Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
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Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne
Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne Djallil Lounnas Professeur assistant a l'École de Gouvernance et d'Économie (EGE) de Rabat au Maroc, chercheur au Centre des études et de recherche sur l'Afrique et la Méditerranée (CERAM) et chercheur-associé au centre d'étude sur la paix et la sécurité internationale (CEPSI, université de Montréal, Canada). Introduction Le 28 mai 2012, au nord du Mali, le mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), d’obédience laïque, annonçait la signature d’un protocole d’accord de fusion avec le mouvement salafiste djihadiste, Ansar Eddine, dirigé par Iyad Ag Ghaly, et proche de l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique). Deux jours plus tard, la signature de l’accord de cette fusion, qui aurait dû découler de cette annonce, était bloquée. Ce projet de fusion, idéologiquement improbable, prévoyait la création d’un État islamique sur le territoire des trois grandes villes du nord du Mali successivement conquises, Kidal, Gao et Tombouctou. À vrai dire, dans cette guerre qui a opposé le gouvernement central malien aux rebelles touaregs du MNLA, l’AQMI a joué un rôle clé. En effet, les trois principales phalanges de l’AQMI présentes au Sahel et dirigées, respectivement, par Mokhtar Belmokhtar, Abou Zeid et Abou Hammam, en plus d’une autre dirigée par Abdelkrim Al Targui, semblent avoir directement participé aux combats contre l’armée malienne. De ce fait, leur présence, à tous trois, était confirmée à Tombouctou, lors la chute de la ville. De plus, dès les premiers jours Sécurité globale | Été 2012 Djallil Lounnas 42 de l’offensive touarègue en janvier 2012, près d’une centaine de soldats maliens avait été massacrée, dont plusieurs avaient été égorgés ou décapités ; une pratique de guerre très courante dans les rangs des mouvements liés à Al-Qaïda mais, à l’inverse, très peu, sinon pas du tout, par les rebelles touaregs. Mais encore, les petites communautés chrétiennes de Gao et de Tombouctou furent aussi la cible de violentes attaques. Toutes leurs églises et leurs biens furent brûlés, les obligeant à fuir la région tandis qu’un de leurs leaders était décapité à Gao. Enfin, à Tombouctou, le plus ancien mausolée de la ville, celui de Sidi Mahmoud Ben Amar, un lieu vénéré dans tout le pays et inscrit, tout comme la ville d’ailleurs, sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, fut incendié par les rebelles d’Ansar Eddine. Et ce, en vertu de l’islam salafiste, pratiqué par l’AQMI, qui s’oppose brutalement au soufisme, une branche de l’islam qui a développé, en dehors de l’orthodoxie sunnite, un culte fervent autour des tombeaux de ses saints, généralement locaux. Un soufisme historiquement très présent en Afrique subsaharienne et confronté, plus fortement depuis deux décennies, à l’expansionnisme islamiste, notamment salafiste. À cet égard, il est légitime de s’interroger sur l’avenir de la présence de l’AQMI dans ce nouvel environnement, sachant que cette organisation reste divisée en deux branches, l’une enfermée en Kabylie, au nord de l’Algérie, tandis que l’autre, bloquée au Sahel dans le nord malien, paraissait jusque-là très affaiblie, voire en déclin, après avoir été chassée de Mauritanie. Ainsi peut-on craindre que le nord du Mali ne se transforme en un nouveau « Jihadistan », semblable à ce qu’était devenu l’Afghanistan des Talibans dans les années quatre-vingt-dix, et qui avait vu le déploiement d’Al-Qaïda se transformer en une base arrière d’entraînement de djihadistes venus du monde entier. Cela est d’autant plus grave que la secte islamiste Boko Haram, fortement présente au Nigéria et au Niger et qui se réclame du salafisme et des talibans d’Afghanistan, semble y avoir envoyé ses repentants rejoindre les partisans d’Ansar Eddine et de l’AQMI. L’éventualité de ce « Jihadistan » subsaharien représente donc une inacceptable menace à l’ordre international et, plus particulièrement, à la sécurité et à l’intégrité des pays de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et à la politique algérienne d’endiguement de l’AQMI. Et donc, au-delà des enjeux particuliers des États directement concernés, la sauvegarde de l’unité de l’État malien relève d’un intérêt commun de la communauté internationale. Le déploiement de l’AQMI au Sahel En 1998, Hassan Hattab annonçait, de sa base de repli en Kabylie, la création du GSPC algérien (le Groupe salafiste pour la prédication et le combat) avec le soutien appuyé d’Oussama Ben Laden. En effet, à la suite des innombrables massacres de civils algériens perpétrés en 1997 par le GIA (le Groupe islamique armé), groupe radical algérien dont il avait initialement été le chef des phalanges en Kabylie, Hattab proclamait officiellement sa rupture avec ce groupe, dont il dénonçait le radicalisme et la dérive takfiriste, adepte Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne d’une idéologie religieuse violente, fondée sur l’excommunication. Notons que l’exchef d’Al-Qaïda, Ben Laden lui-même, avait aussi condamné le GIA et rompu tout contact avec celui-ci en 1997. Aussi, le communiqué annonçant la création du GSPC faisait valoir « la nécessité d’unir dans ses rangs tous ceux qui se réclament de l’islam salafiste en Algérie1 », le salafisme djihadiste étant également l’idéologie d’AlQaïda. En septembre 2001, à la suite des attentats de New York, et alors qu’il était considérablement affaibli par des opérations de l’armée algérienne, d’une part, et par la politique de réconciliation nationale du président Bouteflika, d’autre part, le GSPC se divisa sur la ligne à tenir vis-à-vis d’Al-Qaïda. En effet, une partie du leadership menée par Nabil Sahraoui et Abdelmalek Droukdel considérait que le GSPC devait apporter son soutien à l’organisation de Ben Laden, tandis que l’autre partie, dirigée par son fondateur Hassen Hattab, estimait que le GSPC devait, au contraire, s’en distancer. À cet égard, les attentats du 11 septembre avaient été qualifiés, par celui-ci, de manipulation et de complot contre le monde musulman pour pouvoir justifier les attaques américaines à son encontre. Pour lui, le combat du GSPC ne devait se situer qu’en Algérie et non ailleurs contre une quelconque puissance étrangère dans le monde. Cependant, en mars 2003, l’invasion de l’Irak changea le rapport des forces. C’est ainsi que Nabil Sahraoui et Abdelmalek Droukdel purent mettre Hattab en minorité au sein du conseil consultatif du GSPC (Madjliss Al Shoura) et le forcer, ainsi, à « démissionner ». Il fut remplacé par Nabil Sahraoui d’août 2003 à juin 2004, qui lui-même, abattu par l’armée algérienne, sera remplacé par Abdelmalek Droukdel, alias Abou Moussab Abdelwadoud. C’est sous le leadership de ces deux dirigeants, et plus particulièrement de Droukdel, que le GSPC allait entamer une politique de rapprochement avec AlQaïda. Parallèlement, Ben Laden avait, dès mars 2001, exploré la possibilité d’envoyer des djihadistes en Afrique du Nord et au Sahel. C’est ainsi que, vers la fin de l’année 2001, Mokhtar Belmokhtar, le chef de la zone 9 du GIA, celle du sud algérien, puis du GSPC, recevait la visite d’un envoyé de Ben Laden, le Yéménite Abdelwalid Ahmed Alwan qui s’était ensuite rendu à Batna, dans l’est algérien, où il fut accueilli par Amar Saifi, alias Abderazak el Para, l’un des principaux dirigeants du GSPC. Et, bien que l’émissaire yéménite ait été tué par les services de sécurité algériens en septembre 2002, les contacts avaient été noués avec el Para. Au même moment, Belmokhtar recevait également la visite de Saoudiens porteurs d’un message de Ben Laden lui demandant d’accueillir des djihadistes2. Finalement Abou Younisal-Mauritani, un Mauritanien, ancien d’Afghanistan et proche de Ben Laden, avec lequel Belmokhtar avait noué des contacts, allait transmettre une lettre de ce dernier à Ben Laden, dans laquelle Belmokhtar donnait son accord de principe au rapprochement de son groupe avec AlQaïda3. En fait, compte tenu de la situation qui prévalait à l’époque, autant le GSPC qu’Al-Qaïda avaient intérêt à se rapprocher l’un de l’autre. En effet, pour le GSPC, 43 Djallil Lounnas 44 alors considérablement affaibli, cela lui permettait de remobiliser les franges radicales islamistes en Algérie, voire au Maghreb, grâce à la caution que lui apportait, par là-même, l’organisation de Ben Laden. Une organisation qui avait acquis « ses lettres de noblesse » dans la mouvance terroriste à la suite de la série d’attentats meurtriers commis contre les Américains, le plus notoire étant celui du 11 septembre. Comme l’explique le journaliste mauritanien spécialiste de l’AQMI, Isselmou Ould Moustapha, « la convergence idéologique totale entre AlQaïda et le GSPC, particulièrement sous la houlette de Droukdel, la possibilité de créer des bases d’entraînement pour les djihadistes, ainsi que les trafics en tous genres dans la région, qui sont source d’argent, ne pouvaient qu’amener Al-Qaïda à vouloir s’installer au Sahel 4 ». L’idée de faire adhérer le GSPC au combat d’Al-Qaïda a donc, dès l’année 2002, fait son chemin. En effet, Abou Obeida Tawari al-Obeidi, un Koweitien, membre du leadership d’AlQaïda, qui sera tué en 2008, avait alors fait état dans une déclaration à Al-Ansar (Les partisans), un bulletin hebdomadaire initialement créé par le GIA, de la nécessité de se rapprocher du GSPC5. Aussi, dès que Droukdel prit la direction du GSPC en 2004, il s’attela aussitôt à prendre contact avec Abou Moussab Al Zarqaoui, le leader d’Al-Qaïda en Irak, afin de plaider la cause du GSPC auprès de Ben Laden, ceci avec le soutien des leaders du GICL (le Groupe islamique combattant en Lybie). Un GICL, en effet bien intégré au sein du leadership d’Al-Qaïda, et avec lequel les islamistes algériens entretenaient des liens étroits depuis les années quatre-vingt-dix6. Cette stratégie eut les retombées attendues puisqu’elle contribua très rapidement au rapprochement des deux organisations. C’est ainsi qu’en septembre 2006, le GSPC faisait allégeance à Ben Laden et, en janvier 2007, changeait de nom en devenant Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Ceci étant, le véritable déploiement de l’AQMI au Sahel date, en fait, de l’été 2003. En effet, durant toute la décennie de la guerre civile algérienne, de 1992 à 2002, le sud algérien a été essentiellement utilisé comme zone de passage par les trafiquants d’armes, mais aussi par les terroristes islamistes algériens cherchant à fuir leur pays. Rappelons, à cet égard, la prise d’otages d’Abderazak el Para, en février mars 2003, qui, à la tête de sa phalange, enleva 32 touristes étrangers répartis en deux groupes d’otages. Le premier, comptant 17 captifs, fut libéré lors d’un assaut des forces spéciales de l’armée algérienne. Quant au second groupe, compte tenu des grandes difficultés de terrain, le gouvernement algérien préféra, finalement, opter pour l’ouverture d’un corridor vers Kidal, au nord du Mali, permettant à el Para de s’échapper avec le reste des otages. Ces derniers furent libérés, en septembre 2003, en échange d’une rançon évaluée à plusieurs millions d’euros. Cependant, la phalange d’el Para se retrouva bloquée au nord du Mali, sans possibilité de regagner l’Algérie. À cet égard, il faut relever que, pour certains observateurs, le gouvernement algérien aurait vu un avantage à laisser el Para s’échapper à travers un corridor « volontairement ouvert ». En effet, ceci lui permettait de vider les maquis du GSPC en Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne Kabylie, une région proche de la capitale mais très difficile d’accès à cause de son relief montagneux. La stratégie d’Alger aurait donc consisté à contenir les maquis du GSPC en Kabylie en leur ouvrant une porte de sortie vers le nord Mali et en bloquant, de manière simultanée et hermétique, toute possibilité de retour en arrière. Toujours selon cette théorie, cette stratégie aurait fait ses preuves puisque plusieurs convois d’armes du GSPC, provenant du Sahel vers les maquis algériens du nord du pays, auraient ainsi été interceptés par l’armée algérienne. À l’inverse, aucun convoi en provenance d’Algérie vers le Sahel ne semble plus avoir été intercepté7. Pour ces observateurs, cette stratégie expliquerait le manque d’intérêt de l’armée algérienne pour une intervention contre l’AQMI au nord du Mali, alors qu’elle possède d’importants moyens militaires, dont notamment une large base aérienne à Bordj Badji Mokhtar, ville frontalière avec le Mali8. Que cela soit vrai ou non, les phalanges de l’AQMI auraient profité de l’absence quasi totale de l’État au nord-ouest du Mali pour s’y renforcer. Et, pour ce faire, elles ont tissé des liens étroits avec les Touaregs et se sont insérées profondément dans la vie sociale et économique de cette zone désertique et aride, rendant son éradication pratiquement impossible. En réalité et comme l’explique un responsable militaire mauritanien, c’est justement cette capacité de la branche sahélienne de l’AQMI à avoir su s’intégrer dans « le tissu local », avec toutes ses composantes, aussi complexes les unes que les autres, dont celles associées aux trafics en tous genres et celles liées à la lutte des Touaregs de l’Azawad pour leur indépendance, qui expliquerait l’attitude de l’armée algérienne. Celle-ci, préférant éviter tout risque d’enlisement dans un conflit qui dépasserait le simple cadre de l’AQMI, aurait plutôt opté pour une stratégie de son containment, c'est-à-dire d’endiguement, au Sahel, tout en misant sur une coopération régionale avec les pays frontaliers pour lutter contre cette organisation9. Toutefois, en dépit de diverses raisons plus ou moins conflictuelles, cette coopération, pour se matérialiser, doit actuellement trouver un cadre géopolitique plus large, capable d’engager décisivement tous les acteurs impliqués dans la défense de leur intérêt commun, celui de la préservation de l’intégrité territoriale du Mali. Structure de l’AQMI dans le nord du Mali L’AQMI au Sahel est une organisation divisée en quatre phalanges. Mokhtar Belmokhtar, alias Belaouer, est à la tête de l’une d’elles. En activité depuis le début des années quatre-vingt-dix, Belmokhtar est le doyen des chefs de phalanges. Après avoir été le responsable de la zone Sud du GIA puis du GSPC, il a été toutefois rétrogradé au simple rang d’émir d’une des phalanges de la branche sahélienne d’AQMI. Viennent ensuite Abou Zeid, le successeur d’Abderazak el Para10, et rival de Belmokhtar, qui dirige la phalange Tarik Ibn Ziyad, Yahia Abou el-Hammam, proche lieutenant d’Abou Zeid, qui commande sa propre phalange, et enfin Abdekrim elTargui (le Touareg), seul non-Algérien à la tête, lui aussi, de sa propre phalange. En 2007, Abdelmalek Droukdel, le chef de l’AQMI, a tenté, en vain, d’imposer un chef unique à ces quatre émirs, en la 45 Djallil Lounnas 46 personne d’un certain Mohammed Nokia, alias Abdelhaq Abou El-Khabala. Celui-ci restera quelques mois dans la région avant de regagner les maquis kabyles où il sera tué par les services de sécurité algériens en décembre 2011. En réalité, chaque phalange de l’AQMI opère indépendamment, autant vis-à-vis du commandement central de l’organisation basé en Kabylie, au nord de l’Algérie, que des autres phalanges sahéliennes. Bien qu’il leur arrive de mener des opérations en commun, elles activent le plus souvent séparément et tendent même à se poser en rivales les unes par rapport aux autres. Le nombre total des combattants en activité serait de l’ordre de 400 à 600 hommes « permanents », auxquels il faut ajouter, ce qu’un coopérant occidental au Mali, proche du dossier AQMI, appelle « les sous-traitants », qui opèrent pour le compte de l’AQMI. Ces sous-traitants sont le plus souvent attirés par l’argent des rançons des otages libérés avec lequel l’organisation les rémunère11. Comme déjà rapporté plus haut, Mokhtar Belmokhtar est, sans aucun doute, le plus ancien émir encore en activité. En effet, on retrouve son nom, en tant que chef de la zone Sud du GIA, dès le début des années quatre-vingt-dix en Algérie, en pleine guerre civile. Il a aussi la particularité d’avoir participé à la guerre en Afghanistan contre les Soviétiques dans les années quatre-vingt, ce qui, à ce titre, explique en partie les contacts que Ben Laden avait noués avec lui pour l’implantation de bases d’Al-Qaïda au Sahel. Il est aussi connu pour s’être impliqué dans des trafics de contrebande de cigarettes. Mais il a surtout su, au fil des années, s’intégrer dans l’environnement sahélien, tissant des liens étroits avec les nombreuses tribus touarègues et arabes vivant au Mali. C’est ainsi qu’il a, à l’instar d’autres membres de l’AQMI, épousé une fille de la tribu des Brabiches, nouant de ce fait des attaches familiales avec les tribus locales. De plus, sa connaissance du Hassanya, dialecte arabe parlé dans toute la zone du grand sud du Maghreb et dans l’Afrique de l’Ouest (Mauritanie, Maroc, Sahara Occidental, Algérie, Sénégal, Mali et Niger), et surtout ses aides financières directes aux habitants de la région, financées par ses différents trafics, lui ont permis de s’assurer des loyautés dans la région. Selon Mohamed Abou Al Maaly, directeur de NouakchottInfo et seul journaliste connu à ce jour pour avoir réalisé une interview de Belmokhtar, ce dernier serait, aujourd’hui, un combattant mature, sorte de patriarche du djihad s’impliquant de moins en moins dans les opérations de l’AQMI. Belmokhtar semblerait notamment frustré d’avoir été limogé de la zone Sud en 2005, quand il convoitait la direction du GSPC, ce qui expliquerait ses relations tendues avec Abdelmalek Droukdel, l’émir national de l’AQMI12. D’ailleurs, dans cette seule (connue) interview de lui, Belmokhtar ne nie pas ses différends avec Droukdel. Il confirme, par ailleurs, une trêve tacite observée avec le gouvernement algérien durant une certaine période. Ainsi s’en explique-t-il : « Comme vous le savez, le différend survient sur un fond d’antagonisme et de diversité… Notre différence ne va pas au-delà de la diversité… Quant à la semi-trêve que vous déclarez, cela n’était qu’un changement dans notre stratégie dictée par le besoin de préparer les conditions matérielles, morales et de sensibilisation nécessaires pour le début d’une nouvelle phase… ». Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne Dans les faits, cette trêve intervenait dans une période trouble de l’AQMI, marquée par la reddition de Hassan Hattab, fondateur du GSPC, et par les attentats-suicide d’avril 2007 en Algérie qui avaient, à leur tour, entraîné les redditions de plusieurs chefs de l’AQMI hostiles à cette forme d’attentats. On ne sous-estimera pas non plus ici le fond de rivalité intense avec le commandement national de l’AQMI, mais aussi avec Abdelhamid Abou Zeid, son rival au Sahel. Enfin, même s’il nie avoir eu tout contact avec les autorités algériennes, Belmokhtar reconnaît avoir rencontré des notables de Tamanrasset. Toutefois, ses discussions avec ces derniers n’ont débouché sur rien. Pour Abou Al Maali, Belmokhtar dit agir dans le cadre de l’AQMI, mais en réalité, dans les faits, il opérerait indépendamment de l’organisation. À cet égard, il est significatif de noter que, tout en utilisant le terme « nous membres de l’organisation Al-Qaïda », la plupart de ses initiatives en direction des gouvernements mauritanien et/ou algérien sont prises sans aucune consultation préalable avec ses pairs ou avec le commandement central de l’AQMI. Face à Belmokhtar, son grand rival : le chef de la phalange Ibn Zyad, Abdelhamid Abou Zeid, l’ancien bras droit d’Abderazak el Para, qui est sans doute le plus « qaïdatiste » des chefs de l’AQMI. Sa phalange s’est distinguée par une série de rapts d’occidentaux et par deux exécutions d’otages, celles du Britannique Edwin Dyer et du Français Michel Germaneau. Abou Zeid est un Algérien qui a rejoint le GIA dans les années quatre-vingt-dix, puis le GSPC pour lequel il a acheminé des armes vers l’Algérie à partir du Mali. Toutefois, à l’époque, ses activités s’étaient essentiellement concentrées dans la zone de Batna, au centre-est de l’Algérie. En 2003, il fait partie, en tant « qu’homme fort du terrain » (il est natif de Ouargla, une ville-oasis du sud-est de l’Algérie), du groupe d’el Para, responsable du rapt des touristes européens dans le Sahara algérien. Et c’est à ce titre qu’il prendra la relève de celui-ci après sa capture en 2004. Abou Zeid reproche à Belmokhtar d’être, notamment, trop versé dans « le business » et de s’être détourné du djihad en devenant une sorte de « notable ». Pour sa part, Abu Zeid est plus versé dans le djihad armé13. Et, en effet, grâce à l’argent des rapts effectués, il a réussi à s’attacher tous les contrebandiers de la région auxquels il a acheté des armes pour son combat. À cet égard, un expert note que, « de 2008 et 2009, le nombre d’affrontements armés entre les contrebandiers de la région et les services de sécurité algériens est passé de 4 à 15 14 ». Enfin, dans une volonté affichée de montrer son ralliement indéfectible à Al-Qaïda, Abou Zeid n’hésite pas à filmer ses otages occidentaux détenus au Sahel, encadrés par des hommes en armes, avec des drapeaux noirs salafistes et des versets du Coran inscrits au-dessus, procédé couramment utilisé par Al-Qaïda, notamment en Irak15. Proches de la phalange d’Ibn Zyad, il existe aussi deux autres phalanges de l’AQMI, en activité dans le nord du Mali. Tout d’abord, celle de Yahia Abou El-Hammam, lieutenant d’Abou Zeid spécifiquement chargé des rapts, et celle d’Abdelkrim Al-Targui, seul non-Algérien (c’est un Touareg malien) à diriger une phalange de l’AQMI. Ce choix de prendre 47 Djallil Lounnas un non-Algérien pour diriger une phalange d’une organisation initialement algérienne se justifie ainsi : il s’agit, d’une part, de montrer que le combat de l’AQMI n’est pas uniquement un combat algérien, ni même un combat arabe, mais qu’il est celui de tous les musulmans et, d’autre part, de renforcer l’ancrage de la phalange et donc de l’organisation dans les populations locales, en majorité touarègues. 48 Enfin, en plus des phalanges de l’AQMI, deux autres organisations, nouvellement en activité, sont apparues au Sahel, dont celle du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), groupe qui se présente comme dissident de l’AQMI, créé en 2 011 et dirigé par un Mauritanien, Hamada Ould Khaïrou. Ce mouvement recrute principalement dans la communauté maure du Sahel16. La dissidence de ce groupe armé avec l’AQMI s’explique, en partie, par le refus des chefs algériens de l’AQMI de confier la direction d’une phalange à un Maure de la région afin de garder leur mainmise sur les différentes phalanges en activité dans cette zone. Le MUJAO, troisième mouvement de la rébellion touareg au nord du Mali, est à l’origine du rapt de trois Européens (une Italienne et deux Espagnols) dans la région de Tindouf en octobre 2011 et de l’attentat-suicide perpétré en mars 2012 à Tamanrasset, dans le sud algérien, contre une brigade de gendarmerie, qui a fait 24 blessés ou, plus récemment, contre la brigade de gendarmerie de Ouargla. Il a surtout pris part, avec le groupe salafiste touareg d’Ansar Eddine, à l’enlèvement du Consul algérien et de ses six collaborateurs à Gao en avril 2012. Au MUJAO, on doit adjoindre un autre mouvement, certes d’importance moindre, également dissident de l’AQMI, dénommé le « Mouvement des fils du Sahara pour la justice islamique » (MFSJ). Ce mouvement est en activité dans le sud algérien et au nord du Mali. Peu connu, il aurait été créé en 2007 et serait, notamment, à l’origine de l’attaque de l’aéroport algérien de Djanet en novembre 200717. Selon Abou Al Maaly, ce mouvement, qui avait été démantelé par les autorités algériennes, aurait repris son combat. Et, bien qu’il soit demeuré proche de l’AQMI, il reste cependant très marginal. Enfin, « l’organisation Al-Qaïda au pays du Soudan » serait une autre « métastase » de l’AQMI étendue à l’Afrique orientale et visant à rassembler tous les musulmans noirs dans une seule organisation. Selon un spécialiste américain ayant travaillé au Soudan, « sans exclure la possibilité de l’existence réelle de cette organisation, on ne peut également exclure une éventuelle manipulation du gouvernement soudanais, actuellement en difficulté et qui aurait donc libéré des islamistes radicaux et fait courir la rumeur de l’existence de cette organisation afin de s’attirer les bonnes grâces de la communauté internationale 18 ». Cependant, qu’elles soient réelles ou non, marginales ou pas, les « métastases » de l’AQMI révèlent à celle-ci l’importante nécessité d’une stratégie d’adaptation au contexte de l’Afrique subsaharienne. En effet, si les chefs des phalanges sont surtout des Algériens, de même qu’une majeure partie de leurs troupes, leurs numéros deux sont, en général, des Mauritaniens, du fait de leurs connaissances religieuses approfondies. De même, l’essentiel des nouvelles recrues est aussi originaire de Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne Mauritanie. À cet égard, on signalera qu’Abou Anas Al-Mauritani, le mufti national de l’AQMI au Sahara, arrêté en Algérie, était le seul non-Algérien, membre de la direction de l’AQMI. Ainsi, afin de pouvoir y établir ses bases arrières, il a fallu que l’organisation soit en mesure de s’intégrer dans leur environnement sahélien et se fasse accepter des populations. Pour ce faire, elle a suivi les recommandations d’Abu Musab Al-Suri, un des principaux idéologues d’Al-Qaïda qui, dans son « appel à la résistance islamique dans le monde (D al-muqawamah al-islamiyyah al-’alamiyyah) », estimait qu’il fallait multiplier les foyers de l’organisation centrale dans le monde, individuels et/ ou organisationnels, pour lutter contre l’Occident. Al-Qaïda a d’ailleurs mis en ligne l’ouvrage d’un certain Abu Bakr Naji, Gestion de la barbarie, exhortant les différents groupes djihadistes à s’intégrer dans les contextes dans lesquels ils agissent. Ce faisant, afin de réunir les conditions durables de la poursuite de leur lutte, ils se conforment aux règles classiques du management moderne des organisations complexes, en l’occurrence celles relatives à leur environnement institutionnel interne. Et ce, a contrario de l’expérience malheureuse d’un Abu Musab Al-Zarqaoui dont la violence en Irak, notamment contre les chiites, a amené la population à se retourner contre lui. En outre, cette multiplication de ces foyers salafistes, en Afrique subsaharienne, renforce la position de l’AQMI dans son environnement externe. L’AQMI et les populations locales Pour rappel, pour tout mouvement armé désireux de s’installer dans une région et d’y recruter des militants et des combattants dans les populations locales, il faut, pour mobiliser celles-ci à son combat, que ses valeurs, normes, croyances, pratiques et autres institutions intègrent celles de ces populations, c’està-dire que le mouvement soit adapté à son environnement interne. Il est en effet essentiel de se faire d’abord accepter par ces populations, auxquelles une importante partie, hors leadership, des effectifs, notamment des combattants, appartient. Or, s’installer au nord du Mali présentait, en ce sens, un défi de taille pour l’AQMI. Cependant, le contexte géographique et politique y était d’autant plus propice que cette région saharienne est vaste, désertique et aride, et que l’État malien, déjà faible, est quasiment inexistant au Nord19. À cela s’ajoutent d’autres facteurs aggravants, dont l’effondrement de l’économie locale à cause de la sécheresse et le fait que les populations qui y vivent dans un état de pauvreté extrême sont majoritairement divisées entre Arabes et touaregs. À cet égard, selon la responsable d’une ONG active dans la région de Kidal, « l’État malien n’a pris aucune disposition pour ravitailler les populations locales du Nord, et les denrées alimentaires proviennent essentiellement de la contrebande à partir de l’Algérie et/ou de la Libye. La population est ici complètement délaissée 20 ». Pour un observateur occidental, proche du dossier AQMI, ce manque d’intérêt de l’État malien pour le Nord du pays s’explique, en partie, par la politique des pouvoirs publics menée jusque-là, en particulier par le président 49 Djallil Lounnas 50 Amadou Toumani Touré, qui distingue le pays en deux, à savoir « le Mali utile », situé au-dessous du fleuve Niger, du « reste du pays », le nord du Mali. Cette politique a poussé ces populations du Nord à se sentir d’autant plus traitées comme des laisséespour-compte de la société nationale qu’elles sont essentiellement composées de Touaregs et d’Arabes 21. Outre ces ressentiments, il en a également résulté une transformation de l’économie locale qui, à l’origine essentiellement rurale, est devenue une économie dans laquelle les trafics en tous genres, et notamment de la drogue, se sont dangereusement développés. Par exemple, à Gao, l’une des trois grandes villes du nord-Mali, un nouveau quartier est populairement dénommé « le quartier Cocaïne » car sa construction est associée, par la rue, aux revenus de la drogue. Enfin, il faut rappeler que, depuis l’accès de leur pays à l’indépendance en 1960, les Maliens du nord, majoritairement touaregs, ont été pratiquement exclus du système politique et économique national. Cette politique d’exclusion les a conduits à plusieurs mouvements cycliques de rébellion contre le gouvernement central de Bamako, au point que celui-ci a perdu pratiquement tout le contrôle de ses trois provinces septentrionales. C’est ainsi que l’offensive menée de janvier à mars 2012, conjointement dans un premier temps puis séparément, par les rebelles du MNLA, Ansar Eddine et l’AQMI a abouti à leur contrôle de toute cette zone, couvrant les trois grandes villes du nord, Kidal, Gao et Tombouctou, zone dont ils ont d’ailleurs proclamé l’indépendance. Ceci n’a finalement été que le résultat d’un conflit avec le pouvoir central qui perdurait depuis des décennies. À cet égard, il y a aussi lieu de noter que les populations touarègues et arabes impliquées sont divisées en plusieurs tribus à l’endroit desquelles elles ont un sentiment d’appartenance bien plus profond et bien plus élevé qu’à la région et, a fortiori, à la nation. Enfin et surtout, l’islam pratiqué dans le Nord du pays est, dans une très large mesure, un Islam soufi, confrérique, très fortement influencé par la confrérie Tidjaniya. Tout cela a fait que s’installer dans la région et se faire accepter des populations locales représentaient un défi pour les phalanges de l’AQMI. En effet, se faire accepter par les populations touarègues n’était pas chose aussi aisée pour un groupe armé, algérien, arabe et affilié, de surcroît, à Al-Qaïda, tel que l’AQMI. Et ce d’autant plus que se revendiquant du salafisme djiahdiste, la capacité de l’organisation à s’intégrer régionalement aurait dû être encore plus limitée puisque son idéologie religieuse rejette violemment le soufisme et son culte des tombeaux et des Saints, si particulière à l’islam confrérique. Mais, cela n’a pas été le cas. En effet, en quelques années, l’AQMI a réussi à s’intégrer dans le paysage socio-économique du Sahel. Et pour cause, à l’instar de Mokhtar Belmokhtar, les membres des autres phalanges de l’AQMI ont aussi tenté de tisser des liens matrimoniaux avec les tribus locales touarègues et arabes Brabiches de la région et de s’acheter des loyautés en s’impliquant directement dans les trafics, dont notamment celui de la drogue, tout en le démentant toutefois « formellement », celui-ci étant « contraire Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne aux préceptes de l’islam ». D’ailleurs, pour se justifier « implicitement », ils invoquent le fait que « la drogue, est essentiellement exportée vers l’Occident et leur sert donc d’arme dans leur lutte contre celui-ci 22 ». En réalité, les phalanges de l’AQMI ne sont pas directement impliquées dans ce trafic, bien au contraire. Elles ne font qu’offrir leur protection aux trafiquants de drogue, lesquels leur donnent en échange d’importantes sommes d’argent. Cette protection constitue une source importante de revenus de l’AQMI qui s’ajoute, bien opportunément, à la source principale des revenus, c'est-à-dire des rançons demandées lors de la prise d'otages d'occidentaux. L’argent ainsi obtenu lui permet d’acquérir des armes, mais lui sert aussi de monnaie d’échange auprès des populations locales, dont elle obtient ainsi leur soutien ou, du moins, leur passivité, « leur tolérance ». Pour un haut responsable des services de sécurité mauritaniens dans cet environnement où l’État est totalement absent, il s’agirait là d’un système érigé en « véritable sécurité sociale », où l’argent étant ainsi subtilement « redistribué ». Par ailleurs, comme l’a souligné un consultant pour les Affaires du nord du Mali, si la plupart des phalanges de l’AQMI se ravitaillent auprès des populations locales, elles ne négocient jamais les prix des marchandises qui leur sont souvent vendues au double, voire même au triple, de leurs valeurs réelles. De cela, les responsables de l’AQMI en sont conscients, mais ils payent toujours comptant, sachant qu’ils se rendent ainsi indispensables à l’économie locale. Ils leur fournissent aussi de menus services23 comme, par exemple, le transport de malades vers des zones pourvues de médecins et de services hospitaliers, ou encore par le prêt d’argent sans en demander le remboursement. Enfin, offrir des moutons pour les fêtes de l’Aïd et pour de grandes occasions est aussi une manière de se faire accepter par ces populations, sans oublier les liens tissés par le mariage. Toutefois, cet ancien conseiller malien pour les Affaires du Nord remarquait que « développer des liens matrimoniaux ne protégerait qu’à la marge, la tribu, en ne protégeant éventuellement que l’individu, mais pas le groupe en tant que tel, n’adhérerait pas à son combat pour autant » ; le développement des liens du mariage fait partie d’un ensemble d’initiatives d’adaptation à son environnement interne. De plus, l’AQMI n’intervient pas, sinon très peu, sur le plan religieux. À cet égard, un imam qui fut pendant un temps proche d’Al-Qaïda avant de couper tout lien avec celle-ci, expliquait : « Il n’y a pas de différence entre les musulmans, entre les malékites, les soufis ou les salafistes…, l’essentiel étant d’être musulmans 24 ». Aussi, les combattants de l’AQMI appliquent ce principe, afin de mieux partager les normes, valeurs, traditions et croyances des populations locales (environnement interne) et s’attachent à inscrire leur combat contre les pouvoirs en place – corrompus et contre l’Occident – oppresseur. Ce faisant, ils assurent la mise en conformité de l’identité sociale de l’organisation centrale à son contexte opérationnel, dans lequel sont actifs de manière décentralisée des mouvements salafistes plus profondément adaptés aux conditions locales. Une conformité indispensable à la réalisation des objectifs de son statut officiel d’affilié d’Al-Qaïda lui permettant de se présenter comme 51 Djallil Lounnas les défenseurs des populations locales et, plus globalement, de tous les musulmans. Ainsi, l’AQMI et ses mouvements salafistes parviennent-ils à se faire voir comme « des combattants pour le droit des populations locales » et à espérer obtenir les soutiens suffisants, voire l’adhésion, des tribus. Plus encore, selon Mohamed Fell Ould Oumère, spécialiste de l’AQMI, cette organisation a même poussé l’audace jusqu’à affirmer dans un communiqué « qu’elle se battait, entre autres, contre les conséquences de la pollution au Sahel sur les populations arabes et touarègues 25 ». 52 De fait, l’AQMI a aussi su s’insérer dans le tissu économique et social de cette région au point d'en devenir partie prenante de l’économie mafieuse, en s’achetant des loyautés au sein de la population locale et en bénéficiant de la corruption ambiante dans les institutions du pays, notamment dans l’armée. À cet égard, un observateur occidental, proche du dossier, s’interroge : « Comment peuton expliquer qu’aucune patrouille de l’armée malienne ne croise jamais, ne serait qu’un petit groupe d’hommes de l’AQMI… ? ». Pour cet observateur, « les Touaregs, s’ils le voulaient, pourraient se débarrasser facilement de l’AQMI, mais cette organisation a son utilité dans les trafics locaux ». C’est aussi l’avis d’un expert de l’ONU sur la question des trafics d’armes qui estime que : « À partir du moment où l’AQMI ne s’oppose pas aux Touaregs précisément dans ce domaine, elle peut alors agir presqu’en toute liberté 26 ». S’agissant de l’environnement externe de l’AQMI, celle-ci a tissé des relations « de bonne intelligence » avec les mouvements indépendantistes touaregs qui, forts de l’appui des combattants de retour de Libye, en octobre 2011, se sont unis sous la bannière du MNLA pourtant d’obédience laïque. Mais, c’est surtout auprès d’une organisation radicale islamiste salafiste, nouvellement créée, Ansar Eddine (Les Défenseurs de la Foi), que va se rapprocher étroitement de l’AQMI. Cette organisation fera parler d’elle, pour la première fois, en mars 2012, lors de l’insurrection touarègue du nord du Mali. Elle est dirigée par Iyad Ag Ghaly, ancien rebelle touareg malien dans les années quatre-vingt-dix, avant de se rapprocher un temps du président Toumani Touré puis de se retourner contre lui. Il va alors jouer un rôle clé, celui d’intermédiaire entre l’AQMI, Bamako et les capitales occidentales, pour la libération d’un certain nombre d’otages occidentaux. Il faut aussi rappeler qu’il est le cousin d’Abdelkrim el-Targui, le seul chef touareg d’une phalange de l’AQMI. Enfin, son alliance avec celle-ci et ses appuis dans la population locale lui ont permis de créer Ansar Eddine, deuxième groupe touareg armé le plus important après le MNLA, et de se joindre, ainsi, à l’offensive lancée, en janvier 2012, par ce mouvement dans le nord-Mali. Finalement, c’est principalement l’AQMI, forte de son lot d’armes pillé dans les stocks de l’armée libyenne en déroute mais aussi de son expérience au combat durant toutes ses années de lutte en Algérie puis dans le Sahel, qui va jouer un rôle important dans la chute de Kidal mais surtout de Tombouctou aux mains de la rébellion touarègue, en tout premier lieu, d’Ansar Eddine, affaiblissant ainsi le MNLA, pourtant à l’origine « le fer de lance » de Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne cette rébellion. C’est aussi son alliance avec Ansar Eddine qui va permettre à l’AQMI de transformer le nord du Mali en « un État islamique », en mai 2012, et à Belmokhtar, Abou Zeid et Abou Hammam de faire leur entrée dans Tombouctou, la troisième grande ville du nord du Mali, où leurs hommes kidnapperont six membres du consulat algérien à Gao, ainsi que le Consul lui-même, et cela sans que le MNLA ne puisse s’interposer. En fait, selon plusieurs observateurs, une des raisons ayant poussé l’AQMI à se joindre à l’offensive avec Ansar Eddine aurait été les rumeurs de rapprochement entre le MNLA et le gouvernement algérien. En effet, dans le but de faire avaliser ses revendications territoriales, le MNLA aurait été tenté, en décembre 2011, d’utiliser, auprès d’Alger, la carte d’opposant à l’AQMI, afin d’en obtenir le soutien. Alger étant la puissance régionale qui rejette, inconditionnellement, la partition du Mali. En clair, il se proposait de débarrasser la région des phalanges de l’AQMI, en contrepartie d’une attitude compréhensive d’Alger sur le dossier de l’Azawad 27. Cependant, l’effondrement très rapide de l’armée malienne et le rapprochement étroit entre l’AQMI et Ansar Eddine ont permis à cette dernière de profiter de la situation et de « doubler » le MNLA en prenant le contrôle de Gao et de Tombouctou. Ce rapprochement a aussi permis à Ansar Eddine de contrer le MUJAO, une « excroissance » de l’AQMI, mais néanmoins son rival immédiat sur le terrain, recrutant essentiellement au sein des Arabes de Gao tout comme Ansar Al Dine. Par contre, la fusion initiale du MNLA avec le groupe Ansar Eddine, au début de l’offensive touarègue, était alors principalement intervenue en raison de l’affaiblissement du MNLA, alors que, sur le terrain, des accrochages étaient déjà signalés, ici et là, entre les deux organisations. Et en effet, ce sont leurs profondes divergences sur le plan idéologique et politique qui, finalement, les sépareront définitivement en juin 2012 avec le rejet officiel du MNLA de fusionner avec Ansar Eddine. S’agissant maintenant des acteurs étatiques et intergouvernementaux de l’environnement externe directement concernés par la perspective d’un « Jihadistan » sur les provinces maliennes du nord, leur division et leur paralysie, quant à la stratégie à adopter pour éviter la partition du Mali, ont bénéficié à l’AQMI. En effet, alors que la CEDEAO, soutenue par la France et l’UE, milite pour une intervention militaire, l’Algérie, la puissance régionale, considère que l’usage des forces armées est la solution de dernier recours, que la sortie de la crise malienne doit être négociée et que la lutte contre le terrorisme doit continuer28. Une des raisons qui explique cette position d’Alger serait que celle-ci mise sur le MNLA et, pour l’instant hypothétique, la reconstruction de l’armée malienne afin de contrer le trio AQMI-Ansar Al Dine-MUJAO. Conclusion : Qu’en est-il donc de la stratégie d’endiguement de l’AQMI ? Au début de l’année 2011, de nombreux experts estimaient que l’AQMI était une organisation en déclin. En effet, après la 53 Djallil Lounnas 54 période 2005-2009, malgré ses multiples attaques au Mali et surtout en Mauritanie, et malgré ses spectaculaires attentatssuicide en Algérie, l’AQMI s’était retrouvée isolée et coupée en deux. Une partie de ses forces étant encerclée en Kabylie dans le Nord algérien, et l’autre bloquée au nord du Mali à la suite d’une série d’offensives menée dès l’année 2009 par l’armée mauritanienne. Durant cette période, l’usage des attentats-suicide perpétrés par cette organisation, notamment à l’encontre de civils algériens, avait suscité de nombreuses redditions et appels d’anciens leaders du GSPC, dont son fondateur Hassan Hattab, à un arrêt des combats. L’AQMI semblait d’autant plus en difficultés que ses phalanges, bloquées au Sahel, suivaient une dérive mafieuse. Aussi paraissait-il difficile à l’AQMI de survivre à la stratégie d’endiguement, tant en Kabylie qu’au sud de l’Algérie. Toutefois, l’effondrement du régime libyen de Kadhafi en août 2011, suivi de celui du gouvernement malien en mars 2012 ont contribué à donner un nouveau souffle de vie à cette organisation. En effet, les phalanges de l’AQMI ont profité du vide en Libye pour recruter de nouveaux combattants et pour s’approvisionner en armes par le pillage des stocks de l’armée libyenne, récupérant notamment des missiles anti-aériens Sam 7 et des explosifs. À cet égard, la recrudescence des attentats-suicide, au cours de l’été 2011 en Algérie, s’est faite avec des explosifs en provenance de la Libye, tandis que les services de sécurité algériens annonçaient avoir intercepté à Debdeb, une ville du Sud-Est algérien proche de la frontière avec la Libye, plus de 200 fusils mitrailleurs et des caisses de munitions 29. D’autre part, son renforcement au centre d’une mouvance salafiste djihadiste en Afrique subsaharienne, voire son africanisation, pourrait la rendre, rapidement et de manière inacceptable, menaçante pour l’Algérie. Tout ceci montrerait les limites de la stratégie algérienne d’endiguement en faisant craindre que la perspective d’un « Jihadistan », comparable à l’Afghanistan des Talibans des années quatre-vingtdix, soit moins improbable et ait un horizon moins lointain. La validation de l’éventualité de cette situation pourrait conduire Alger à coopérer à la stratégie d’intervention armée directe. Cependant, pour l’instant, l’Algérie continue à montrer ses réserves pour tout engagement militaire qui ne soit pas du dernier recours. À cet égard, rappelons la déclaration de l’ancien président français Nicolas Sarkozy à ce propos : « L’Algérie, étant la puissance régionale du Sahel, a les clés de l’ensemble des données du problème… ». Ce faisant, il relevait « la nécessité de travailler avec elle pour le règlement de cette crise ». Or, celleci ne veut pas intervenir militairement directement du fait que six membres de la représentation consulaire de Gao ont été kidnappés par le MUJAO lors de la chute de la ville et sont retenus en otage, sans compter les risques liés à un environnement instable dans lequel elle pourrait s’enliser, en plus des répercussions que cela pourrait avoir sur les populations touarègues vivant dans le sud de l’Algérie. Al-Qaïda au Maghreb islamique et la crise malienne Notes 1. M. Guidère, Al-Qaïda à la conquête du Maghreb : le terrorisme aux portes de L’Europe, Paris, Éditions du Rocher, 2007, 61. 2. Interview avec un proche des questions sécuritaires à Nouakchott, Mauritanie, en novembre 2011. 3. Ibid. 4. Interview avec Isselmou Ould Moustapha, Directeur du journal Tahalil, à Nouakchott, Mauritanie, en novembre 2011. 5. Interview avec Ahmed Ould Wadiaa, Directeur du journal Assiraj, Nouackchott, Mauritanie, en novembre 2011. 6. Interview avec un proche des questions sécuritaires à Nouakchott, Mauritanie, en novembre 2011. 7. Entretien avec un proche du dossier réalisé à Nouakchott, Mauritanie, en novembre 2011. 8. Entretien avec un coopérant occidental, proche du dossier AQMI, réalisé à Bamako, Mali, en décembre 2011. 9. Interview avec un responsable militaire, proche du dossier AQMI, à Nouakchott, Mauritanie, en novembre 2011. 10. Ce dernier, bloqué au nord du Mali après la prise d’otage de 2003, tenta en mars 2004 de s’infiltrer au Tchad où il fut capturé par des rebelles du Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT). Il fut livré à la Libye, qui l’extrada ensuite vers l’Algérie où il y est détenu depuis. 11. Entretien avec un coopérant occidental, proche du dossier AQMI, réalisé à Bamako, Mali, en décembre 2011. 12. Entretien de l’auteur, en novembre 2011 à Nouakchott, Mauritanie, avec Mohamed Abou Al Maali, Directeur du quotidien Nouakchott-Info, à propos de la récente interview que lui a accordée Mokhtar Belmokhtar. 13. Voir le portrait d’Abou Zeid dressé par Adlène Meddi et Mélanie Matarese, « Sahel : Abou Zeid, l’irrésistible ascension », Afrik.com (octobre 2010). 14. Ibid. 15. Pour plus de détails, voir notamment M. Mokkdem, Al Qaida au Maghreb Islamique : contrebande au nom de l’Islam, Alger : Les Éditions La Casbah, 2010. 16. M. Fell Ould Oumère, « Quand le Mali perd le Nord », Journal La Tribune, Nouackhott, mars 2012. 17. Voir le journal algérien El Watan, « Attaque avortée à l’aéroport de Djanet », 10 novembre 2007. 18. Interview réalisée à Rabat, Maroc, avril 2012. 19. Voir notamment A. Antil et S. Touati, « Mali et Mauritanie : des pays sahéliens fragiles et des États résilients », Politique Étrangère 1, printemps 2011. 20. Interview réalisée à Bamako, Mali, décembre 2011. 21. Interview à Bamako, en décembre 2011, d’un observateur occidental proche du dossier AQMI. 22. Entretien avec Mohamed Fell Ould Oumère, spécialiste de l’AQMI et directeur du Journal La Tribune, à Nouackchott, Mauritanie, novembre 2011. 23. Interview avec un ancien conseiller à la présidence malienne pour les Affaires du Nord, à Bamako, Mali, décembre 2011. 24. Interview réalisée à Nouakchott, Mauritanie, novembre 2011. 25. Interview avec Mohamed Fell Ould Oumère à Nouackchott, Mauritanie, novembre 2011. 26. Interview avec un responsable anonyme de l’ONU à Bamako, Mali, décembre 2011. 27. Interviews avec des responsables des services de sécurité mauritaniens, réalisées à Nouakchott, novembre 2011, et avec des proches maliens sur le dossier sécurité, réalisées à Bamako, décembre 2011. 55 Djallil Lounnas 28. Le 24 juin 2012 à Alger, dans un point de presse, avec son homologue anglais, le ministre, Alstair Burt, le ministre algérien des Affaires maghrébines et africaines, Abdelkader Messahel, confirmait encore, avec l’approbation de son hôte, mot à mot, les termes de cette solution. 29. C. Ouazani, « Algérie : Revoilà les Kamikazes », Jeune Afrique, du 31 juillet au 6 août 2011, pp. 8-9. Résumé Cet article montre que l’organisation Al Qaïda au Maghreb islamique s’est, selon le schéma d’une organisation complexe, parfaitement inséré dans l’environnement social et économique du Sahel ce qui rend très difficile la possibilité de l’en extraire. En effet, depuis le début des années 2000, les phalanges de l’AQMI ont tissé des liens familiaux avec les tribus locales, se sont impliquées dans les trafics en tout genre de la région leur permettant ainsi de déployer leurs bases arrières dans le nord-Mali. Face à cela, l’Algérie, puissance régionale, avait suivi une stratégie d’endiguement plutôt qu’une intervention afin d’éviter un enlisement, misant sur les acteurs locaux afin d’enrayer la menace AQMI. Aujourd’hui les conséquences de la chute du régime de kadhafi et l’effondrement du gouvernement malien remettent en cause cette stratégie et nécessite une coopération régionale et internationale accrue afin d’enrayer la montée en puissance de l’AQMI et de ses affiliés. Abstract 56 This article argues that Al Qaeda in the Islamic Maghreb has, according to complex organizations model of analysis, perfectly integrated itself to the Sahelian social and economic environment which makes it very difficult to fight. Indeed, and since the early 2000, AQIM brigades have established family links with the local tribes as well as they have involved themselves in all kind of traffics in the region which allowed them in turn to create their rear bases in Northern Mali. Face with this situation, Algeria, the dominant power in the region, has for a time followed a strategy of containment rather than a direct intervention to avoid being bogged down in a conflict, while supporting local actors against AQIM. Today, the consequences of the collapse of Khadafy regime as well as of the Malian regime make this strategy of containment unsustainable and show a need for a regional and international cooperation in order to put an end to the rising power of AQIM and its affiliates.