de Gao
et de Tombouctou furent aussi la cible de
violentes attaques. Toutes leurs églises et
leurs biens furent brûlés, les obligeant à
fuir la région tandis qu’un de leurs leaders
était décapité à Gao. Enfin, à Tombouctou,
le plus ancien mausolée de la ville, celui de
Sidi Mahmoud Ben Amar, un lieu vénéré
dans tout le pays et inscrit, tout comme la
ville d’ailleurs, sur la liste du patrimoine
mondial de l’UNESCO, fut incendié par les
rebelles d’Ansar Eddine. Et ce, en vertu
de l’islam salafiste, pratiqué par l’AQMI,
qui s’oppose brutalement au soufisme,
une branche de l’islam qui a développé,
en dehors de l’orthodoxie sunnite, un
culte fervent autour des tombeaux de ses
saints, généralement locaux. Un soufisme
historiquement très présent en Afrique
subsaharienne et confronté, plus fortement
depuis deux décennies, à l’expansionnisme
islamiste, notamment salafiste.
À cet égard, il est légitime de s’interroger
sur l’avenir de la présence de l’AQMI dans
ce nouvel environnement, sachant que
cette organisation reste divisée en deux
branches, l’une enfermée en Kabylie, au
nord de l’Algérie, tandis que l’autre, bloquée
au Sahel dans le nord malien, paraissait
jusque-là très affaiblie, voire en déclin,
après avoir été chassée de Mauritanie.
Ainsi peut-on craindre que le nord du
Mali ne se transforme en un nouveau
« Jihadistan », semblable à ce qu’était
devenu l’Afghanistan des Talibans dans les
années quatre-vingt-dix, et qui avait vu
le déploiement d’Al-Qaïda se transformer
en une base arrière d’entraînement de
djihadistes venus du monde entier. Cela est
d’autant plus grave que la secte islamiste
Boko Haram, fortement présente au Nigéria
et au Niger et qui se réclame du salafisme et
des talibans d’Afghanistan, semble y avoir
envoyé ses repentants rejoindre les partisans
d’Ansar Eddine et de l’AQMI. L’éventualité
de ce « Jihadistan » subsaharien représente
donc une inacceptable menace à l’ordre
international et, plus particulièrement,
à la sécurité et à l’intégrité des pays de
la Communauté économique des États
de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et à
la politique algérienne d’endiguement
de l’AQMI. Et donc, au-delà des enjeux
particuliers des États directement
concernés, la sauvegarde de l’unité de l’État
malien relève d’un intérêt commun de la
communauté internationale.
Le déploiement de l’AQMI au
Sahel
En 1998, Hassan Hattab annonçait, de
sa base de repli en Kabylie, la création du
GSPC algérien (le Groupe salafiste pour la
prédication et le combat) avec le soutien
appuyé d’Oussama Ben Laden. En effet,
à la suite des innombrables massacres de
civils algériens perpétrés en 1997 par le
GIA (le Groupe islamique armé), groupe
radical algérien dont il avait initialement
été le chef des phalanges en Kabylie,
Hattab proclamait officiellement sa
rupture avec ce groupe, dont il dénonçait
le radicalisme et la dérive takfiriste, adepte
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
d’une idéologie religieuse violente, fondée
sur l’excommunication. Notons que l’exchef d’Al-Qaïda, Ben Laden lui-même,
avait aussi condamné le GIA et rompu
tout contact avec celui-ci en 1997. Aussi,
le communiqué annonçant la création du
GSPC faisait valoir « la nécessité d’unir dans
ses rangs tous ceux qui se réclament de
l’islam salafiste en Algérie1 », le salafisme
djihadiste étant également l’idéologie d’AlQaïda.
En septembre 2001, à la suite des
attentats de New York, et alors qu’il
était considérablement affaibli par des
opérations de l’armée algérienne, d’une
part, et par la politique de réconciliation
nationale du président Bouteflika, d’autre
part, le GSPC se divisa sur la ligne à tenir
vis-à-vis d’Al-Qaïda. En effet, une partie
du leadership menée par Nabil Sahraoui
et Abdelmalek Droukdel considérait que
le GSPC devait apporter son soutien à
l’organisation de Ben Laden, tandis que
l’autre partie, dirigée par son fondateur
Hassen Hattab, estimait que le GSPC devait,
au contraire, s’en distancer. À cet égard,
les attentats du 11 septembre avaient été
qualifiés, par celui-ci, de manipulation et de
complot contre le monde musulman pour
pouvoir justifier les attaques américaines à
son encontre. Pour lui, le combat du GSPC
ne devait se situer qu’en Algérie et non
ailleurs contre une quelconque puissance
étrangère dans le monde.
Cependant, en mars 2003, l’invasion de
l’Irak changea le rapport des forces. C’est
ainsi que Nabil Sahraoui et Abdelmalek
Droukdel purent mettre Hattab en minorité
au sein du conseil consultatif du GSPC
(Madjliss Al Shoura) et le forcer, ainsi, à
« démissionner ». Il fut remplacé par Nabil
Sahraoui d’août 2003 à juin 2004, qui
lui-même, abattu par l’armée algérienne,
sera remplacé par Abdelmalek Droukdel,
alias Abou Moussab Abdelwadoud.
C’est sous le leadership de ces deux
dirigeants, et plus particulièrement de
Droukdel, que le GSPC allait entamer
une politique de rapprochement avec AlQaïda. Parallèlement, Ben Laden avait, dès
mars 2001, exploré la possibilité d’envoyer
des djihadistes en Afrique du Nord et au
Sahel. C’est ainsi que, vers la fin de l’année
2001, Mokhtar Belmokhtar, le chef de la
zone 9 du GIA, celle du sud algérien, puis
du GSPC, recevait la visite d’un envoyé
de Ben Laden, le Yéménite Abdelwalid
Ahmed Alwan qui s’était ensuite rendu à
Batna, dans l’est algérien, où il fut accueilli
par Amar Saifi, alias Abderazak el Para,
l’un des principaux dirigeants du GSPC.
Et, bien que l’émissaire yéménite ait été
tué par les services de sécurité algériens
en septembre 2002, les contacts avaient
été noués avec el Para. Au même moment,
Belmokhtar recevait également la visite
de Saoudiens porteurs d’un message de
Ben Laden lui demandant d’accueillir des
djihadistes2. Finalement Abou Younisal-Mauritani, un Mauritanien, ancien
d’Afghanistan et proche de Ben Laden,
avec lequel Belmokhtar avait noué des
contacts, allait transmettre une lettre de
ce dernier à Ben Laden, dans laquelle
Belmokhtar donnait son accord de principe
au rapprochement de son groupe avec AlQaïda3.
En fait, compte tenu de la situation
qui prévalait à l’époque, autant le GSPC
qu’Al-Qaïda avaient intérêt à se rapprocher
l’un de l’autre. En effet, pour le GSPC,
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alors considérablement affaibli, cela lui
permettait de remobiliser les franges
radicales islamistes en Algérie, voire
au Maghreb, grâce à la caution que lui
apportait, par là-même, l’organisation de
Ben Laden. Une organisation qui avait
acquis « ses lettres de noblesse » dans la
mouvance terroriste à la suite de la série
d’attentats meurtriers commis contre les
Américains, le plus notoire étant celui
du 11 septembre. Comme l’explique le
journaliste mauritanien spécialiste de
l’AQMI, Isselmou Ould Moustapha, « la
convergence idéologique totale entre AlQaïda et le GSPC, particulièrement sous
la houlette de Droukdel, la possibilité de
créer des bases d’entraînement pour les
djihadistes, ainsi que les trafics en tous
genres dans la région, qui sont source
d’argent, ne pouvaient qu’amener Al-Qaïda
à vouloir s’installer au Sahel 4 ». L’idée de
faire adhérer le GSPC au combat d’Al-Qaïda
a donc, dès l’année 2002, fait son chemin.
En effet, Abou Obeida Tawari al-Obeidi,
un Koweitien, membre du leadership d’AlQaïda, qui sera tué en 2008, avait alors
fait état dans une déclaration à Al-Ansar
(Les partisans), un bulletin hebdomadaire
initialement créé par le GIA, de la nécessité
de se rapprocher du GSPC5. Aussi, dès
que Droukdel prit la direction du GSPC
en 2004, il s’attela aussitôt à prendre
contact avec Abou Moussab Al Zarqaoui,
le leader d’Al-Qaïda en Irak, afin de plaider
la cause du GSPC auprès de Ben Laden,
ceci avec le soutien des leaders du GICL
(le Groupe islamique combattant en Lybie).
Un GICL, en effet bien intégré au sein du
leadership d’Al-Qaïda, et avec lequel les
islamistes algériens entretenaient des liens
étroits depuis les années quatre-vingt-dix6.
Cette stratégie eut les retombées attendues
puisqu’elle contribua très rapidement au
rapprochement des deux organisations.
C’est ainsi qu’en septembre 2006, le
GSPC faisait allégeance à Ben Laden et,
en janvier 2007, changeait de nom en
devenant Al-Qaïda au Maghreb islamique
(AQMI).
Ceci étant, le véritable déploiement
de l’AQMI au Sahel date, en fait, de l’été
2003. En effet, durant toute la décennie
de la guerre civile algérienne, de 1992 à
2002, le sud algérien a été essentiellement
utilisé comme zone de passage par les
trafiquants d’armes, mais aussi par les
terroristes islamistes algériens cherchant
à fuir leur pays. Rappelons, à cet égard,
la prise d’otages d’Abderazak el Para, en
février mars 2003, qui, à la tête de sa
phalange, enleva 32 touristes étrangers
répartis en deux groupes d’otages. Le
premier, comptant 17 captifs, fut libéré lors
d’un assaut des forces spéciales de l’armée
algérienne. Quant au second groupe,
compte tenu des grandes difficultés de
terrain, le gouvernement algérien préféra,
finalement, opter pour l’ouverture d’un
corridor vers Kidal, au nord du Mali,
permettant à el Para de s’échapper avec
le reste des otages. Ces derniers furent
libérés, en septembre 2003, en échange
d’une rançon évaluée à plusieurs millions
d’euros. Cependant, la phalange d’el Para
se retrouva bloquée au nord du Mali, sans
possibilité de regagner l’Algérie.
À cet égard, il faut relever que, pour
certains observateurs, le gouvernement
algérien aurait vu un avantage à laisser
el Para s’échapper à travers un corridor
« volontairement ouvert ». En effet, ceci lui
permettait de vider les maquis du GSPC en
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
Kabylie, une région proche de la capitale
mais très difficile d’accès à cause de son
relief montagneux. La stratégie d’Alger
aurait donc consisté à contenir les maquis du
GSPC en Kabylie en leur ouvrant une porte
de sortie vers le nord Mali et en bloquant,
de manière simultanée et hermétique, toute
possibilité de retour en arrière. Toujours
selon cette théorie, cette stratégie aurait
fait ses preuves puisque plusieurs convois
d’armes du GSPC, provenant du Sahel
vers les maquis algériens du nord du pays,
auraient ainsi été interceptés par l’armée
algérienne. À l’inverse, aucun convoi en
provenance d’Algérie vers le Sahel ne
semble plus avoir été intercepté7. Pour ces
observateurs, cette stratégie expliquerait le
manque d’intérêt de l’armée algérienne pour
une intervention contre l’AQMI au nord
du Mali, alors qu’elle possède d’importants
moyens militaires, dont notamment une
large base aérienne à Bordj Badji Mokhtar,
ville frontalière avec le Mali8. Que cela
soit vrai ou non, les phalanges de l’AQMI
auraient profité de l’absence quasi totale
de l’État au nord-ouest du Mali pour s’y
renforcer. Et, pour ce faire, elles ont tissé
des liens étroits avec les Touaregs et se sont
insérées profondément dans la vie sociale
et économique de cette zone désertique et
aride, rendant son éradication pratiquement
impossible. En réalité et comme l’explique
un responsable militaire mauritanien, c’est
justement cette capacité de la branche
sahélienne de l’AQMI à avoir su s’intégrer
dans « le tissu local », avec toutes ses
composantes, aussi complexes les unes
que les autres, dont celles associées aux
trafics en tous genres et celles liées à la
lutte des Touaregs de l’Azawad pour leur
indépendance, qui expliquerait l’attitude de
l’armée algérienne. Celle-ci, préférant éviter
tout risque d’enlisement dans un conflit
qui dépasserait le simple cadre de l’AQMI,
aurait plutôt opté pour une stratégie de son
containment, c'est-à-dire d’endiguement, au
Sahel, tout en misant sur une coopération
régionale avec les pays frontaliers pour
lutter contre cette organisation9. Toutefois,
en dépit de diverses raisons plus ou moins
conflictuelles, cette coopération, pour se
matérialiser, doit actuellement trouver
un cadre géopolitique plus large, capable
d’engager décisivement tous les acteurs
impliqués dans la défense de leur intérêt
commun, celui de la préservation de
l’intégrité territoriale du Mali.
Structure de l’AQMI dans le
nord du Mali
L’AQMI au Sahel est une organisation
divisée en quatre phalanges. Mokhtar
Belmokhtar, alias Belaouer, est à la tête
de l’une d’elles. En activité depuis le début
des années quatre-vingt-dix, Belmokhtar
est le doyen des chefs de phalanges. Après
avoir été le responsable de la zone Sud
du GIA puis du GSPC, il a été toutefois
rétrogradé au simple rang d’émir d’une
des phalanges de la branche sahélienne
d’AQMI. Viennent ensuite Abou Zeid, le
successeur d’Abderazak el Para10, et rival
de Belmokhtar, qui dirige la phalange Tarik
Ibn Ziyad, Yahia Abou el-Hammam, proche
lieutenant d’Abou Zeid, qui commande sa
propre phalange, et enfin Abdekrim elTargui (le Touareg), seul non-Algérien à
la tête, lui aussi, de sa propre phalange.
En 2007, Abdelmalek Droukdel, le chef
de l’AQMI, a tenté, en vain, d’imposer
un chef unique à ces quatre émirs, en la
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personne d’un certain Mohammed Nokia,
alias Abdelhaq Abou El-Khabala. Celui-ci
restera quelques mois dans la région avant
de regagner les maquis kabyles où il sera
tué par les services de sécurité algériens en
décembre 2011. En réalité, chaque phalange
de l’AQMI opère indépendamment, autant
vis-à-vis du commandement central de
l’organisation basé en Kabylie, au nord
de l’Algérie, que des autres phalanges
sahéliennes. Bien qu’il leur arrive de mener
des opérations en commun, elles activent le
plus souvent séparément et tendent même à
se poser en rivales les unes par rapport aux
autres. Le nombre total des combattants
en activité serait de l’ordre de 400 à
600 hommes « permanents », auxquels il
faut ajouter, ce qu’un coopérant occidental
au Mali, proche du dossier AQMI, appelle
« les sous-traitants », qui opèrent pour
le compte de l’AQMI. Ces sous-traitants
sont le plus souvent attirés par l’argent
des rançons des otages libérés avec lequel
l’organisation les rémunère11.
Comme déjà rapporté plus haut, Mokhtar
Belmokhtar est, sans aucun doute, le plus
ancien émir encore en activité. En effet, on
retrouve son nom, en tant que chef de la
zone Sud du GIA, dès le début des années
quatre-vingt-dix en Algérie, en pleine
guerre civile. Il a aussi la particularité
d’avoir participé à la guerre en Afghanistan
contre les Soviétiques dans les années
quatre-vingt, ce qui, à ce titre, explique
en partie les contacts que Ben Laden
avait noués avec lui pour l’implantation
de bases d’Al-Qaïda au Sahel. Il est aussi
connu pour s’être impliqué dans des trafics
de contrebande de cigarettes. Mais il a
surtout su, au fil des années, s’intégrer
dans l’environnement sahélien, tissant
des liens étroits avec les nombreuses tribus
touarègues et arabes vivant au Mali. C’est
ainsi qu’il a, à l’instar d’autres membres
de l’AQMI, épousé une fille de la tribu des
Brabiches, nouant de ce fait des attaches
familiales avec les tribus locales. De plus,
sa connaissance du Hassanya, dialecte
arabe parlé dans toute la zone du grand
sud du Maghreb et dans l’Afrique de l’Ouest
(Mauritanie, Maroc, Sahara Occidental,
Algérie, Sénégal, Mali et Niger), et surtout
ses aides financières directes aux habitants
de la région, financées par ses différents
trafics, lui ont permis de s’assurer des
loyautés dans la région. Selon Mohamed
Abou Al Maaly, directeur de NouakchottInfo et seul journaliste connu à ce jour
pour avoir réalisé une interview de
Belmokhtar, ce dernier serait, aujourd’hui,
un combattant mature, sorte de patriarche
du djihad s’impliquant de moins en moins
dans les opérations de l’AQMI. Belmokhtar
semblerait notamment frustré d’avoir été
limogé de la zone Sud en 2005, quand il
convoitait la direction du GSPC, ce qui
expliquerait ses relations tendues avec
Abdelmalek Droukdel, l’émir national de
l’AQMI12. D’ailleurs, dans cette seule (connue)
interview de lui, Belmokhtar ne nie pas ses
différends avec Droukdel. Il confirme, par
ailleurs, une trêve tacite observée avec le
gouvernement algérien durant une certaine
période. Ainsi s’en explique-t-il : « Comme
vous le savez, le différend survient sur
un fond d’antagonisme et de diversité…
Notre différence ne va pas au-delà de la
diversité… Quant à la semi-trêve que vous
déclarez, cela n’était qu’un changement
dans notre stratégie dictée par le besoin
de préparer les conditions matérielles,
morales et de sensibilisation nécessaires
pour le début d’une nouvelle phase… ».
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
Dans les faits, cette trêve intervenait dans
une période trouble de l’AQMI, marquée par
la reddition de Hassan Hattab, fondateur
du GSPC, et par les attentats-suicide
d’avril 2007 en Algérie qui avaient, à leur
tour, entraîné les redditions de plusieurs
chefs de l’AQMI hostiles à cette forme
d’attentats. On ne sous-estimera pas non
plus ici le fond de rivalité intense avec le
commandement national de l’AQMI, mais
aussi avec Abdelhamid Abou Zeid, son
rival au Sahel. Enfin, même s’il nie avoir eu
tout contact avec les autorités algériennes,
Belmokhtar reconnaît avoir rencontré
des notables de Tamanrasset. Toutefois,
ses discussions avec ces derniers n’ont
débouché sur rien. Pour Abou Al Maali,
Belmokhtar dit agir dans le cadre de l’AQMI,
mais en réalité, dans les faits, il opérerait
indépendamment de l’organisation. À cet
égard, il est significatif de noter que, tout
en utilisant le terme « nous membres de
l’organisation Al-Qaïda », la plupart de ses
initiatives en direction des gouvernements
mauritanien et/ou algérien sont prises sans
aucune consultation préalable avec ses
pairs ou avec le commandement central
de l’AQMI.
Face à Belmokhtar, son grand rival : le
chef de la phalange Ibn Zyad, Abdelhamid
Abou Zeid, l’ancien bras droit d’Abderazak
el Para, qui est sans doute le plus
« qaïdatiste » des chefs de l’AQMI. Sa
phalange s’est distinguée par une série de
rapts d’occidentaux et par deux exécutions
d’otages, celles du Britannique Edwin
Dyer et du Français Michel Germaneau.
Abou Zeid est un Algérien qui a rejoint
le GIA dans les années quatre-vingt-dix,
puis le GSPC pour lequel il a acheminé
des armes vers l’Algérie à partir du Mali.
Toutefois, à l’époque, ses activités s’étaient
essentiellement concentrées dans la zone
de Batna, au centre-est de l’Algérie. En
2003, il fait partie, en tant « qu’homme
fort du terrain » (il est natif de Ouargla,
une ville-oasis du sud-est de l’Algérie),
du groupe d’el Para, responsable du rapt
des touristes européens dans le Sahara
algérien. Et c’est à ce titre qu’il prendra la
relève de celui-ci après sa capture en 2004.
Abou Zeid reproche à Belmokhtar d’être,
notamment, trop versé dans « le business »
et de s’être détourné du djihad en devenant
une sorte de « notable ». Pour sa part, Abu
Zeid est plus versé dans le djihad armé13.
Et, en effet, grâce à l’argent des rapts
effectués, il a réussi à s’attacher tous les
contrebandiers de la région auxquels il
a acheté des armes pour son combat. À
cet égard, un expert note que, « de 2008
et 2009, le nombre d’affrontements armés
entre les contrebandiers de la région et les
services de sécurité algériens est passé de 4
à 15 14 ». Enfin, dans une volonté affichée
de montrer son ralliement indéfectible
à Al-Qaïda, Abou Zeid n’hésite pas à
filmer ses otages occidentaux détenus
au Sahel, encadrés par des hommes en
armes, avec des drapeaux noirs salafistes
et des versets du Coran inscrits au-dessus,
procédé couramment utilisé par Al-Qaïda,
notamment en Irak15.
Proches de la phalange d’Ibn Zyad,
il existe aussi deux autres phalanges
de l’AQMI, en activité dans le nord du
Mali. Tout d’abord, celle de Yahia Abou
El-Hammam, lieutenant d’Abou Zeid
spécifiquement chargé des rapts, et celle
d’Abdelkrim Al-Targui, seul non-Algérien
(c’est un Touareg malien) à diriger une
phalange de l’AQMI. Ce choix de prendre
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un non-Algérien pour diriger une phalange
d’une organisation initialement algérienne
se justifie ainsi : il s’agit, d’une part, de
montrer que le combat de l’AQMI n’est pas
uniquement un combat algérien, ni même
un combat arabe, mais qu’il est celui de
tous les musulmans et, d’autre part, de
renforcer l’ancrage de la phalange et donc
de l’organisation dans les populations
locales, en majorité touarègues.
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Enfin, en plus des phalanges de l’AQMI,
deux autres organisations, nouvellement
en activité, sont apparues au Sahel, dont
celle du Mouvement pour l’unicité et le
djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO),
groupe qui se présente comme dissident
de l’AQMI, créé en 2 011 et dirigé par
un Mauritanien, Hamada Ould Khaïrou.
Ce mouvement recrute principalement
dans la communauté maure du Sahel16.
La dissidence de ce groupe armé avec
l’AQMI s’explique, en partie, par le refus
des chefs algériens de l’AQMI de confier la
direction d’une phalange à un Maure de la
région afin de garder leur mainmise sur les
différentes phalanges en activité dans cette
zone. Le MUJAO, troisième mouvement
de la rébellion touareg au nord du Mali,
est à l’origine du rapt de trois Européens
(une Italienne et deux Espagnols) dans la
région de Tindouf en octobre 2011 et de
l’attentat-suicide perpétré en mars 2012 à
Tamanrasset, dans le sud algérien, contre
une brigade de gendarmerie, qui a fait
24 blessés ou, plus récemment, contre la
brigade de gendarmerie de Ouargla. Il a
surtout pris part, avec le groupe salafiste
touareg d’Ansar Eddine, à l’enlèvement du
Consul algérien et de ses six collaborateurs
à Gao en avril 2012.
Au MUJAO, on doit adjoindre un autre
mouvement, certes d’importance moindre,
également dissident de l’AQMI, dénommé
le « Mouvement des fils du Sahara pour la
justice islamique » (MFSJ). Ce mouvement
est en activité dans le sud algérien et au
nord du Mali. Peu connu, il aurait été créé
en 2007 et serait, notamment, à l’origine de
l’attaque de l’aéroport algérien de Djanet
en novembre 200717. Selon Abou Al Maaly,
ce mouvement, qui avait été démantelé par
les autorités algériennes, aurait repris son
combat. Et, bien qu’il soit demeuré proche
de l’AQMI, il reste cependant très marginal.
Enfin, « l’organisation Al-Qaïda au pays
du Soudan » serait une autre « métastase »
de l’AQMI étendue à l’Afrique orientale et
visant à rassembler tous les musulmans
noirs dans une seule organisation. Selon
un spécialiste américain ayant travaillé
au Soudan, « sans exclure la possibilité de
l’existence réelle de cette organisation, on
ne peut également exclure une éventuelle
manipulation du gouvernement soudanais,
actuellement en difficulté et qui aurait donc
libéré des islamistes radicaux et fait courir la
rumeur de l’existence de cette organisation
afin de s’attirer les bonnes grâces de la
communauté internationale 18 ».
Cependant, qu’elles soient réelles ou
non, marginales ou pas, les « métastases »
de l’AQMI révèlent à celle-ci l’importante
nécessité d’une stratégie d’adaptation au
contexte de l’Afrique subsaharienne. En
effet, si les chefs des phalanges sont surtout
des Algériens, de même qu’une majeure
partie de leurs troupes, leurs numéros
deux sont, en général, des Mauritaniens,
du fait de leurs connaissances religieuses
approfondies. De même, l’essentiel des
nouvelles recrues est aussi originaire de
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
Mauritanie. À cet égard, on signalera
qu’Abou Anas Al-Mauritani, le mufti
national de l’AQMI au Sahara, arrêté en
Algérie, était le seul non-Algérien, membre
de la direction de l’AQMI. Ainsi, afin de
pouvoir y établir ses bases arrières, il a
fallu que l’organisation soit en mesure de
s’intégrer dans leur environnement sahélien
et se fasse accepter des populations. Pour
ce faire, elle a suivi les recommandations
d’Abu Musab Al-Suri, un des principaux
idéologues d’Al-Qaïda qui, dans son
« appel à la résistance islamique dans le
monde (D al-muqawamah al-islamiyyah
al-’alamiyyah) », estimait qu’il fallait
multiplier les foyers de l’organisation
centrale dans le monde, individuels et/
ou organisationnels, pour lutter contre
l’Occident. Al-Qaïda a d’ailleurs mis en
ligne l’ouvrage d’un certain Abu Bakr
Naji, Gestion de la barbarie, exhortant les
différents groupes djihadistes à s’intégrer
dans les contextes dans lesquels ils
agissent. Ce faisant, afin de réunir les
conditions durables de la poursuite de
leur lutte, ils se conforment aux règles
classiques du management moderne des
organisations complexes, en l’occurrence
celles relatives à leur environnement
institutionnel interne. Et ce, a contrario
de l’expérience malheureuse d’un Abu
Musab Al-Zarqaoui dont la violence en
Irak, notamment contre les chiites, a
amené la population à se retourner contre
lui. En outre, cette multiplication de ces
foyers salafistes, en Afrique subsaharienne,
renforce la position de l’AQMI dans son
environnement externe.
L’AQMI et les populations locales
Pour rappel, pour tout mouvement
armé désireux de s’installer dans une
région et d’y recruter des militants et
des combattants dans les populations
locales, il faut, pour mobiliser celles-ci
à son combat, que ses valeurs, normes,
croyances, pratiques et autres institutions
intègrent celles de ces populations, c’està-dire que le mouvement soit adapté à
son environnement interne. Il est en effet
essentiel de se faire d’abord accepter par
ces populations, auxquelles une importante
partie, hors leadership, des effectifs,
notamment des combattants, appartient.
Or, s’installer au nord du Mali présentait,
en ce sens, un défi de taille pour l’AQMI.
Cependant, le contexte géographique et
politique y était d’autant plus propice que
cette région saharienne est vaste, désertique
et aride, et que l’État malien, déjà faible,
est quasiment inexistant au Nord19. À cela
s’ajoutent d’autres facteurs aggravants,
dont l’effondrement de l’économie locale
à cause de la sécheresse et le fait que les
populations qui y vivent dans un état de
pauvreté extrême sont majoritairement
divisées entre Arabes et touaregs. À cet
égard, selon la responsable d’une ONG
active dans la région de Kidal, « l’État
malien n’a pris aucune disposition pour
ravitailler les populations locales du Nord,
et les denrées alimentaires proviennent
essentiellement de la contrebande à partir
de l’Algérie et/ou de la Libye. La population
est ici complètement délaissée 20 ». Pour un
observateur occidental, proche du dossier
AQMI, ce manque d’intérêt de l’État malien
pour le Nord du pays s’explique, en partie,
par la politique des pouvoirs publics menée
jusque-là, en particulier par le président
49
Djallil Lounnas
50
Amadou Toumani Touré, qui distingue le
pays en deux, à savoir « le Mali utile »,
situé au-dessous du fleuve Niger, du « reste
du pays », le nord du Mali. Cette politique a
poussé ces populations du Nord à se sentir
d’autant plus traitées comme des laisséespour-compte de la société nationale
qu’elles sont essentiellement composées
de Touaregs et d’Arabes 21. Outre ces
ressentiments, il en a également résulté une
transformation de l’économie locale qui, à
l’origine essentiellement rurale, est devenue
une économie dans laquelle les trafics en
tous genres, et notamment de la drogue,
se sont dangereusement développés. Par
exemple, à Gao, l’une des trois grandes
villes du nord-Mali, un nouveau quartier
est populairement dénommé « le quartier
Cocaïne » car sa construction est associée,
par la rue, aux revenus de la drogue.
Enfin, il faut rappeler que, depuis l’accès
de leur pays à l’indépendance en 1960,
les Maliens du nord, majoritairement
touaregs, ont été pratiquement exclus du
système politique et économique national.
Cette politique d’exclusion les a conduits
à plusieurs mouvements cycliques de
rébellion contre le gouvernement central
de Bamako, au point que celui-ci a perdu
pratiquement tout le contrôle de ses trois
provinces septentrionales. C’est ainsi que
l’offensive menée de janvier à mars 2012,
conjointement dans un premier temps puis
séparément, par les rebelles du MNLA,
Ansar Eddine et l’AQMI a abouti à leur
contrôle de toute cette zone, couvrant les
trois grandes villes du nord, Kidal, Gao et
Tombouctou, zone dont ils ont d’ailleurs
proclamé l’indépendance.
Ceci n’a finalement été que le résultat
d’un conflit avec le pouvoir central
qui perdurait depuis des décennies. À
cet égard, il y a aussi lieu de noter que
les populations touarègues et arabes
impliquées sont divisées en plusieurs tribus
à l’endroit desquelles elles ont un sentiment
d’appartenance bien plus profond et bien
plus élevé qu’à la région et, a fortiori, à la
nation. Enfin et surtout, l’islam pratiqué
dans le Nord du pays est, dans une très
large mesure, un Islam soufi, confrérique,
très fortement influencé par la confrérie
Tidjaniya.
Tout cela a fait que s’installer dans la
région et se faire accepter des populations
locales représentaient un défi pour les
phalanges de l’AQMI. En effet, se faire
accepter par les populations touarègues
n’était pas chose aussi aisée pour un groupe
armé, algérien, arabe et affilié, de surcroît,
à Al-Qaïda, tel que l’AQMI. Et ce d’autant
plus que se revendiquant du salafisme
djiahdiste, la capacité de l’organisation
à s’intégrer régionalement aurait dû être
encore plus limitée puisque son idéologie
religieuse rejette violemment le soufisme
et son culte des tombeaux et des Saints,
si particulière à l’islam confrérique. Mais,
cela n’a pas été le cas. En effet, en quelques
années, l’AQMI a réussi à s’intégrer dans le
paysage socio-économique du Sahel. Et pour
cause, à l’instar de Mokhtar Belmokhtar, les
membres des autres phalanges de l’AQMI ont
aussi tenté de tisser des liens matrimoniaux
avec les tribus locales touarègues et arabes
Brabiches de la région et de s’acheter des
loyautés en s’impliquant directement
dans les trafics, dont notamment celui de
la drogue, tout en le démentant toutefois
« formellement », celui-ci étant « contraire
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
aux préceptes de l’islam ». D’ailleurs, pour
se justifier « implicitement », ils invoquent
le fait que « la drogue, est essentiellement
exportée vers l’Occident et leur sert donc
d’arme dans leur lutte contre celui-ci 22 ».
En réalité, les phalanges de l’AQMI ne
sont pas directement impliquées dans ce
trafic, bien au contraire. Elles ne font
qu’offrir leur protection aux trafiquants
de drogue, lesquels leur donnent en
échange d’importantes sommes d’argent.
Cette protection constitue une source
importante de revenus de l’AQMI qui
s’ajoute, bien opportunément, à la source
principale des revenus, c'est-à-dire des
rançons demandées lors de la prise d'otages
d'occidentaux. L’argent ainsi obtenu lui
permet d’acquérir des armes, mais lui sert
aussi de monnaie d’échange auprès des
populations locales, dont elle obtient ainsi
leur soutien ou, du moins, leur passivité,
« leur tolérance ». Pour un haut responsable
des services de sécurité mauritaniens dans
cet environnement où l’État est totalement
absent, il s’agirait là d’un système érigé en
« véritable sécurité sociale », où l’argent
étant ainsi subtilement « redistribué ». Par
ailleurs, comme l’a souligné un consultant
pour les Affaires du nord du Mali, si la
plupart des phalanges de l’AQMI se
ravitaillent auprès des populations locales,
elles ne négocient jamais les prix des
marchandises qui leur sont souvent vendues
au double, voire même au triple, de leurs
valeurs réelles. De cela, les responsables
de l’AQMI en sont conscients, mais ils
payent toujours comptant, sachant qu’ils se
rendent ainsi indispensables à l’économie
locale. Ils leur fournissent aussi de menus
services23 comme, par exemple, le transport
de malades vers des zones pourvues de
médecins et de services hospitaliers, ou
encore par le prêt d’argent sans en demander
le remboursement. Enfin, offrir des moutons
pour les fêtes de l’Aïd et pour de grandes
occasions est aussi une manière de se faire
accepter par ces populations, sans oublier
les liens tissés par le mariage. Toutefois, cet
ancien conseiller malien pour les Affaires
du Nord remarquait que « développer
des liens matrimoniaux ne protégerait
qu’à la marge, la tribu, en ne protégeant
éventuellement que l’individu, mais pas le
groupe en tant que tel, n’adhérerait pas à son
combat pour autant » ; le développement
des liens du mariage fait partie d’un
ensemble d’initiatives d’adaptation à son
environnement interne.
De plus, l’AQMI n’intervient pas, sinon
très peu, sur le plan religieux. À cet
égard, un imam qui fut pendant un temps
proche d’Al-Qaïda avant de couper tout
lien avec celle-ci, expliquait : « Il n’y a pas
de différence entre les musulmans, entre
les malékites, les soufis ou les salafistes…,
l’essentiel étant d’être musulmans 24 ».
Aussi, les combattants de l’AQMI
appliquent ce principe, afin de mieux
partager les normes, valeurs, traditions
et croyances des populations locales
(environnement interne) et s’attachent à
inscrire leur combat contre les pouvoirs
en place – corrompus et contre l’Occident
– oppresseur. Ce faisant, ils assurent la
mise en conformité de l’identité sociale
de l’organisation centrale à son contexte
opérationnel, dans lequel sont actifs de
manière décentralisée des mouvements
salafistes plus profondément adaptés
aux conditions locales. Une conformité
indispensable à la réalisation des objectifs
de son statut officiel d’affilié d’Al-Qaïda
lui permettant de se présenter comme
51
Djallil Lounnas
les défenseurs des populations locales et,
plus globalement, de tous les musulmans.
Ainsi, l’AQMI et ses mouvements salafistes
parviennent-ils à se faire voir comme « des
combattants pour le droit des populations
locales » et à espérer obtenir les soutiens
suffisants, voire l’adhésion, des tribus. Plus
encore, selon Mohamed Fell Ould Oumère,
spécialiste de l’AQMI, cette organisation
a même poussé l’audace jusqu’à affirmer
dans un communiqué « qu’elle se battait,
entre autres, contre les conséquences de
la pollution au Sahel sur les populations
arabes et touarègues 25 ».
52
De fait, l’AQMI a aussi su s’insérer
dans le tissu économique et social de
cette région au point d'en devenir partie
prenante de l’économie mafieuse, en
s’achetant des loyautés au sein de la
population locale et en bénéficiant de la
corruption ambiante dans les institutions
du pays, notamment dans l’armée. À cet
égard, un observateur occidental, proche
du dossier, s’interroge : « Comment peuton expliquer qu’aucune patrouille de
l’armée malienne ne croise jamais, ne
serait qu’un petit groupe d’hommes de
l’AQMI… ? ». Pour cet observateur, « les
Touaregs, s’ils le voulaient, pourraient se
débarrasser facilement de l’AQMI, mais cette
organisation a son utilité dans les trafics
locaux ». C’est aussi l’avis d’un expert de
l’ONU sur la question des trafics d’armes
qui estime que : « À partir du moment
où l’AQMI ne s’oppose pas aux Touaregs
précisément dans ce domaine, elle peut
alors agir presqu’en toute liberté 26 ».
S’agissant de l’environnement externe
de l’AQMI, celle-ci a tissé des relations « de
bonne intelligence » avec les mouvements
indépendantistes touaregs qui, forts de
l’appui des combattants de retour de
Libye, en octobre 2011, se sont unis sous
la bannière du MNLA pourtant d’obédience
laïque. Mais, c’est surtout auprès d’une
organisation radicale islamiste salafiste,
nouvellement créée, Ansar Eddine (Les
Défenseurs de la Foi), que va se rapprocher
étroitement de l’AQMI. Cette organisation
fera parler d’elle, pour la première fois, en
mars 2012, lors de l’insurrection touarègue
du nord du Mali. Elle est dirigée par Iyad
Ag Ghaly, ancien rebelle touareg malien
dans les années quatre-vingt-dix, avant
de se rapprocher un temps du président
Toumani Touré puis de se retourner contre
lui. Il va alors jouer un rôle clé, celui
d’intermédiaire entre l’AQMI, Bamako et
les capitales occidentales, pour la libération
d’un certain nombre d’otages occidentaux.
Il faut aussi rappeler qu’il est le cousin
d’Abdelkrim el-Targui, le seul chef touareg
d’une phalange de l’AQMI. Enfin, son
alliance avec celle-ci et ses appuis dans la
population locale lui ont permis de créer
Ansar Eddine, deuxième groupe touareg
armé le plus important après le MNLA, et
de se joindre, ainsi, à l’offensive lancée,
en janvier 2012, par ce mouvement dans
le nord-Mali.
Finalement, c’est principalement l’AQMI,
forte de son lot d’armes pillé dans les stocks
de l’armée libyenne en déroute mais aussi
de son expérience au combat durant toutes
ses années de lutte en Algérie puis dans
le Sahel, qui va jouer un rôle important
dans la chute de Kidal mais surtout de
Tombouctou aux mains de la rébellion
touarègue, en tout premier lieu, d’Ansar
Eddine, affaiblissant ainsi le MNLA,
pourtant à l’origine « le fer de lance » de
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
cette rébellion. C’est aussi son alliance
avec Ansar Eddine qui va permettre à
l’AQMI de transformer le nord du Mali en
« un État islamique », en mai 2012, et à
Belmokhtar, Abou Zeid et Abou Hammam
de faire leur entrée dans Tombouctou, la
troisième grande ville du nord du Mali, où
leurs hommes kidnapperont six membres
du consulat algérien à Gao, ainsi que le
Consul lui-même, et cela sans que le MNLA
ne puisse s’interposer.
En fait, selon plusieurs observateurs, une
des raisons ayant poussé l’AQMI à se joindre
à l’offensive avec Ansar Eddine aurait été les
rumeurs de rapprochement entre le MNLA
et le gouvernement algérien. En effet, dans
le but de faire avaliser ses revendications
territoriales, le MNLA aurait été tenté, en
décembre 2011, d’utiliser, auprès d’Alger,
la carte d’opposant à l’AQMI, afin d’en
obtenir le soutien. Alger étant la puissance
régionale qui rejette, inconditionnellement,
la partition du Mali. En clair, il se proposait
de débarrasser la région des phalanges de
l’AQMI, en contrepartie d’une attitude
compréhensive d’Alger sur le dossier de
l’Azawad 27. Cependant, l’effondrement
très rapide de l’armée malienne et le
rapprochement étroit entre l’AQMI et
Ansar Eddine ont permis à cette dernière
de profiter de la situation et de « doubler »
le MNLA en prenant le contrôle de Gao
et de Tombouctou. Ce rapprochement a
aussi permis à Ansar Eddine de contrer le
MUJAO, une « excroissance » de l’AQMI,
mais néanmoins son rival immédiat
sur le terrain, recrutant essentiellement
au sein des Arabes de Gao tout comme
Ansar Al Dine. Par contre, la fusion
initiale du MNLA avec le groupe Ansar
Eddine, au début de l’offensive touarègue,
était alors principalement intervenue en
raison de l’affaiblissement du MNLA,
alors que, sur le terrain, des accrochages
étaient déjà signalés, ici et là, entre les
deux organisations. Et en effet, ce sont
leurs profondes divergences sur le plan
idéologique et politique qui, finalement,
les sépareront définitivement en juin 2012
avec le rejet officiel du MNLA de fusionner
avec Ansar Eddine.
S’agissant maintenant des acteurs
étatiques et intergouvernementaux de
l’environnement externe directement
concernés par la perspective d’un
« Jihadistan » sur les provinces maliennes
du nord, leur division et leur paralysie,
quant à la stratégie à adopter pour éviter
la partition du Mali, ont bénéficié à
l’AQMI. En effet, alors que la CEDEAO,
soutenue par la France et l’UE, milite pour
une intervention militaire, l’Algérie, la
puissance régionale, considère que l’usage
des forces armées est la solution de dernier
recours, que la sortie de la crise malienne
doit être négociée et que la lutte contre le
terrorisme doit continuer28. Une des raisons
qui explique cette position d’Alger serait
que celle-ci mise sur le MNLA et, pour
l’instant hypothétique, la reconstruction
de l’armée malienne afin de contrer le trio
AQMI-Ansar Al Dine-MUJAO.
Conclusion : Qu’en est-il donc
de la stratégie d’endiguement de
l’AQMI ?
Au début de l’année 2011, de nombreux
experts estimaient que l’AQMI était une
organisation en déclin. En effet, après la
53
Djallil Lounnas
54
période 2005-2009, malgré ses multiples
attaques au Mali et surtout en Mauritanie,
et malgré ses spectaculaires attentatssuicide en Algérie, l’AQMI s’était retrouvée
isolée et coupée en deux. Une partie de ses
forces étant encerclée en Kabylie dans le
Nord algérien, et l’autre bloquée au nord
du Mali à la suite d’une série d’offensives
menée dès l’année 2009 par l’armée
mauritanienne. Durant cette période,
l’usage des attentats-suicide perpétrés
par cette organisation, notamment à
l’encontre de civils algériens, avait
suscité de nombreuses redditions et appels
d’anciens leaders du GSPC, dont son
fondateur Hassan Hattab, à un arrêt des
combats. L’AQMI semblait d’autant plus
en difficultés que ses phalanges, bloquées
au Sahel, suivaient une dérive mafieuse.
Aussi paraissait-il difficile à l’AQMI de
survivre à la stratégie d’endiguement, tant
en Kabylie qu’au sud de l’Algérie.
Toutefois, l’effondrement du régime
libyen de Kadhafi en août 2011, suivi de
celui du gouvernement malien en mars 2012
ont contribué à donner un nouveau souffle
de vie à cette organisation. En effet, les
phalanges de l’AQMI ont profité du vide
en Libye pour recruter de nouveaux
combattants et pour s’approvisionner
en armes par le pillage des stocks de
l’armée libyenne, récupérant notamment
des missiles anti-aériens Sam 7 et des
explosifs. À cet égard, la recrudescence
des attentats-suicide, au cours de l’été 2011
en Algérie, s’est faite avec des explosifs
en provenance de la Libye, tandis que les
services de sécurité algériens annonçaient
avoir intercepté à Debdeb, une ville du
Sud-Est algérien proche de la frontière
avec la Libye, plus de 200 fusils mitrailleurs
et des caisses de munitions 29. D’autre
part, son renforcement au centre d’une
mouvance salafiste djihadiste en Afrique
subsaharienne, voire son africanisation,
pourrait la rendre, rapidement et de
manière inacceptable, menaçante pour
l’Algérie. Tout ceci montrerait les limites
de la stratégie algérienne d’endiguement
en faisant craindre que la perspective d’un
« Jihadistan », comparable à l’Afghanistan
des Talibans des années quatre-vingtdix, soit moins improbable et ait un
horizon moins lointain. La validation de
l’éventualité de cette situation pourrait
conduire Alger à coopérer à la stratégie
d’intervention armée directe.
Cependant, pour l’instant, l’Algérie
continue à montrer ses réserves pour tout
engagement militaire qui ne soit pas du
dernier recours. À cet égard, rappelons la
déclaration de l’ancien président français
Nicolas Sarkozy à ce propos : « L’Algérie,
étant la puissance régionale du Sahel,
a les clés de l’ensemble des données du
problème… ». Ce faisant, il relevait « la
nécessité de travailler avec elle pour
le règlement de cette crise ». Or, celleci ne veut pas intervenir militairement
directement du fait que six membres de la
représentation consulaire de Gao ont été
kidnappés par le MUJAO lors de la chute
de la ville et sont retenus en otage, sans
compter les risques liés à un environnement
instable dans lequel elle pourrait s’enliser,
en plus des répercussions que cela pourrait
avoir sur les populations touarègues vivant
dans le sud de l’Algérie.
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
Notes
1. M. Guidère, Al-Qaïda à la conquête du Maghreb : le terrorisme aux portes de L’Europe,
Paris, Éditions du Rocher, 2007, 61.
2. Interview avec un proche des questions sécuritaires à Nouakchott, Mauritanie, en
novembre 2011.
3. Ibid.
4. Interview avec Isselmou Ould Moustapha, Directeur du journal Tahalil, à Nouakchott,
Mauritanie, en novembre 2011.
5. Interview avec Ahmed Ould Wadiaa, Directeur du journal Assiraj, Nouackchott, Mauritanie,
en novembre 2011.
6. Interview avec un proche des questions sécuritaires à Nouakchott, Mauritanie, en
novembre 2011.
7. Entretien avec un proche du dossier réalisé à Nouakchott, Mauritanie, en
novembre 2011.
8. Entretien avec un coopérant occidental, proche du dossier AQMI, réalisé à Bamako, Mali,
en décembre 2011.
9. Interview avec un responsable militaire, proche du dossier AQMI, à Nouakchott, Mauritanie,
en novembre 2011.
10. Ce dernier, bloqué au nord du Mali après la prise d’otage de 2003, tenta en mars 2004
de s’infiltrer au Tchad où il fut capturé par des rebelles du Mouvement pour la démocratie
et la justice au Tchad (MDJT). Il fut livré à la Libye, qui l’extrada ensuite vers l’Algérie où
il y est détenu depuis.
11. Entretien avec un coopérant occidental, proche du dossier AQMI, réalisé à Bamako,
Mali, en décembre 2011.
12. Entretien de l’auteur, en novembre 2011 à Nouakchott, Mauritanie, avec Mohamed Abou
Al Maali, Directeur du quotidien Nouakchott-Info, à propos de la récente interview que lui
a accordée Mokhtar Belmokhtar.
13. Voir le portrait d’Abou Zeid dressé par Adlène Meddi et Mélanie Matarese, « Sahel :
Abou Zeid, l’irrésistible ascension », Afrik.com (octobre 2010).
14. Ibid.
15. Pour plus de détails, voir notamment M. Mokkdem, Al Qaida au Maghreb Islamique :
contrebande au nom de l’Islam, Alger : Les Éditions La Casbah, 2010.
16. M. Fell Ould Oumère, « Quand le Mali perd le Nord », Journal La Tribune, Nouackhott,
mars 2012.
17. Voir le journal algérien El Watan, « Attaque avortée à l’aéroport de Djanet », 10 novembre
2007.
18. Interview réalisée à Rabat, Maroc, avril 2012.
19. Voir notamment A. Antil et S. Touati, « Mali et Mauritanie : des pays sahéliens fragiles
et des États résilients », Politique Étrangère 1, printemps 2011.
20. Interview réalisée à Bamako, Mali, décembre 2011.
21. Interview à Bamako, en décembre 2011, d’un observateur occidental proche du dossier AQMI.
22. Entretien avec Mohamed Fell Ould Oumère, spécialiste de l’AQMI et directeur du Journal
La Tribune, à Nouackchott, Mauritanie, novembre 2011.
23. Interview avec un ancien conseiller à la présidence malienne pour les Affaires du Nord,
à Bamako, Mali, décembre 2011.
24. Interview réalisée à Nouakchott, Mauritanie, novembre 2011.
25. Interview avec Mohamed Fell Ould Oumère à Nouackchott, Mauritanie, novembre 2011.
26. Interview avec un responsable anonyme de l’ONU à Bamako, Mali, décembre 2011.
27. Interviews avec des responsables des services de sécurité mauritaniens, réalisées à
Nouakchott, novembre 2011, et avec des proches maliens sur le dossier sécurité, réalisées à
Bamako, décembre 2011.
55
Djallil Lounnas
28. Le 24 juin 2012 à Alger, dans un point de presse, avec son homologue anglais, le ministre,
Alstair Burt, le ministre algérien des Affaires maghrébines et africaines, Abdelkader Messahel,
confirmait encore, avec l’approbation de son hôte, mot à mot, les termes de cette solution.
29. C. Ouazani, « Algérie : Revoilà les Kamikazes », Jeune Afrique, du 31 juillet au 6 août
2011, pp. 8-9.
Résumé
Cet article montre que l’organisation Al Qaïda au Maghreb islamique s’est, selon le schéma
d’une organisation complexe, parfaitement inséré dans l’environnement social et économique
du Sahel ce qui rend très difficile la possibilité de l’en extraire. En effet, depuis le début des
années 2000, les phalanges de l’AQMI ont tissé des liens familiaux avec les tribus locales, se
sont impliquées dans les trafics en tout genre de la région leur permettant ainsi de déployer
leurs bases arrières dans le nord-Mali. Face à cela, l’Algérie, puissance régionale, avait suivi
une stratégie d’endiguement plutôt qu’une intervention afin d’éviter un enlisement, misant
sur les acteurs locaux afin d’enrayer la menace AQMI. Aujourd’hui les conséquences de la
chute du régime de kadhafi et l’effondrement du gouvernement malien remettent en cause
cette stratégie et nécessite une coopération régionale et internationale accrue afin d’enrayer
la montée en puissance de l’AQMI et de ses affiliés.
Abstract
56
This article argues that Al Qaeda in the Islamic Maghreb has, according to complex organizations
model of analysis, perfectly integrated itself to the Sahelian social and economic environment
which makes it very difficult to fight. Indeed, and since the early 2000, AQIM brigades have
established family links with the local tribes as well as they have involved themselves in all
kind of traffics in the region which allowed them in turn to create their rear bases in Northern
Mali. Face with this situation, Algeria, the dominant power in the region, has for a time
followed a strategy of containment rather than a direct intervention to avoid being bogged
down in a conflict, while supporting local actors against AQIM. Today, the consequences of the
collapse of Khadafy regime as well as of the Malian regime make this strategy of containment
unsustainable and show a need for a regional and international cooperation in order to put
an end to the rising power of AQIM and its affiliates.