La Poursuite infernale My Darling Clementine

Transcription

La Poursuite infernale My Darling Clementine
La Poursuite infernale
My Darling Clementine
John Ford
3
raisons
de voir le film
1.
Des cow-boys qui
boivent du champagne
et citent Shakespeare.
2.
Une mise en
scène magistrale du
célèbre règlement
de compte à OK Corral.
3.
Un western qui
privilégie la légende
sur la vérité historique.
Pitch
La Poursuite infernale (1946) est le deuxième film que John Ford réalise après la parenthèse
qu’ont représenté dans sa carrière les années de guerre durant lesquelles il s’est consacré
à des films documentaires au sein d’une unité travaillant pour l’OSS, l’ancêtre des services
secrets américains. Ford se vit proposer par Zanuck, le producteur exécutif de la Fox, le remake
d’un western qui avait déjà connu deux versions sous le titre de Frontier Marshal (Lewis Seiler,
1934, Allan Dwan, 1939). Si l’on excepte Sur la piste des Mohawks (1939), qui n’appartient
au genre que de manière oblique, La Poursuite infernale (1946) est le deuxième western de Ford
en 20 ans, après La Chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939). Le réalisateur, qui se définira
plus tard comme un auteur de westerns, n’est donc pas alors un spécialiste du genre. Ford
et son scénariste, Winston Miller, vont rapidement prendre leur distance avec cette histoire
mythique du règlement de compte à OK corral, comme en témoigne le titre original : My Darling
Clementine est le nom d’une chanson populaire composée en 1884 ayant pour thème un amour
perdu. Un tel choix, qui met en avant une figure féminine, chose rare dans un western, infléchit
le film vers une dimension sentimentale et nostalgique.
Convoyant du bétail jusqu’en Californie, les quatre frères Earp s’arrêtent à proximité
de Tombstone, au nom sinistrement évocateur (littéralement : « Pierre tombale »). Alors que
trois d’entre eux sont partis faire un tour en ville, les Clanton assassinent James, le plus jeune,
resté à veiller sur les bêtes, pour s’emparer du troupeau. Wyatt Earp, qui s’est rendu célèbre
en pacifiant la ville de Dodge City, prend la place du marshal afin de retrouver les assassins.
Il se lie d’amitié avec Doc Holliday, un ancien médecin atteint de tuberculose, qui a renoncé
à une carrière prometteuse à Boston. Ensemble, ils affronteront le clan Clanton à OK Corral.
Bande-annonce
Zoom
Wyatt Earp, devenu marshal, est invité par Clementine, l’ancienne fiancée de Doc Holliday
venue de Boston pour retrouver ce dernier, à se rendre à la consécration de la cloche de l’Église.
Ce plan est éminemment représentatif du style fordien, de son picturalisme comme de son
goût pour les symboles. Sa construction très rigoureuse révèle le goût du réalisateur pour les
cadres très composés : l’église inachevée au dernier plan, dont le clocher se dégage nettement,
les chariots et les cavaliers formant une sorte de haie d’honneur ; Clementine et Wyatt donnant,
de par leur attitude solennelle, leurs vêtements apprêtés, le sentiment de se rendre à leur
mariage. Ce plan, et la scène tout entière, représentent ainsi un point de basculement par lequel
le personnage principal, le cow-boy vengeur, se trouve happé par des forces nouvelles qui
vont le transformer : la religion, la communauté villageoise avec ses rites, la femme, soit tous
les éléments qui, avec la loi représentée par le marshal, symbolisent la civilisation aux yeux
du réalisateur. Avec un tel plan, Ford nous donne sa vision de la « naissance d’une nation », c’està-dire de ses éléments fondateurs.
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My Darling Clementine
John Ford
Par ailleurs, la séquence est hautement révélatrice de l’intérêt qu’il porte aux situations décalées,
aux personnages truculents et aux ruptures de ton : en effet, dans les plans qui suivent,
le diacre, après avoir consacré la cloche, ouvre le bal en déclarant qu’après avoir lu la Bible
dans les deux sens, il n’y a rien trouvé contre la danse. Le plaisir du bon mot, l’idée de mélanger
le profane et le sacré (en faisant du plancher d’une église une piste de bal), le sacrement
et la fête, sont typiques de l’imaginaire fordien et de sa conception de la communauté idéale.
Carnet de création
Un récit atypique
Le film tel que Ford le réalisa ne plut pas à Zanuck qui ne comprenait pas l’insistance
du réalisateur à s’attacher aux personnages et aux situations plutôt qu’à l’intrigue proprement
dite. Il reprit donc en main le montage du film, coupant ici ou là et faisant tourner de nouvelles
scènes par un autre réalisateur (Lloyd Bacon). Ces scènes se repèrent aisément à cause
des transparences caractéristiques du studio, alors que Ford avait tourné en décors naturels
à Monument Valley, son paysage de prédilection qu’on retrouve dans presque tous ses
westerns. Néanmoins, le film porte la marque indéniable de Ford : celui-ci se plaît à décrire
par le détail l’atmosphère d’une ville de l’Ouest en construction, ce qui explique nombre de
scènes sans aucun rapport avec l’intrigue, comme l’épisode avec l’Indien Charlie, la bénédiction
de la cloche à l’église, les scènes comiques chez le barbier, sans oublier l’apparition d’un acteur
au milieu du saloon, déclamant la célèbre tirade d’Hamlet ! Cette conduite digressive du récit,
centrée sur l’atmosphère plutôt que sur l’intrigue, est typique du réalisateur : on la retrouvera
dans Le Convoi des braves (1950) et dans L’Homme qui tua Liberty Valance (1962).
Le mythe plutôt que l’histoire
Henry Fonda, qui est choisi pour interpréter Wyatt Earp, avait déjà incarné pour John Ford des
personnages emblématiques, comme Abraham Lincoln dans Vers sa destinée (1939). Ford va
jouer de la stature et de l’aura particulières de l’acteur pour magnifier le personnage de Earp :
historiquement, le règlement de compte fut une agression des frères Earp vis-à-vis des Clanton,
et Wyatt n’était même pas marshal de la ville (c’est son frère Virgil, l’aîné de la fratrie, qui
l’était). Ford en donne une tout autre vision, filmant dès les premiers plans l’acteur en contreplongée, afin de donner de la hauteur à son personnage. Celui-ci apparaît d’emblée comme
un être exceptionnel. Ford va s’appuyer sur le jeu majestueux de l’acteur pour renforcer cette
impression de solennité, de courage et de tranquillité que dégage le personnage dans le film :
Henry Fonda se déplace avec une lenteur calculée, fait des gestes mesurés, et réussit tout ce
qu’il entreprend avec une facilité déconcertante, sans jamais donner le sentiment ni d’avoir peur,
ni d’être mis en péril. Ainsi, Ford fait le choix délibéré du mythe contre l’histoire. Comme il le fera
dire par un de ses personnages dans L’Homme qui tua Liberty Valance, « quand les faits se
sont transformés en légende, publiez la légende ». Ce programme est respecté à la lettre dans
La Poursuite infernale.
Parti pris
Jean-Loup Bourget commente la place occupée par John Ford dans le cinéma américain :
« Ford n’est-il pas, en quelque mesure, le Shakespeare américain ? La trilogie sur la cavalerie,
et surtout ce qu’on pourrait qualifier de trilogie sur Lincoln, c’est-à-dire Le Cheval de fer, Vers sa
destinée et l’épisode « La Guerre civile » de La Conquête de l’Ouest constituent la partie la plus
profondément nationale de l’œuvre, comparable aux pièces historiques de Shakespeare. Ford,
à l’instar du dramaturge anglais, pratique les genres les plus divers, et ne craint nullement de les
mélanger, cédant aussi volontiers à la tentation d’une scène comique que Shakespeare à celle
d’un calembour. »
Jean-Loup Bourget, John Ford, Rivages / Cinéma, p. 115.
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John Ford
Matière à débat
Ambiguïtés morales
En raison de sa dimension mythologique, l’intrigue se présente de prime abord sous une forme
manichéenne : le clan Clanton représente la bestialité, la force brute, la sauvagerie originelle
auxquelles s’opposent les frères Earp, symboles de la légalité et de la vertu. L’opposition entre
les Earp et les Clanton est clairement celle du bien contre le mal. Et pourtant, sous le vernis
du mythe perce déjà l’ambiguïté. On notera d’abord l’ambivalence des motivations de Wyatt
Earp : il refuse une première fois la place de marshal, estimant que la corruption de la ville
ne le concerne pas, et ne change d’avis que lorsque son frère est assassiné et ce, uniquement
afin de le venger. Ensuite, lorsque Doc lui demande si, en tant que marshal, il compte
nettoyer la ville, Wyatt répond qu’il n’y « avait pas pensé », montrant par là qu’il instrumentalise
la fonction qui lui est attribuée à des fins personnelles. Enfin, juste avant l’affrontement,
lorsque deux hommes viennent lui proposer leur aide, le marshal décline la proposition au motif
que c’est « une affaire strictement privée ». Tout porte à croire que Wyatt confond la justice
avec la vengeance et profite de son statut légal pour régler ses comptes. À ces éléments
s’ajoute un climat de violence inhabituel dans un film de Ford : tous les Clanton sont tués, James
et Virgil Earp également, ainsi que Doc et Chihuahua, ce qui fait neuf morts violentes. Cette
ambiguïté du héros de légende trouvera son accomplissement dix ans plus tard dans le chefd’œuvre de Ford : La Prisonnière du désert (1956).
Nature et culture
À voir
L’Homme qui tua
Liberty Valance
(The Man who Shot
Liberty Valance, 1962)
permet de mesurer
la diversité de l’œuvre
de Ford et l’évolution
du western entre
l’après-guerre et le
début des années 1960,
de l’édification de
la légende de l’Ouest
à la déconstruction
du mythe.
Antoine Roullé
Passerelles
•Nombreux photogrammes du film
•Analyse du film (DvdClassik)
•Le western, une histoire de l’Ouest (nombreuses ressources)
À lire
•Collectif, John Ford, éd. Cahiers du cinéma, 1990 (notamment les souvenirs du scénariste
Winston Miller).
•McBride (Joseph), À la recherche de John Ford, Institut Lumière/Actes Sud, 2007.
3 © SCÉRÉN-CNDP
Envoi
Le véritable centre de gravité du film est la chronique de la vie quotidienne d’une ville de
l’Ouest. Les films de Ford ne nous présentent que très rarement des personnages individuels
ou individualistes (comme ceux de Hawks ou Walsh), mais décrivent souvent le fonctionnement
de petites communautés, que ce soit le microcosme social qui compose la diligence dans
Stagecoach (1939), les premiers colons américains dans Sur la piste des Mohawks (1939),
ou l’armée dans la trilogie sur la cavalerie qui comprend Le Massacre de fort Apache (1948),
La Charge héroïque (1949), et Rio Grande (1950). La Poursuite infernale ne déroge pas à la
règle, mais y ajoute une dimension supplémentaire : à savoir la description d’un état transitoire,
qui voit l’Ouest sauvage progressivement remplacé par la civilisation. À cet égard, le film est
structuré par une série d’oppositions qui, toutes, renvoient à celle qui sépare la nature de la
culture. Il y a le parallèle entre les Clanton et les Earp, les deux clans étant composés de quatre
frères. Il y a ensuite la trajectoire symétrique des personnages masculins : autant Earp est le
cow-boy qui, sous l’influence de sa fonction de représentant de la loi et d’une femme, devient
un représentant de la civilisation en marche, autant, à l’inverse, Doc a fui son milieu social
d’origine et semble se complaire dans une vie aventureuse et instable. Sa mort symbolise
la fin d’une époque, celle de l’Ouest sauvage et de son remplacement par un état plus policé.
Il en va de même de l’opposition entre Clementine et Chihuahua : cette dernière meurt,
cédant la place à Clementine, dont les fonctions (infirmière puis institutrice) indiquent clairement
la mission civilisatrice.

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