Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie
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Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie
Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie. Musée de Picardie à Amiens. 20 novembre 2004 – 20 mars 2005 Cette exposition est consacrée aux paysages de la région de la Somme réalisés par Alfred Manessier tout au long de sa vie. Elle présente une création prolixe, à la fois des huiles sur toile et des travaux graphiques qui, au Musée de Picardie, sont majoritaires (aquarelles, pastels, encres, lavis, crayons de couleur). Né à Saint-Ouen dans la Somme en 1911, Alfred Manessier peint sur le motif au Touquet et au Crotoy à l’âge de l’adolescence, pendant la période des vacances d’été. Ces années sont décisives, déterminant sa vocation artistique alors qu’il fréquente l’Ecole des beaux-arts d’Amiens de 1924 à 1930. Des années 1940 jusqu’en 1993, l’année de la disparition de l’artiste, son attachement à sa région natale est notable à travers les œuvres qui s’inspirent du bord de mer, des sites portuaires, des marais, des étangs et des hortillonnages. Ces paysages témoignent des évolutions stylistiques qui ont marqué toute sa carrière de peintre, néanmoins ils constituent un ensemble singulier, suffisamment homogène, abondant et divers, pour faire l’objet d’une exposition au Musée de Picardie d’environ 170 pièces. Les premiers paysages significatifs de la baie de Somme datent de 1942-1943. Il s’agit d’aquarelles sur papier que l’artiste a réalisées de mémoire en pleine Seconde Guerre mondiale, un an après sa participation à l’exposition parisienne “ 20 jeunes peintres de tradition française ” organisée par Jean Bazaine à la galerie Braun (1941). Souvenir de barques (1942) est l’une de ces images resurgies de l’enfance, lorsque de 1919 à 1933, il séjournait l’été sur la côte picarde. Ces aquarelles sacrifient à la leçon du Fauvisme qui incite l’artiste à peindre avec des couleurs franches, des mats rouge vif et des coques de barques vert turquoise qui se reflètent dans des eaux orange et bleu. Elles doivent également au Cubisme un découpage et une fragmentation des formes traduisant le volume ainsi que la suppression du clair-obscur traditionnel. Toutefois il n’est pas question, ici, d’œuvres qui se contenteraient seulement de citer ces courants artistiques nés au tout début du XXème siècle. Car elles présentent aussi, compte tenu de l’organisation géométrique des zones de couleur et du travail graphique, les prémisses des peintures que Manessier réalisera plus tardivement de la fin des années 1940 au milieu des années 1950. Alors qu’en 1948 Alfred Manessier retourne au Crotoy, les œuvres de1948-1949, attestent que le paysage marin s’impose à l’artiste comme un véritable sujet. Il s’emploie à transformer sa vision du littoral, les sensations qu’il éprouve en une organisation complexe et synthétique de la toile. Des tableaux à l’huile tels qu’Espace matinal (1949), Flot en baie de Somme (1949) et d’autres plus tardifs, Morte-eau, Marée basse, Barques (1954), pour lesquels des esquisses sur papier ont été réalisées, proposent des constructions formelles élaborées : croisées d’horizontales et de verticales, réduction des éléments figuratifs à leurs contours et à leurs masses, perspectives esquissées à l’aide de coloris transparents ou suggérées par la juxtaposition d’espaces architecturés (Le port bleu, 1948). Une recherche d’asymétrie et d’équilibre, une géométrisation des formes marquent davantage les toiles alors que, dans les aquarelles, on découvre des contours flous, des lignes inachevées, des taches diluées (Les Coquillages, Marée basse au Crotoy, 1948 ainsi que la série des aquarelles de 1949 qui se rapportent à la Baie de Somme). L’artiste exécute au pastel de petits formats d’environ 15 x 25 cm. Des dessins épurés de barques ou de simples taches monochromes noires se détachent sur des zones colorées, tracées et cernées comme des îlots dont l’association assure la structure de l’ensemble (Etude pour Marée basse, Etude pour Morte-eau,1953). Ces pastels sont traités avec la même rigueur que les grandes toiles. Les aquarelles de 1953, dont certaines sont les esquisses des tableaux Mineral I (1953) et Mineral II (1954), se recentrent sur un motif, la barque par exemple, et réduisent les jeux de perspective au minimum. Par contre, les petits lavis d’encre de 1953 présentent des espaces très ouverts, évoqués par une seule ligne sinueuse qui produit une remarquable profondeur de champ. Sans avoir recours à la perspective classique illusionniste, l’art de Manessier, dans ces vues marines, consiste à recréer l’espace au moyen de courbes, de plans, animant ainsi les surfaces pour suggérer le mouvement des eaux : le flux, le reflux, le moment de la marée montante ou celui de la marée basse. Ainsi, Alfred Manessier a-t-il donné une version tout à fait originale des mortes-eaux avec Les Sables (1980-1981-1983), de grands lavis à l’encre de chine dont certains semblent reprendre à grande échelle et avec force détails, le dessin de la courbe unique qui caractérise les anciens petits lavis de 1953 consacrés au flot en baie de Somme. L’année 1977 est marquée par le retour de Manessier sur la côte picarde, plusieurs années après de nombreux voyages et séjours en Hollande et en Espagne notamment. Il s’est installé l’été au Crotoy, quelques mois après le décès de sa mère. Durant ce séjour, il a produit, à partir de galets collectés sur la plage, une série d’une soixantaine d’aquarelles. Ce sont de très petits formats, à l’échelle 1/1, qui offrent l’aspect d’études documentaires et dont la facture figurative est à part du reste de son œuvre qui demeure fondamentalement abstrait. Pendant 16 ans, jusqu’en 1993, Manessier n’a cessé de revenir sur le motif des eaux vives ou dormantes, typiques des étangs et des marais de la Picardie (Fonds d’eau, 1982 ; Etang de la grande hutte, 1983, Gué au printemps, 1990) qu’il a saisis dans des vues tour à tour diurnes et nocturnes (Aurore sur les étangs, 1983 ; Hortillonnages à la nuit tombante, 1989). Celles-ci témoignent de son intérêt constant, dès ses œuvres de jeunesse, pour l’étude de la lumière de la baie de la Somme qu’il considérait à nulle autre pareille. Pour la traduire, Manessier a non seulement imaginé une palette polychrome aux tonalités variables selon les supports, les matériaux adoptés ainsi que les heures de la journée représentées, mais également créé des compositions sensibles et subtiles grâce au seul usage du noir, du blanc et du gris. Exposition réalisée grâce à la collaboration de Christine Manessier, aux prêts d’œuvres de collections privées en France et en Europe, de la galerie de France à Paris, ainsi que d’institutions publiques : le M.N.A.M. Centre Georges Pompidou, le Fonds National d’Art Contemporain, le Musée d’Art Moderne de SaintEtienne, le Musée des beaux-arts de Dijon, le Musée des beaux-arts de Quimper, le musée Cantini, Marseille, le FRAC Picardie, le FRAC de Bretagne. Commissariat de l’exposition : Sylvie Couderc , attachée de conservation, Musée de Picardie Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie. Catalogue : 128 pages ill. Textes de Sylvie Couderc, Christine Manessier, Paul Oudart et de l’artiste. 48 rue de la République, 80000 Amiens Tél. 03 22 97 14 00 Fax 03 22 97 14 26 Ouvert de 10h à 12h et de 14h à 18h tous les jours sauf le lundi Entrée gratuite le premier dimanche de chaque mois. Biographie de l’artiste Une enfance dans la Somme Alfred Manessier naît le 5 décembre 1911 à Saint-Ouen (Somme) au domicile de ses grands parents maternels. Enfant, il habite Abbeville avec ses parents. C’est en 1919 qu’il découvre Le Crotoy. A partir de 1921 il est interne au lycée de la rue Frédéric Petit à Amiens où il réside à partir de l’année suivante avec ses parents, désormais propriétaires d’un négoce de vin. En 1924, à partir de l’âge de 13 ans, il fréquente jusqu’à l’année scolaire 1929-1930 l’Ecole des beaux-arts d’Amiens qui le prépare au concours d’entrée à l’Ecole nationale des beaux-arts de Paris. Admis en 1931, il est étudiant dans la section architecture. Les années de formation à Paris Dès 1933 il participe au Salon des Indépendants. Il rencontre Le Moal, Bertholle et Etienne-Martin puis s’inscrit en 1934 à l’Académie Ranson où il est élève de Roger Bissière, peintre. Il effectue son service militaire à Metz en 1935. Un an plus tard son père décède. Cette disparition l’oblige à retourner en 1936 à Amiens auprès de sa mère pour maintenir l’activité du commerce familial. Il participe cependant, en 1937, à la réalisation des décorations monumentales d’Aublet et de Delaunay au Palais des Chemins de Fer dans le cadre de l’Exposition Internationale. L’année 1938, il décide de s’installer à Paris pour se consacrer définitivement à la peinture alors que ses œuvres figurent dans l’exposition collective “ Témoignage ”(galerie René Breteau). Son titre reprend le nom du groupe, réuni en 1939 par le poète lyonnais Marcel Michaud, composé de peintres, de sculpteurs, d’ artisans (tissus, céramiques, émaux) ainsi que de poètes. Ces années voient Manessier se tourner successivement vers le Cubisme, puis le Surréalisme comme en témoigne la toile Les Dieux marins (1935), ainsi que vers Picasso et Miró. En octobre 1938 il épouse Thérèse Simonnet qui, elle même, a pratiqué la peinture avant son mariage. Les années de guerre Mobilisé en août 1939, il est dessinateur au service technique de l’infanterie jusqu’en juillet 1940, date de sa démobilisation. Il se réfugie ensuite dans le Lot chez Roger Bissière. Son fils Jean-Baptiste naît en août 1940 à Cahors. Il revient à Paris en 1941, date à laquelle il participe à l’exposition “ Vingt jeunes peintres de tradition française ” avec Bazaine, Lapicque, Singier… , organisée par l’artiste Jean Bazaine à la galerie Braun. Il travaille pour l’association Jeune France jusqu’en mars 1942, au moment de sa dissolution, puis demeure au Bignon, dans l’Orne, à proximité de sa belle famille. Entre 1942 et 1943 il réalise les premiers travaux sur papier dans le souvenir de la baie de Somme. C’est avec son ami Camille Bourniquel, rencontré en 1943, qu’il se rend, quelques mois plus tard en septembre, à la Grande Trappe de Soligny près du Bignon. Cette retraite de trois jours est décisive pour Manessier. Elle est à l’origine de son engagement religieux, présent dans une grande partie de son œuvre. Aux lendemains de la guerre, en avril 1945, il est père d’un second enfant, sa fille Christine. La renommée nationale et internationale De retour à Paris il expose dans les galeries René Drouin (1946), Jeanne Bucher, Billiet-Caputo (1949) puis régulièrement à la galerie de France de 1952 à 1993. Il opte alors totalement pour l’abstraction recherchant la synthèse entre Picasso et Bonnard, qu’il s’agisse pour lui d’évoquer des lieux, des événements politiques ou des sujets mystiques. Les thèmes religieux sont très fréquents, la Pâques et la Passion du Christ, plus particulièrement, et ponctuent les différents moments de sa carrière : il obtiendra en 1962 le grand prix de la Biennale de Venise avec des peintures qui se réfèrent à la Passion et à la Résurrection. Manessier est l’un des artistes les plus représentatifs du renouveau de l’art sacré en Europe après 1945, à travers des lithographies, des cartons de tapisserie mais surtout d’importantes créations de vitraux, plus de 200, qu’il poursuit tout au long de sa vie (Eglises de Bréseux dans le Doubs en 1948, Saint-Pierre de Trinquetaille à Arles en 1953, chapelle de Hem (Nord) en 1957, église Notre-Dame de la Paix au Pouldu en 1958, église Unser Lieben Frauen de Brême de 1966 à 1979, cathédrale Saint-Nicolas de Fribourg (Suisse) de 1976 à 1988, église du Saint-Sépulcre à Abbeville de 1982 à 1992…) Avec les années 1950, sa carrière internationale se développe : en 1953 il est invité à New York par la galerie Pierre Matisse et à Sao Paulo pour la seconde Biennale où il obtient le premier prix de peinture ; en 1955 il expose ses œuvres au Stedelijk van Abbemuseum d’Eindhoven, en 1958 en Allemagne dans les musées de Hanovre, d’Essen ainsi que ceux de La Haye, de Zürich. Manessier est également un homme inspiré par son temps. Ses prises de position en faveur des libertés sont à l’origine d’œuvres diverses et importantes telles que Requiem pour novembre 1956, date du soulèvement des Hongrois contre l’URSS. A été enseveli, Tumulte, L’Empreinte, sont des œuvres qui font écho à la guerre d’Algérie en 1961. Après l’assassinat de Martin Luther King, il compose en 1968 un hommage au pasteur. Particulièrement prolixe, Manessier a non seulement créé des tapisseries murales, des émaux, des gravures, mais également collaboré, à plusieurs reprises, avec les milieux du théâtre en tant que scénographe et créateur de costumes (à Gênes en 1960, à Paris en 1963). D’importantes rétrospectives de son œuvre sont organisées par les musées de Metz, du Luxembourg, de Trèves (1969), la Kunsthalle de Brême (1970), le Palais des Beaux-Arts de Charleroi (1979). Son œuvre gravé est également présenté à Oslo (1979), à la Marburger Kunstverein de Marburg (1980). En 1967, il est invité à présenter ses œuvres à la Maison de la culture d’Amiens. En 1971 l’exposition d’un ensemble important de tapisseries (Cantiques spirituels de Saint Jean de la Croix) a lieu au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Les paysages Pendant ses périodes de vacances il séjourne avec sa famille au Crotoy entre août 1947, juillet 1948 et l’été 1949, qui sont des mois prolixes au cours desquels il exécute de nombreuses études sur papier, des aquarelles notamment, face au paysage de la baie de Somme. L’été 1953 il s’installe à la villa Jacky bâtie en bord de plage, à la villa Marie-Jeanne donnant sur le port en 1955. D’autres villes portuaires, telles La Rochelle, Oléron qu’il visite en 1951, Saint-Jean-de Luz en 1955 ou Jersey, plus tard en 1990, sont également l’occasion de peindre des vues marines, des séries de ports. La période des toiles hollandaises de 1955 à 1956 est consécutive à son voyage aux Pays-Bas en février 1955. Manessier découvre d’autres régions et pays étrangers qui sont l’objet de tableaux : la Provence en 1959, l’Espagne en 1963 (Barcelone, Valence, Madrid, Tolède), la Suède (en 1966 et 1988), Le Canada (1967). Il achète en 1956 une ferme à Emancé. Il y installe un grand atelier dans lequel il travaillera jusqu’à la fin de sa vie. Cette région de la Beauce est présente dans ses tableaux de Moissons. Il est profondément marqué en janvier 1977 par le décès de sa mère qui, dès les années 1930, l’a soutenu dans sa carrière d’artiste. Les mois de mai et juin, il loue un appartement au Crotoy, donnant sur la mer. Il peint Les Galets, des aquarelles de petites dimensions et les Sables, des lavis d’encre, de grands formats qu’il prolonge dans son atelier jusqu’en décembre. Une autre série de Sables, inspirée par la baie de Somme, sera réalisée en Bretagne en juillet 1981 et de Galets, en 1984, à l’île de Ré. Pendant 10 ans, les étangs et les marais de la Somme lui inspirent de nombreuses œuvres dans lesquelles l’eau et ses multiples variations (vive, jaillissante, dormante… ), est le sujet prédominant. Parallèlement, il s’attache à saisir les aspects changeants des paysages selon les saisons, les heures de la journée, les intempéries (Nuit d’hiver dans les marais picards, 1983 , Neige en avril dans les hortillonnages, 1984, Derniers rayons sur la baie de Somme 1984-1989). Les vitraux du Saint-Sépulcre à Abbeville Il est sollicité en février 1982 par les Monuments historiques pour la création des vitraux de l’église du Saint-Sépulcre d’Abbeville. Ce projet est achevé et inauguré onze ans plus tard, le 30 mai1993. Il s’agit de la réalisation la plus importante de l’artiste dans le domaine du vitrail (300 m2 de superficie, 31 verrières). En mars 1989 les premiers vitraux du chœur, exécutés par le maître verrier Gérard Hermet, sont installés. Le programme liturgique des verrières s’organise autour du Saint-Sépulcre auquel l’édifice est consacré et correspond aux épisodes de la Passion jusqu’à la Résurrection : “ L’ombre de la croix ”, “ Stabat Mater ”, “ Sang et eau ”, sont les thèmes de 3 verrières, parmi les 21 fenêtres et les 7 oculi qu’il crée. L’ensemble des maquettes, notes et dessins a fait l’objet d’une donation de la part de la famille de l’artiste en 2001 dans les collections du musée Boucher-de-Perthes d’Abbeville. En octobre 1992 la dernière grande rétrospective de son œuvre se tient au Grand Palais à Paris. Elle est organisée par le Ministère de la culture. Alfred Manessier décède le 1er août 1993 à la suite d’un accident de voiture survenu près d’Orléans. Ses funérailles ont lieu à l’église du Saint-Sépulcre d’Abbeville, il est enterré au cimetière de Saint-Ouen auprès des siens. Alfred Manessier et les paysages picards par Paul Oudart Paysage et paysages La notion de paysage (le paesaggio des italiens) est née pratiquement avec la peinture de la Renaissance. C’est dire qu’elle est, d’origine, une notion plus artistique que géographique. Il n’y a de paysage que vu par l’œil de l’observateur. Il est donc tentant d’affirmer, avec Baudelaire qu’“ un paysage est beau… par moi ”, que la perception l’emporte sur toute autre approche, scientifique et rationnelle. (1) Le paysage est pourtant composé de différents éléments de toutes tailles, de toutes couleurs, de toutes formes qui peuvent être analysés, voire disséqués. S’il est d’abord ce que le regard peut embrasser jusqu’à l’horizon, le paysage peut aussi se découper en morceaux épars, suscitant plus ou moins l’intérêt et l’œil, agissant comme une loupe, peut s’approcher de détails à peine perceptibles dans la vue d’ensemble. Le paysage n’est pas que “ naturel ” ; nous savons combien, en Picardie notamment, il a été façonné par les hommes au cours des siècles. Le paysage d’Alfred Manessier est donc humanisé, même si les êtres humains sont ou absents, ou discrets dans ses œuvres. La mémoire fixe t-elle des panoramas et des détails que nous pouvons photographier ou n’est-elle porteuse que des sensations, des sentiments que le paysage a suscité chez l’observateur ? Toutes ces questions peuvent se poser à propos de l’œuvre “ picard ” d’Alfred Manessier. En effet, il a réalisé des œuvres “ d’après nature ” interprétant celle-ci selon un processus classique de décantation et de simplification visant à une certaine abstraction, mais il a aussi produit des travaux à partir des souvenirs qu’il gardait de cette nature, une sorte d’abstraction seconde, partant d’images interprétées par son cerveau et sa sensibilité et peut-être déformées ou amputées, mais jamais très éloignées des impressions d’enfance et de la réalité vécue jadis. D’autre part, Manessier a travaillé aussi bien à partir de panoramas (la baie de Somme dans son entier comme une vue aérienne oblique, englobant les deux rives) que sur des portions de paysages (une laisse de basse mer (2), un bateau à l’échouage, une portion de rivière) voire des éléments à l’échelle du mètre (les rides de plage) ou du décimètre (travail sur les galets). On ne peut donc parler, à mon sens, des paysages picards et d’Alfred Manessier qu’en prenant en compte l’échelle des phénomènes “ représentés ” et leur prégnance dans tout l’être de l’artiste. La baie de Somme Alfred Manessier n’a été séduit que par une partie bien précise du littoral picard, la baie de Somme. Les falaises d’Ault-Onival, du Bois de Cise ou de Mers-lesBains, pas plus que les collines dunaires du Marquenterre ne l’ont inspiré. Ce sont les espaces les plus plats, les moins accidentés qui font référence pour l’artiste : “ je voyais la baie de Somme comme une lumière, comme un miroir réfléchi du ciel sur le sable mouillé ”. (3) Il la voyait principalement depuis le site du Crotoy, où il passait, enfant, les vacances scolaires de septembre. Comme la décrivait Colette en 1908 (4), la baie de Somme est un “ désert humide et plat où la mer, en se retirant, a laissé des lacs oblongs, des flaques rondes, des canaux vermeils où baignent les rayons horizontaux ”. Cet estuaire béant sur le large et prolongé par une sorte de delta sous-marin où ne cessent de s’entremêler la terre, le ciel et l’eau, où la conquête humaine paraît fragile, incertaine et discrète, non seulement passionne le peintre de ses débuts à sa mort mais le hante à jamais, inséparable d’une enfance faite de découvertes merveilleuses et, somme toute, heureuse. Ici, les trois éléments ne se distinguent que rarement. L’air et le ciel sont saturés d’humidité, voire de sables légers. La terre est, sans cesse, concernée par l’eau, qu’elle soit salée ou douce ou mêlant les deux. Le promeneur va du sable desséché et pulvérulent ou des galets brûlés de soleil à la glaise collante de la slikke (5), en passant par tous les degrés d’humidité du sol, souvent spongieux ou marécageux. L’eau elle-même va et vient, flue et reflue, entraînant avec elle sables et galets marins, roulés comme à plaisir ou des alluvions d’origine fluviale et continentale faites de toutes sortes de débris minéraux, végétaux et animaux, sans parler des déchets divers de notre civilisation… Et l’eau reflète des ciels changeants – typiques d’un climat océanique – en un perpétuel mirage, rendant floue la séparation entre les éléments. Le soleil, plus ou moins voilé, vient illuminer le tout, tandis qu’à d’autres moments, l’obscurité envahissante laisse chatoyer les derniers reflets du jour. Les changements d’aspect du paysage ne sont pas seulement saisonniers ou météorologiques mais également liés aux différents moments de la journée et à l’état d’esprit de l’observateur. D’où l’infinie panoplie des nuances de surfaces, de traits, de couleurs. Un instant, les détails s’affirment avec force ; juste après, tout se confond dans la brume. Là, le pinceau doit cerner franchement la réalité, ici il peut vibrer. C’est dire que la baie de Somme de Manessier est toujours “ vraie ” sinon “ réaliste ”. La lumière du jour, filtrée par des éléments qui l’irisent, multiplie les tonalités. Loin d’être un espace monocolore, la baie de Somme révèle des teintes multiples comme le souligne Colette : “ la baie de Somme, humide encore, mire sombrement un ciel égyptien, framboise, turquoise et cendre verte ”. (6) Aucune couleur n’est exclue ; toute la palette est possible. Mais l’essentiel est le phénomène de miroir qui renvoie la lumière vers les nuages : quand ceux-ci sont gris, ils reçoivent néanmoins une illumination venue d’en bas. (7) A l’échelle d’une portion de plage, le baigneur qui profite du soleil constate la fluidité du sol sableux et sa surface ondulée et ondulante. Citons encore Colette qui évoque “ ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain ”. Au reflux, la mer abandonne la trace de ses mouvements sous la forme des rides de plage dont la fine géométrie en trois dimensions permet de souligner des contrastes entre parties éclairées et parties plus ou moins à l’ombre. (8) Le promeneur, le long d’un cordon ou d’une flèche de galets, observe la variété des formes et des teintes de ceux-ci, souvent ovales, parfois ronds, creusés de cavités ou gardant l’aspect tarabiscoté des silex branchus d’origine. Témoins d’une usure multimillénaire, ces galets traduisent la puissance de l’érosion marine. Utiles pour l’industrie (abrasifs et cosmétiques, etc.) ils attirent le regard des enfants. Mais, ramassés par la petite-fille du peintre, ils n’intéressent Manessier que pour y saisir à nouveau la lumière et y refaire ses gammes. Terres et eaux loin du littoral Amiénois par obligation (études, commerce familial) ou sur invitation (à la Maison de la Culture), circulant à vélo dans la campagne, se rendant dans les hortillonnages ou chez le recteur Robert Mallet, Alfred Manessier se laisse également séduire par le chatoiement de la campagne picarde. La vallée de la Nièvre, où il est né et enterré auprès de ses parents, ne l’a cependant pas inspiré : paysage escamoté, associé à des souvenirs pénibles ou trop associé à l’industrie du jute et ses entreprises paternalistes. (9) De même qu’il a transcrit les couleurs vives de la Beauce lors de ses séjours chartrains (à Emancé) ou celles des champs picards dans la flamboyance de certains de ses vitraux du Saint-Sépulcre d’Abbeville, il a su rendre la féerie des hortillonnages d’Amiens où, il est vrai l’eau est omniprésente et ajoute ses reflets à ceux des aires cultivées, des roselières et des jardins d’agrément. Malgré leur faible pente, les rivières picardes s’écoulent parfois en glougloutant dans d’étroits passages ou après le barrage artificiel d’une écluse ou d’un bief de moulin à eau. Un plan d’eau fixe est animé par le vent et la lumière céleste y mire son instabilité. Cette animation de l’eau est présente dans de nombreux tableaux. Les hortillonnages nous rappellent qu’en Picardie aucun paysage “ naturel ” n’est indemne d’une puissante marque humaine. Comparés aux chinampas mexicains des anciens Aztèques (10), les hortillonnages, même dépourvus de leur fonctionnalité maraîchère, demeurent des espaces à la fois aquatiques, terrestres et aériens qui combinent quasiment les mêmes éléments qu’en baie de Somme, en une symphonie de couleurs vibrantes et de formes, tantôt vagues, tantôt affirmées. L’évolution des paysages De 1923, date de ses premiers dessins de la baie de Somme, à 1993, comment ont évolué les paysages si chers à Manessier et son oeuvre a t-elle a t-elle enregistré, de quelque manière, cette évolution ? La baie de Somme est, par définition, un espace changeant. Le chenal principal de la Somme se divisait, au XVIIIème siècle en deux parties, l’une au nord longeant Le Crotoy, l’autre au sud, frôlant Saint-Valéry. Progressivement, la canalisation de la Somme a favorisé le port méridional au détriment de celui du Nord, et ce phénomène s’est amplifié tout au long du XXème siècle. Dans les années où Manessier fréquente la côte picarde, il peut, d’une année sur l’autre mesurer, par exemple, la progression de la flèche (poulier) du Hourdel qui continue d’être alimentée par les galets migrant depuis le Pays de Caux, à partir de matériaux surtout siliceux arrachés aux falaises. Depuis que les travaux de protection du littoral ont limité cette production, la flèche du Hourdel ne progresse plus, figée et recouverte en grande partie de végétation halophile. Au contraire, le cordon de galets de protection des Bas Champs recule tandis que, évènement majeur, le fond terrestre de la baie s’étend vers l’Ouest. Les atterrissements marins (principalement sableux) et continentaux (principalement vaseux) contribuent à colmater la baie, à réduire l’épaisseur de la lame d’eau recouvrant l’estuaire à marée haute. Cette lame plus mince se réchauffe plus vite, modifiant les conditions de vie de l’ensemble de la faune (coquillages, coques notamment). Le miroir de la baie, moins épais et moins clair est désormais moins efficace sauf aux lendemains de tempête ou de grande marée. Pour garder l’accès maritime des ports du Crotoy et de Saint-Valéry, il faut maintenir en eau les chenaux d’accès, nettoyés par la marée montante et le flux descendant des eaux fluviales. L’effet de chasse d’eau ne peut être maintenu au Crotoy que par un bassin de retenue vidé autant que de besoin, équipement coûteux et délicat qu’il faut également curer régulièrement. La baie peut être souillée autant par ces boues que par les autres rejets liquides. La partie maritime de la baie de Somme se réduit donc comme peau de chagrin et l’estran (11) où le sable mouillé recueille les rayons de la lumière du jour n’a sans doute plus la même intensité qu’à l’époque du jeune Manessier. Un événement météorologique exceptionnel peut, comme en 1990, faire céder le cordon littoral affaibli et provoquer une inondation de la quasi totalité des Bas Champs et provoquer une nouvelle symbiose des trois éléments : terre, eau et ciel… et permettre la mise en réserve naturelle du Hâble d’Ault. La réduction de l’activité de la pêche côtière et l’essor de la navigation de plaisance ont profondément modifié l’aspect des ports. Il n’est plus possible d’y voir des alignements de bateaux de pêche à voile serrés les uns contre les autres comme dans les années 1920. Les bateaux à moteur, dans les années 1930, puis le tourisme ont effacé le caractère spectaculaire des flottilles rentrant dans les ports. Et si les phoques de la baie et les oiseaux migrateurs ou sédentarisés du Marquenterre ont redonné un nouvel attrait à ce littoral “ naturel ”, cette faune n’a pas inspiré le peintre… (12) Quant à la “ plaine ” et aux bas plateaux de la Picardie intérieure, Manessier a été témoin de l’extension des remembrements qui commencèrent dans l’entre-deux guerres, pour s’amplifier dans les années 1950. L’ancien parcellaire découpé, souligné par les “ rideaux ” (13), parfois par des clôtures, parfois des haies morcelées, accrochait le regard : il a fait place aux vastes champs ouverts ( openfield ) et à leurs assolements mettant en jeu de grandes superficies. Une sorte de bocage – presque réalisé dans le Marquenterre – l’aurait davantage intéressé. Bien qu’il s’agisse souvent de terres à blé d’un jaune soutenu, elles ne peuvent se comparer aux étincelantes dorures des campagnes beauceronnes saisies par le peintre du côté de Chartres. Manessier a connu aussi le déclin du maraîchage dans les hortillonnages d’Amiens, réduit au dixième de leur superficie. Mais ce qui l’a remplacé n’a pas effacé le réseau des rieux et canaux, la variété des aires cultivées, agrémentées ou en friche et cette douce harmonie entre les eaux à lent écoulement et la végétation qui les borde. Les hortillonnages du peintre sont irisés et chatoyants. Manessier apprécierait sans doute aujourd’hui de s’y promener dans des barques à cornet à moteur électrique qui permettent d’en goûter tout le charme. Grâce à ses notes et à sa fille, Christine Manessier, nous savons que les plus anciens souvenirs du peintre concernent bien un milieu aquatique, mais à quelque distance de la mer : les marais du bras du Scardon, dans le quartier du Thuison à Abbeville où se trouvait la maison familiale aujourd’hui remplacée par une construction neuve quelconque, les marais étant asséchés et … bâtis. Après avoir, dans les années 1970, pesté et protesté contre les dégradations de la baie de Somme (épandages de boues, constructions en béton, envahissement par la vase au détriment du sable, invasion de plantes vertes (spartine, obione faux pourpier, salicorne) qui retiennent la terre et contribuent au rétrécissement de la baie, etc.), Alfred Manessier notait, vers la fin de sa vie, les progrès de sa réhabilitation, après qu’elle ait échappé à une mort probable. Classée, comme les hortillonnages d’Amiens, parmi les espaces remarquables pour l’humanité, la baie de Somme, mieux connue, scientifiquement et par les media, mieux appréciée des touristes, notamment étrangers, peut encore témoigner de la qualité d’un paysage dont les moindres “ intonations ” réveilleraient un besoin de reproduire, par la peinture, le merveilleux du réel. Dès les premières esquisses, très réalistes, c’est la lumière qui est constamment mise en valeur, tantôt prise dans les filets de cases fortement cernées, tantôt comme diffractée au sein d’une multitude de formes et de couleurs vives, que ce soit par observation des motifs, souvenirs d’enfance ou reconstructions répétées. La constance de l’inspiration l’emporte sur la mutation donnant une œuvre sans cesse renouvelée mais nourrie d’une source intarissable et immuable. (14) Références (1) “ Le paysage en soi n’est rien, il n’existe que par ce que l’on veut bien y mettre ; c’est la manière dont on l’appréhende, l’émotion dont on le charge, qui font surgir des résonances fortuites, des échos secrets, des mélanges jusque là impossibles, qui s’enrichissent mutuellement et se disent, enfin, quelque chose pour devenir ce qu’on appelle la peinture. ” - Alfred Manessier, in catalogue Manessier, “ Le paysage, peintures 1945-1985 ”, Centre culturel Pomel, Issoire, 1989. (2) Ensemble de bras d’eau de mer abandonnés à marée basse et de petites lagunes temporaires (“ bâches ” en picard). (3) Alfred Manessier in catalogue Manessier, peinture et lavis, 1948-1985, Centre culturel Noroît, Arras, 1986. (4) In Les vrilles de la vigne. (5) Zone vaseuse, souvent visqueuse, dépourvue de végétation bordant les chenaux de marée. (6) In Les vrilles de la vigne. (7) Citation de Robert Mallet : “ La baie offrait ses bancs de sable et ses émergences de verdure sous un ciel ennuagé mais lumineux qui s’unissait à elle ” - in Les rives incertaines, éditions Gallimard, Paris, 1993. (8) “ Les traces faites par la mer au reflux sur le sable m’ont subjugué. Je n’ai pu résister à l’infini de leur rythme. Est venu le dessin. ” - in catalogue Manessier, peintures et lavis, 1948-1985, op. cit. (9) Voir Hector Malot dans En famille qui décrit la vallée de la Nièvre et l’empire du jute de Saint Frères sous des noms d’emprunt. (10) Alain Musset, “ l’agriculture sur l’eau en milieu urbain : les hortillonnages d’Amiens et les chinampas de Xochimilco ”, in Bulletin de l’Association des géographes français, septembre 20003, pp. 325-337. (11) Partie de la plage découverte à marée basse. (12) Le phoque ou veau marin, mangeur de poissons, est un indésirable chassé au début du siècle. (13) Talus résultant, dans la majorité des cas, du retournement des charrues en limite de champ et de l’épierrage, parfois de tassements en bordure de vallons secs. (14) Autres références : - Jacques Darras (direction), La Picardie, verdeur dans l’âme, éditions Autrement, 1993, 199 p. (on y trouve le dernier entretien accordé par Manessier). - Joseph de Valicourt , La baie de Somme, ISA édition, 1996, 143p. - La baie de Somme en question (direction : Jean-Marc Hoeblich), actes du colloque du 18 novembre 1998, Amiens, Université de Picardie-Jules Verne et association “ Pour le littoral picard et la baie de Somme ”. Les paysages de la baie de Somme et de Picardie, une permanence dans l’œuvre d’Alfred Manessier par Sylvie Couderc Dans son œuvre graphique sur papier, Alfred Manessier aborde autant les techniques de la mine de plomb classique, de l’encre de Chine, de l’aquarelle ou du pastel. Parmi les quelques 2000 dessins qu’il a réalisés, les travaux qui se rapportent aux paysages, et précisément à ceux du littoral de la Picardie, sa région natale, demeurent un ensemble singulier et significatif. Bien que certaines peintures soient précédées par des études, ces dernières sont loin de constituer la majorité de l’œuvre sur papier de l’artiste. Celui-ci présente un caractère autonome qui concerne les paysages de la Picardie et s’affirme dans le jeu subtil des contrastes et des nuances que l’on remarque autant dans les aquarelles très colorées que dans les travaux bichromes, les encres ou bien les dessins à l’essence de térébenthine. La pratique du dessin est sans doute la plus appropriée qui soit pour saisir sur le motif les changements atmosphériques ainsi que les couleurs du ciel et de la mer qui, sans cesse, se modifient. Adolescent, Manessier plante son chevalet en plein air. Avec le paysage sous ses yeux, il exécute ses premières études. Plus tard, certaines de ses aquarelles ainsi que ses carnets de dessins qu’il emporte en voyage à partir des années 1960 (1), sont la traduction immédiate de ses impressions. Toutefois, de telles réalisations restent marginales dans l’ensemble de sa production. Car Alfred Manessier s’attache, tout au long de sa vie, à recomposer ses visions premières. Cette logique préside à l’ensemble des huiles sur toile inspirées par la Picardie mais aussi à ses séries de pastels. Il ne faut pas oublier que l’art de Manessier est né d’une démarche pour le moins savante, lorsqu’à la fin des années 1930, il recherchait la synthèse entre Picasso et Bonnard, entre le dessin et la couleur et qu’à l’âge de la maturité il témoigne d’une symbiose entre des sensations, brutes et fugaces, et une activité mentale qui les modèle à travers le langage plastique de l’abstraction et les symbolise pour tendre vers un ordre spirituel du monde. Les paysages rassemblés dans cette exposition, partagés entre dessins et peintures, rendent compte, de manière très complète, de ce processus de création. Quelque soit le temps imparti, soit la rapidité d’exécution caractéristique des petits formats sur papier, soit la lente élaboration réservée aux toiles de grandes dimensions, Alfred Manessier fait preuve d’une même concentration et d’une même exigence qui est celle, dit-il, “ d’aller à l’essentiel ”. C’est à travers de tels aspects que réside, sans doute, l’unité de ces paysages de la Picardie, œuvres tant graphiques que picturales. La prégnance des lieux Alfred Manessier découvre la baie de Somme et notamment Le Crotoy pendant les grandes vacances d’été, en 1919. Il est alors dans sa huitième année. Adulte, c’est à cette même période qu’il retournera fréquemment au Crotoy, pendant des séjours de quelques semaines ou de quelques jours. Il fréquente essentiellement ce petit port de pêche, motif récurrent de son œuvre inspiré par les côtes de la Picardie et dont il suivra l’évolution des années 1920 jusqu’au début des années 1990, alors que l’activité des pêcheurs a quasiment disparue. Dans sa jeunesse l’artiste a l’habitude de séjourner au mois d’août au TouquetParis-Plage où il est invité par l’une de ses parentes, cousine Lucie, puis de résider au mois de septembre au Crotoy. Là, il réalise ses premières peintures de paysage sur des supports de carton ou d’isorel. Ces “ pochades ”, ainsi les nomme-t-il, sont peintes à l’huile sur le motif et représentent des vues du port, des couchers de soleil, ainsi que des barques échouées sur la plage. Alors qu’il est étudiant à l’Ecole des beaux-arts de Paris, les paysages de bord de mer sont remplacés par bien d’autres sujets. Tout en copiant les maîtres, Rembrandt, Titien, Renoir, Alfred Manessier est sensible aux tendances picturales de son époque, particulièrement au Surréalisme et à l’œuvre de Picasso. Marié en 1938, il fait découvrir, en août 1939, à Thérèse, son épouse, la baie de Somme qu’ils parcourent en tandem. Ils sont contraints d’interrompre leur séjour à l’annonce de la déclaration de la guerre. Ce sont des aquarelles ainsi que des huiles datées de 1942 et 1943 et probablement réalisées au Bignon, dans l’Orne, qui marquent le retour du thème des paysages du littoral picard, alors que l’artiste commence à acquérir son style propre. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la fin du mois d’août 1947, Alfred Manessier retrouve le Crotoy. A son retour à l’atelier, il peint notamment Soir d’été dans la baie de Somme, une huile encore fortement marquée par le Cubisme. A la même période, Le port bleu (1948), qui est un tableau placé sous la même influence, est acquis par le Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, l’année de sa création. Les deux étés de juillet 1948 et 1949, sont particulièrement prolixes avec des huiles et des aquarelles sur papier. (2) A l’occasion des fêtes de Pâques, en 1950 et 1952, Manessier est au Crotoy. Il y séjourne avec sa famille également les étés 1953 à la villa Jackie sur la plage et 1955 à la villa Marie-Jeanne sur le port. L’artiste ne possèdera ni maison ni atelier en baie de Somme. Il louera des résidences d’été ou bien habitera à l’hôtel. Dans la première moitié des années 1950, sa production est fortement marquée par l’inspiration des paysages du Crotoy qui, après 1955, disparaissent de son oeuvre. Pendant une longue période il s’éloigne des côtes picardes, hormis de brefs passages dans la région et en bord de mer, d’un ou de deux jours (le 12 octobre 1963, les 22-26 août 1972, les 9-10 novembre 1975). Les grandes vacances d’été sont l’occasion de villégiatures dans d’autres régions françaises et à l’étranger, notamment en Espagne. Alfred Manessier a été séduit par d’autres bords de mer, par la Bretagne particulièrement. Les îles de Ré, d’Oléron et de Jersey ainsi que les ports de SaintJean-de Luz, de La Rochelle, d’Honfleur, de Dieppe donnent naissance à des oeuvres. Mais, dans ses notes comme dans ses peintures, Alfred Manessier n’a de cesse de se référer aux côtes de la Manche et de la Mer du Nord, lesquelles constituent son paysage maritime de prédilection. Au cours des années soixante, à une période où les paysages de Picardie ne sont plus présents dans sa peinture, il n’en oublie pas moins la lumière de la baie de Somme : “ Je rêve du Crotoy sans arrêt, écrit-il en 1969, j’aimerais retourner à ce thème de mon enfance ”. (3) Quelques années plus tard, la mort de sa mère, en janvier 1977, est l’événement qui le décide à s’installer au début de l’été suivant au Crotoy, du 15 mai au 30 juin, en compagnie de son épouse Thérèse et de sa petite-fille Jeanne. Le premier jour de son arrivée il commence le Carnet I, Le Crotoy, et déjà note les 19 et 20 mai qu’il a peint “ 17 aquarelles de cailloux ”. Il s’agit des galets ramassés chaque jour par sa petite-fille, à partir desquels il crée une série de peintures tout à fait singulières. Ces petits formats sur papier sont uniques dans l’œuvre de l’artiste. “ Ayant fait mes gammes, chaque matin sur un galet minimum… ”, écrit-il. Dans ce même carnet, d’autres remarques au sujet de la couleur, indiquent la simplification de sa palette qu’il veut réduire au blanc du papier, au gris et à la terre. “ Soixante-trois ou soixante-quatre galets ” datés de 1977 sont dénombrés dans l’exposition organisée par la galerie de France du 20 décembre 1983 au 5 février 1984 et dans laquelle une quarantaine de pièces (toiles et dessins de Sables) parmi d’autres, sont inspirées par la baie de Somme et la Picardie. (4) Avec Les Sables, Alfred Manessier se limite aux contrastes du noir, du blanc et du gris et à l’usage seul de l’encre de Chine sur papier Japon, pour traduire toutes les subtilités et les variations de la lumière réfléchies sur la plage, alors que les eaux se sont retirées. Alfred Manessier invente un langage graphique pour créer cet ensemble magistral d’œuvres qu’il commence en 1977 et achève à la fin de l’année 1983. Ses notes de décembre 1977 rendent compte d’un “ travail acharné aux lavis du Crotoy ” qu’il poursuit dans son atelier d’Emancé. Ainsi, ces lavis inspirés par la baie de Somme, sont-ils le résultat d’un processus de création long, au cours duquel il va détruire certains dessins qu’il juge insatisfaisants. Dix grands formats sont datés de 1983 et treize petits formats de 1977, trois de 1980, deux de 1981. Déjà en 1963, Alfred Manessier formule son projet de “ penser, dit-il, à un grand travail dans le Marquenterre ” afin de se consacrer à la peinture de l’intérieur des terres, c’est à dire de sa région natale. Seize années plus tard, en juillet 1979, il pense avoir terminé une grande toile de trois mètres de long qu’il appelle alors Les marais ou L’Hommage à Monet, toile qu’il reprend en août 1983, date et signe sous le titre Aube sur les étangs ou L’hommage à Monet . Cette dédicace au maître impressionniste et, bien sûr, aux célèbres nymphéas de Giverny, confirme sa dette envers Monet, dont l’empreinte, par ailleurs, a marqué au XXème siècle des adeptes de l’art non figuratif, c’est à dire de Zao Wou-ki à Sam Francis. (5) Manessier est tout aussi fasciné par le spectacle des eaux que le fut Monet. C’est en observant la dissolution des formes dans l’eau que celui-ci révolutionna la peinture de son temps et inaugura l’art abstrait à la fin de sa vie. On relève d’autres points communs entre ces deux artistes : l’étude des barques, qu’il s’agisse de régates, de voiliers avec Monet ou de simples bateaux de pêche avec Manessier ; de même, l’attention accordée par l’un et l’autre à l’aspect temporel des paysages : les effets de soleil, la neige au crépuscule ou la débâcle des eaux. C’est un bien juste hommage, ainsi rendu par le peintre des hortillonnages qui, par ailleurs, cite rarement d’autres maîtres sinon Corot, dont il se sent parfois proche, ou bien Rembrandt et Ruysdaël, lorsque des paysages de Picardie lui évoquent certaines de leurs peintures. (6) A l’âge de 68 ans, Manessier inaugure une longue période de création consacrée jusqu’à sa mort, en 1993, non plus aux rivages du Crotoy, mais à la campagne Picarde, notamment aux souvenirs des paysages de sa petite enfance, dans la région d’Abbeville. A la fin de l’année 1980 il reprend un ensemble de toiles consacrées à la baie de Somme et abandonnées en 1977. En 1981 et 1982 il alterne les études de la baie avec celles des marais. L’artiste peint des lieux autrefois familiers qui n’existent plus comme Les Marais de Thuison (1983) aux alentours de l’ancienne maison de ses grands parents maternels, en bas de laquelle coule “ le Novion ” au lieu du “ Scardon ”, note-t-il le 26 août 1990, la rivière dont il interprète les eaux courantes et jaillissantes dans Le Scardon à Thuison (1984) ou dans l’ Eau du Scardon en hiver (1991) . Le motif des eaux vives ou dormantes, qu’il s’agisse des rivières ou des étangs, est le sujet de nombreuses toiles de l’époque telles que Rivière picarde (1982), Fonds d’eau vive (1982), Gué au printemps (1990) ou bien Etang de la grande hutte (1983), Automne dans les marais (1987). De la même façon qu’il a saisi, en baie de Somme, les variations atmosphériques selon les heures et les saisons, Alfred Manessier dépeint les marais de la Picardie dans les différentes lumières de l’aube ou de l’aurore, du soir ou de la nuit, et des mois de l’année. L’invention d’un paysage Les barques au soleil couchant et Souvenir de barques de 1942 sont deux aquarelles dont la composition est ordonnée selon l’équilibre des masses colorées et le jeu des alternances entre les lignes horizontales et les courbes. Les mâts, la coque des barques, les ombres portées sur le sable et les taches de lumière dans le ciel sont bien sûr reconnaissables mais sont traduits par des formes géométriques, prémices d’œuvres plus tardives. L’artiste tend vers une interprétation abstraite de son sujet. Ces barques au soleil couchant qui se décomposent en carrés, en rectangles, en cercles, témoignent d’un Cubisme assimilé. A l’instar de la plupart des œuvres qui sont nées après la grande période historique des années 1907-1914, elles ne sont plus l’écho du séisme esthétique engendré par le mouvement, mais en restitue une version apaisée. Ainsi Manessier place-t-il, dans les lointains, la ligne d’horizon à laquelle s’accrochent des barques réduites à quelques centimètres, alors qu’au premier plan, sont plantées d’imposantes carènes surmontées de voiles et de mâts. Il favorise les contrastes de couleurs : jaune citron et rouge vermillon, violet et bleu turquoise, bleu outremer et rouge sang. Dépourvue de tout réalisme, cette peinture des côtes nordiques, ressemble à celle des artistes fauves immortalisant la Méditerranée : Matisse et Derain à Collioure, Soutine à Cagnes. Alfred Manessier peint sous l’influence de ses aînés. Mais cinq ans plus tard, si l’on considère tous les paysages de mer de cette époque, force est d’y constater qu’il a acquis une facture personnelle à travers le traitement particulier de la lumière du Nord, notamment celle de la baie de Somme, “ à nulle autre pareille ”, estimera-t-il à la fin de sa vie. Bien que ces aquarelles de 1942-1943 ne laissent pas véritablement présager des développements abstraits de sa peinture, elles présentent quelques parti-pris formels qui, dès la première série des aquarelles de 1948, deviennent les motifs récurrents des dessins et des toiles, tels ces triangles noirs ou ces rectangles également sombres aux angles arrondis qui symbolisent, ici une embarcation, là une voile. Les deux toiles Barques échouées au Crotoy (1948), Espace matinal (1949) et l’aquarelle Brume à l’aube (1949) sont des œuvres qui témoignent de ce même répertoire de formes à partir duquel la production abstraite de l’artiste se confirme et se prolonge jusqu’au milieu des années 1950. L’effet du contraste noir sur une couleur claire est l’un des invariants qui contribuent à la reconnaissance du style d’Alfred Manessier et dont il use, tout au long de sa vie, à travers des œuvres aussi différentes que Mer du Nord (1954), Souvenir de baie de Somme (1979) ou Espaces marins (1991). Alors qu’il a abandonné l’expression des volumes par le modelé et la juxtaposition des plans instaurée par la perspective euclidienne, il suggère l’espace et la profondeur de champ par la ligne courbe. Celle-ci compose les cercles successifs que l’on remarque dans les deux toiles intitulées Marée basse (1955). Et c’est à l’aide d’une courbe tracée d’un seul jet que sont esquissées les encres de Chine de 1955 (Flot en baie de Somme). A l’âge de l’adolescence, vers 1927, quand il peignait sur le motif, Manessier observait le mouvement des bateaux de pêche, les entrées et sorties du port du Crotoy alors en pleine activité. L’un des thèmes auquel il demeure fidèle est celui de la barque. Qu’il représente L’Etale ou Le Grain (entre 1926 et 1933), puis quelques années plus tard, le Flot en baie de Somme (1947), les barques, dont on imagine les voiles déployées par temps clair ou agitées par les pluies, accompagnent le mouvement des eaux ainsi que les intempéries. Dans tous les paysages de Manessier, l’homme est absent. Hormis la Pêcheuse de crevettes (1943), on n’y rencontre aucun personnage. Comme dans les marines de Courbet, où la barque est plantée au milieu de la baie (Baie avec falaises, 1869, La falaise d’Etretat, 1869, La Vague, 1870, La Mer, 1872 ) comme le signe d’une humanité quelque peu désemparée face à l’immensité de la mer, les embarcations que peint Manessier, dénotent-elles aussi une présence humaine projetée dans une nature tourmentée ? Point de représentations dramatiques de la nature, ni de spectacle sublime de la mer déchaînée ou encore de barques dans la tempête dans les paysages de Manessier. Si le sublime “ constitue incontestablement un principe de débordement ”, nombre de tableaux de Manessier offrent davantage des visions sereines à travers le caractère stable, équilibré de leur composition. Or, le mouvement, la mobilité, la fluidité appartiennent aussi à l’univers maritime du peintre qui n’a de cesse de tracer, dans ses toiles, le rythme des eaux. Il les intensifie par jeu de superpositions, de répétition des formes abstraites. Mais loin de se livrer à un simple découpage du tableau en espaces géométrisés, l’art abstrait lui permet de traduire ses sentiments vis à vis de la nature. Il évoque “ une promenade biblique ” (7) lorsqu’il marche en baie de Somme, lieu du ressourcement de son énergie spirituelle qu’il revisite à différentes étapes de sa vie. Ainsi Manessier aura-t-il tenté sa propre expérience du sublime à travers d’un côté cette expérience du dépassement de soi vécue face à la mer et de l’autre cet éblouissement éprouvé dans la lumière des hortillonnages comme manifestation, pour lui, du divin. Les paysages de la baie de Somme s’apparentent à la facture abstraite élaborée par l’artiste depuis la fin des années 1940. Ils participent de cet agencement de lignes et de masses, mêlant la recherche de l’asymétrie à celle de l’équilibre dans la lignée d’une Abstraction géométrique qui caractérise une partie de la production de l’Ecole de Paris. La structure de la grille, empruntée à Paul Klee, à partir de laquelle sont architecturées la plupart des œuvres de Manessier, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est tout à fait visible dans bon nombre des aquarelles de la baie de Somme de 1949. Toutefois elle y est bien moins prégnante que dans les paysages et les vues de port néerlandais peints autour de 1956. Si Bernard Ceysson a vu en Manessier le “ successeur de Mondrian ” (8), cette parenté est sans doute davantage exacte dans les toiles de la période hollandaise de 1955 à 1956, consécutives à son voyage aux Pays Bas, en février 1955, que dans celles de la baie de Somme. Quand il se consacre à la peinture de la baie de Somme, Alfred Manessier n’exploite pas un dessin qu’il aurait déjà expérimenté. Il reste attentif aux caractéristiques de ces paysages à partir desquels il propose des configurations singulières qu’on ne peut véritablement observer dans aucun autre travail. De manière tout à fait spécifique, il trace largement des courbes qui délimitent des zones colorées, cernées comme des îlots, à l’intérieur desquelles il place ses motifs : barques et voiles suggérées, lignes de partage esquissées entre la côte et la mer, entre le sable et l’eau. Les angles sont arrondis, les lignes souples et sinueuses. Ainsi Alfred Manessier recrée-t-il un espace maritime rythmé par l’alternance des bancs de sable et des bassins d’eau peu profonds, découverts quand les eaux se sont retirées pour former ce qu’il appelle “ les bâches ”. Le peintre a donné une interprétation personnelle de la marée basse et des morteseaux, un paysage dont il semble ne s’être jamais lassé, qu’il révèle le Flot en baie de Somme dans les dessins à l’encre de Chine de 1955 ou qu’il dessine les plis, les creux et les crêtes formés par le sable mouillé dans les Sables (1981-1983). On retrouve le même parti pris de courbes et de contre-courbes dans quelques toiles des années 1980 (Derniers rayons sur la baie de Somme, 1984-1985), à une période où les marais et les hortillonnages sont devenus une partie importante de sa production. Dans ces œuvres consacrées à la Picardie, on constate des analogies formelles avec d’autres tableaux d’inspiration religieuse (Alleluia, 1976) ou politique (Hommage à Martin Luther King, 1968 ; Vietnam-Vietnam, 1972 ;). Ceux-ci présentent des contours flous, des masses diluées par les couleurs, des effets de transparence. Cette fusion de la matière et de la forme, au moyen de la couleur, a permis à Manessier de s’éloigner des constructions orthogonales, quelque peu rigoureuses auxquelles il était resté fidèle jusqu’à la fin des années 1950. Sa peinture est devenue plus expressive et gestuelle comme en témoignent les paysages de l’Espagne des années 1960, ceux de la Beauce ainsi que de la Suède au cours des années 1970 et 1980. Quelles que soient ces correspondances, la palette élaborée par Manessier pour peindre les couleurs et les lumières des côtes picardes ou de l’intérieur des terres, est tout à fait distincte des tonalités qui caractérisent d’autres lieux. “ Gris de Payne, terre d’ombre naturelle, jaune de Naples, blanc, vert émeraude… ” identifient ce paysage. Dans les carnets I (1977) et II (19771986), réalisés au Crotoy, Alfred Manessier esquisse les ciels et les rivages avec des tons “ pâles et cassés, froids et clairs, laiteux et doux ” qui, ainsi consignés dans ces carnets de croquis traduisent directement les émotions du peintre et l’acuité de son regard. Alfred Manessier a réalisé certaines de ses aquarelles sur le motif quand, recherchant la proximité du bord de mer, il louait des villas au Crotoy donnant sur la plage ou sur le port. Mais la plupart du temps, il a fait appel à sa mémoire pour réaliser ses paysages. Qu’il s’agisse de la “ veduta ” de la Renaissance italienne ou bien des impressions reportées sur la toile par les peintres paysagistes de la seconde moitié du XIXème siècle, le paysage est toujours une reconstruction mentale. Quand Manessier peint les côtes de la Picardie, il réunit deux aspects : d’une part celui de la construction, manifestement travaillée dans presque toutes ses œuvres, des années 1940 et 1950, autant dans les grandes toiles que dans les aquarelles et les pastels et surtout dans les petites études au pastel de 1953 pour les peintures Marée basse ou Morte eau; d’autre part celui de la sensation fugace traduite sans doute avec le plus de pertinence par la variation des nuances colorées pour caractériser la baie de Somme. Son intérêt, si marqué pour l’architecture du tableau qui témoigne d’une volonté de confirmer sa solidité et sa présence, est alors tempéré par son intention, aussi déterminée, de rendre compte des atmosphères selon les différents moments de la journée ou bien les fluctuations de la marée. Ainsi son approche du paysage n’est-elle pas complètement étrangère à ce concept de “ l’ukiyo-e ” (images du monde flottant) si prisé par les Orientaux et auquel des artistes tels que Monet et Degas ont été sensibles. Mais l’exercice de la mémoire ne permet-il pas de faire surgir d’un univers également flottant, des ressentis, des sensations vagues et de les préciser par des représentations ? Dans l’œuvre entier de Manessier, ce sont les paysages de la baie de Somme qui offrent particulièrement cette tension entre le souvenir et la nécessité de le rendre visible. Les premières aquarelles du milieu des années 1940 sont bien des paysages de rêve (L’Estacade, Le Rêve, 1942). Quand il retrouve le littoral picard, quelques années plus tard, il s’attache à peindre le spectacle, chaque jour différent, que la mer lui offre. Les dessins à l’essence de térébenthine datés de 1955 (Port du Crotoy) appartiennent à cette veine quasi réaliste, laquelle réapparaît plus tard en 1977 avec les Galets de la baie de Somme, comparables à des dessins de planches naturalistes. Manessier aura donné des versions diversifiées du paysage picard, modifiant les échelles, de la représentation de la vaste baie et de l’étendue des marais jusqu’à la peinture des galets et des sables, mais aussi à travers des ruptures stylistiques : à l’épuration des formes succède l’étude documentaire ou le croquis sur le motif. Au Crotoy, Manessier a placé son observatoire. Depuis son adolescence, c’est quasiment les mêmes vues qu’il reprend : la plage, puis la mer vers la pointe du Hourdel, un tracé sombre qui barre une partie de l’horizon, visible dans nombre d’œuvres, ou bien des bateaux, en rang serrés, devant l’estacade. Pendant plus de cinquante ans, ce littoral a bien sûr évolué : des quais en béton ont été construit à la place des anciens qui avaient été bâtis en bois mais la marine à voile a quasiment disparu, la boue s’est déposée dans la baie et, certaines années, la baignade a été interdite à cause de la pollution. Bien que Manessier s’en désole, sans cacher dans ses notes, son indignation et sa tristesse, il reste encore surpris, de temps en temps, par la beauté de la lumière. Les 9 -10 novembre 1975, il écrit : “ Quelle lumière exceptionnelle… ”, le 10 novembre 1984 : “ La qualité de la lumière, absolument sublime (… ) la lumière est une véritable splendeur ”. (9) A la fin de sa vie, il reste ainsi partagé entre la nostalgie d’un monde à jamais perdu et l’idée qu’il peut, néanmoins, sauvegarder, dans sa peinture, la qualité des sites, en observant de temps en temps que “ ce qu’il en reste est encore admirable ” (notes après le 10 août 1991). Nourri par ses impressions d’enfance, motivé par le désir de témoigner des lieux tant qu’il est encore temps, Manessier n’est pas l’auteur d’une vision idéalisée et purement intellectuelle du paysage. Il a surtout cherché à inscrire la pérennité de ses émotions. Pour ce faire, il s’est attaché à faire surgir, de l’intérieur même de la nature et de façon à la fois concrète et sensorielle, un état du monde, en quelque sorte déjà là, une matière admirable donnée aux hommes, qu’il se devait de faire renaître dans chacune de ses œuvres. Notes (1) On compte quinze carnets réalisés dont trois se rapportent à la baie de Somme et qui sont présentés dans cette exposition. (2) On peut évaluer la production de Manessier à travers les notations que Thérèse Manessier a laissé dans les archives de la galerie de France. Elle comportent des indications biographiques et signalent à partir de la fin des années 1940 le nombre d’œuvres réalisées chaque année, ceci jusqu’en 1983 (mention de 12 toiles). En 1948 elle signale une quarantaine de toiles et autant d’aquarelles, en 1949 qui fut une année très prolixe, 76 toiles et 32 aquarelles. Au cours de toutes ces années on remarque une production qui n'est pas constante. Elle dépend des voyages de Manessier ainsi que des commandes de vitraux ou de tapisseries auxquelles il accorde du temps. Pour exemple : en 1950, 17 toiles, 12 aquarelles ; en 1951, 50 toiles, 15 aquarelles ; en 1953, 13 toiles, 30 aquarelles ; en 1959, 45 toiles, 2 aquarelles, 13 dessins, 39 pastels ; dans les années 1960 et 1970 les chiffres varient entre 7, 8, 9 toiles (respectivement en 1975, 1969, 1972) et 15, 20, 29 (respectivement en 1962, 1964, 1966). C’est en 1976, année où sa mère tombe gravement malade, qu’il réalise le nombre le plus faible d’œuvres, soit 5 toiles. (3) Notes de l’artiste (1961 – 1993) dans ce catalogue. (4) Archives de la galerie de France à Paris. (5) “ Zao Wou-ki, comme beaucoup de peintres de sa génération, de Sam Francis à Riopelle est alors fasciné par Monet et la magie orientale des Nymphéas. “ Chez Monet, dit-il, Il n’y a pas de limites entre les objets, la nature, l’air. Dans Les Nymphéas, tout se fond en un seul bloc ” in Zao Wou-ki, cité par Jean Leymarie, éd. Cercle d’art, Paris 1986. (6) Notes de l’artiste (1961-1992) dans ce catalogue : Février 1975, “ La lumière de Corot demeure…Une heure au Louvre en sa compagnie…un ami si proche ”. Les références à Rembrandt et à Ruysdaël sont dans le Carnet II – Le Crotoy, 1977-1986. (7) Extrait du film Les offrandes d’Alfred Manessier par Gérard Raynal, production Soleluna Films, 1992. (8) Bernard Ceysson in Manessier, éd. La Renaissance du livre, Tournai 2000. (9) Notes de l’artiste (1961 – 1993) dans ce catalogue.