Fiche de lecture : Analyse des discours sur les enfants de la rue
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Fiche de lecture : Analyse des discours sur les enfants de la rue
Fiche de lecture : Analyse des discours sur les enfants de la rue Préparée par Alice Le Méné, du pôle Recherche-action de Citoyen des Rues International (CDRI), 2016 Ricardo LUCCHINI, « L'enfant de la rue : réalité complexe et discours réducteurs », Déviance et société, 1998 - Vol. 22 - N°4. pp. 347-366. Dans cet article, publié en 1998, Ricardo Lucchini évoque les questions de la résilience et de l'intervention auprès des enfants de la rue, afin d'essayer de redéfinir le terme « enfant de la rue ». Il considère que l’enfant de la rue est un acteur social rationnel – c’est-à-dire qu’il est capable de prendre des propres décisions. Mais « l’enfant de la rue » ne correspond à aucune catégorie sociale homogène, car le terme recouvre une approche multidimensionnelle complexe. Il existe en effet un décalage entre la réalité et le discours des intervenants (ONG, gouvernements), qui définissent leur action « en termes d'efficacité et de normalisation », ce qui contribue au discours réducteur sur les enfants de la rue. Or, pour l’auteur, l'enfant est un acteur social complet : il est le produit d'un ensemble de contraintes qui sont liées à l’environnement dans lequel il évolue. Afin de mieux refléter la complexité de la catégorie « enfants de la rue », Lucchini crée donc la notion de « système enfantrue ». L’idée est d’aller au-delà de la définition habituelle par le temps de présence dans la rue (la dimension physique de la définition) et les contacts avec des adultes « responsables » (la dimension sociale de la définition). Afin d’exprimer la continuité qui existe entre ces deux dimensions, Lucchini va alors parler de « carrière » d’enfant de la rue1. La carrière de l'enfant dans la rue est freinée ou accélérée par cinq facteurs : les facteurs biologiques, la famille, la rue, l'espace urbain et les facteurs macroscopiques. Le système enfant-rue Lucchini a mis au point une grille de lecture comportant neuf dimensions dans son « système enfantrue », afin de mieux comprendre et appréhender l’enfant de la rue : Dimension(s) 1) et 2) Les dimensions spatiale et temporelle Explication(s) Il s’agit de retracer la trame biographique de l'enfant afin de mieux comprendre sa présence dans la rue ; on parle alors de recherche d’une rupture biographique 3) L'opposition entre monde de la rue et monde Comment l’enfant perçoit la rue et sa famille ? familial 4) Les formes de sociabilité de l’enfant Quelles sont les formes de coopération à disposition de l’enfant ? (par exemple, existence 1 La notion de carrière renvoie le plus souvent à un parcours professionnel ; Howard Becker, sociologue américain, en a étendu le sens en appliquant le concept de carrière à des individus considérées comme « déviants » ou « criminels », parlant alors de « carrière criminelle ». Voir Outsiders, Métailié, 1985. 1 5) Les activités qui occupent l'enfant : 6) La dimension de la socialisation : 7) La dimension identitaire 8) L’aspect motivationnel 9) Le genre de réseaux, de sous-groupes dans la rue) Elles dépendent à la fois du caractère des individus et de l’espace qu’ils occupent (par exemple, présence d’un grand marché pour faire de la revente) L’enfant est-il intégré à une sous-culture ? Elle renvoie aux références mobilisées par l’enfant. Cette dimension est centrale dans le système « enfant – rue », car en fonction des différentes références citées par l’enfant, plusieurs discours sur la rue peuvent être produits. Quelle perception de la rue l’enfant a concernant les possibilités de résolution de ses problèmes ? (Il faut notamment prendre en compte l’aspect « espace de jeu » de la rue). Il faut prendre en compte l’existence d’un accès différentiel à la rue entre les filles et les garçons, ainsi que la problématique d’une invisibilité partielle des filles dans la rue. Diversité des discours et des approches sur les enfants de la rue Il existe de nombreuses approches et de nombreux discours pour étudier les enfants de la rue. Malgré l’existence d’un discours misérabiliste produit par certains acteurs, la réalité est bien plus hétérogène : les compétences des enfants sont souvent mises à l’écart. 1) Dans le discours institutionnel conformiste, l'enfant de la rue est considéré comme un enfant victime ; or, cette perception ne tient pas compte de la complexité et de la diversité du monde de la rue. La rue est plus qu'un espace physique, car elle est investie symboliquement par ses utilisateurs (les enfants vont donner un sens au monde la rue, par exemple). Elle est souvent associée à une sousculture déviante, du fait de l’instabilité des relations et du manque de solidarité. Avec ce discours, le départ dans la rue est défini par l'expulsion de l’enfant de sa famille, qui est liée à la désorganisation sociale et familiale, ainsi qu’à la pauvreté. 2) Dans le discours interactionnel, l'enfant est fugueur : il est perçu comme un être déviant. L'enfant est alors défini par son caractère, et non par son identité : on est dans le registre psychologique, l'intervention éducative devient normalisatrice. L’enfant passe de victime à déviant, car il intériorise la sous-culture de la rue. 3) L’approche fonctionnaliste utilise elle le concept de résilience, où il est défini comme étant « la capacité à réussir, de manière acceptable pour la société, en dépit d'un stress ou d'une adversité qui comportent normalement le risque grave d'une issue négative » (Stefan Vanistendael, 1995). 2 L’individu résiliant concrétise un objectif légitimé par le groupe social, malgré une situation de départ défavorable. Les modes d'adaptation dépendent alors du contrôle social sur l'individu, ainsi que des récompenses possibles : c’est la motivation rationnelle qui est au centre de l’action de l’individu. Mais pour prendre en compte la résilience de l'enfant, il faut aller au-delà de sa motivation, et identifier des contextes concrets d'action : la rue, la famille, l'institution, le travail, l'école, le groupe, etc. L'enfant est capable de développer des facultés de coopération ainsi que de faire des choix autonomes. Ce concept implique une compréhension du pouvoir comme une résolution de problèmes : la résilience est un processus. Un enfant peut alors être résilient, même s'il est classé comme « déviant ». Lucchini insiste sur la notion de compétence de l’enfant en tant que « capacité de juger et de comparer des événements, des personnes et des choses ». Les pratiquants et l'opinion publique auraient tendance à nier l'existence de compétences chez l'enfant de la rue, car les stratégies sont perçues comme illégitimes et/ou déviantes. Or, l'enfant utilise ses compétences pour « interpréter le monde en général et donc le monde de la rue en particulier ». En conclusion, les discours et pratiques contribuent à créer une image réductrice de l’enfant de la rue, car l'expérience de l'enfant n'est pas intégrée dans les représentations. 3