LIGNES DE FORCE DE LA JURISPRUDENCE FRANCAISE EN

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LIGNES DE FORCE DE LA JURISPRUDENCE FRANCAISE EN
LIGNES DE FORCE DE LA JURISPRUDENCE FRANCAISE
EN MATIERE DE PRIVATISATIONS D’ENTREPRISES PUBLIQUES
Introduction
Eléments de définition
Le terme privatisation désigne le transfert de la propriété d’une entreprise publique vers le
secteur privé.
Le transfert peut concerner la propriété des biens de l’entreprise ou du capital social de la
société sous la forme de laquelle est organisée l’entreprise.
La privatisation peut être totale ou partielle. Dans ce dernier cas, elle ne concerne qu’une
partie des actifs publics.
Sources
La privatisation est expressément prévue par l’article 34 de la Constitution de 1958 qui
énonce que « la loi fixe les règles concernant les nationalisation et transferts de propriété
d’entreprises du secteurs public au secteur privé».
La première loi de privatisation a été celle du 2 juillet 1986 qui habilita le Gouvernement à
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Société Civile Professionnelle d’Avocats au Barreau de Paris, membre d’une association agréée. Palais P086
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The European Legal Alliance est une alliance de cabinets d’avocats indépendants
privatiser par voie d’ordonnances 65 entreprises publiques avant le 1er mars 1991. Entre 1986
et 1988, 12 groupes représentant avec leurs filiales près de 1.500 entreprises publiques furent
privatisés. Il s’agit de Saint-Gobain, Banque de Paris et des Pays-Bas (Paribas), Banque du
Bâtiment et des Travaux Publics, Banque Industrielle et Mobilière, Crédit Commercial de
France,
Compagnie
Générale
d’Electricité,
Compagnie
Générale
de
Construction
Téléphonique, Agence Havas, Société Générale, Mutuelle Générale Française Accidents-vie,
Compagnie Financière de Suez, Société Matra. Parallèlement, deux privatisations furent
réalisées par deux lois particulières : TF1 et le Crédit Agricole.
La loi du 2 juillet 1986 fut d’abord précisée par celle du 6 août 1986 relative aux modalités
d’application des privatisations décidée par la précédente loi, puis elle fut modifiée par la loi
du 10 juillet 1989, qui leva les entraves faites aux cessions d’actions imposées aux groupes
d’actionnaires stables (appelés « noyaux durs »), lesquels ne pouvaient revendre leurs actions
durant les deux premières années de leur détention. Mais cette loi maintenait la possibilité
reconnue aux pouvoirs publics de faire valoir la protection et la défense des intérêts nationaux
dans les transactions portant sur les titres, en permettant au Ministre de l’Economie de faire
opposition à ces cessions.
La loi du 19 juillet 1993 lança la seconde vague de privatisations. Elle établit une liste de 21
opérations correspondant aux douze groupes faisant partie du programme entrepris en 1986
dont le délai avait expiré le 1er mars 1991, et ajouta de nouveaux groupes, à savoir
Aérospatiale, Banque Hervet, Banque Nationale de Paris, Caisse Nationale de Prévoyance,
Caisse Centrale de Réassurance, Compagnie Générale Maritime, Air France, Péchiney,
Renault, Rhône-Poulenc, SEITA, SNECMA, Assurances Générales de France, Union des
Assurances de Paris, Société Marseillaise de Crédit, Elf-Aquitaine, Thompson, UsinorSacilor. Enfin, une loi particulière, du 31 décembre 2003, a transféré France Télécom au
secteur privé, et une autre loi particulière, du 7 décembre 2006, a réalisé la privatisation de
Gaz de France.
Nature du contentieux
A titre liminaire, il convient de constater que les privatisations n’ont généré en France que fort
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peu de contentieux.
Un peu plus de 20 décisions significatives, toutes reproduites et commentées dans la présente
étude, peuvent être répertoriées.
Certaines émanent du Conseil Constitutionnel (4 décisions), une très large majorité a été
rendue par le Conseil d’Etat (15 décisions), alors qu’une troisième série de décisions provient
des juridictions de l’ordre judiciaire (5 décisions, dont quatre de la Cour de Cassation).
Ce contentieux, finalement peu abondant, a eu trois objets, les limites constitutionnelles des
privatisations (I), la procédure de privatisation (II) et les effets des privatisations (III).
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I.
CONTENTIEUX RELATIF AUX LIMITES CONSTITUTIONNELLES DES
PRIVATISATIONS
Le contentieux a porté sur l’interprétation du 9ème alinéa du préambule de la Constitution du
27 octobre 1946, dont les dispositions sont toujours en vigueur en vertu du préambule de la
Constitution française actuelle du 4 octobre 1958.
Ce texte énonce que « Tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les
caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de
la collectivité. »
La question a fait l’objet d’arrêts rendus par le Conseil Constitutionnel, qui a du interpréter
tant la notion de « service public national » que celle de « monopole de fait ».
1. Arrêt du 26 juin 1986, Décision du Conseil Constitutionnel n° 86-207
Le Conseil Constitutionnel juge que le préambule a valeur constitutionnelle et s’impose au
législateur et « qu’il suit de là que serait contraire à la Constitution le transfert du secteur
public au secteur privé de certaines entreprises dont l’exploitation revêt les caractères d’un
service public national ou d’un monopole de fait ».
Le Conseil constitutionnel juge que les entreprises listées en annexe de la loi ne peuvent être
regardées comme exploitant un service public dont l’existence et le fonctionnement seraient
exigés par la Constitution.
Considérant que « la notion de monopole de fait doit s’entendre, compte tenu de l’ensemble
du marché à l’intérieur duquel s’exercent les activités des entreprises ainsi que de la
concurrence qu’elles affrontent dans ce marché de la part de l’ensemble des autres
entreprises », l’arrêt constate qu’aucune des entreprises à privatiser ne constitue un monopole
de fait, dans le cadre du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation exercée en la matière
4
par le Conseil Constitutionnel.
Une application de ce principe est faite par le Conseil d’Etat, dans l’arrêt M. Bayrou et autres,
Association de défenses des usagers des autoroutes, rendu le 27 septembre 2006, (infra n°
19), qui juge que l’exploitation d’une entreprise ne peut avoir les caractères d’un service
public national ou d’un monopole de fait que si elle est exercée à l’échelon national et
qu’aucune des sociétés exploitant le réseau autoroutier ne s’est vue attribuer de concession à
l’échelon national.
2. Arrêt du 23 juillet 1996, décision du Conseil Constitutionnel n° 96-380
Dans cet arrêt, le Conseil Constitutionnel précise la notion d’entreprise gérant un service
public national, à propos des dispositions législatives de transformation de France Télécom en
entreprise nationale et de la possible ouverture minoritaire de son capital social au secteur
privé.
L’arrêt énonce « qu’en maintenant à France Télécom, sous la forme d’entreprise nationale,
les missions de service public antérieurement dévolues à la personne morale de droit public
France Télécom dans les conditions prévues par la loi de réglementation des
télécommunications, le législateur a confirmé sa qualité de service public national , qu’il a
garanti, conformément au neuvième alinéa de la Constitution de 1946, la participation
majoritaire de l’Etat dans le capital de l’entreprise nationale, que l’abandon de cette
participation majoritaire ne pourrait résulter que d’une loi ultérieure »
La décision distingue le service public national du service public constitutionnel : Le service
public national est une création de la loi, ce qui explique que le législateur pourrait retirer à
l’activité exploitée par l’entreprise son caractère de service public national. Le service public
constitutionnel, exigé par la Constitution elle-même, ne pourrait être déchu de son rang par la
loi.
3. Arrêt du 5 août 2004, décision du Conseil Constitutionnel n° 2004-502
5
Cette décision confirme la distinction dégagée par celle du 23 juillet 1996, (supra n°2). A
propos de la privatisation d’Electricité de France, le Conseil Constitutionnel juge « qu’en
maintenant aux sociétés nouvellement créées les missions de service public antérieurement
dévolues aux personnes morales de droit public dans les conditions prévues par les lois du 8
avril 1946, du 10 février 200 et du 2 janvier 2003, le législateur a confirmé leur qualité de
services publics nationaux, qu’il a garanti conformément au neuvième alinéa du Préambule
de la Constitution de 1946.
La participation majoritaire de l’Etat dans le capital des
sociétés, l’abandon de cette participation majoritaire ne pourrait résulter que d’une loi
ultérieure. »
4. Arrêt du 30 novembre 2006, décision du Conseil Constitutionnel n° 2004-803
Le débat a rebondi avec la privatisation de Gaz de France (GDF) réalisée par la loi du 7
décembre 2006. Le Conseil Constitutionnel juge que l’ouverture complète à la concurrence au
1er juillet 2007 du marché de la distribution du gaz en application d’une directive européenne
fera perdre à Gaz de France la qualité d’un service public national. Cette perte de qualité est la
conséquence de plusieurs constats : GDF perd l’exclusivité de la fourniture de gaz naturel aux
particuliers ; les obligations de service public prévues par la loi du 3 janvier 2003 s’imposent
à toutes les entreprises du secteur, dans la mesure où leur activité est visée, et non à la seule
entreprise nationale ; la distribution publique de gaz naturel constitue un service public local
et non un service public national ; les tarifs règlementés imposés à GDF ne peuvent suffire à
maintenir à GDF son caractère de service public national, puisqu‘ils sont déclarés
inconstitutionnels.
Ainsi est confirmée la règle selon laquelle que le service public national disparaît par la
volonté du législateur, et l’apport de la décision est de dire que cette volonté s’exprime par
l’ouverture à la concurrence de la fourniture de gaz naturel aux consommateurs à partir du 1er
juillet 2007.
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II. CONTENTIEUX RELATIF A LA PROCEDURE DE PRIVATISATION
A. Les entreprises privatisables
5. Arrêt du Conseil d’Etat du 6 mars 1991, Syndicat national CGT du CEPME
L’arrêt précise qu’une entreprise appartient au secteur public quand l’Etat, seul ou avec
d’autres personnes publiques, y détient plus de 50 % du capital.
Il n’y a lieu de tenir compte ni de la notion de contrôle effectif de l’entreprise, ni du nombre
de sièges de l’Etat au conseil d’administration.
6. Arrêt du Conseil d’Etat du 30 juin 1995, Union des syndicats CGT de la Caisse des
Dépôts et Consignations
Le Conseil d’Etat juge que lorsque l’Etat est actionnaire conjointement, sans détenir plus de la
moitié du capital d’une entreprise du secteur public, avec une autre entreprise publique, et que
l’addition des deux participations est supérieure à 50%, il n’est pas utile de recourir à la
procédure prévue par la loi de privatisation, dés lors que la cession au secteur privé d’une
partie du capital de cette autre entreprise publique, avant l’opération de privatisation, ne peut
être regardée comme ayant eu pour seul objet de permettre au gouvernement d’échapper aux
dispositions de la loi de privatisation.
Autrement dit, le fait pour l’Etat d’être temporairement majoritaire dans le capital ne fait pas
de lui l’actionnaire majoritaire, dès lors qu’à l’achèvement des opérations, il est actionnaire
minoritaire. La solution aurait été différente si la cession d’une partie des participations de
l’entreprise publique actionnaire dans l’entreprise « privatisée » avait été faite juste avant la
décision de privatisation et dans le but de contourner la loi de privatisation.
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B. Privatisation par voie législative ou par voie règlementaire
Les lois de privatisation du 2 juillet 1986 et du 19 juillet 1993 ont posé des principes de
répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir règlementaire pour
transférer les entreprises publiques au secteur privé.
L’article 7-I de la loi du 2 juillet 1986 réserve au législateur la décision de transférer au
secteur privé deux catégories d’entreprises : celles « dont l’Etat détient plus de la moitié du
capital social et dont les effectifs, augmentés de ceux des filiales dans lesquelles elles
détiennent, directement ou indirectement, plus de la moitié du capital social , sont supérieurs
à mille personnes au 31 décembre de l’année précédant le transfert ou dont le chiffre
d’affaires consolidé avec celui des filiales, telles qu’elles viennent d’être définies, est
supérieur à 150 millions d’euros à la date de clôture de l’exercice précédent le transfert, et
celles qui sont entrées dans le secteur public en application d’une disposition législative ».
L’article 7-II indique que les privatisations moins importantes peuvent être autorisées par voie
règlementaire sous la forme d’une autorisation administrative. Un décret est nécessaire
« lorsque les effectifs des entreprises augmentés de ceux des filiales dans lesquelles elles
détiennent, directement ou indirectement plus de 50% du capital social, sont supérieurs à
mille personnes au 31 décembre de l’année précédant le transfert ou lorsque le chiffre
d’affaires consolidé de ces entreprises et de leurs filiales , telles qu’elles viennent d’être
définies, est supérieur à 150 millions d’euros, à la date de clôture de l’exercice précédent le
transfert »
Un régime de déclaration au Ministre de l’Economie suffit pour les autres entreprises. Elles
sont réputées autorisées si le Ministre ne s’est pas opposé, dans les dix jours de la réception de
cette déclaration, à leur transfert ;
Cette répartition des compétences et des procédures a fourni l’occasion d’un contentieux.
7. Arrêt de la chambre sociale de la Cour de Cassation du 23 janvier 1990, Sté Bendix
8
Electronic c. Fédération des Travailleurs de la Métallurgie CGT, (JCP 1990, éd. G, II,
21529)
La Cour de cassation juge que les Comités d’entreprise de groupe institués par les articles L
439 et suivants du Code du Travail justifient d’un intérêt juridique à contester la régularité de
la cession par une entreprise du secteur public des actions détenues par celle-ci dans une
société publique, la conséquence de cette cession étant de priver cette dernière de son statut
d’entreprise publique et d’écarter son personnel du champ d’application de la loi du 26 juillet
1986 sur la démocratisation du secteur public.
8. Arrêt du Conseil d’Etat du 11 février 2004, Demas et autres, Recueil Lebon, 2004, 62
Cet arrêt clarifie la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir
exécutif en jugeant que qu’une privatisation pouvait être autorisée par décret, dès lors qu’elle
avait été autorisée préalablement par une loi sans limitation de durée.
9. Arrêt du Conseil d’Etat du 8 janvier 1997, Comité d’entreprise de la Compagnie
Française d’Assurance pour le Commerce Extérieur (COFACE).
Cet arrêt détermine la procédure des privatisations dites « par ricochet ». Celle-ci intervient
lorsque l’entreprise du secteur public a pour actionnaire une autre entreprise dont la
privatisation est prévue.
Le Conseil d’Etat a jugé que la privatisation de la COFACE, dont les actionnaires majoritaires
avaient été privatisés, pouvait résulter d’un décret tirant la conséquence de la privatisation,
prévue par la loi, des deux sociétés publiques détentrices du capital de la COFACE.
10. Arrêt de la chambre sociale de la Cour de Cassation du 2 décembre 1998, Bulletin
1998, V, n° 533, p. 400.
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Saisie d’un pourvoi contestant une décision de Cour d’Appel ayant jugé que, conformément à
la loi de privatisation du 26 juillet 1983, les salariés de la filiale de la société SNECMA,
entreprise publique privatisée, devaient être intégrés à la liste des personnels appelés à
participer tant en qualité d’électeurs que d’éligibles au scrutin en vue de la désignation des
représentants du personnel au conseil d’administration de la SNECMA, la Cour de Cassation
a eu l’occasion de vérifier si les conditions de la privatisation de la filiale étaient réunies.
L’arrêt est particulièrement intéressant, car le pourvoi soutenait à la fois que la privatisation
de la filiale ne pouvait avoir lieu par ricochet, par le seul fait d’un décret autorisant la
SNECMA à transférer au secteur privé la majorité du capital social de sa filiale, mais aussi
que la loi de privatisation, « qui par définition ne peut atteindre que des sociétés françaises »,
ne pouvait s’appliquer à la filiale, dès lors qu’une société anglaise contrôlée par la SNECMA
et détenant 45% du capital de la filiale litigieuse, était interposée entre la société-mère
privatisée et la filiale.
La Cour de Cassation a jugé d’une part que la loi est applicable aux sociétés anonymes dont
plus de la moitié du capital est détenu directement ou indirectement depuis plus de six mois
par lui seul par un établissement visé par la loi de privatisation, et d’autre part qu’il importait
peu que la SNECMA détienne directement 10% de la filiale et indirectement 45% par la
société de droit anglais interposée, dés lors qu’elle détenait ainsi plus de la moitié du capital
social de la filiale concernée. Implicitement, l’arrêt admet que la nationalité anglaise de la
société interposée est indifférente.
11. Arrêt du Conseil d’Etat du 22 décembre 1982, Comité central d’entreprise de la
Société Française d’Equipement pour la Navigation Aérienne, (Recueil Dalloz, 1984,
262).
1
Cette décision assimile à une privatisation soumise à la compétence du législateur la décision
du gouvernement qui d’une part provoque l’augmentation du capital social d’une entreprise
appartenant jusque là au secteur public, d’autre part renonce à souscrire à cette augmentation
de capital et invite enfin les autres actionnaires publics à ne pas souscrire, transférant ainsi au
secteur privé la propriété de l’entreprise.
Par suite est jugée illégale cette décision administrative.
Bien que donnée avant les lois de privatisation, cette solution est très certainement applicable
à des manœuvres de même nature ayant pour objet de contourner la compétence du
législateur, quand elle est prévue par ces lois.
12. Arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de Cassation du 3 mai 1988, Consorts
Renault c/ Electricité de France, (JCP 1989, II, 21203)
Cet arrêt complète la règle exposée par la décision (v° supra N°11) du Conseil d’Etat du 22
décembre 1982. La Cour de Cassation juge que « toute personne est fondée à invoquer la
règle de l’inaliénabilité du domaine public lorsque cette règle est nécessaire à la défense de
ses droits et que, s’il est exact que la loi du 8 avril 1946 interdit seulement d’aliéner le capital
social d’Electricité de France et non des éléments d’actifs , il résulte de l’article 34 de la
Constitution du 4 octobre 1958 qu’il n’appartient qu’à la loi de fixer les règles relatives aux
opérations impliquant un transfert au secteur privé d’entreprises du secteur public ». Cette
exigence, énonce l’arrêt, peut s’appliquer à des cessions d’actifs qui, compte tenu de leur
nature, de leur importance et de leur affectation, constituent en fait un transfert au secteur
privé d’une entreprise du secteur public, c'est-à-dire d’une entreprise dans laquelle la
personne publique propriétaire détient plus de la moitié du capital social.
La solution de cet arrêt permet de déjouer la manœuvre qui consisterait à privatiser une
entreprise publique par le moyen de la cession de ses actifs au secteur privé.
1
13. Arrêt du Conseil d’Etat du 4 mars 1996, Fédération nationale CGT des personnels
des secteurs financiers.
En revanche, le Conseil d’Etat a jugé qu’un transfert de propriété tacitement autorisé par le
Ministre des Finances ne constitue pas un transfert de propriété d’entreprise du secteur privé
au secteur public « compte tenu de la nature des actifs concernés et de la faible part qu’ils
représentent par rapport à l’entreprise au regard notamment des effectifs et du chiffre
d’affaire, et lorsqu’elles ne constituent pas un ensemble d’actifs pouvant faire l’objet d’une
exploitation autonome et représentant une part importante de l’entreprise ».
14. Arrêt du Conseil d’Etat du 3 septembre 1997, Syndicat National du Négoce
Indépendant des Produits Sidérurgiques.
Très logiquement, le Conseil d’Etat a jugé que la prise d’une participation par une entreprise
publique au capital d’une entreprise privée ne constitue pas une opération de privatisation et
ne nécessite pas l’avis de la Commission des participations et des transferts. L’opération n’a
en effet pas pour conséquence le passage d’une entreprise du secteur public dans le secteur
privé.
1
C. L’application de l’article L.432-1 du Code du Travail.
Les juridictions administratives ont été confrontées à l’application du droit du travail à la
procédure de privatisation. L’article L 432 -1 du Code du Travail oblige le chef d’entreprise à
consulter le Comité d’entreprise en cas de cession de l’entreprise.
Ce texte est-il applicable aux entreprises publiques soumises à la procédure de privatisation ?
15. Arrêt du Conseil d’Etat du 13 juin 1997, Union maritime CFDT et autres, Recueil
Lebon 1997, 227
L’arrêt précise que la consultation du comité d’entreprise est obligatoire avant toute
intervention d’un acte administratif autorisant la sortie d’une entreprise du secteur public, à
savoir l’arrêté du Ministre des Finances pris après avis conforme de la Commission des
participations et des transferts. Le comité d’entreprise doit disposer d’un délai suffisant pour
étudier les informations qui lui sont communiquées. L’arrêt définit l’objet de la consultation
du comité d’entreprise, qui est limité aux objectifs de la privatisation et à ses répercussions
sur l’organisation juridique, économique et sociale de l’entreprise.
La consultation ne peut porter sur le choix à opérer entre les offres des candidats à
l’acquisition.
16. Arrêt du Conseil d’Etat du 26 juillet 1996, Intersyndicale de la société anonyme
CIVEL
En revanche, le Conseil d’Etat a jugé dans cet arrêt que la consultation des comités
d’entreprise des sociétés filiales de la société publique mère privatisée n’est pas imposée par
la loi.
1
D. La procédure d’évaluation
Dans l’arrêt du 26 juin 1986, (v° supra n°1), le Conseil Constitutionnel avait jugé que « la
Constitution s’opposait à ce que des biens ou des entreprises faisant partie du patrimoine
public soient cédés à des personnes poursuivant des fins d’intérêt privé pour des prix
inférieurs à leur valeur ».
Cette obligation a conduit le législateur à imposer une procédure d’évaluation des entreprises
publiques.
Cette évaluation doit être menée par des experts indépendants dans des conditions fixées par
décret en Conseil d’Etat. Les experts interviennent pour évaluer les entreprises publiques les
plus importantes.
La loi du 6 août 1986 exigeait aussi qu’un avis conforme soit donné par une Commission des
participations et des transferts. Il s’agit d’une autorité administrative indépendante, qui
intervient pour déterminer la valeur des entreprises privatisées figurant sur la liste annexée à
la loi de privatisation ainsi que celle des prises de participation du secteur privé dans le capital
d’une entreprise dont l’Etat détient plus de la moitié du capital social.
Dans l’hypothèse où le paiement des actifs transférés est effectué par échange de titres ou par
apport en nature, la Commission des participations et des transferts intervient dans les mêmes
conditions pour la détermination de la parité ou du rapport d’échange.
Les avis de la Commission des participations et des transferts s’imposent aux pouvoirs
publics. Ils sont rendus publics et sont valables un mois. Si l’opération est retardée, l’autorité
compétente doit saisir à nouveau la Commission.
Le Ministre de l’Economie fixe le prix du transfert, qui ne peut être inférieur à celui donné
dans l’avis de la Commission.
17. Arrêt du Conseil d’Etat du 29 juin 2001, Goullier.
1
Cet arrêt reconnaît la légalité de la procédure au cours de laquelle la Commission des
participations et des transferts avait été saisie une seconde fois et avait rendu son avis le
même jour, car la première saisine avait permis à ses membres de prendre une pleine
connaissance de l’opération en cause et l’expert indépendant affirmait qu’aucun changement
susceptible de modifier la valorisation de l’entreprise cédée n’était intervenu.
Par ailleurs, le contentieux de l’évaluation est de la compétence du juge administratif.
18. Arrêt du Conseil d’Etat du 2 février 1987, Joxe et Bollon, (Recueil Lebon 1987, 26).
Le Conseil d’Etat a jugé qu’il est compétent pour connaître des recours dirigés contre la
décision ministérielle fixant le prix de cession (en l’espèce celui des actions de ElfAquitaine), mais que ni les avis de la Commission des participations et des transferts ni les
avis des experts ne peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel, étant des actes
insusceptibles de faire grief, ( v° supra n° 15, Arrêt du Conseil d’Etat du 13 juin 1997 , Union
maritime CFDT et autres, Rec. Lebon 1997, 227).
L’arrêt reconnaît au juge administratif le pouvoir de contrôler au regard du respect des critères
d’évaluation fixés par la loi du 6 août 1986, qui prévoit que « les évaluations sont conduites
selon les méthodes objectives couramment pratiquées en matière de cession totale ou partielle
d’actifs de sociétés en tenant compte, selon une pondération appropriée à chaque cas, de la
valeur boursière des titres, de la valeurs des actifs, des bénéfices réalisés, de l’existence des
filiales et des perspectives d’avenir ».
Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat a jugé « qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que la
Commission de la privatisation ait, eu égard tant au caractère de l’opération de cession
envisagée qu’aux critères d’évaluation définis à l’article 3 de la loi du 6 août 1986, fait une
inexacte application des dispositions législative précitée en fixant à 300 francs la valeur des
titres faisant l’objet de la cession ».
1
19. Arrêt du Conseil d’Etat du 27 septembre 2006, Bayrou et Association de défense
des usagers des autoroutes publiques en France.
Cet arrêt confirme que le juge administratif ne contrôle pas seulement la légalité de
l’évaluation, mais apprécie son exactitude.
Les auteurs du recours soutenaient l’existence d’une erreur d’appréciation dans le choix du
taux d’actualisation à retenir. Le Conseil d’Etat vérifie le bien fondé de la valeur retenue et
énonce que la démonstration de la sous-estimation par la Commission des participations et
des transferts de la valeur minimale des participations transférées n’est pas apportée.
20. Arrêt du Conseil d’Etat du 18 décembre 1998, Société Générale, Banque Nationale
de Paris, Crédit Commercial de France.
Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat contrôle la légalité des procédures d’appel d’offres
organisées en application de l’article 4 de la loi du 6 août 1986, qui prévoit, par exception,
que le Ministre peut décider de faire appel à des acquéreurs hors marché qu’il choisit sur avis
conforme de la Commission des participations et des transferts.
Le Conseil d’Etat contrôle également le caractère exact ou erroné de l’appréciation des offres
au regard des critères fixés par le cahier des charges.
1
III.
CONTENTIEUX RELATIF AUX EFFETS DES PRIVATISATIONS
Le contentieux a essentiellement porté sur le statut des salariés des entreprises anciennement
publiques.
21. Arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de Cassation du 25 mai 2004.
La Cour de Cassation juge que les juridictions judiciaires sont incompétentes pour connaître
d’un litige portant sur le versement d’une pension de réversion à la veuve du dirigeant d’une
entreprise publique privatisée, même concernant la période suivant la privatisation de cette
entreprise.
L’arrêt énonce que les dirigeants des entreprises publiques sont des agents publics soumis à
un régime de droit public, notamment en ce qui concerne leurs droits à pension de retraite,
sans que la privatisation de l’entreprise postérieure à la cessation des fonctions de l’intéressé
ait pu avoir une incidence à cet égard.
La privatisation ne porte pas atteinte au statut d’agent public des dirigeants ayant cessé leurs
fonctions avant la privatisation.
22. Arrêt de la chambre sociale de la Cour de Cassation du 14 janvier 2003, Bull. V, n°
3, p. 2.
La Cour de Cassation juge que l’article L 222, alinéa 2 du Code du Travail impose que les
contrats de travail en cours soient maintenus entre le nouvel employeur et le personnel de
l’entreprise en cas de transfert d’une entité économique conservant son identité, dont l’activité
est poursuivie et reprise et, que la circonstance que l’entité économique transférée soit un
établissement public administratif ne peut suffire à caractériser une modification dans
l’identité de cette entité. Il doit en être déduit que le maintien du statut d’agent public doit être
maintenu malgré la privatisation de l’entité publique. Cette solution est expressément prévue
par les différentes lois de privatisation.
1
23. Arrêt de la Cour d’Appel de Lyon du 5 mars 2003
Cet arrêt juge que les sociétés privatisées doivent cotiser au régime d’assurance des créances
des salariés dès lors que, comme toute entreprise privée, elles sont susceptibles de faire l’objet
d’une procédure collective, peu important que le risque d’insolvabilité soit faible.
1
Conclusion
De l’avis de tous les spécialistes, le contentieux des privatisations paraît épuisé en France.
La jurisprudence du Conseil Constitutionnel a fixé les limites des privatisations en distinguant
les services publics nationaux, d’origine légale, qui peuvent être privatisés par des lois
nouvelles, les services publics locaux, qui peuvent toujours être privatisés également par une
loi nouvelle, et les services public constitutionnels, qui touchent aux prérogatives régaliennes
de l’Etat, (Trésor public, armée, justice, par exemple), et qui ne peuvent être privatisés, sauf
changement de la Constitution.
Le Conseil d’Etat, en déclarant avoir le pouvoir de contrôler l’évaluation du prix des
entreprises publiques privatisées, a rassuré une opinion publique qui craignait que « des
cadeaux » soient faits, à l’occasion des privatisations, à des intérêts privés.
Les juridictions judiciaires ont coordonné de façon satisfaisante les effets des privatisations
sur les relations de travail.
Force est de constater la grande cohérence de l’ensemble de cette jurisprudence. Aucune
divergence de solution entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire n’a été constatée.
Les solutions données par les juridictions, tant constitutionnelle qu’administrative ou
judiciaires, pouvaient être anticipées aisément par les justiciables, en raison de leur
prévisibilité.
Ces solutions sont en effet fondées sur les principes fondamentaux du droit qui constituent la
colonne vertébrale de l’ordre juridique français : séparation du pouvoir législatif et du pouvoir
réglementaire ; déclaration universelle des droits de l’homme ; protection du droit de
propriété ; principe d’égalité des citoyens devant la loi.
On insistera également sur la clarté des solutions données par les différentes juridictions, qui
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parviennent, au-delà des faits propres à chaque espèce, à dégager des règles générales
transposables dans d’autres contentieux.
La question pourtant très sensible de l’évaluation des entreprises publiques n’a soulevé que
très peu de contentieux dès lors qu’elle était encadrée par trois garanties : le recours à des
experts indépendants, l’avis d’une commission des évaluations instituée en Autorité
administrative indépendante, le contrôle judiciaire assuré par le Conseil d’Etat dans le cadre
du recours pour excès de pouvoir.
De même, la question toute aussi sensible des effets des privatisations sur le statut des agents
des entreprises privatisées a été réglée conformément aux principes du droit du travail
exprimé dans le Code du Travail et repris expressément par chaque loi de privatisation.
On sera convaincu, en parcourant cette étude, de l’efficacité de l’ordre juridique français, sur
un sujet somme toute délicat, à assurer le maintien de l’état de droit.
Eric Loquin
Louis B. Buchman
Professeur agrégé des Facultés de droit
Avocat aux Barreaux de Paris et de New York
Associé
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