Chapitre 17

Transcription

Chapitre 17
Réflexion – tome 1
Tome 1
EPICE
Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une
d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour
utiliser cette méthode.1 Ce « quelqu’un », c’était Neil.
Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer
Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il
ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis
abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.
Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette
histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce
récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute
ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est
entièrement fortuite.
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Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.
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Réflexion – tome 1
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Réflexion – tome 1
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Le N’oktus s’exprima d’une voix dure, mais son ton se voulut posé, comme un
adulte inculquant à un enfant têtu un précepte qu’il devait apprendre de gré ou de force.
Il avait sur Neil ce regard mi patient mi exaspéré que l’on servait à un préscolaire qui
inversait encore ses pieds de chaussures, alors que ses copains avaient déjà assimilé ce
concept basique.
— Les Z’alem noctus sont connus pour n’avoir aucun pouvoir, martela-t-il.
Excepté un sixième sens particulièrement développé et une mémoire eidétique. Ce qui,
au final, ne les rend pas plus différents des humains.
Aedan avait cessé de rire aussi brusquement qu’il avait commencé. Mais Neil était
trop remonté contre le N’oktus pour y prêter attention. Il ne s’expliquait pas pourquoi, il
voulait avoir le dernier mot. Question de fierté, sans doute.
— Quoi que vous disiez, je sens quand même la lune dans mes os, marmonna-t-il.
— C’est impossible ! s’insurgea Waroc, tombant les masques.
— Puisque je vous dis que si ! s’irrita Neil.
Aedan quitta le fauteuil et alla à nouveau se planter devant la fenêtre. Il
n’interviendrait pas dans cette dispute. Pour une fois qu’il n’était pas le seul à se prendre
la tête…
Il fit courir un doigt sur la lucarne, testant de son index l’intensité du Flux qui
courait dans le cadre. Il était régulier et en quantité suffisante, répondant parfaitement
aux normes d’insonorisation elvique. On pouvait entendre ce qui se passait à l’extérieur,
mais l’inverse était impossible.
C’était une nécessité. Une précaution contre les Ani’Magnus de Magno’shabat à
l’ouïe développée. Ces individus étaient un fléau. Il fut une époque où ils effectuaient des
raids, attaquant les non-humains qui ne vivaient pas en meute, en harde, ou en
communauté. Ils ciblaient les maisons de ceux qui avaient choisi de se fondre dans la
masse des agglomérations humaines en écoutant aux portes, en décortiquant les
conversations, et en identifiant la race des résidents.
C’était aussi ainsi qu’ils procédaient pour mettre la main sur des Magnus
nouvellement éveillés. Ils profitaient d’une faille du système. Si les Magnus-dormants
étaient sous étroite surveillance, on ne pouvait malheureusement pas insonoriser leur
demeure. L’exposition prolongée au Flux agissait comme un catalyseur et déclenchait la
levée de dormance de leur ADN elvique.
Le bureau de Waroc avait la particularité d’être isolé du reste du restaurant. De
telle sorte que ce qui s’y passait y restait. Un éclat de voix du propriétaire des lieux
arracha Aedan à son vagabondage mental.
— Hé, il n’a que 19 ans. T’emporter ainsi ne te sied point.
— Fichu gamin ! Raison de plus pour qu’il écoute un aîné !
De fait, avec ses sept siècles et demi tout ronds, Waroc avait près de 40 fois l’âge
de Neil.
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Réflexion – tome 1
— Je suis pas un gamin ! De toute façon, l’âge veut rien dire. Vous vivez peut-être
des siècles, mais vous êtes gorgés de préjugés aussi vieux que vos os !
La moutarde monta au nez du N’oktus.
— Vas-tu arrêter, microbe ? s’impatienta Aedan, coupant la chique à son ami.
Neil croisa les bras, buté.
— Je vois pas pourquoi je ferais un effort avec un mec qui me considère même
pas comme humain.
— Mais tu ne l’es pas ! dirent Aedan et Waroc en chœur.
Si le N’oktus le cracha, l’Ombre fut indulgence. Ce dernier toisa son ami, lui
lançant un avertissement silencieux.
— T’as compris ce que je veux dire, s’irrita Neil. J’arrive pas à croire que tu sois
pote avec des gens comme ça ! souffla-t-il, déçu.
— Qu’il tienne sa langue, gronda Waroc.
Cette fois, ce n’était plus simplement de l’irritation. L’avertissement charriait une
menace bien réelle. Aedan se plaça entre Neil et Waroc.
— Cesse de te comporter comme un pied, dans ce cas, renvoya-t-il durement. Peu
importe ce que tu diras, si tu n’en penses pas un traitre mot, il le saura. Neil a les
hypocrites en horreur.
— Tu me traites d’hypocrite ?
Aedan se tourna vers Neil, ses sens toujours en alerte. Mais Waroc serait le
dernier des idiots s’il réagissait violemment.
— Sur quelle base estimes-tu qu’il ne te considère pas comme… qu’il te considère
de manière insignifiante ? reformula-t-il.
Il savait que la réaction de Neil était motivée par le message que lui renvoyait
l’odeur des émotions du N’oktus. Aedan réalisait à quel point ce don pouvait être à
double tranchant. Révéler le véritable visage de ceux qu’on croyait connaître se faisait
parfois au péril d’une amitié.
Mais peut-être était-ce un mal nécessaire. Il avait besoin de savoir s’il ne se
trompait pas en faisant confiance à Waroc. Si celui-ci ne la trahirait pas. Il était hors de
question qu’il perde Neil avant d’avoir pu ne serait-ce qu’entrevoir l’explication de
l’énigme qu’il constituait.
— L’idée que je porte un shi’valem l’écœure, dit Neil en le regardant dans les yeux.
Au début je croyais que c’était de l’indignation, mais plus j’y pense, plus ça sent
l’écœurement. Pour lui, c’est de la confiture donnée aux cochons, balança-t-il en toisant
cette fois le N’oktus d’un œil accusateur.
Waroc eut un mouvement de recul dans son siège, comme s’il encaissait une gifle.
Aedan lui lança un regard éloquent.
— Je ne vais même pas t’en vouloir, dit-il. Si après ça tu persistes à croire qu’il n’a
pas de pouvoir, alors Deneza est liée à un vieux con. Je la plains.
Waroc grommela.
— C’est quoi ce bordel ?
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Neil aurait juré qu’il rougissait un peu d’embarras. S’il était capable d’éprouver un
tel sentiment, alors il n’était peut-être pas un cas désespéré. Mais c’était aussi la preuve
que Waroc ne niait pas ses propos.
— Je préfère ne pas rentrer dans les détails tant que Neil ne te jugeras pas digne
de sa confiance, rétorqua Aedan. Je suis désolé, Waroc. La mienne t’est acquise, mais pas
la sienne. Et je commence à me tâter…
Neil dissimula à peine un sourire victorieux. Waroc l’incendia du regard. Aedan se
retint de pouffer. Il parierait sans hésiter qu’ils deviendraient bientôt les meilleurs amis
du monde. Après tout, c’était ainsi qu’avait commencé son amitié avec Waroc. Par une
bonne bastonnade. Sauf qu’avec le freluquet, elle serait verbale. Mais il n’était pas là
pour arbitrer un duel.
— On pense que… Enfin, c’est une hypothèse, se ravisa-t-il. Comme tout ce qui se
rapporte à ce microbe, marmonna-t-il par devers lui. Il se pourrait que Neil ne soit pas
étranger à la perte de ton kryptopsis, émit-il avec une certaine réserve.
— Alors il n’a rien d’un Z’alem noctus ! gronda Waroc, excédé. Et surtout rien à
faire dans cet établissement. Les Magnus ne sont pas les bienvenus !
— Tu m’insultes, asséna froidement Aedan.
Insinuer que le Téras Venator n’avait pas su identifier un Magnus-éveillé était un
camouflet. Waroc dut s’en rappeler puisqu’il lui lança un regard confus. Aedan enfonça le
clou :
— Et que fais-tu de mon odeur sur lui ? Du shi’valem ?
Le N’oktus se renfrogna.
— Tu vas devoir m’excuser, mon ami, mais à ce stade, il faut que je le voie. Le
kryptopsis est elvique. De toutes les races sensibles au Flux, les Z’alem noctus se sont
révélés incapables d’en comprendre le principe. Encore heureux qu’ils n’en aient pas
besoin, sinon ç’aurait été l’hécatombe ! Seul le Flux intrinsèque peut l’altérer. S’il a le
pouvoir d’influer sur l’illusion, je ne vois pas ce qu’il peut être d’autre, à part un Magnuséveillé !
Aedan soupira longuement.
— Neil, peux-tu juste lui montrer un bout de ton tatouage ?
Neil se mordit la lèvre inférieure, vexé. Il avait l’impression de perdre la partie,
maintenant qu’Aedan s’était rangé du côté de son ami. Mais le débat n’en finirait pas, et
montrer son ventre y mettrait un terme. Il pouvait bien s’y résoudre. Ce n’était qu’un
fichu tatouage. Et en toute logique, on se serait normalement vanté d’en avoir un aussi
beau. Enfin, sauf quand on se payait le modèle qui vous refilait une trique de tous les
diables au simple effleurement.
Bizarrement, les frottements des vêtements, ou encore du drap durant son
sommeil, n’avaient aucune espèce d’effet. Le shi’valem ne réagissait qu’au toucher.
Prenant garde de ne pas poser de doigt dessus, il tira sur le devant de sa chemise en
mousseline, agrippa dans la foulée son débardeur à l’effigie du groupe Nirvana, et
dénuda avec réticence la partie inférieure de son buste. Le regard de Waroc s’agrandit.
— Satisfait ? lança-t-il, toujours contrarié.
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Aedan lui caressa les cheveux, et il eut l’impression d’être un toutou que l’on
récompensait. Il ne manquerait plus que le « su-sucre ». Bon, il ne nierait pas que c’était
efficace… mais ne le montrerait pas non plus. Ça n’en soulignerait que son côté puéril.
Waroc se mit à faire les cents pas derrière son bureau, visiblement perturbé.
Bienvenue au club !
— Si c’est lui le responsable de ce qui s’est passé au bar, on va être vite fixés, dit-il
soudain en s’arrêtant.
Il prit le combiné sans fil et appela en cuisine, exigeant une certaine Deneza.
Celle-ci se présenta quelques minutes plus tard, sublime amazone du 21ème siècle à la
peau noire.
Elle s’était donc liée à Waroc… Neil ne put s’empêcher d’éprouver de l’admiration.
Il fallait être quelqu’un de patient et surtout de bien, pour se coltiner un tel trou du cul !
À moins d’être pire que lui…
— Tu m’as appelée, valem ?
Ah, elle était donc érotiquement liée à Waroc, nuança-t-il. Et la pensée – déplacée,
réalisa-t-il – manqua de le faire rougir. C’est alors que cela le frappa. Naturellement, les
valem étaient les porteurs de shi’valem, ce tatouage qu’Aedan définissait comme un
censeur sexuel, mais entre un homme et une femme, sa signification était encore plus
limpide.
Vue la tendresse émanant de cette personne à l’encontre de l’autre abruti, il
n’était pas difficile de déduire qu’ils formaient un couple. Au sens de mari et femme,
songea Neil, à la vision de son annulaire gauche bagué. Quelle conclusion en tirer ?
En tant que valem d’Aedan, il était donc officiellement en couple avec lui ? Ce
dernier refusait probablement de lui en dire davantage parce qu’il ne reconnaissait pas
ce fait. Et il ne pouvait lui en vouloir, ils s’étaient rencontrés il y a tout juste quatre
jours ! Au fond, ils étaient encore deux inconnus, loin d’être de relatifs partenaires. Et
aussi magique soit-il, ce n’était pas à un tatouage de décider de ce genre de chose.
Aedan lui avait promis de trouver le moyen de l’effacer. Une façon de couper ce
lien inattendu entre eux, avant qu’il ne prenne de l’ampleur. Il avait été naïf et un peu
stupide de s’être pris au jeu. Malgré des signaux contradictoires, l’Ombre ne lui avait rien
promis d’autre.
Ne t’attache pas, se serina-t-il à nouveau, sans réelle conviction.
La franche curiosité de Deneza le sortit des méandres de ses pensées noires. Elle
le salua avec un petit sourire, puis s’intéressa à l’Ombre.
— Bonjour, Aedan. Tu nous amènes une nouvelle serveuse ?
— Salut, ma belle, lui sourit-il. J’ignorais que vous étiez en manque de personnel.
— Ça va, on s’en sort. Mais un nouvel employé en salle ne serait pas de refus.
Même si ma tête de mule d’époux n’est pas de cet avis.
— J’ai déjà embauché un jeune au bar, grommela Waroc. C’est beaucoup de
responsabilités. Il est encore lycéen.
— Shawn a de l’expérience malgré sa jeunesse. Mais il n’est pas en salle, opposa
Deneza. C’est là qu’on a besoin d’aide. Tu t’en sortais très bien tout seul au bar, avant
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Keaton. Il t’a rendu paresseux. Et puis, de quelles responsabilités te plains-tu alors que
celle des serveurs me revient ?
— Tu ne peux être à la cuisine et en salle ! Ça fait trop de travail, valem. Un
serveur de plus ne fera qu’en rajouter à ton stress.
— M’en suis-je seulement plainte ? C’est toi qui le considère comme conséquent,
ce travail ! Ne me limite pas.
Aedan ne put retenir un sourire moqueur devant cette scène de ménage. Il savait
comment ça se finirait. Deneza obtiendrait gain de cause.
Neil se sentit gêné d’assister à cette conversation. Plus il observait la femme,
moins il la trouvait humaine, comme s’il parvenait à voir derrière son masque d’illusion
sans qu’elle n’ait besoin de le retirer. Les femelles N’oktus étaient-elles toutes de cet
exotisme à couper le souffle ?
Il le pensait tout juste que le kryptopsis vacilla dans un léger grésillement. Mais ça
ne dura qu’une fraction de seconde, comme un rêve à peine amorcé qu’il était déjà
évanescent. S’il n’avait pas été focalisé sur le visage de Deneza, et n’avait pas eu
conscience de sa race, il ne l’aurait peut-être pas remarqué. D’autant plus que son faux
faciès n’était pas si éloigné que ça de ses traits véritables. Excepté ses yeux et ses
oreilles, son allure humaine restait assez fidèle à sa nature n’oktique.
Elle fronça les sourcils et fit machinalement tourner son alliance autour de son
doigt, une interrogation muette adressée à Aedan. Neil sentit son inquiétude, avant
qu’elle ne se change en perplexité face au silence de l’Ombre.
— Pourquoi es-tu aussi calme ? grommela-t-elle finalement.
— Je ne devrais pas ? s’enquit Aedan, circonspect.
Elle lança un regard en coin à Neil et son hésitation à poursuivre fut palpable.
— Il est dans la confidence, la rassura Aedan.
— Oh, fit-elle, un brin soulagée avant de se figer. Il ? Je vois…
Et oui, elle le sentait parfaitement, ce « il » portait bel et bien l’odeur du Venator.
Il n’y aurait rien eu d’étrange à ce que ces deux-là aient couché ensemble si l’inconnu
était resté de sexe féminin. Or, connaissant les goûts d’Aedan pour les femelles grandes
au galbe sublime, il y avait carrément un virage de bord. Un sacré virage ! Il fallait bien
lui accorder 30 secondes supplémentaires de froncement de sourcils.
On vit presque les rouages de ses méninges s’activer. À vue de nez, l’androgyne
était un Z’alem noctus. Les travestis dans cette race étaient monnaie courante. Ça
rentrait même dans la « norme », pour rester caricatural. Cependant, son odeur étant
complètement bouffée par celle de l’Ombre, Deneza en vint à se demander ce qui
clochait.
— En fermant les yeux, on croirait qu’il n’y a qu’une seule personne, souffla-t-elle.
Elle n’y comprenait plus grand-chose. Aedan aussi, qui venait d’avoir la
confirmation que Waroc ne lui dissimulait rien. Comment ne pouvaient-ils pas sentir ne
serait-ce qu’un infime relent de l’odeur personnelle de Neil ?
— Euh…, commença ce dernier, se sentant soudain le besoin de s’expliquer.
D’habitude je m’habille pas en fille… C’est une longue histoire.
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Il botta finalement en touche lorsqu’il ne sut pas par où débuter. Deneza inclina la
tête.
— Ce n’est pas par choix que tu te travestis ?
— Pas tout à fait, marmonna Neil en regardant ses pieds.
C’était la seule idée qui lui était venue dans son envie de survivre dans la jungle
lycéenne. Maintenant il commençait sérieusement à douter de son intelligence. Amis
d’Aedan ou pas, il n’allait pas le raconter à ces inconnus. Ce serait trop la honte !
Waroc se tourna vers Aedan, partagé entre hilarité et perplexité.
— Tu le lui as imposé ?!
De nombreux maîtres vêtaient leurs servants Z’alem noctus en femme, surtout
quand ceux-ci avaient une allure androgyne prononcée. Dans le milieu, la pratique
n’avait rien d’offensant. Bien évidemment, le principal concerné n’avait pas d’avis, du
moins celui-ci ne comptait pas.
Toutefois, venant d’Aedan c’était surprenant. Ce dernier avait en horreur la
moindre forme de servage. Waroc avait d’ailleurs pensé le titiller en le traitant de
« maître » au bar, juste pour voir sa réaction, mais la suite avait été catastrophique.
— Bien sûr que non ! s’indigna Aedan.
Il fut peu convaincant, à en juger par l’expression de Waroc. Le N’oktus avait
remarqué les sacs de courses à la table où il s’était assis, griffés de marques de mode
féminine. De quoi mettre à mal sa crédibilité et nourrir le quiproquo.
Techniquement, il avait bel et bien demandé – presque imposé – à Neil de
continuer à s’habiller en femme. Mais c’était pour des besoins de sécurité. Pas pour
assouvir un penchant pervers ! Même s’il ne niait pas que le garçon était plutôt
aguichant dans certaines tenues.
— Je peux comprendre, tu sais, dit Waroc avec une sollicitude feinte. Se retrouver
dans ta situation avec un garçon est perturbant. Tu as toujours aimé les femmes. Avec
son androgynie, l’habiller en femelle pourrait effectivement parfaire l’illusion.
Neil se crispa. Aedan lui avait pourtant assuré que ça ne le dérangeait pas de se
montrer intime avec un homme. Qu’en était-il en réalité ? Lui avait-il sorti cette version
pour mieux profiter de sa naïveté ? Un énième mensonge pour lui voler son
consentement ? Encore des bobards ! Il en avait perdu le décompte en une demi-journée.
Avec une incroyable et désolante ténacité, le doute s’installa. Était-ce vraiment
pour protéger sa famille que l’Ombre insistait pour qu’il se travestisse ? Ou cela avait-il
un rapport avec les préférences sexuelles initiales d’Aedan ? Avait-il changé un hétéro en
bi, ou fallait-on incriminer ce fichu shi’valem ? Cette chose devait être responsable d’un
chaos pas possible dans la vie des gens, en se passant du consentement éclairé de ses
porteurs ! Ils en étaient la preuve vivante.
— Puisque je te dis que ça n’a rien à voir ! s’emporta Aedan.
— Il se passe quoi dans ce bureau ? gronda Deneza, haussant le ton pour faire
cesser ce qu’elle qualifiait d’enfantillage. Mon talisman vient de réagir et tu ne donnes
pas l’impression d’en être alarmé, Aedan. (Elle toisa Neil avec méfiance.) Qui est-il ?
Sûrement pas un Magnus assermenté au Centrium. Il ne porterait pas aussi fortement
ton odeur.
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Bonne déduction. Elle ne pouvait qu’éliminer cette possibilité. En effet, seul un
Magnus-éveillé assermenté aurait pu pénétrer dans l’établissement en compagnie de ce
Venator-là. Dans le cas contraire il aurait été atomisé. Mais voilà, il y avait aussi cette
histoire d’odeur…
— Tu vas rire, valem, commença Waroc.
— Ne t’avise pas d’en faire un sujet de moquerie ! le prévint Aedan, ses iris
reflétant l’incarnat de son ire.
— Relax, Venator, fit son ami en levant les mains en signe d’apaisement. Mais à
mon avis, vaut mieux en rire qu’en pleurer.
— Ce n’est pas drôle ! firent Aedan et Neil en chœur.
Waroc siffla.
— Voilà qu’ils deviennent synchrones. Vous êtes sur la bonne voie, les enfants.
— Valem, le rappela à l’ordre son épouse.
Elle avait rarement vu Aedan aussi coléreux. Le pousser à bout ne serait pas
judicieux. L’Ombre avait toujours été calme, pour ne pas dire taciturne. Difficile à
déstabiliser, n’ouvrant la bouche que si nécessaire. D’un abord peu facile, il était assez
dur de le cerner, et les autres le jugeaient ténébreux.
Mais lorsqu’on en venait à mieux le connaître, il vous surprenait par sa loyauté
sans faille. Toute cette situation l’éjectait de sa zone de confort aussi violemment que le
bouton éjecteur d’un cockpit d’avion.
— Puisqu’il n’existe aucun moyen de le faire passer autrement, dit Waroc, tienstoi à quelque chose, chérie. Ces deux-là partagent un shi’valem.
Deneza lança un regard aussi blasé qu’impatienté à son époux. Apparemment
c’était faisable d’exprimer ces deux émotions antinomiques.
— Cesse donc tes simagrées !
Neil fut à deux doigts de se frapper le front de la main. Ça n’allait pas
recommencer ! Autant prendre les devants.
— On a le même tatouage, au même endroit, dit-il avec aplomb. Mais c’est pas
pour ça qu’on vous a appelée. C’était pour voir si en ma présence votre kryptopsis
disparaissait complètement. Mais ça n’a pas été le cas.
— Ça l’a été, démentit-elle, lèvres pincées, troublée par ce qu’elle venait
d’apprendre. J’ai toujours mon amplificateur sur moi, fit-elle en montrant son annulaire.
— Et le sien est particulièrement puissant, dit Waroc. Vu le prix auquel elle me l’a
fait faire, il y a intérêt, marmonna-t-il dans sa barbe.
Deneza roula des iris. L’artéfact était donc son alliance. Neil réalisait que le
fameux « talisman » pouvait prendre n’importe quelle forme. Une boucle d’oreille, une
broche, une chevalière, une barrette à cheveux, des boutons de manchettes, peut-être
même une dent en or… et pourquoi pas un implant ?
Du moment que c’était petit et passait pour ce que ça n’était pas, ça faisait
l’affaire. Et moins on l’enlevait, moins l’on prenait de risque. Puis il fit le lien avec le
grésillement. Il aurait dû le remarquer plus tôt. À chaque fois qu’il avait entendu ce bruit,
le kryptopsis avait été impliqué. Avec la caissière et le pendentif d’Aedan, avec ce dernier
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Réflexion – tome 1
sous la douche – ne pas rougir, ne pas rougir ! –, avec Waroc et sa chevalière, et enfin
avec Deneza et sa bague.
Le son était assez faible, comme celui de la neige numérique sur un vieil écran de
télévision dont on aurait baissé le volume. Il était tout à fait possible que ça lui ait
échappé la veille ou les jours précédents, en présence d’Aedan, vu que son acuité
auditive fluctuait toujours. Quant à Lyn et Derreck, difficile de savoir s’il s’était agi du
vacillement d’un kryptopsis ou de l’amorce de leur phase méta.
Donc Deneza avait bel et bien perdu le contrôle de son illusion. Maintenant ils
pouvaient être convaincus de son anormalité, pensa-t-il. Il ravala un soupir. Il donnerait
cher pour un break ! Prendre des vacances de Bizarre City lui ferait le plus grand bien. Il
avait à peine débarqué dans ce pays de l’étrange qu’il aspirait à être fort, fort loin.
— Ton épouse est la prudence incarnée, Waroc. Tu devrais en prendre de la
graine, dit Aedan.
Le concerné ne fut pas de cet avis.
— Si elle l’était, elle ne travaillerait pas dans son état.
— Quel état ?
— Même lui n’arrive pas à le percevoir ! s’irrita Deneza.
Le visage d’Aedan s’éclaira. Elle leva la main pour l’empêcher de parler.
— Garde tes félicitations tant que tu ne verras pas sa carte de vie en moi. Et je
refuse d’en débattre devant un inconnu.
Aedan respecta son vœu, mais Waroc n’en tint pas compte.
— Raison de plus pour que tu diminues ta charge de travail ! Tu n’es pas à l’abri
d’une fausse couche tant qu’il ne s’est pas encore solidement nidifié.
Au temps pour la discrétion. Neil battit des paupières, incrédule. Sérieusement, ils
étaient en train de discuter bébé ? Comment était-on passés de son problème à celui de
la grossesse de Deneza ?! Ça partait en live total !
— Je maudis le sort ayant fait des mâles N’oktus des radars à embryon, maugréat-elle.
Aedan rit, compatissant. Les N’oktus savaient quand leurs femelles avait été
fécondées. Waroc était très territorial et de ce fait trop protecteur. Ça pouvait se
comprendre. La fécondité des femmes de sa race était un sujet délicat. Sur un peu plus
d’un millénaire d’existence, les plus chanceuses pouvaient avoir au maximum trois
enfants.
Deneza en était à son deuxième. 50 ans seulement après sa dernière gestation, on
pouvait dire qu’elle était bénie. Et elle jugeait qu’il y avait plus intéressant à débattre que
le côté castrateur de son mâle.
— Tu es donc responsable de l’activation de mon talisman, dit-elle en scrutant
Neil, interloquée. Comment est-ce possible ? Je suis presque certaine que tu es un Z’alem
noctus, mais tout ce que je viens d’apprendre me plonge dans le doute.
— C’est carrément absurde, tu veux dire ! renchérit Waroc. Ça ne peut porter de
shi’valem !
— Eh bien, il affirme le contraire. Et je ne vois pas pourquoi Aedan et lui
mentiraient à ce sujet.
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Réflexion – tome 1
Son emphase fut très audible. Elle opposait ostensiblement son « il » au « ça » de
Waroc et Neil l’apprécia pour cela. Encore plus lorsqu’il comprit qu’elle ne leur exigerait
pas de dévoiler leur tatouage. Mais Aedan prit l’initiative de mettre tout le monde sur le
fait accompli et révéla une partie de son shi’valem. Pour accélérer les choses, Neil ravala
un soupir et en fit de même, encouragé du regard par l’Ombre.
Le couple N’oktus resta bouche-bée. Visiblement, Waroc se battait toujours avec
son déni. Aussitôt que le tatouage lui avait été dérobé, il en avait nié l’existence. Sinon,
comment expliquer son effarement alors qu’il le voyait pourtant pour la seconde fois ?
— On dirait qu’ils sont identiques, souffla Deneza en se penchant pour mieux les
détailler.
Waroc se racla la gorge. Aedan lui fit un sourire narquois et recouvrit ses
tablettes de chocolat. Neil en fut bêtement soulagé. Même si elle était déjà casée et
apparemment enceinte, il ne voulait pas qu’elle matte le sien. Minute, le sien ? Arf, ça
n’allait pas en s’améliorant !
— Oui, ils le sont, confirma-t-il. Ça ne devrait pas ?
— Le mien ne ressemble pas à celui de mon valem, mais s’y emboîte, rétorqua-telle.
Elle retira son alliance et tira sur l’encolure de son cardigan pour dénuder son
épaule droite. Sur sa peau noire, apparut progressivement un sublime tatouage de runes
blanches entremêlées de fils d’argent, à mesure que ses traits n’otiques s’affirmaient.
Waroc en fit de même avec sa chevalière, puis remonta la manche gauche de sa chemise
pour entièrement dévoiler un biceps qui n’avait rien à envier à celui d’Aedan.
Neil nota leur absence de gêne, pour ne pas dire leur totale décomplexion par
rapport à cette marque érotique. Au passage, il se fit la réflexion que leur kryptopsis
dissimulait aussi leur shi’valem, alors que ce n’était pas le cas chez Aedan. Quelle en était
l’explication ? Son interrogation fut balayée par les pâles reflets dorés, presque en
dégradé, du tatouage de l’homme.
Sur le bras de Waroc, des fils précieux couraient dans un entrelacs circulaire de
curieux glyphes noirs, laissant en son centre un pan de peau vierge. Dans cette
« espace » cutané, le tatouage de Deneza pouvait s’y imbriquer comme une clé dans une
serrure. La complémentarité de leur motif était flagrante.
Neil n’eut aucun mal à visualiser ce que serait le motif complet. Si ç’avait été
l’œuvre d’une main, l’artiste aurait eu tous les droits d’en tirer des lauriers. Érotique ou
non, la beauté du shi’valem méritait d’être exposée. On ne devrait pas éprouver sa
pudeur en l’exhibant…
Respectant l’échelle de leur gabarit respectif, son tatouage entrait du coup dans
un autre registre en étant le reflet de celui d’Aedan. Il eut un pincement au cœur à l’idée
de ne pas pouvoir se vanter d’une telle œuvre d’art gravée dans sa peau. Il avait beau
être pudique, il n’empêchait que le shi’valem de Waroc et Deneza ne l’emportait en rien
sur le leur.
— Cet effet miroir, commença Deneza, pensive, est-ce dû au fait que vous soyez
de même sexe ?
— J’ai aussi pensé la même chose, avoua Aedan.
11
Réflexion – tome 1
Il admettait qu’elle lui en bouchait un coin. Elle n’était même pas hystérique face
à cette aberration. Comme si la chose n’avait pas besoin d’être débattue, maintenant
qu’elle était là, sous leurs yeux. Ce qui était fait, était fait. Point. Il n’y avait plus qu’à vivre
avec. Il ne comprendrait jamais cette femme.
— C’est quand même fou ! exhala-t-elle. Ça va créer un tollé général quand ça se
saura.
— Justement, s’alarma Aedan. Ça ne doit pas sortir de ces murs, exigea-t-il.
— Tu penses bien qu’il te sera difficile de le cacher, fit Waroc, en pleine
incompréhension. Déjà parce qu’il est bien visible, alors que tu as ton visage
kryptoptique. J’en déduis que tu n’as pas ton talisman. Et tu es suffisamment culotté
pour me faire la leçon ! grommela-t-il.
— J’ai dû m’en défaire, rétorqua Aedan, courroucé. Tu n’es pas la première
victime de Neil, aujourd’hui.
Voilà qui répondait à sa question, se dit Neil. Ce n’était qu’avec l’aide d’un
amplificateur qu’un kryptopsis parvenait à masquer un shi’valem.
— De mieux en mieux, grogna Waroc. Je ne l’ai pas vu en entier, mais il ne fait
aucun doute que votre shi’valem est majestueux ! Ce qui le rend d’autant moins discret.
Tu ne pourras pas taire cela longtemps. Ça finira par se savoir. Alors autant prendre les
devants, et le révéler toi-même.
— C’est hors de question !
— Sois raisonnable, Aedan ! s’impatienta son ami. Il porte ton odeur. Je ne
distingue pas la sienne, tellement la tienne le marque. Je rejoindrais Deneza si je ne me
fiais pas aussi à son apparence physique. En fermant les yeux, on croirait presque qu’il
n’est pas là. Ou on pourrait le prendre pour un Ombre en n’écoutant que notre nez. Il
s’est complètement imprégné de toi !
Une lueur brilla soudain dans son regard. Il venait de mettre le doigt sur ce qui le
turlupinait. Sa compagne mit des mots dessus :
— C’est très rare, une imprégnation, murmura-t-elle, rêveuse.
Neil se mordilla la lèvre. C’était réellement gênant, tout ça. Peut-être pas pour eux
qui avaient ces sens-là surdéveloppés, mais pour lui, si. C’était comme s’ils débattaient
de ses ébats avec Aedan. Ce qui était un peu le cas. L’introverti en lui était mis à rude
épreuve.
D’abord choqué, Aedan se fit violence pour retrouver contenance. Il y arriva
laborieusement, et ce, uniquement en se focalisant sur l’ordre des priorités. Quelque
part, bien que troublé, son cerveau refusait d’analyser pleinement cette nouvelle
donnée. Imprégnation ? C’était quoi ce bordel ?! Merde à la fin !
— Écoutez, commença-t-il d’un ton grave. En supposant que Neil soit un Z’alem
noctus, il n’est ni fiché, ni pucé. Je refuse que ça change.
Deneza fit de gros yeux, et Neil eut le sentiment qu’elle avait pris un forfait
« hibou ». Elle n’était pas près de se désabonner.
— Mais alors, il vivra en fugitif toute sa vie ! geignit-elle, peinée.
— Je ne veux pas d’un objet étranger dans son corps !
Il est à moi.
12
Réflexion – tome 1
Il s’en fallut de peu pour que cela échappe à Aedan. Mais ça n’en resta pas moins
audible à son ton possessif. Waroc lança une œillade entendue à sa femme et il
n’apprécia pas cette connivence de vieux couple.
Visiblement, sa réaction excessive semblait être un aveu de ce qu’ils avançaient.
En quoi consistait réellement cette foutue imprégnation ? Il en avait vaguement entendu
parler. On disait que le shi’valem était la marque des âmes-sœurs, mais que les
imprégnés rendaient cela encore plus spectaculaire. Malheureusement, le sujet n’était
pas facilement abordé à cause de la rareté du phénomène chez les N’oktus.
Sans compter qu’ils gardaient sous scellé certaines informations. Rien de plus
normal. Mais Aedan ne leur laisserait pas le choix, il avait besoin de tout savoir.
— Il te faudra faire un compromis, Aedan, l’exhorta Deneza. Tu n’as pas le choix.
Comptes-tu en faire un paria ? À moins d’occuper un rang influent dans la Communauté,
ceux qui aident les Z’alem noctus sans puce s’exposent à de graves sanctions.
Elle savait de quoi elle parlait. Ce n’était que grâce à son lien de parenté avec le
Nazrur’r qu’elle avait échappé à de nombreux procès sur sa manière « inadmissible » de
traiter les serviteurs. Les hauts gradés se devaient de montrer l’exemple en respectant
l’éthique n’oktique. Mais Deneza abusait du fait d’être la cousine de l’Alpha de la
Communauté pour contourner la loi.
Si elle avait une bouée de sauvetage, ce n’était pas le cas de Waroc. C’était en
partie la raison de son indulgence envers son homme lorsque celui-ci se montrait dur
avec ses employés Z’alem noctus. Certains attendaient le moindre faux-pas du N’oktus
pour le lyncher. Qu’il soit de la belle-famille du Nazrur’r ne le sauverait pas.
— Je ne réponds pas de la juridiction n’oktique, rappela Aedan.
Si un Ombre devait être puni, la Confrérie s’en chargeait. Et il doutait fort que les
siens lui reprochent d’aider un Z’alem noctus.
— Toi non, mais la nature de Neil le soumet à la loi n’oktique, précisa Deneza.
Neil fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
Aedan soupira lourdement. Il avait été imprudent de ne pas prendre cela en
compte. Mais il était tellement largué en ce moment qu’il était bien peu efficace qu’à
l’accoutumé. Et pour cause, tout ceci sortait de l’ordinaire.
— Parce qu’ils n’ont pas de gouvernement.
Neil roula des iris, malgré son écœurement. Évidemment ! Pourquoi les laisser se
gérer seuls quand on ne les jugeait bons qu’à servir de marchepieds !?
— Un décret stipule que la « sous-race » Z’alem noctus est sous la responsabilité
de sa race mère, poursuivit Aedan, au grand étonnement de Deneza.
Waroc lui vint en aide.
— Il a été élevé comme un ishva’r, valem. Il ignorait tout de l’Outre-Monde il y a
24 heures.
Neil retint une grimace face au regard incrédule de la femme. Il avait
officiellement signé le contrat de la bête de foire. Mais il y avait plus incommodant. Que
signifiait ishva’r ? Ça ne devait pas être insultant, à en juger par l’expression d’Aedan.
Enfin, là n’était pas la question non plus !
13
Réflexion – tome 1
— Ce décret, c’est juste une façon diplomatique de dire que les Z’alnus sont leur
« propriété », c’est ça ?
Aedan ne put nier, maudissant la perspicacité de Neil. À moins que l’odeur de ses
émotions ait vendu la mèche.
— Z’alnus ? répéta-t-il.
Que lui avait encore pondu ce phénomène ? Ça n’en finirait jamais, hein ?!
— Ouais, ben Z’alem truc c’est trop long. J’ai contracté. Tu sais, comme nekomimi.
Pourquoi on doit se taper un nom kilométrique quand tous les autres ont des
appellations cool ? Les Elvus ont les Magnus, alors les N’oktus auront les Z’alnus. Point
barre. Me force pas à dire Z’alem noctus. Rien que d’entendre « n’oktus » dans le nom de
ma potentielle race me tue ! éructa-t-il.
Comment pouvait-on porter le nom de ces esclavagistes ?!
L’Ombre comprit alors que « Z’alem truc » ne venait pas simplement d’une
difficulté de mémoire de Neil. Si ça l’avait été au départ, le garçon avait délibérément
décidé de garder cette formulation approximative pour ne pas avoir à prononcer le mot
« noctus » dans cette locution. Une façon de ne pas reconnaitre la légitimité que
revendiquait les N’oktus sur leurs serviteurs.
Bon sang, qu’allait-il faire de lui ? se demanda Aedan, partagé entre hilarité et
dépit, crainte et… ouais, fierté. Le garçon tenait un discours dangereux, carrément
anarchiste pour un Z’alem noctus. Il s’attirerait indubitablement des ennuis. Bâillonnant
ses inquiétudes, le Venator céda à son envie de lui caresser la joue de son index.
Courageuse petite créature inconsciente.
— Te protéger me fera vieillir avant l’âge, murmura-t-il.
Neil ne put que rougir face cette démonstration de tendresse. Pour noyer sa gêne,
il sortit la première boutade qui lui vint à l’esprit.
— T’es déjà vieux, si ça peut te rassurer. Je suis loin d’avoir entamé mes 20 ans,
alors que toi…
La phrase en suspens arracha un rictus à Aedan. Neil se permit un sourire canaille
qui le déstabilisa bien plus qu’il ne se l’avouerait. Ce sourire lui inspirait des baisers. Des
baisers passionnés, torrides, enflammés. Il avait envie de le posséder… De le marquer
comme sien pour dire au monde que cet effronté lui appartenait.
Un raclement de gorge et Aedan sortit de sa transe, sans chercher à savoir qui du
couple N’oktus l’avait sauvé de ses instincts primitifs. Maudit shi’valem !
— Je dois être en plein cauchemar, souffla-t-il en s’éloignant brusquement du
garçon.
Neil croisa les bras, la fuite d’Aedan lui apparaissant comme un rejet. C’était
ridicule, il n’aurait pas dû le prendre à cœur. Mais à travers le bourdonnement de son
tatouage, il sentait la lutte éperdue du Venator. Cette envie de prendre ses distances,
peut-être pour avoir les idées claires ; de s’opposer bon gré mal gré à une situation qu’il
ne jugeait pas naturelle.
— Explique-lui l’autre rôle des puces, Deneza, demanda Waroc comme Aedan
leur tournait le dos dans une attitude fermée, son regard perdu au loin à travers la
fenêtre.
14
Réflexion – tome 1
— Une puce permet aux Z’alem noctus d’accéder à l’éduction, aux soins, et à un
certain confort.
Neil la toisa, suspicieux. Voulait-on lui dire que malgré leur condition d’esclave,
les siens étaient relativement bien traités ? Il se demanda ce qui était le pire. Subir un
traitement avilissant, enchaîné, ou être maintenu dans un état de totale servitude sans
fers.
La douleur, l’avanie, poussaient les opprimés à se rebeller. Il le savait
d’expérience. Parce qu’il en avait marre de subir, il avait décidé d’agir. Même si les
résultats n’étaient pas probants, au moins nourrissait-il un sentiment de révolte contre
sa condition de souffre-douleur.
Alors qu’un asservi maintenu dans un relatif confort finissait bien vite apprivoisé.
Conditionné, pensa-t-il avec effroi. C’était clairement plus vicieux, plus insidieux, plus
retors. Il se pouvait que toute la race Z’alem noctus souffre d’un puissant syndrome de
Stockholm, vieux de plusieurs millénaires. Un état de servitude avec « reconnaissance ».
C’était encore pire !
Deneza eut une moue écœurée lorsqu’elle poursuivit, et Neil sentit sa lutte
intérieure. Elle avait du mal à s’identifier à un peuple aux pratiques discutables,
malheureusement c’était le sien.
— Refuser que son Z’alem noctus soit pucé le met en situation d’illégalité, et lui
ferme de nombreuses portes. Il ne peut bénéficier de certains services, ni prétendre à
certains postes. En fait, il ne peut aspirer à rien du tout. Ce qui compromet son avenir.
Son avenir d’esclave ? De propriété privée ? se retint de cracher Neil.
— Pas s’il n’entre pas dans le système, opposa Aedan.
Deneza perdit patience à son tour.
— Mais ouvre les yeux ! Il y est déjà, dans le système, s’il se trimballe à C-City
avec l’odeur d’un Ombre. Et pas de n’importe quel Venator !
— J’aurais qu’à me débarrasser de ça, opposa Neil à contrecœur. Avec mon
parfum.
Les trois autres lui lancèrent des regards indulgents, presque apitoyés.
— Quoi ? demanda-t-il, sur la défensive.
— Ce n’est pas possible, souffla Aedan. Tant que je te… toucherai, tu garderas
mon odeur.
Et ça relevait de la gageüre que de ne pas le faire en période de L’laid…
Neil rougit furieusement, comprenant que le « toucher » auquel Aedan faisait
allusion n’avait rien de catholique. Dans la présente situation, il aurait été judicieux que
l’autre cesse de le « toucher ». Mais y renoncer était au-dessus de ses forces. Il n’aspirait
pas à mettre fin à cette histoire – pour peu qu’il y en ait une entre eux.
Il eut l’impression de s’acharner sur le buzzer qui retournerait son fauteuil rouge,
avec un message sans équivoque : « je vous veux dans mon équipe ». C’était injuste de
devoir mettre fin à toutes ces choses nouvelles qu’il vivait avec Aedan. Pourquoi n’y
aurait-il pas droit ?!
Deneza et Waroc se dévisagèrent d’une manière qui n’était pas pour le rassurer.
Quelque chose clochait. À en juger par leurs émotions, Aedan ne lui avait pas donné la
15
Réflexion – tome 1
bonne réponse. Et pourtant, l’Ombre ne mentait pas. Ou alors ce dernier était convaincu
d’une fausseté, à moins qu’il ne s’agisse d’une vérité partielle. Pouvait-il leur exiger de
cracher le morceau ?
Si le couple niait, il serait bien obligé de leur révéler qu’il sentait l’odeur de leur
mensonge. Or la réaction d’Aedan face à Waroc, avant l’arrivée de sa femme, l’avait
interpellé sur un point. Il ne devait pas naïvement dévoiler ses nouvelles capacités, aussi
étranges soient-elles.
Tout le monde dans cette pièce semblait nourrir une propension au mystère. Et
même s’il brûlait d’envie de déclencher l’alarme des secrets pour les confronter au
confessionnal suite à son buzz, il devait tenir sa langue.
Tout leur révéler le mettrait certainement en situation de vulnérabilité. Déjà qu’il
n’avait aucune force pour commencer, il ne ferait qu’aggraver son cas. Il avait déjà
commis cette erreur avec son amie d’enfance, Chelsea, une personne en qui il avait eu
confiance. Ça ne se reproduirait pas, encore moins avec des individus loin d’avoir gagné
son estime.
— Dans ce cas, revendique-le devant la Communauté et la Confrérie, puis fais une
déclaration publique, proposa Waroc.
Aedan s’arracha vivement à sa contemplation. Son ami n’était pas sérieux ?! Il
était venu le voir dans l’espoir de mieux comprendre le shi’valem afin de s’en
débarrasser. Il réalisait qu’il s’était juste jeté dans la gueule du loup.
Une revendication publique était tout le contraire de ce qu’il souhaitait. Autant
peindre soi-même une cible sur le front de Neil, et lui accrocher dans le dos un écran
L.E.D où clignoterait en lettres capitales rouges : « POINT FAIBLE D’AEDAN HÉLIOS ».
— En tant que Venator en chef des U.S.A, tu pourrais avoir ce privilège qu’il ne
soit pas pucé, insista Waroc, sourd à son désarroi alors qu’il remuait la tête de
dénégation.
— Ce n’est pas envisageable ! décréta-t-il d’un ton dur.
— M’enfin, c’est inconscient ! gronda tout aussi durement Waroc, énervé qu’il lui
oppose cet air buté.
Les vitres de la fenêtre tremblèrent. Neil sursauta, tandis que la chevelure
d’Aedan gagnait en teinte feu. Celle de Waroc luit d’un reflet vert nature, et il se surprit à
se demander à quel élément était affilié le N’oktus.
— Les garçons, on se calme, tempéra Deneza d’une voix placide. Vous terrorisez
le pauvre ange, ajouta-t-elle avec un sourire rassurant à Neil.
Celui-ci vit alors qu’il tremblait. Il serra de plus belle ses bras contre sa poitrine et
bloqua sa respiration. L’odeur de colère dans la pièce l’avait renvoyé à l’entrepôt
désaffecté, au moment où un prédateur prenait la décision de le tuer.
Aedan régla sa respiration sur un rythme lent, et contint son ire face à la pâleur
inquiétante du gamin et le rythme effréné de son palpitant. Mais quelque chose dans
l’attitude fermée de Neil lui disait de garder ses distances. Il avait le sentiment que ce
dernier se sauverait à toute jambe s’il s’approchait de lui.
Merde.
16
Réflexion – tome 1
Il était bon pour se coltiner un cas de stress post-traumatique. C’était cuisant
d’être le sujet d’effroi de son valem. Il lui faudrait maitriser son humeur bien plus qu’à
son habitude. Qui eut cru qu’il envisagerait un jour de s’imposer un programme de
gestion de la colère ? C’était ridicule ! Cette mascarade devait cesser. Raison pour
laquelle la proposition de Deneza fut rejetée en bloc.
— Tu es le filleul d’un Elvus qui siège au Conseil des Aînés. Ne peux-tu faire valoir
ces droits pour qu’on accorde une dérogation de non-puçage à…
— Neil, souffla ce dernier, comprenant qu’elle ignorait toujours son prénom. Je
m’appelle Neil Murphy. Et votre idée mettra ma mère en danger.
Il saisissait les implications d’une révélation publique, bien que cette histoire
surréaliste de « revendication » lui échappe. Lorsque lui parvint une autre bouffée de
culpabilité, il ne put s’empêcher de se demander à nouveau si Aedan s’inquiétait
réellement pour sa sécurité. Ce remord-ci était différent de ce qu’avait éprouvé le
Venator en voyant à quel point sa colère l’affectait.
Il semblait qu’Aedan avait momentanément occulté la situation de sa mère… Il
osa enfin le dévisager. Alors comme ça, cet Ombre était parrainé par un Elvus de lignée
noble. En apprendrait-il davantage à son sujet ? Vu comment le bougre se montrait
secret et prompt à lui raconter des bobards, ce n’était pas demain la veille.
Jusqu’où puis-je te faire confiance, Aedan ?
Mais le moment et le lieu étaient mal choisis pour une crise « d’états d’âme ». Il
avait une mère à défendre.
— Elle sait pas qu’elle est comme moi. Je peux carrément dire que je suis plus
zarbe qu’elle. J’ai jamais eu l’impression qu’elle avait des sens plus développés, ni qu’elle
ressentait les choses comme moi en ce moment. Pour moi, elle est humaine et je veux
pas que ça change. Révéler publiquement ma nature va l’exposer. Je refuse qu’on lui
mette une puce sous la peau, ni qu’on la force à travailler pour un pauvre type qui se
croira son supérieur génétique ! martela-t-il.
Toute cette situation l’amenait à saturation. La journée n’était pas encore finie
qu’elle lui avait déjà apporté une cargaison d’emmerdes ! Quand il disait que ces
dernières étaient en congés de grossesse, il ne pensait pas avoir autant raison. Elles
venaient d’enfanter, et le bébé se révélait juste un cauchemar horripilant.
— On est au 21ème siècle, les gens ! grogna-t-il en serrant le poing de colère et
d’indignation. Considérer comme une « sous-race » des êtres pensants, doués
d’intelligence et de sentiments, c’est agir comme des barbares arriérés ! J’avale pas vos
conneries de servage et de supériorité eugénique à la noix. Qu’on laisse ma famille en
dehors de ça. Communauté, Confrérie, Conseil, mon Cul ! Ces mots ne m’inspirent aucune
Confiance !
Aedan apprécia la figure de style. Ce gamin n’avait pas fini de le surprendre.
Encore une fois, il ne s’expliqua pas le sentiment de fierté qu’il éprouvait à cet instant,
alors que les N’oktus battaient des paupières, choqués.
Neil les toisa à tour de rôle. De nombreuses émotions bouillonnaient en eux,
surtout chez Waroc, si bien qu’il eut du mal à les décortiquer. C’était un total
capharnaüm, aussi se raccrocha-t-il au léger sourire qui fleurissait sur les lèvres
17
Réflexion – tome 1
d’Aedan. Apparemment, il avait tenu le bon discours, mais Waroc fut loin de partager cet
avis. L’acidité de sa voix manqua de le brûler.
— Et que crois-tu pouvoir faire avec tes maigres moyens ? Ou devrais-je dire, tes
moyens inexistants !
— Valem, marmonna son épouse, comme un rictus de colère déformait les traits
de l’Ombre.
— Je lui rends service ! persifla Waroc. Aedan ne semble pas enclin à lui révéler
toute la vérité. Je comprends qu’une part de lui soit encore dans le déni. N’importe qui
serait sous le choc. Mais le gamin doit savoir à quoi il s’expose.
— Je ne suis pas sous le choc…, commença Aedan.
— Son seul salut, le coupa Waroc, est d’être revendiqué. Ainsi ses parents
pourront bénéficier de la même dérogation en tant que belle-famille officielle du Venator
en chef.
Neil se prit la réplique comme une claque.
— Attendez, de quoi vous causez, là ? coassa-t-il. Belle-famille officielle ? C’est
quoi ce délire ? On sort même pas ensemble. C’est pas comme si j’allais l’épouser non
plus !
Non mais je rêve !
Hier encore, il embrassait un garçon pour la première fois. Comble du comble, ce
n’était même pas un humain dont il était amoureux qui lui avait donné ce premier baiser
qu’il avait pourtant toujours idéalisé. En un sens, ç’avait été spécial. Très spécial, du
genre « mon premier voulait aussi me liquider avec une boule de feu ».
D’où qu’on lui sortait « belle-famille officielle » ? N’allaient-ils pas un peu –
beaucoup – trop vite en besogne ? Aedan lui retournait la tête, OK. Il ne dirait pas non à
ses bras ni à ses draps, c’était un fait. S’il était honnête avec lui-même, il caressait
secrètement le rêve de se faire éventuellement dépuceler par ce beau guerrier. Hum, en
voilà des pensées salaces ! Mais oui, il l’avouait : il fantasmait carrément de finir dans
son lit pour la totale.
Mais passer à la casserole d’Aedan impliquait-il d’y ajouter des ingrédients lourds
de sens tels que « belle-famille officielle du Venator en chef » ? Il n’imaginait même pas
tout le tintouin effrayant qui irait avec !
Seigneur, dans quel monde passéiste vivaient ces gens ? On n’était plus au début
du siècle dernier. Ce fameux Outre-Monde était-il au courant ? En passant, il n’avait
même pas encore terminé sa 19ème année !
— Votre histoire d’officialisation, ça n’a rien à voir avec des textes légaux, si ?
Juste pour info, même si j’ai atteint sa majorité sexuelle, je suis encore mineur au
Nebraska. Et rien à foutre qu’il s’agisse des droits humains !
Si les deux N’oktus blêmirent face à sa véhémence, le cœur d’Aedan, lui, se serra
douloureusement. En refusant délibérément de comprendre pourquoi, l’Ombre se rendit
compte qu’il était réellement dans le déni. Waroc avait raison. S’il avait complètement
accepté la chose, il ne lutterait pas contre ces émotions que Neil faisait naître en lui.
Mais elles étaient si nouvelles qu’elles le plongeaient dans l’incertitude, avec la
violence d’une poigne lui maintenant la tête sous l’eau. S’il n’était pas dans le déni, il ne
18
Réflexion – tome 1
distillerait pas ces mensonges entre deux révélations aberrantes. D’ailleurs, sa pire
connerie à propos du shi’valem vint le saisir à la gorge quand Neil rouvrit sa grande
gueule :
— De toute façon, Aedan compte trouver le moyen d’effacer le ta…
Aedan le bâillonna, priant sans y croire qu’il n’y ait pas matière à relever. Il toisa
le gamin avec effarement.
Franchement, Neil, suis-je vraiment obligé de craindre le pire avec toi ?
Était-ce la seule formule possible avec ce garçon ?
— Tu m’as mal compris, valem, se dépêcha-t-il de dire.
Dans la foulée, il servit un sourire d’excuse au couple qui les observait, interdit.
— Il se disait humain, hier encore. (Et il abuserait de cette excuse tant qu’elle lui
sauverait les miches.) J’ai dû le ménager.
Hébétés, les N’oktus opinèrent lentement du chef, une lueur de compréhension
brillant peu à peu dans leur regard. Le Venator avait dû sortir une version un peu
erronée pour épargner le mental de ce pauvre gamin. C’était attentionné de sa part. Le
courroux de Waroc se changea presque en pitié, alors que Deneza n’était plus que
compassion. L’acceptation allait être un chemin de croix pour ces jeunes gens.
Neil se dégagea brusquement des bras d’Aedan. Maintenant il avait la
confirmation absolue que ce dernier lui cachait des choses beaucoup trop importantes. Il
avait parfaitement compris tout ce que lui avait dit l’Ombre au sujet du tatouage. Pour
ainsi dire, il avait été particulièrement attentif. Seulement, tout à son trouble face à cette
nouveauté, il n’avait pas saisi qu’il s’agissait de boniments !
Avec cette ligne de conduite, ça ne marcherait jamais entre eux. Rien de plus
normal, en somme ; ce n’était pas censé « marcher », pour commencer. Alors s’il fallait
trancher les fils, autant s’en charger lui-même. Avant qu’il ne soit trop tard. Avant
qu’Aedan ne phagocyte la totalité de son cœur. Pas besoin d’attendre que l’Ombre les
débarrasse du shi’valem. En fait, il doutait désormais que cela soit aussi simple.
— Ça va pas le faire, maugréa-t-il, en proie à un mal de ventre.
La douleur était dans sa tête, se dit-il, alors qu’il sentait clairement qu’elle
provenait du shi’valem. Son tatouage protestait, refusait de reconnaitre sa prise de
position. Mais il fallait qu’il l’exprime de vive voix. C’était le moment que choisissait
Jason pour lui ouvrir les yeux sur l’absurdité de leur relation. Et encore, « relation »,
c’était un peu présomptueux comme choix de mot.
— Plus incompatibles que nous deux, y’a pas. C’est absurde sur tous les plans.
Non mais vous nous avez bien regardés ? renifla-t-il, dépité.
Son cœur se serra de devoir mettre des mots sur cette vérité-là. Déjà, il n’était pas
quasiment immortel comme Aedan. À un moment donné, deux individus si différents
finiraient par se heurter aux limites de la nature, pour ne pas dire de leur nature.
L’odeur de la pitié emplit soudainement le bureau et lui agressa les narines. Sa
fierté se rebiffa. Il n’avait pas besoin de la pitié d’un mec comme Waroc ! Celle-ci fut
contrebalancée par la tristesse de Deneza. Tout cela mit ses nerfs à vif. Il en eut assez
d’être vu comme une faible créature limitée, qui ne pouvait rien inspirer d’autre à ces
êtres que la nature avait si généreusement dotés.
19
Réflexion – tome 1
Cette fois, lui et sa Meute des Nœuds venaient de décider, et leur sentence était
irrévocable !
— Je refuse qu’on me « revendique » soi-disant publiquement, comme une pièce
qui a atterri au service des objets trouvés, sachant que je ne serais perçu que comme une
espèce de cobaye dont la durée de vie est éphémère comparée à mon valem !
Wow, il s’impressionnait lui-même avec cette tirade ! Dans ces moments-là, il
avait le sentiment de ressentir l’ombre de son père dans son dos. Et cela le mettait en
conflit avec lui-même, parce que cet homme-là ne lui avait jamais inspiré que froide
politesse et crainte.
Ce n’était pas seulement à cause de son déménagement dans un bourg de
péquenots qu’il avait perdu ses inflexions aristocrates et son langage châtié. C’était aussi
pour ne pas « sonner » comme un ersatz de Sean Murphy. Mais à cet instant, il n’avait
pas d’autre choix que d’embrasser son éducation bourgeoise pour faire comprendre son
propos.
— S’il y a une chose à changer, c’est votre système pourave de fichage et de
servage des Z’alnus. S’ils jouissaient des mêmes droits que les autres, nous ne serions
pas là à en discuter ! On vit dans un pays libre, ici. Allô, faut vous réactualiser ou vous
reformater ! Autrement, même avec toute la bonne volonté du monde, je ne serais qu’un
virus dans votre fichu système. Je ne m’y adapterai jamais !
Son discours imposa un silence de plomb. Il devint si lourd, si pesant, que Neil se
sentit obligé de danser sur un pied puis sur l’autre, comme pour se soulager de sa
pression. Finalement, Waroc le brisa d’un ton grave en dévisageant sa femme :
— On a un très, très gros problème.
Deneza se décomposa, son expression trahissant une vive douleur émotionnelle
alors qu’elle regardait Aedan. Neil chercha une explication auprès de celui-ci, mais les
traits de ce dernier n’étaient que de marbre. Aedan avait-il déjà oublié qu’il ne pouvait
lui dissimuler une partie de ses émotions ?
C’est pour les autres, comprit-il.
Compte tenu de son statut et de sa réputation, le Venator en chef ne pouvait que
se dissimuler derrière ce masque de froideur pour ne pas révéler à quel point il était
blessé.
Neil se sentit soudain mal. Très mal. Parce qu’il avait beau remonter le film, il ne
voyait pas à quel moment il avait piétiné les sentiments de l’Ombre. Il n’était pas
coupable, et pourtant, tout dans la posture d’Aedan indiquait qu’il l’avait terriblement
offensé.
*o*o*
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