Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie

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Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie
Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie.
Musée de Picardie à Amiens.
20 novembre 2004 – 20 mars 2005
Cette exposition est consacrée aux paysages de la région de la Somme réalisés par
Alfred Manessier tout au long de sa vie. Elle présente une création prolixe, à la fois
des huiles sur toile et des travaux graphiques qui, au Musée de Picardie, sont
majoritaires (aquarelles, pastels, encres, lavis, crayons de couleur).
Né à Saint-Ouen dans la Somme en 1911, Alfred Manessier peint sur le motif au
Touquet et au Crotoy à l’âge de l’adolescence, pendant la période des vacances
d’été. Ces années sont décisives, déterminant sa vocation artistique alors qu’il
fréquente l’Ecole des beaux-arts d’Amiens de 1924 à 1930.
Des années 1940 jusqu’en 1993, l’année de la disparition de l’artiste, son
attachement à sa région natale est notable à travers les œuvres qui s’inspirent du
bord de mer, des sites portuaires, des marais, des étangs et des hortillonnages. Ces
paysages témoignent des évolutions stylistiques qui ont marqué toute sa carrière
de peintre, néanmoins ils constituent un ensemble singulier, suffisamment
homogène, abondant et divers, pour faire l’objet d’une exposition au Musée de
Picardie d’environ 170 pièces.
Les premiers paysages significatifs de la baie de Somme datent de 1942-1943. Il
s’agit d’aquarelles sur papier que l’artiste a réalisées de mémoire en pleine Seconde
Guerre mondiale, un an après sa participation à l’exposition parisienne “ 20 jeunes
peintres de tradition française ” organisée par Jean Bazaine à la galerie Braun
(1941). Souvenir de barques (1942) est l’une de ces images resurgies de l’enfance,
lorsque de 1919 à 1933, il séjournait l’été sur la côte picarde. Ces aquarelles
sacrifient à la leçon du Fauvisme qui incite l’artiste à peindre avec des couleurs
franches, des mats rouge vif et des coques de barques vert turquoise qui se
reflètent dans des eaux orange et bleu. Elles doivent également au Cubisme un
découpage et une fragmentation des formes traduisant le volume ainsi que la
suppression du clair-obscur traditionnel. Toutefois il n’est pas question, ici,
d’œuvres qui se contenteraient seulement de citer ces courants artistiques nés au
tout début du XXème siècle. Car elles présentent aussi, compte tenu de
l’organisation géométrique des zones de couleur et du travail graphique, les
prémisses des peintures que Manessier réalisera plus tardivement de la fin des
années 1940 au milieu des années 1950.
Alors qu’en 1948 Alfred Manessier retourne au Crotoy, les œuvres de1948-1949,
attestent que le paysage marin s’impose à l’artiste comme un véritable sujet. Il
s’emploie à transformer sa vision du littoral, les sensations qu’il éprouve en une
organisation complexe et synthétique de la toile. Des tableaux à l’huile tels
qu’Espace matinal (1949), Flot en baie de Somme (1949) et d’autres plus tardifs,
Morte-eau, Marée basse, Barques (1954), pour lesquels des esquisses sur papier
ont été réalisées, proposent des constructions formelles élaborées : croisées
d’horizontales et de verticales, réduction des éléments figuratifs à leurs contours et
à leurs masses, perspectives esquissées à l’aide de coloris transparents ou
suggérées par la juxtaposition d’espaces architecturés (Le port bleu, 1948).
Une recherche d’asymétrie et d’équilibre, une géométrisation des formes marquent
davantage les toiles alors que, dans les aquarelles, on découvre des contours flous,
des lignes inachevées, des taches diluées (Les Coquillages, Marée basse au Crotoy,
1948 ainsi que la série des aquarelles de 1949 qui se rapportent à la Baie de
Somme).
L’artiste exécute au pastel de petits formats d’environ 15 x 25 cm. Des dessins
épurés de barques ou de simples taches monochromes noires se détachent sur des
zones colorées, tracées et cernées comme des îlots dont l’association assure la
structure de l’ensemble (Etude pour Marée basse, Etude pour Morte-eau,1953).
Ces pastels sont traités avec la même rigueur que les grandes toiles.
Les aquarelles de 1953, dont certaines sont les esquisses des tableaux Mineral I
(1953) et Mineral II (1954), se recentrent sur un motif, la barque par exemple, et
réduisent les jeux de perspective au minimum. Par contre, les petits lavis d’encre
de 1953 présentent des espaces très ouverts, évoqués par une seule ligne sinueuse
qui produit une remarquable profondeur de champ.
Sans avoir recours à la perspective classique illusionniste, l’art de Manessier, dans
ces vues marines, consiste à recréer l’espace au moyen de courbes, de plans,
animant ainsi les surfaces pour suggérer le mouvement des eaux : le flux, le reflux,
le moment de la marée montante ou celui de la marée basse. Ainsi, Alfred
Manessier a-t-il donné une version tout à fait originale des mortes-eaux avec Les
Sables (1980-1981-1983), de grands lavis à l’encre de chine dont certains semblent
reprendre à grande échelle et avec force détails, le dessin de la courbe unique qui
caractérise les anciens petits lavis de 1953 consacrés au flot en baie de Somme.
L’année 1977 est marquée par le retour de Manessier sur la côte picarde, plusieurs
années après de nombreux voyages et séjours en Hollande et en Espagne
notamment. Il s’est installé l’été au Crotoy, quelques mois après le décès de sa
mère. Durant ce séjour, il a produit, à partir de galets collectés sur la plage, une
série d’une soixantaine d’aquarelles. Ce sont de très petits formats, à l’échelle 1/1,
qui offrent l’aspect d’études documentaires et dont la facture figurative est à part
du reste de son œuvre qui demeure fondamentalement abstrait.
Pendant 16 ans, jusqu’en 1993, Manessier n’a cessé de revenir sur le motif des
eaux vives ou dormantes, typiques des étangs et des marais de la Picardie (Fonds
d’eau, 1982 ; Etang de la grande hutte, 1983, Gué au printemps, 1990) qu’il a
saisis dans des vues tour à tour diurnes et nocturnes (Aurore sur les étangs, 1983 ;
Hortillonnages à la nuit tombante, 1989). Celles-ci témoignent de son intérêt
constant, dès ses œuvres de jeunesse, pour l’étude de la lumière de la baie de la
Somme qu’il considérait à nulle autre pareille. Pour la traduire, Manessier a non
seulement imaginé une palette polychrome aux tonalités variables selon les
supports, les matériaux adoptés ainsi que les heures de la journée représentées,
mais également créé des compositions sensibles et subtiles grâce au seul usage du
noir, du blanc et du gris.
Exposition réalisée grâce à la collaboration de Christine Manessier, aux prêts
d’œuvres de collections privées en France et en Europe, de la galerie de France à
Paris, ainsi que d’institutions publiques : le M.N.A.M. Centre Georges Pompidou,
le Fonds National d’Art Contemporain, le Musée d’Art Moderne de SaintEtienne, le Musée des beaux-arts de Dijon, le Musée des beaux-arts de Quimper, le
musée Cantini, Marseille, le FRAC Picardie, le FRAC de Bretagne.
Commissariat de l’exposition : Sylvie Couderc , attachée de conservation, Musée
de Picardie
Alfred Manessier. Paysages de la baie de Somme et de Picardie. Catalogue : 128
pages ill.
Textes de Sylvie Couderc, Christine Manessier, Paul Oudart et de l’artiste.
48 rue de la République,
80000 Amiens
Tél. 03 22 97 14 00 Fax 03 22 97 14 26
Ouvert de 10h à 12h et de 14h à 18h tous les jours sauf le lundi
Entrée gratuite le premier dimanche de chaque mois.
Biographie de l’artiste
Une enfance dans la Somme
Alfred Manessier naît le 5 décembre 1911 à Saint-Ouen (Somme) au domicile de
ses grands parents maternels. Enfant, il habite Abbeville avec ses parents. C’est en
1919 qu’il découvre Le Crotoy. A partir de 1921 il est interne au lycée de la rue
Frédéric Petit à Amiens où il réside à partir de l’année suivante avec ses parents,
désormais propriétaires d’un négoce de vin. En 1924, à partir de l’âge de 13 ans, il
fréquente jusqu’à l’année scolaire 1929-1930 l’Ecole des beaux-arts d’Amiens qui
le prépare au concours d’entrée à l’Ecole nationale des beaux-arts de Paris. Admis
en 1931, il est étudiant dans la section architecture.
Les années de formation à Paris
Dès 1933 il participe au Salon des Indépendants. Il rencontre Le Moal, Bertholle
et Etienne-Martin puis s’inscrit en 1934 à l’Académie Ranson où il est élève de
Roger Bissière, peintre.
Il effectue son service militaire à Metz en 1935. Un an plus tard son père décède.
Cette disparition l’oblige à retourner en 1936 à Amiens auprès de sa mère pour
maintenir l’activité du commerce familial.
Il participe cependant, en 1937, à la réalisation des décorations monumentales
d’Aublet et de Delaunay au Palais des Chemins de Fer dans le cadre de
l’Exposition Internationale. L’année 1938, il décide de s’installer à Paris pour se
consacrer définitivement à la peinture alors que ses œuvres figurent dans
l’exposition collective “ Témoignage ”(galerie René Breteau). Son titre reprend le
nom du groupe, réuni en 1939 par le poète lyonnais Marcel Michaud, composé de
peintres, de sculpteurs,
d’ artisans (tissus, céramiques, émaux) ainsi que de poètes.
Ces années voient Manessier se tourner successivement vers le Cubisme, puis le
Surréalisme comme en témoigne la toile Les Dieux marins (1935), ainsi que vers
Picasso et Miró.
En octobre 1938 il épouse Thérèse Simonnet qui, elle même, a pratiqué la peinture
avant son mariage.
Les années de guerre
Mobilisé en août 1939, il est dessinateur au service technique de l’infanterie
jusqu’en juillet 1940, date de sa démobilisation. Il se réfugie ensuite dans le Lot
chez Roger Bissière. Son fils Jean-Baptiste naît en août 1940 à Cahors. Il revient à
Paris en 1941, date à laquelle il participe à l’exposition “ Vingt jeunes peintres de
tradition française ” avec Bazaine, Lapicque, Singier… , organisée par l’artiste Jean
Bazaine à la galerie Braun. Il travaille pour l’association Jeune France jusqu’en
mars 1942, au moment de sa dissolution, puis demeure au Bignon, dans l’Orne, à
proximité de sa belle famille.
Entre 1942 et 1943 il réalise les premiers travaux sur papier dans le souvenir de la
baie de Somme. C’est avec son ami Camille Bourniquel, rencontré en 1943, qu’il se
rend, quelques mois plus tard en septembre, à la Grande Trappe de Soligny près
du Bignon. Cette retraite de trois jours est décisive pour Manessier. Elle est à
l’origine de son engagement religieux, présent dans une grande partie de son œuvre.
Aux lendemains de la guerre, en avril 1945, il est père d’un second enfant, sa fille
Christine.
La renommée nationale et internationale
De retour à Paris il expose dans les galeries René Drouin (1946), Jeanne Bucher,
Billiet-Caputo (1949) puis régulièrement à la galerie de France de 1952 à 1993. Il
opte alors totalement pour l’abstraction recherchant la synthèse entre Picasso et
Bonnard, qu’il s’agisse pour lui d’évoquer des lieux, des événements politiques ou
des sujets mystiques.
Les thèmes religieux sont très fréquents, la Pâques et la Passion du Christ, plus
particulièrement, et ponctuent les différents moments de sa carrière : il obtiendra
en 1962 le grand prix de la Biennale de Venise avec des peintures qui se réfèrent à
la Passion et à la Résurrection. Manessier est l’un des artistes les plus
représentatifs du renouveau de l’art sacré en Europe après 1945, à travers des
lithographies, des cartons de tapisserie mais surtout d’importantes créations de
vitraux, plus de 200, qu’il poursuit tout au long de sa vie (Eglises de Bréseux dans
le Doubs en 1948, Saint-Pierre de Trinquetaille à Arles en 1953, chapelle de Hem
(Nord) en 1957, église Notre-Dame de la Paix au Pouldu en 1958, église Unser
Lieben Frauen de Brême de 1966 à 1979, cathédrale Saint-Nicolas de Fribourg
(Suisse) de 1976 à 1988, église du Saint-Sépulcre à Abbeville de 1982 à 1992…)
Avec les années 1950, sa carrière internationale se développe : en 1953 il est invité
à New York par la galerie Pierre Matisse et à Sao Paulo pour la seconde Biennale
où il obtient le premier prix de peinture ; en 1955 il expose ses œuvres au Stedelijk
van Abbemuseum d’Eindhoven, en 1958 en Allemagne dans les musées de
Hanovre, d’Essen ainsi que ceux de La Haye, de Zürich.
Manessier est également un homme inspiré par son temps. Ses prises de position
en faveur des libertés sont à l’origine d’œuvres diverses et importantes telles que
Requiem pour novembre 1956, date du soulèvement des Hongrois contre l’URSS.
A été enseveli, Tumulte, L’Empreinte, sont des œuvres qui font écho à la guerre
d’Algérie en 1961. Après l’assassinat de Martin Luther King, il compose en 1968
un hommage au pasteur.
Particulièrement prolixe, Manessier a non seulement créé des tapisseries murales,
des émaux, des gravures, mais également collaboré, à plusieurs reprises, avec les
milieux du théâtre en tant que scénographe et créateur de costumes (à Gênes en
1960, à Paris en 1963).
D’importantes rétrospectives de son œuvre sont organisées par les musées de
Metz, du Luxembourg, de Trèves (1969), la Kunsthalle de Brême (1970), le Palais
des Beaux-Arts de Charleroi (1979). Son œuvre gravé est également présenté à
Oslo (1979), à la Marburger Kunstverein de Marburg (1980).
En 1967, il est invité à présenter ses œuvres à la Maison de la culture d’Amiens.
En 1971 l’exposition d’un ensemble important de tapisseries (Cantiques spirituels
de Saint Jean de la Croix) a lieu au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris.
Les paysages
Pendant ses périodes de vacances il séjourne avec sa famille au Crotoy entre août
1947, juillet 1948 et l’été 1949, qui sont des mois prolixes au cours desquels il
exécute de nombreuses études sur papier, des aquarelles notamment, face au
paysage de la baie de Somme. L’été 1953 il s’installe à la villa Jacky bâtie en bord
de plage, à la villa Marie-Jeanne donnant sur le port en 1955. D’autres villes
portuaires, telles La Rochelle, Oléron qu’il visite en 1951, Saint-Jean-de Luz en
1955 ou Jersey, plus tard en 1990, sont également l’occasion de peindre des vues
marines, des séries de ports. La période des toiles hollandaises de 1955 à 1956 est
consécutive à son voyage aux Pays-Bas en février 1955.
Manessier découvre d’autres régions et pays étrangers qui sont l’objet de
tableaux : la Provence en 1959, l’Espagne en 1963 (Barcelone, Valence, Madrid,
Tolède), la Suède (en 1966 et 1988), Le Canada (1967).
Il achète en 1956 une ferme à Emancé. Il y installe un grand atelier dans lequel il
travaillera jusqu’à la fin de sa vie. Cette région de la Beauce est présente dans ses
tableaux de Moissons.
Il est profondément marqué en janvier 1977 par le décès de sa mère qui, dès les
années 1930, l’a soutenu dans sa carrière d’artiste. Les mois de mai et juin, il loue
un appartement au Crotoy, donnant sur la mer. Il peint Les Galets, des aquarelles
de petites dimensions et les Sables, des lavis d’encre, de grands formats qu’il
prolonge dans son atelier jusqu’en décembre. Une autre série de Sables, inspirée
par la baie de Somme, sera réalisée en Bretagne en juillet 1981 et de Galets, en
1984, à l’île de Ré.
Pendant 10 ans, les étangs et les marais de la Somme lui inspirent de nombreuses
œuvres dans lesquelles l’eau et ses multiples variations (vive, jaillissante,
dormante… ), est le sujet prédominant. Parallèlement, il s’attache à saisir les
aspects changeants des paysages selon les saisons, les heures de la journée, les
intempéries (Nuit d’hiver dans les marais picards, 1983 , Neige en avril dans les
hortillonnages, 1984, Derniers rayons sur la baie de Somme 1984-1989).
Les vitraux du Saint-Sépulcre à Abbeville
Il est sollicité en février 1982 par les Monuments historiques pour la création des
vitraux de l’église du Saint-Sépulcre d’Abbeville. Ce projet est achevé et inauguré
onze ans plus tard, le 30 mai1993. Il s’agit de la réalisation la plus importante de
l’artiste dans le domaine du vitrail (300 m2 de superficie, 31 verrières).
En mars 1989 les premiers vitraux du chœur, exécutés par le maître verrier Gérard
Hermet, sont installés. Le programme liturgique des verrières s’organise autour du
Saint-Sépulcre auquel l’édifice est consacré et correspond aux épisodes de la
Passion jusqu’à la Résurrection : “ L’ombre de la croix ”, “ Stabat Mater ”, “ Sang
et eau ”, sont les thèmes de 3 verrières, parmi les 21 fenêtres et les 7 oculi qu’il
crée.
L’ensemble des maquettes, notes et dessins a fait l’objet d’une donation de la part
de la famille de l’artiste en 2001 dans les collections du musée Boucher-de-Perthes
d’Abbeville.
En octobre 1992 la dernière grande rétrospective de son œuvre se tient au Grand
Palais à Paris. Elle est organisée par le Ministère de la culture.
Alfred Manessier décède le 1er août 1993 à la suite d’un accident de voiture
survenu près d’Orléans. Ses funérailles ont lieu à l’église du Saint-Sépulcre
d’Abbeville, il est enterré au cimetière de Saint-Ouen auprès des siens.
Alfred Manessier et les paysages picards
par Paul Oudart
Paysage et paysages
La notion de paysage (le paesaggio des italiens) est née pratiquement avec la
peinture de la Renaissance. C’est dire qu’elle est, d’origine, une notion plus
artistique que géographique.
Il n’y a de paysage que vu par l’œil de l’observateur. Il est donc tentant
d’affirmer, avec Baudelaire qu’“ un paysage est beau… par moi ”, que la
perception l’emporte sur toute autre approche, scientifique et rationnelle. (1)
Le paysage est pourtant composé de différents éléments de toutes tailles, de
toutes couleurs, de toutes formes qui peuvent être analysés, voire disséqués. S’il
est d’abord ce que le regard peut embrasser jusqu’à l’horizon, le paysage peut
aussi se découper en morceaux épars, suscitant plus ou moins l’intérêt et l’œil,
agissant comme une loupe, peut s’approcher de détails à peine perceptibles dans la
vue d’ensemble.
Le paysage n’est pas que “ naturel ” ; nous savons combien, en Picardie
notamment, il a été façonné par les hommes au cours des siècles. Le paysage
d’Alfred Manessier est donc humanisé, même si les êtres humains sont ou absents,
ou discrets dans ses œuvres.
La mémoire fixe t-elle des panoramas et des détails que nous pouvons
photographier ou n’est-elle porteuse que des sensations, des sentiments que le
paysage a suscité chez l’observateur ?
Toutes ces questions peuvent se poser à propos de l’œuvre “ picard ” d’Alfred
Manessier. En effet, il a réalisé des œuvres “ d’après nature ” interprétant celle-ci
selon un processus classique de décantation et de simplification visant à une
certaine abstraction, mais il a aussi produit des travaux à partir des souvenirs qu’il
gardait de cette nature, une sorte d’abstraction seconde, partant d’images
interprétées par son cerveau et sa sensibilité et peut-être déformées ou amputées,
mais jamais très éloignées des impressions d’enfance et de la réalité vécue jadis.
D’autre part, Manessier a travaillé aussi bien à partir de panoramas (la baie de
Somme dans son entier comme une vue aérienne oblique, englobant les deux rives)
que sur des portions de paysages (une laisse de basse mer (2), un bateau à
l’échouage, une portion de rivière) voire des éléments à l’échelle du mètre (les rides
de plage) ou du décimètre (travail sur les galets).
On ne peut donc parler, à mon sens, des paysages picards et d’Alfred Manessier
qu’en prenant en compte l’échelle des phénomènes “ représentés ” et leur
prégnance dans tout l’être de l’artiste.
La baie de Somme
Alfred Manessier n’a été séduit que par une partie bien précise du littoral picard,
la baie de Somme. Les falaises d’Ault-Onival, du Bois de Cise ou de Mers-lesBains, pas plus que les collines dunaires du Marquenterre ne l’ont inspiré. Ce sont
les espaces les plus plats, les moins accidentés qui font référence pour l’artiste :
“ je voyais la baie de Somme comme une lumière, comme un miroir réfléchi du ciel
sur le sable mouillé ”. (3) Il la voyait principalement depuis le site du Crotoy, où il
passait, enfant, les vacances scolaires de septembre.
Comme la décrivait Colette en 1908 (4), la baie de Somme est un “ désert
humide et plat où la mer, en se retirant, a laissé des lacs oblongs, des flaques
rondes, des canaux vermeils où baignent les rayons horizontaux ”.
Cet estuaire béant sur le large et prolongé par une sorte de delta sous-marin où ne
cessent de s’entremêler la terre, le ciel et l’eau, où la conquête humaine paraît
fragile, incertaine et discrète, non seulement passionne le peintre de ses débuts à sa
mort mais le hante à jamais, inséparable d’une enfance faite de découvertes
merveilleuses et, somme toute, heureuse.
Ici, les trois éléments ne se distinguent que rarement. L’air et le ciel sont saturés
d’humidité, voire de sables légers. La terre est, sans cesse, concernée par l’eau,
qu’elle soit salée ou douce ou mêlant les deux. Le promeneur va du sable desséché
et pulvérulent ou des galets brûlés de soleil à la glaise collante de la slikke (5), en
passant par tous les degrés d’humidité du sol, souvent spongieux ou marécageux.
L’eau elle-même va et vient, flue et reflue, entraînant avec elle sables et galets
marins, roulés comme à plaisir ou des alluvions d’origine fluviale et continentale
faites de toutes sortes de débris minéraux, végétaux et animaux, sans parler des
déchets divers de notre civilisation… Et l’eau reflète des ciels changeants –
typiques d’un climat océanique – en un perpétuel mirage, rendant floue la
séparation entre les éléments.
Le soleil, plus ou moins voilé, vient illuminer le tout, tandis qu’à d’autres
moments, l’obscurité envahissante laisse chatoyer les derniers reflets du jour. Les
changements d’aspect du paysage ne sont pas seulement saisonniers ou
météorologiques mais également liés aux différents moments de la journée et à
l’état d’esprit de l’observateur.
D’où l’infinie panoplie des nuances de surfaces, de traits, de couleurs. Un
instant, les détails s’affirment avec force ; juste après, tout se confond dans la
brume. Là, le pinceau doit cerner franchement la réalité, ici il peut vibrer. C’est dire
que la baie de Somme de Manessier est toujours “ vraie ” sinon “ réaliste ”.
La lumière du jour, filtrée par des éléments qui l’irisent, multiplie les tonalités.
Loin d’être un espace monocolore, la baie de Somme révèle des teintes multiples
comme le souligne Colette : “ la baie de Somme, humide encore, mire sombrement
un ciel égyptien, framboise, turquoise et cendre verte ”. (6) Aucune couleur n’est
exclue ; toute la palette est possible. Mais l’essentiel est le phénomène de miroir
qui renvoie la lumière vers les nuages : quand ceux-ci sont gris, ils reçoivent
néanmoins une illumination venue d’en bas. (7)
A l’échelle d’une portion de plage, le baigneur qui profite du soleil constate la
fluidité du sol sableux et sa surface ondulée et ondulante. Citons encore Colette qui
évoque “ ce sable vivant qui marche, ondule, se creuse, vole et crée sur la plage, par
un jour de vent, des collines qu’il nivelle le lendemain ”. Au reflux, la mer
abandonne la trace de ses mouvements sous la forme des rides de plage dont la fine
géométrie en trois dimensions permet de souligner des contrastes entre parties
éclairées et parties plus ou moins à l’ombre. (8)
Le promeneur, le long d’un cordon ou d’une flèche de galets, observe la variété
des formes et des teintes de ceux-ci, souvent ovales, parfois ronds, creusés de
cavités ou gardant l’aspect tarabiscoté des silex branchus d’origine. Témoins d’une
usure multimillénaire, ces galets traduisent la puissance de l’érosion marine. Utiles
pour l’industrie (abrasifs et cosmétiques, etc.) ils attirent le regard des enfants.
Mais, ramassés par la petite-fille du peintre, ils n’intéressent Manessier que pour
y saisir à nouveau la lumière et y refaire ses gammes.
Terres et eaux loin du littoral
Amiénois par obligation (études, commerce familial) ou sur invitation (à la
Maison de la Culture), circulant à vélo dans la campagne, se rendant dans les
hortillonnages ou chez le recteur Robert Mallet, Alfred Manessier se laisse
également séduire par le chatoiement de la campagne picarde. La vallée de la
Nièvre, où il est né et enterré auprès de ses parents, ne l’a cependant pas inspiré :
paysage escamoté, associé à des souvenirs pénibles ou trop associé à l’industrie du
jute et ses entreprises paternalistes. (9)
De même qu’il a transcrit les couleurs vives de la Beauce lors de ses séjours
chartrains (à Emancé) ou celles des champs picards dans la flamboyance de
certains de ses vitraux du Saint-Sépulcre d’Abbeville, il a su rendre la féerie des
hortillonnages d’Amiens où, il est vrai l’eau est omniprésente et ajoute ses reflets à
ceux des aires cultivées, des roselières et des jardins d’agrément.
Malgré leur faible pente, les rivières picardes s’écoulent parfois en glougloutant
dans d’étroits passages ou après le barrage artificiel d’une écluse ou d’un bief de
moulin à eau. Un plan d’eau fixe est animé par le vent et la lumière céleste y mire
son instabilité. Cette animation de l’eau est présente dans de nombreux tableaux.
Les hortillonnages nous rappellent qu’en Picardie aucun paysage “ naturel ”
n’est indemne d’une puissante marque humaine. Comparés aux chinampas
mexicains des anciens Aztèques (10), les hortillonnages, même dépourvus de leur
fonctionnalité maraîchère, demeurent des espaces à la fois aquatiques, terrestres et
aériens qui combinent quasiment les mêmes éléments qu’en baie de Somme, en une
symphonie de couleurs vibrantes et de formes, tantôt vagues, tantôt affirmées.
L’évolution des paysages
De 1923, date de ses premiers dessins de la baie de Somme, à 1993, comment ont
évolué les paysages si chers à Manessier et son oeuvre a t-elle a t-elle enregistré, de
quelque manière, cette évolution ?
La baie de Somme est, par définition, un espace changeant. Le chenal principal de
la Somme se divisait, au XVIIIème siècle en deux parties, l’une au nord longeant Le
Crotoy, l’autre au sud, frôlant Saint-Valéry. Progressivement, la canalisation de la
Somme a favorisé le port méridional au détriment de celui du Nord, et ce
phénomène s’est amplifié tout au long du XXème siècle.
Dans les années où Manessier fréquente la côte picarde, il peut, d’une année sur
l’autre mesurer, par exemple, la progression de la flèche (poulier) du Hourdel qui
continue d’être alimentée par les galets migrant depuis le Pays de Caux, à partir de
matériaux surtout siliceux arrachés aux falaises. Depuis que les travaux de
protection du littoral ont limité cette production, la flèche du Hourdel ne progresse
plus, figée et recouverte en grande partie de végétation halophile.
Au contraire, le cordon de galets de protection des Bas Champs recule tandis
que, évènement majeur, le fond terrestre de la baie s’étend vers l’Ouest. Les
atterrissements marins (principalement sableux) et continentaux (principalement
vaseux) contribuent à colmater la baie, à réduire l’épaisseur de la lame d’eau
recouvrant l’estuaire à marée haute. Cette lame plus mince se réchauffe plus vite,
modifiant les conditions de vie de l’ensemble de la faune (coquillages, coques
notamment). Le miroir de la baie, moins épais et moins clair est désormais moins
efficace sauf aux lendemains de tempête ou de grande marée.
Pour garder l’accès maritime des ports du Crotoy et de Saint-Valéry, il faut
maintenir en eau les chenaux d’accès, nettoyés par la marée montante et le flux
descendant des eaux fluviales. L’effet de chasse d’eau ne peut être maintenu au
Crotoy que par un bassin de retenue vidé autant que de besoin, équipement
coûteux et délicat qu’il faut également curer régulièrement. La baie peut être
souillée autant par ces boues que par les autres rejets liquides.
La partie maritime de la baie de Somme se réduit donc comme peau de chagrin et
l’estran (11) où le sable mouillé recueille les rayons de la lumière du jour n’a sans
doute plus la même intensité qu’à l’époque du jeune Manessier.
Un événement météorologique exceptionnel peut, comme en 1990, faire céder le
cordon littoral affaibli et provoquer une inondation de la quasi totalité des Bas
Champs et provoquer une nouvelle symbiose des trois éléments : terre, eau et
ciel… et permettre la mise en réserve naturelle du Hâble d’Ault.
La réduction de l’activité de la pêche côtière et l’essor de la navigation de
plaisance ont profondément modifié l’aspect des ports. Il n’est plus possible d’y
voir des alignements de bateaux de pêche à voile serrés les uns contre les autres
comme dans les années 1920. Les bateaux à moteur, dans les années 1930, puis le
tourisme ont effacé le caractère spectaculaire des flottilles rentrant dans les ports.
Et si les phoques de la baie et les oiseaux migrateurs ou sédentarisés du
Marquenterre ont redonné un nouvel attrait à ce littoral “ naturel ”, cette faune n’a
pas inspiré le peintre… (12)
Quant à la “ plaine ” et aux bas plateaux de la Picardie intérieure, Manessier a été
témoin de l’extension des remembrements qui commencèrent dans l’entre-deux
guerres, pour s’amplifier dans les années 1950. L’ancien parcellaire découpé,
souligné par les “ rideaux ” (13), parfois par des clôtures, parfois des haies
morcelées, accrochait le regard : il a fait place aux vastes champs ouverts
( openfield ) et à leurs assolements mettant en jeu de grandes superficies. Une sorte
de bocage – presque réalisé dans le Marquenterre – l’aurait davantage intéressé.
Bien qu’il s’agisse souvent de terres à blé d’un jaune soutenu, elles ne peuvent se
comparer aux étincelantes dorures des campagnes beauceronnes saisies par le
peintre du côté de Chartres.
Manessier a connu aussi le déclin du maraîchage dans les hortillonnages
d’Amiens, réduit au dixième de leur superficie. Mais ce qui l’a remplacé n’a pas
effacé le réseau des rieux et canaux, la variété des aires cultivées, agrémentées ou en
friche et cette douce harmonie entre les eaux à lent écoulement et la végétation qui
les borde. Les hortillonnages du peintre sont irisés et chatoyants. Manessier
apprécierait sans doute aujourd’hui de s’y promener dans des barques à cornet à
moteur électrique qui permettent d’en goûter tout le charme.
Grâce à ses notes et à sa fille, Christine Manessier, nous savons que les plus
anciens souvenirs du peintre concernent bien un milieu aquatique, mais à quelque
distance de la mer : les marais du bras du Scardon, dans le quartier du Thuison à
Abbeville où se trouvait la maison familiale aujourd’hui remplacée par une
construction neuve quelconque, les marais étant asséchés et … bâtis.
Après avoir, dans les années 1970, pesté et protesté contre les dégradations de la
baie de Somme (épandages de boues, constructions en béton, envahissement par la
vase au détriment du sable, invasion de plantes vertes (spartine, obione faux
pourpier, salicorne) qui retiennent la terre et contribuent au rétrécissement de la
baie, etc.), Alfred Manessier notait, vers la fin de sa vie, les progrès de sa
réhabilitation, après qu’elle ait échappé à une mort probable. Classée, comme les
hortillonnages d’Amiens, parmi les espaces remarquables pour l’humanité, la baie
de Somme, mieux connue, scientifiquement et par les media, mieux appréciée des
touristes, notamment étrangers, peut encore témoigner de la qualité d’un paysage
dont les moindres “ intonations ” réveilleraient un besoin de reproduire, par la
peinture, le merveilleux du réel.
Dès les premières esquisses, très réalistes, c’est la lumière qui est constamment
mise en valeur, tantôt prise dans les filets de cases fortement cernées, tantôt
comme diffractée au sein d’une multitude de formes et de couleurs vives, que ce
soit par observation des motifs, souvenirs d’enfance ou reconstructions répétées.
La constance de l’inspiration l’emporte sur la mutation donnant une œuvre sans
cesse renouvelée mais nourrie d’une source intarissable et immuable. (14)
Références
(1) “ Le paysage en soi n’est rien, il n’existe que par ce que l’on veut bien y
mettre ; c’est la manière dont on l’appréhende, l’émotion dont on le charge,
qui font surgir des résonances fortuites, des échos secrets, des mélanges
jusque là impossibles, qui s’enrichissent mutuellement et se disent, enfin,
quelque chose pour devenir ce qu’on appelle la peinture. ” - Alfred
Manessier, in catalogue Manessier, “ Le paysage, peintures 1945-1985 ”,
Centre culturel Pomel, Issoire, 1989.
(2) Ensemble de bras d’eau de mer abandonnés à marée basse et de petites
lagunes temporaires (“ bâches ” en picard).
(3) Alfred Manessier in catalogue Manessier, peinture et lavis, 1948-1985,
Centre culturel Noroît, Arras, 1986.
(4) In Les vrilles de la vigne.
(5) Zone vaseuse, souvent visqueuse, dépourvue de végétation bordant les
chenaux de marée.
(6) In Les vrilles de la vigne.
(7) Citation de Robert Mallet : “ La baie offrait ses bancs de sable et ses
émergences de verdure sous un ciel ennuagé mais lumineux qui s’unissait à
elle ” - in Les rives incertaines, éditions Gallimard, Paris, 1993.
(8) “ Les traces faites par la mer au reflux sur le sable m’ont subjugué. Je n’ai
pu résister à l’infini de leur rythme. Est venu le dessin. ” - in catalogue
Manessier, peintures et lavis, 1948-1985, op. cit.
(9) Voir Hector Malot dans En famille qui décrit la vallée de la Nièvre et
l’empire du jute de Saint Frères sous des noms d’emprunt.
(10)
Alain Musset, “ l’agriculture sur l’eau en milieu urbain : les
hortillonnages d’Amiens et les chinampas de Xochimilco ”, in Bulletin de
l’Association des géographes français, septembre 20003, pp. 325-337.
(11)
Partie de la plage découverte à marée basse.
(12)
Le phoque ou veau marin, mangeur de poissons, est un indésirable
chassé au début du siècle.
(13)
Talus résultant, dans la majorité des cas, du retournement des
charrues en limite de champ et de l’épierrage, parfois de tassements en
bordure de vallons secs.
(14)
Autres références :
- Jacques Darras (direction), La Picardie, verdeur dans l’âme,
éditions Autrement, 1993, 199 p. (on y trouve le dernier entretien
accordé par Manessier).
- Joseph de Valicourt , La baie de Somme, ISA édition, 1996, 143p.
-
La baie de Somme en question (direction : Jean-Marc Hoeblich),
actes du colloque du 18 novembre 1998, Amiens, Université de
Picardie-Jules Verne et association “ Pour le littoral picard et la baie
de Somme ”.
Les paysages de la baie de Somme et de Picardie,
une permanence dans l’œuvre d’Alfred Manessier
par Sylvie Couderc
Dans son œuvre graphique sur papier, Alfred Manessier aborde autant les
techniques de la mine de plomb classique, de l’encre de Chine, de l’aquarelle ou du
pastel. Parmi les quelques 2000 dessins qu’il a réalisés, les travaux qui se
rapportent aux paysages, et précisément à ceux du littoral de la Picardie, sa région
natale, demeurent un ensemble singulier et significatif.
Bien que certaines peintures soient précédées par des études, ces dernières sont
loin de constituer la majorité de l’œuvre sur papier de l’artiste. Celui-ci présente
un caractère autonome qui concerne les paysages de la Picardie et s’affirme dans le
jeu subtil des contrastes et des nuances que l’on remarque autant dans les
aquarelles très colorées que dans les travaux bichromes, les encres ou bien les
dessins à l’essence de térébenthine.
La pratique du dessin est sans doute la plus appropriée qui soit pour saisir sur le
motif les changements atmosphériques ainsi que les couleurs du ciel et de la mer
qui, sans cesse, se modifient. Adolescent, Manessier plante son chevalet en plein
air. Avec le paysage sous ses yeux, il exécute ses premières études. Plus tard,
certaines de ses aquarelles ainsi que ses carnets de dessins qu’il emporte en voyage
à partir des années 1960 (1), sont la traduction immédiate de ses impressions.
Toutefois, de telles réalisations restent marginales dans l’ensemble de sa
production. Car Alfred Manessier s’attache, tout au long de sa vie, à recomposer
ses visions premières. Cette logique préside à l’ensemble des huiles sur toile
inspirées par la Picardie mais aussi à ses séries de pastels.
Il ne faut pas oublier que l’art de Manessier est né d’une démarche pour le moins
savante, lorsqu’à la fin des années 1930, il recherchait la synthèse entre Picasso et
Bonnard, entre le dessin et la couleur et qu’à l’âge de la maturité il témoigne d’une
symbiose entre des sensations, brutes et fugaces, et une activité mentale qui les
modèle à travers le langage plastique de l’abstraction et les symbolise pour tendre
vers un ordre spirituel du monde.
Les paysages rassemblés dans cette exposition, partagés entre dessins et
peintures, rendent compte, de manière très complète, de ce processus de création.
Quelque soit le temps imparti, soit la rapidité d’exécution caractéristique des
petits formats sur papier, soit la lente élaboration réservée aux toiles de grandes
dimensions, Alfred Manessier fait preuve d’une même concentration et d’une
même exigence qui est celle, dit-il, “ d’aller à l’essentiel ”. C’est à travers de tels
aspects que réside, sans doute, l’unité de ces paysages de la Picardie, œuvres tant
graphiques que picturales.
La prégnance des lieux
Alfred Manessier découvre la baie de Somme et notamment Le Crotoy pendant
les grandes vacances d’été, en 1919. Il est alors dans sa huitième année. Adulte,
c’est à cette même période qu’il retournera fréquemment au Crotoy, pendant des
séjours de quelques semaines ou de quelques jours. Il fréquente essentiellement ce
petit port de pêche, motif récurrent de son œuvre inspiré par les côtes de la
Picardie et dont il suivra l’évolution des années 1920 jusqu’au début des années
1990, alors que l’activité des pêcheurs a quasiment disparue.
Dans sa jeunesse l’artiste a l’habitude de séjourner au mois d’août au TouquetParis-Plage où il est invité par l’une de ses parentes, cousine Lucie, puis de résider
au mois de septembre au Crotoy. Là, il réalise ses premières peintures de paysage
sur des supports de carton ou d’isorel. Ces “ pochades ”, ainsi les nomme-t-il,
sont peintes à l’huile sur le motif et représentent des vues du port, des couchers de
soleil, ainsi que des barques échouées sur la plage.
Alors qu’il est étudiant à l’Ecole des beaux-arts de Paris, les paysages de bord de
mer sont remplacés par bien d’autres sujets. Tout en copiant les maîtres,
Rembrandt, Titien, Renoir, Alfred Manessier est sensible aux tendances picturales
de son époque, particulièrement au Surréalisme et à l’œuvre de Picasso.
Marié en 1938, il fait découvrir, en août 1939, à Thérèse, son épouse, la baie de
Somme qu’ils parcourent en tandem. Ils sont contraints d’interrompre leur séjour à
l’annonce de la déclaration de la guerre.
Ce sont des aquarelles ainsi que des huiles datées de 1942 et 1943 et
probablement réalisées au Bignon, dans l’Orne, qui marquent le retour du thème
des paysages du littoral picard, alors que l’artiste commence à acquérir son style
propre.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à la fin du mois d’août 1947,
Alfred Manessier retrouve le Crotoy. A son retour à l’atelier, il peint notamment
Soir d’été dans la baie de Somme, une huile encore fortement marquée par le
Cubisme. A la même période, Le port bleu (1948), qui est un tableau placé sous la
même influence, est acquis par le Musée d’art Moderne de la Ville de Paris, l’année
de sa création. Les deux étés de juillet 1948 et 1949, sont particulièrement prolixes
avec des huiles et des aquarelles sur papier. (2)
A l’occasion des fêtes de Pâques, en 1950 et 1952, Manessier est au Crotoy. Il y
séjourne avec sa famille également les étés 1953 à la villa Jackie sur la plage et 1955
à la villa Marie-Jeanne sur le port. L’artiste ne possèdera ni maison ni atelier en
baie de Somme. Il louera des résidences d’été ou bien habitera à l’hôtel. Dans la
première moitié des années 1950, sa production est fortement marquée par
l’inspiration des paysages du Crotoy qui, après 1955, disparaissent de son
oeuvre. Pendant une longue période il s’éloigne des côtes picardes, hormis de brefs
passages dans la région et en bord de mer, d’un ou de deux jours (le 12 octobre
1963, les 22-26 août 1972, les 9-10 novembre 1975). Les grandes vacances d’été
sont l’occasion de villégiatures dans d’autres régions françaises et à l’étranger,
notamment en Espagne.
Alfred Manessier a été séduit par d’autres bords de mer, par la Bretagne
particulièrement. Les îles de Ré, d’Oléron et de Jersey ainsi que les ports de SaintJean-de Luz, de La Rochelle, d’Honfleur, de Dieppe donnent naissance à des
oeuvres. Mais, dans ses notes comme dans ses peintures, Alfred Manessier n’a de
cesse de se référer aux côtes de la Manche et de la Mer du Nord, lesquelles
constituent son paysage maritime de prédilection.
Au cours des années soixante, à une période où les paysages de Picardie ne sont
plus présents dans sa peinture, il n’en oublie pas moins la lumière de la baie de
Somme : “ Je rêve du Crotoy sans arrêt, écrit-il en 1969, j’aimerais retourner à ce
thème de mon enfance ”. (3)
Quelques années plus tard, la mort de sa mère, en janvier 1977, est l’événement
qui le décide à s’installer au début de l’été suivant au Crotoy, du 15 mai au 30 juin,
en compagnie de son épouse Thérèse et de sa petite-fille Jeanne. Le premier jour
de son arrivée il commence le Carnet I, Le Crotoy, et déjà note les 19 et 20 mai
qu’il a peint “ 17 aquarelles de cailloux ”. Il s’agit des galets ramassés chaque jour
par sa petite-fille, à partir desquels il crée une série de peintures tout à fait
singulières. Ces petits formats sur papier sont uniques dans l’œuvre de l’artiste.
“ Ayant fait mes gammes, chaque matin sur un galet minimum… ”, écrit-il. Dans
ce même carnet, d’autres remarques au sujet de la couleur, indiquent la
simplification de sa palette qu’il veut réduire au blanc du papier, au gris et à la
terre. “ Soixante-trois ou soixante-quatre galets ” datés de 1977 sont dénombrés
dans l’exposition organisée par la galerie de France du 20 décembre 1983 au 5
février 1984 et dans laquelle une quarantaine de pièces (toiles et dessins de Sables)
parmi d’autres, sont inspirées par la baie de Somme et la Picardie. (4)
Avec Les Sables, Alfred Manessier se limite aux contrastes du noir, du blanc et
du gris et à l’usage seul de l’encre de Chine sur papier Japon, pour traduire toutes
les subtilités et les variations de la lumière réfléchies sur la plage, alors que les eaux
se sont retirées. Alfred Manessier invente un langage graphique pour créer cet
ensemble magistral d’œuvres qu’il commence en 1977 et achève à la fin de l’année
1983. Ses notes de décembre 1977 rendent compte d’un “ travail acharné aux lavis
du Crotoy ” qu’il poursuit dans son atelier d’Emancé. Ainsi, ces lavis inspirés par
la baie de Somme, sont-ils le résultat d’un processus de création long, au cours
duquel il va détruire certains dessins qu’il juge insatisfaisants. Dix grands formats
sont datés de 1983 et treize petits formats de 1977, trois de 1980, deux de 1981.
Déjà en 1963, Alfred Manessier formule son projet de “ penser, dit-il, à un grand
travail dans le Marquenterre ” afin de se consacrer à la peinture de l’intérieur des
terres, c’est à dire de sa région natale. Seize années plus tard, en juillet 1979, il
pense avoir terminé une grande toile de trois mètres de long qu’il appelle alors Les
marais ou L’Hommage à Monet, toile qu’il reprend en août 1983, date et signe
sous le titre Aube sur les étangs ou L’hommage à Monet . Cette dédicace au maître
impressionniste et, bien sûr, aux célèbres nymphéas de Giverny, confirme sa dette
envers Monet, dont l’empreinte, par ailleurs, a marqué au XXème siècle des
adeptes de l’art non figuratif, c’est à dire de Zao Wou-ki à Sam Francis. (5)
Manessier est tout aussi fasciné par le spectacle des eaux que le fut Monet. C’est
en observant la dissolution des formes dans l’eau que celui-ci révolutionna la
peinture de son temps et inaugura l’art abstrait à la fin de sa vie. On relève d’autres
points communs entre ces deux artistes : l’étude des barques, qu’il s’agisse de
régates, de voiliers avec Monet ou de simples bateaux de pêche avec Manessier ;
de même, l’attention accordée par l’un et l’autre à l’aspect temporel des paysages :
les effets de soleil, la neige au crépuscule ou la débâcle des eaux. C’est un bien juste
hommage, ainsi rendu par le peintre des hortillonnages qui, par ailleurs, cite
rarement d’autres maîtres sinon Corot, dont il se sent parfois proche, ou bien
Rembrandt et Ruysdaël, lorsque des paysages de Picardie lui évoquent certaines de
leurs peintures. (6)
A l’âge de 68 ans, Manessier inaugure une longue période de création consacrée
jusqu’à sa mort, en 1993, non plus aux rivages du Crotoy, mais à la campagne
Picarde, notamment aux souvenirs des paysages de sa petite enfance, dans la région
d’Abbeville. A la fin de l’année 1980 il reprend un ensemble de toiles consacrées à
la baie de Somme et abandonnées en 1977. En 1981 et 1982 il alterne les études de
la baie avec celles des marais. L’artiste peint des lieux autrefois familiers qui
n’existent plus comme Les Marais de Thuison (1983) aux alentours de l’ancienne
maison de ses grands parents maternels, en bas de laquelle coule “ le Novion ” au
lieu du “ Scardon ”, note-t-il le 26 août 1990, la rivière dont il interprète les eaux
courantes et jaillissantes dans Le Scardon à Thuison (1984) ou dans l’ Eau du
Scardon en hiver (1991) .
Le motif des eaux vives ou dormantes, qu’il s’agisse des rivières ou des étangs,
est le sujet de nombreuses toiles de l’époque telles que Rivière picarde (1982),
Fonds d’eau vive (1982), Gué au printemps (1990) ou bien Etang de la grande
hutte (1983), Automne dans les marais (1987). De la même façon qu’il a saisi, en
baie de Somme, les variations atmosphériques selon les heures et les saisons,
Alfred Manessier dépeint les marais de la Picardie dans les différentes lumières de
l’aube ou de l’aurore, du soir ou de la nuit, et des mois de l’année.
L’invention d’un paysage
Les barques au soleil couchant et Souvenir de barques de 1942 sont deux
aquarelles dont la composition est ordonnée selon l’équilibre des masses colorées
et le jeu des alternances entre les lignes horizontales et les courbes. Les mâts, la
coque des barques, les ombres portées sur le sable et les taches de lumière dans le
ciel sont bien sûr reconnaissables mais sont traduits par des formes géométriques,
prémices d’œuvres plus tardives.
L’artiste tend vers une interprétation abstraite de son sujet. Ces barques au soleil
couchant qui se décomposent en carrés, en rectangles, en cercles, témoignent d’un
Cubisme assimilé. A l’instar de la plupart des œuvres qui sont nées après la grande
période historique des années 1907-1914, elles ne sont plus l’écho du séisme
esthétique engendré par le mouvement, mais en restitue une version apaisée. Ainsi
Manessier place-t-il, dans les lointains, la ligne d’horizon à laquelle s’accrochent
des barques réduites à quelques centimètres, alors qu’au premier plan, sont
plantées d’imposantes carènes surmontées de voiles et de mâts. Il favorise les
contrastes de couleurs : jaune citron et rouge vermillon, violet et bleu turquoise,
bleu outremer et rouge sang.
Dépourvue de tout réalisme, cette peinture des côtes nordiques, ressemble à celle
des artistes fauves immortalisant la Méditerranée : Matisse et Derain à Collioure,
Soutine à Cagnes. Alfred Manessier peint sous l’influence de ses aînés. Mais cinq
ans plus tard, si l’on considère tous les paysages de mer de cette époque, force est
d’y constater qu’il a acquis une facture personnelle à travers le traitement
particulier de la lumière du Nord, notamment celle de la baie de Somme, “ à nulle
autre pareille ”, estimera-t-il à la fin de sa vie.
Bien que ces aquarelles de 1942-1943 ne laissent pas véritablement présager des
développements abstraits de sa peinture, elles présentent quelques parti-pris
formels qui, dès la première série des aquarelles de 1948, deviennent les motifs
récurrents des dessins et des toiles, tels ces triangles noirs ou ces rectangles
également sombres aux angles arrondis qui symbolisent, ici une embarcation, là une
voile. Les deux toiles Barques échouées au Crotoy (1948), Espace matinal (1949)
et l’aquarelle Brume à l’aube (1949) sont des œuvres qui témoignent de ce même
répertoire de formes à partir duquel la production abstraite de l’artiste se confirme
et se prolonge jusqu’au milieu des années 1950.
L’effet du contraste noir sur une couleur claire est l’un des invariants qui
contribuent à la reconnaissance du style d’Alfred Manessier et dont il use, tout au
long de sa vie, à travers des œuvres aussi différentes que Mer du Nord (1954),
Souvenir de baie de Somme (1979) ou Espaces marins (1991). Alors qu’il a
abandonné l’expression des volumes par le modelé et la juxtaposition des plans
instaurée par la perspective euclidienne, il suggère l’espace et la profondeur de
champ par la ligne courbe. Celle-ci compose les cercles successifs que l’on
remarque dans les deux toiles intitulées Marée basse (1955). Et c’est à l’aide
d’une courbe tracée d’un seul jet que sont esquissées les encres de Chine de 1955
(Flot en baie de Somme).
A l’âge de l’adolescence, vers 1927, quand il peignait sur le motif, Manessier
observait le mouvement des bateaux de pêche, les entrées et sorties du port du
Crotoy alors en pleine activité. L’un des thèmes auquel il demeure fidèle est celui
de la barque. Qu’il représente L’Etale ou Le Grain (entre 1926 et 1933), puis
quelques années plus tard, le Flot en baie de Somme (1947), les barques, dont on
imagine les voiles déployées par temps clair ou agitées par les pluies,
accompagnent le mouvement des eaux ainsi que les intempéries. Dans tous les
paysages de Manessier, l’homme est absent. Hormis la Pêcheuse de crevettes
(1943), on n’y rencontre aucun personnage. Comme dans les marines de Courbet,
où la barque est plantée au milieu de la baie (Baie avec falaises, 1869, La falaise
d’Etretat, 1869, La Vague, 1870, La Mer, 1872 ) comme le signe d’une humanité
quelque peu désemparée face à l’immensité de la mer, les embarcations que peint
Manessier, dénotent-elles aussi une présence humaine projetée dans une nature
tourmentée ?
Point de représentations dramatiques de la nature, ni de spectacle sublime de la
mer déchaînée ou encore de barques dans la tempête dans les paysages de
Manessier. Si le sublime “ constitue incontestablement un principe de
débordement ”, nombre de tableaux de Manessier offrent davantage des visions
sereines à travers le caractère stable, équilibré de leur composition. Or, le
mouvement, la mobilité, la fluidité appartiennent aussi à l’univers maritime du
peintre qui n’a de cesse de tracer, dans ses toiles, le rythme des eaux. Il les
intensifie par jeu de superpositions, de répétition des formes abstraites. Mais loin
de se livrer à un simple découpage du tableau en espaces géométrisés, l’art abstrait
lui permet de traduire ses sentiments vis à vis de la nature. Il évoque “ une
promenade biblique ” (7) lorsqu’il marche en baie de Somme, lieu du ressourcement
de son énergie spirituelle qu’il revisite à différentes étapes de sa vie. Ainsi
Manessier aura-t-il tenté sa propre expérience du sublime à travers d’un côté cette
expérience du dépassement de soi vécue face à la mer et de l’autre cet
éblouissement éprouvé dans la lumière des hortillonnages comme manifestation,
pour lui, du divin.
Les paysages de la baie de Somme s’apparentent à la facture abstraite élaborée
par l’artiste depuis la fin des années 1940. Ils participent de cet agencement de
lignes et de masses, mêlant la recherche de l’asymétrie à celle de l’équilibre dans la
lignée d’une Abstraction géométrique qui caractérise une partie de la production de
l’Ecole de Paris. La structure de la grille, empruntée à Paul Klee, à partir de laquelle
sont architecturées la plupart des œuvres de Manessier, au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, est tout à fait visible dans bon nombre des aquarelles de
la baie de Somme de 1949. Toutefois elle y est bien moins prégnante que dans les
paysages et les vues de port néerlandais peints autour de 1956. Si Bernard
Ceysson a vu en Manessier le “ successeur de Mondrian ” (8), cette parenté est
sans doute davantage exacte dans les toiles de la période hollandaise de 1955 à
1956, consécutives à son voyage aux Pays Bas, en février 1955, que dans celles de
la baie de Somme.
Quand il se consacre à la peinture de la baie de Somme, Alfred Manessier
n’exploite pas un dessin qu’il aurait déjà expérimenté. Il reste attentif aux
caractéristiques de ces paysages à partir desquels il propose des configurations
singulières qu’on ne peut véritablement observer dans aucun autre travail. De
manière tout à fait spécifique, il trace largement des courbes qui délimitent des
zones colorées, cernées comme des îlots, à l’intérieur desquelles il place ses
motifs : barques et voiles suggérées, lignes de partage esquissées entre la côte et la
mer, entre le sable et l’eau. Les angles sont arrondis, les lignes souples et
sinueuses. Ainsi Alfred Manessier recrée-t-il un espace maritime rythmé par
l’alternance des bancs de sable et des bassins d’eau peu profonds, découverts
quand les eaux se sont retirées pour former ce qu’il appelle “ les bâches ”. Le
peintre a donné une interprétation personnelle de la marée basse et des morteseaux, un paysage dont il semble ne s’être jamais lassé, qu’il révèle le Flot en baie de
Somme dans les dessins à l’encre de Chine de 1955 ou qu’il dessine les plis, les
creux et les crêtes formés par le sable mouillé dans les Sables (1981-1983). On
retrouve le même parti pris de courbes et de contre-courbes dans quelques toiles
des années 1980 (Derniers rayons sur la baie de Somme, 1984-1985), à une
période où les marais et les hortillonnages sont devenus une partie importante de
sa production.
Dans ces œuvres consacrées à la Picardie, on constate des analogies formelles
avec d’autres tableaux d’inspiration religieuse (Alleluia, 1976) ou politique
(Hommage à Martin Luther King, 1968 ; Vietnam-Vietnam, 1972 ;). Ceux-ci
présentent des contours flous, des masses diluées par les couleurs, des effets de
transparence. Cette fusion de la matière et de la forme, au moyen de la couleur, a
permis à Manessier de s’éloigner des constructions orthogonales, quelque peu
rigoureuses auxquelles il était resté fidèle jusqu’à la fin des années 1950. Sa
peinture est devenue plus expressive et gestuelle comme en témoignent les
paysages de l’Espagne des années 1960, ceux de la Beauce ainsi que de la Suède au
cours des années 1970 et 1980. Quelles que soient ces correspondances, la palette
élaborée par Manessier pour peindre les couleurs et les lumières des côtes picardes
ou de l’intérieur des terres, est tout à fait distincte des tonalités qui caractérisent
d’autres lieux. “ Gris de Payne, terre d’ombre naturelle, jaune de Naples, blanc,
vert émeraude… ” identifient ce paysage. Dans les carnets I (1977) et II (19771986), réalisés au Crotoy, Alfred Manessier esquisse les ciels et les rivages avec
des tons “ pâles et cassés, froids et clairs, laiteux et doux ” qui, ainsi consignés
dans ces carnets de croquis traduisent directement les émotions du peintre et
l’acuité de son regard.
Alfred Manessier a réalisé certaines de ses aquarelles sur le motif quand,
recherchant la proximité du bord de mer, il louait des villas au Crotoy donnant sur
la plage ou sur le port. Mais la plupart du temps, il a fait appel à sa mémoire pour
réaliser ses paysages. Qu’il s’agisse de la “ veduta ” de la Renaissance italienne ou
bien des impressions reportées sur la toile par les peintres paysagistes de la
seconde moitié du XIXème siècle, le paysage est toujours une reconstruction
mentale. Quand Manessier peint les côtes de la Picardie, il réunit deux aspects :
d’une part celui de la construction, manifestement travaillée dans presque toutes
ses œuvres, des années 1940 et 1950, autant dans les grandes toiles que dans les
aquarelles et les pastels et surtout dans les petites études au pastel de 1953 pour
les peintures Marée basse ou Morte eau; d’autre part celui de la sensation fugace
traduite sans doute avec le plus de pertinence par la variation des nuances colorées
pour caractériser la baie de Somme. Son intérêt, si marqué pour l’architecture du
tableau qui témoigne d’une volonté de confirmer sa solidité et sa présence, est alors
tempéré par son intention, aussi déterminée, de rendre compte des atmosphères
selon les différents moments de la journée ou bien les fluctuations de la marée.
Ainsi son approche du paysage n’est-elle pas complètement étrangère à ce
concept de “ l’ukiyo-e ” (images du monde flottant) si prisé par les Orientaux et
auquel des artistes tels que Monet et Degas ont été sensibles. Mais l’exercice de la
mémoire ne permet-il pas de faire surgir d’un univers également flottant, des
ressentis, des sensations vagues et de les préciser par des représentations ? Dans
l’œuvre entier de Manessier, ce sont les paysages de la baie de Somme qui offrent
particulièrement cette tension entre le souvenir et la nécessité de le rendre visible.
Les premières aquarelles du milieu des années 1940 sont bien des paysages de
rêve (L’Estacade, Le Rêve, 1942). Quand il retrouve le littoral picard, quelques
années plus tard, il s’attache à peindre le spectacle, chaque jour différent, que la
mer lui offre. Les dessins à l’essence de térébenthine datés de 1955 (Port du
Crotoy) appartiennent à cette veine quasi réaliste, laquelle réapparaît plus tard en
1977 avec les Galets de la baie de Somme, comparables à des dessins de planches
naturalistes. Manessier aura donné des versions diversifiées du paysage picard,
modifiant les échelles, de la représentation de la vaste baie et de l’étendue des
marais jusqu’à la peinture des galets et des sables, mais aussi à travers des ruptures
stylistiques : à l’épuration des formes succède l’étude documentaire ou le croquis
sur le motif.
Au Crotoy, Manessier a placé son observatoire. Depuis son adolescence, c’est
quasiment les mêmes vues qu’il reprend : la plage, puis la mer vers la pointe du
Hourdel, un tracé sombre qui barre une partie de l’horizon, visible dans nombre
d’œuvres, ou bien des bateaux, en rang serrés, devant l’estacade. Pendant plus de
cinquante ans, ce littoral a bien sûr évolué : des quais en béton ont été construit à la
place des anciens qui avaient été bâtis en bois mais la marine à voile a quasiment
disparu, la boue s’est déposée dans la baie et, certaines années, la baignade a été
interdite à cause de la pollution. Bien que Manessier s’en désole, sans cacher dans
ses notes, son indignation et sa tristesse, il reste encore surpris, de temps en
temps, par la beauté de la lumière. Les 9 -10 novembre 1975, il écrit : “ Quelle
lumière exceptionnelle… ”, le 10 novembre 1984 : “ La qualité de la lumière,
absolument sublime (… ) la lumière est une véritable splendeur ”. (9)
A la fin de sa vie, il reste ainsi partagé entre la nostalgie d’un monde à jamais
perdu et l’idée qu’il peut, néanmoins, sauvegarder, dans sa peinture, la qualité des
sites, en observant de temps en temps que “ ce qu’il en reste est encore
admirable ” (notes après le 10 août 1991). Nourri par ses impressions d’enfance,
motivé par le désir de témoigner des lieux tant qu’il est encore temps, Manessier
n’est pas l’auteur d’une vision idéalisée et purement intellectuelle du paysage. Il a
surtout cherché à inscrire la pérennité de ses émotions. Pour ce faire, il s’est
attaché à faire surgir, de l’intérieur même de la nature et de façon à la fois concrète
et sensorielle, un état du monde, en quelque sorte déjà là, une matière admirable
donnée aux hommes, qu’il se devait de faire renaître dans chacune de ses œuvres.
Notes
(1) On compte quinze carnets réalisés dont trois se rapportent à la baie de Somme
et qui sont présentés dans cette exposition.
(2) On peut évaluer la production de Manessier à travers les notations que
Thérèse Manessier a laissé dans les archives de la galerie de France. Elle
comportent des indications biographiques et signalent à partir de la fin des années
1940 le nombre d’œuvres réalisées chaque année, ceci jusqu’en 1983 (mention de
12 toiles). En 1948 elle signale une quarantaine de toiles et autant d’aquarelles, en
1949 qui fut une année très prolixe, 76 toiles et 32 aquarelles. Au cours de toutes
ces années on remarque une production qui n'est pas constante. Elle dépend des
voyages de Manessier ainsi que des commandes de vitraux ou de tapisseries
auxquelles il accorde du temps. Pour exemple : en 1950, 17 toiles, 12 aquarelles ;
en 1951, 50 toiles, 15 aquarelles ; en 1953, 13 toiles, 30 aquarelles ; en 1959, 45
toiles, 2 aquarelles, 13 dessins, 39 pastels ; dans les années 1960 et 1970 les
chiffres varient entre 7, 8, 9 toiles (respectivement en 1975, 1969, 1972) et 15, 20,
29 (respectivement en 1962, 1964, 1966). C’est en 1976, année où sa mère tombe
gravement malade, qu’il réalise le nombre le plus faible d’œuvres, soit 5 toiles.
(3) Notes de l’artiste (1961 – 1993) dans ce catalogue.
(4) Archives de la galerie de France à Paris.
(5) “ Zao Wou-ki, comme beaucoup de peintres de sa génération, de Sam Francis à
Riopelle est alors fasciné par Monet et la magie orientale des Nymphéas. “ Chez
Monet, dit-il, Il n’y a pas de limites entre les objets, la nature, l’air. Dans Les
Nymphéas, tout se fond en un seul bloc ” in Zao Wou-ki, cité par Jean Leymarie,
éd. Cercle d’art, Paris 1986.
(6) Notes de l’artiste (1961-1992) dans ce catalogue : Février 1975, “ La lumière
de Corot demeure…Une heure au Louvre en sa compagnie…un ami si proche ”.
Les références à Rembrandt et à Ruysdaël sont dans le Carnet II – Le Crotoy,
1977-1986.
(7) Extrait du film Les offrandes d’Alfred Manessier par Gérard Raynal,
production Soleluna Films, 1992.
(8) Bernard Ceysson in Manessier, éd. La Renaissance du livre, Tournai 2000.
(9) Notes de l’artiste (1961 – 1993) dans ce catalogue.

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