Le pari perdu de David Cameron

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Le pari perdu de David Cameron
Derrière le marasme du référendum anglais, un politicien – David Cameron – qui voulait avoir le
plein contrôle sur son parti et garder le pouvoir.
Réginald
La Presse +, le 26 juin 2016
Le pari perdu de David Cameron
(Agnès Gruda, chroniqueuse)
Vous prenez une grenade, vous la dégoupillez, vous faites mine de la lancer pour montrer à tout le
monde combien vous êtes fort et puissant. Puis elle explose dans vos mains.
Ou alors une autre comparaison.
Vous sortez un bébé tigre de sa cage. Vous le nourrissez. Quand vous marchez dans les rues en le
tenant en laisse, tout le monde vous regarde avec admiration et respect. Vraiment, un tigre, quelle
idée géniale. Mais l’animal grandit, et un jour, il arrache la laisse et fonce dans la foule.
Voilà les images qui me viennent à l’esprit dans l’avion qui me ramène de Londres à Montréal.
Imparfaites, ces métaphores n’en donnent pas moins une idée de ce qui s’est passé jeudi dernier en
Grande-Bretagne.
La grenade, ou encore le tigre, prenez l’analogie qui vous convient, c’est le référendum organisé par
le futur ex-premier ministre David Cameron. Pressé par les forces anti-Union européenne tant dans
son propre parti qu’à l’extérieur, avec l’avènement du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni
(UKIP), il a décidé de neutraliser ces voix avec la promesse d’un référendum. C’était en 2012, et voici
comment il avait alors expliqué sa stratégie :
«Je dois le faire. C’est une question de gestion de mon parti. Je subis beaucoup de pressions sur
cette question. Mes députés sont incroyablement eurosceptiques. Et je sens le souffle de l’UKIP
dans mon cou.»
La promesse référendaire lui a permis de ressouder le parti pendant la campagne législative de 2015,
que David Cameron allait remporter haut la main.
Mais maintenant, il doit tenir sa promesse. Il mise sur des négociations avec Bruxelles, réclame un
statut particulier, des pouvoirs spéciaux pour son pays au sein de l’UE. Une manière de nourrir le
tigre, de l’apaiser en lui lançant quelques morceaux de viande.
Mais en février, David Cameron revient à Londres avec un maigre butin : tout au plus quelques os.
Pas de quoi clamer que désormais, le Royaume-Uni pourra être satisfait au sein de l’UE. Pas de gros
arguments pour la campagne référendaire pro-UE.
Il organise le référendum quand même. C’est là que la grenade explose, que la bête sauvage qu’il a
nourrie lui échappe : la campagne référendaire libère des forces obscures, elle se joue sur des
slogans haineux, des exagérations éhontées et des mensonges.
Il y a la fameuse affiche montrant des réfugiés qui tentent d’entrer en Slovénie, mais que l’on
présente comme s’ils frappaient à la porte de la Grande-Bretagne. Il y a le slogan martelé sans
relâche sur l’adhésion imminente de la Turquie à l’UE, ce qui ouvrirait les frontières de la GrandeBretagne à une invasion turque.
Il y a le ministre de la Justice, Michael Gove, qui compare les experts, massivement pro-européens,
aux « nazis qui rejetaient les théories d’Einstein ». Il y a toutes ces descriptions de l’impuissance de
Westminster face à un ogre bureaucratique bruxellois. Et ces promesses de rapatrier l’argent que
Londres verse à l’Europe pour l’investir dans les services de santé britanniques, promesses sur
lesquelles le camp du « Leave » a commencé à rétropédaler dès le lendemain du vote.
Mais il était trop tard pour ramener le tigre dans sa cage, trop tard pour désamorcer la grenade.
Triste ironie : David Cameron avait organisé ce référendum pour garder le pouvoir. À moyen terme,
l’outil s’est retourné contre lui.
David Cameron n’avait probablement jamais imaginé un tel dénouement. Mais le camp du « Leave »
est peut-être lui aussi consterné de constater qu’il devra vraiment aller au bout de ce divorce. « Et si
Boris était aussi choqué que nous ? », demandait hier la journaliste Gaby Hinsliff dans le Guardian,
faisant allusion à l’ancien maire de Londres Boris Johnson, qui a été l’une des figures de proue du «
Leave ». Mais qui ne semble pas du tout pressé de lancer les procédures de séparation.
« Comme la majorité de Westminster, Johnson pensait peut-être qu’à la fin, nous voterions en
grognant pour rester dans l’UE. Peut-être n’a-t-il pas vu la colère qui bouillonnait sous la surface et
qu’il est aussi choqué que nous tous devant l’énormité de ce qui vient de se passer », suppose la
journaliste.
Devant la perspective de la rupture, les dirigeants britanniques espèrent maintenant faire durer les
procédures, ne pas aller trop vite. Ils veulent reporter le moment où ils invoqueront le fameux article
50 du traité de Lisbonne, qui lancera les discussions sur les modalités du départ.
Mais comme dans tout divorce, il y a l’autre partie. Et ici, Bruxelles n’a pas du tout envie de prolonger
la cohabitation pour aider la Grande-Bretagne dans sa sortie de l’orbite européenne. T’as voulu
partir, eh bien, dépêche-toi de faire tes valises, a dit en gros le président de la Commission
européenne, Jean-Claude Juncker.
Dans quelques jours, les dirigeants européens se réuniront pour la première fois sans David
Cameron. Et on peut présumer que ce ne sera pas pour décider comment lui faire plaisir et adoucir
son atterrissage.
Déjà, des forces eurosceptiques piaffent ailleurs en UE, au Danemark, en Suède, du côté du Front
national en France. Bruxelles prendra bien soin de montrer que la coupure peut être douloureuse.
Ne serait-ce que pour faire un exemple et empêcher d’autres départs.
À court terme, la Grande-Bretagne ne pourra qu’en sortir affaiblie, potentiellement amputée d’un
pan de son territoire : l’Écosse évoque déjà l’éventualité d’un nouveau référendum sur
l’indépendance. Et après, il faudra renégocier des traités commerciaux avec chacun des anciens
partenaires, réécrire les lois, tout ça sur fond de menace de partition et de tensions sociales
déchirant le royaume désormais désuni.
Voilà comment David Cameron, en voulant préserver son poste, a accouché d’un monstre.
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Les laissés-pour-compte
Les 18-24 ans étaient majoritairement favorables au maintien du Royaume-Uni dans l’Union
européenne. De ce fait, ils sont nombreux à manifester leur exaspération contre la vieille génération,
à qui ils reprochent de ne pas avoir écouté ceux qui auront à composer le plus longtemps avec les
effets de cette décision. Le mot-clic #NotInMyName (Pas en mon nom) est devenu récurrent sur
Twitter depuis vendredi. « Ce vote ne représente pas la jeune génération qui devra vivre avec les
conséquences », a ainsi écrit Luke Tansley. Par ailleurs, dans une vidéo réalisée par le quotidien
anglais The Guardian, des jeunes de cette tranche d’âge expriment leur colère, leur désarroi et leur
inquiétude : « Ceux qui ont 16 ou 17 ans n’ont même pas été consultés et les nonagénaires ont plus
leur mot à dire sur le reste de nos vies que nous-mêmes », lance une jeune fille. « Aujourd’hui, les
jeunes comme moi ont été condamnés à un avenir incertain. Nous sommes divisés et isolés », laisse
tomber une autre. Le trois quarts de ce groupe d’âge auraient voté contre le Brexit, selon des
sondages réalisés par l’institut YouGov et Lord Ashcroft Pools. Ces sondages ont été menés auprès de
moins de mille répondants. Les jeunes étaient les moins nombreux à avoir l’intention de se prévaloir
de leur droit de vote, alors que c’était l’inverse pour les gens les plus vieux, selon des sondages
menés avant le jour du scrutin.
— Audrey Ruel-Manseau, La Presse
Les regrets du lendemain
Un nouveau mot-valise a fait son apparition. Après le « Brexit » et le « Bremain » – contraction de
British Exit et de British Remain –, voilà qu’il est question du «Bregret», pour British Regret. C’est que
de nombreux Britanniques se sentent floués à l’issue du référendum et voudraient maintenant
revenir sur leur vote, rapportent des médias anglais. En effet, la principale promesse du camp du
Brexit, selon laquelle les 350 millions de livres sterling (620 millions de dollars) qui sont envoyées
chaque semaine pour le budget de l’Union européenne seraient utilisées pour financer la NHS, le
système de santé publique du Royaume-Uni, sera impossible à tenir, selon une déclaration de Nigel
Farage, le président du Parti de l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP). « Nous avons quitté l’UE,
David Cameron a démissionné, nous sommes pris avec Boris [Johnson] et Nigel [Farage] nous a dit
que l’histoire du NHS était somme toute un mensonge », a déclaré Khembe Gibbons, dont les propos
ont été rapportés par The Independent. J’ai voté en me fiant à ces mensonges. Je le regrette
amèrement et j’ai l’impression de m’être fait voler mon vote. » Selon The Independent, des
employés des services électoraux auraient reçu de nombreux appels téléphoniques de citoyens qui
voulaient savoir s’ils pouvaient modifier leur vote.
— Audrey Ruel-Manseau, La Presse