Une marine pour la Suisse

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Une marine pour la Suisse
Le fil du rasoir
Une marine pour la Suisse
C’est le 9 avril 1941, à Berne, que naquit, malgré la géographie montagneuse et enclavée
de la Confédération Helvétique, ce qui semblait devoir rester pour toujours un sujet de
plaisanterie : la marine marchande suisse. Ce jour-là entrait en effet en vigueur, sous la
pression des événements politico-militaires, un arrêté du Conseil fédéral sur la navigation
maritime sous pavillon suisse.
Avant cette date, deux sociétés d’armement suisses possédaient déjà trois cargos acquis
d’armateurs panaméens : d’une part le Saint-Cergue (4 260 GRT, 10 n.), acquis en 1939
par la société de négoce vaudoise André et Cie et passé le 28 janvier 1941 aux mains de
la Suisse-Atlantique Société de Navigation Maritime S.A. (siège à Lausanne), récemment
créée par la famille André ; d’autre part les Calanda et Maloja, achetés en 1940 par la
Compagnie Suisse de Navigation (siège à Bâle). Mais, le pavillon suisse n’existant pas,
les trois bâtiments avaient continué à battre pavillon du Panama.
Tirant les leçons du premier conflit mondial, le gouvernement fédéral, dès septembre
1939, avait pris des mesures pour assurer le transport vers la Suisse des aliments et des
matières premières d’outre-mer nécessaires au pays. Il décida ainsi de doter le pays de la
petite flotte de navires marchands qui avait cruellement fait défaut un quart de siècle plus
tôt, ce qui supposait de conclure un accord avec une ou plusieurs nations maritimes
« neutres en permanence » (sans réaliser peut-être à quel point cette condition allait
s’avérer difficile à remplir).
Le 15 septembre 1939, le gouvernement signait à Londres un contrat d’affrètement
valable jusqu’à la fin de la guerre avec des armateurs grecs représentés par la société
d’armement Rethymnis et Kulukundis. La Suisse devait ainsi disposer de 16 navires de
transport – nombre rapidement réduit à 15 après la perte au large de l’Angleterre, dès le
22 novembre 1939, de l’Elena R. (5 095 GRT, 11 n.), victime d’une mine posée par le
sous-marin U-26. Le soin de gérer les mouvements des bateaux grecs ou panaméens
assurant le ravitaillement de la Suisse fut confié à un office ad hoc : l’Office fédéral de
guerre pour les transports (Eidgenössisches Kriegs-Transport-Amt).
Les choses allèrent relativement bien jusqu’à l’entrée en guerre de l’Italie le 10 juin 1940.
Le gouvernement helvétique dut alors négocier avec les Alliés la possibilité pour « ses »
navires de continuer à accéder aux ports italiens (en pratique à Gênes). Comme les
Français eurent rapidement plusieurs raisons de se montrer plus souples que les
Britanniques (soldats internés, affaire des moteurs d’avion Saurer…), l’on finit par
trouver un terrain d’entente. Au prix d’un strict contrôle des mouvements, notamment à
la hauteur de Gibraltar, les liaisons se poursuivirent donc vaille que vaille pendant sept
mois environ, sans qu’il y ait de perte ni même d’incident à déplorer.
L’entrée en guerre de la Grèce contre l’Italie, le 19 février 1941, devait tout remettre en
question.
Tout d’abord, les Grecs ne tardèrent pas à réclamer la remise à disposition pour leurs
propres besoins des navires nolisés par la Suisse. Des discussions serrées ramenèrent
leurs exigences à cinq bateaux sur quinze, dont la restitution serait de surcroît étalée dans
le temps. Après la perte accidentelle de l’Hadiotis, survenue par échouage le 15 février
1941, il en resterait donc neuf de disponibles.
Cependant, un problème majeur se posait : ces bateaux battaient pavillon grec et les ports
italiens leur étaient désormais fermés. Il fallait donc trouver des armateurs neutres. Des
contacts avaient été pris avec l’Espagne, la Yougoslavie et même les Etats-Unis, mais
leur neutralité durerait-elle ? La manière la plus sûre d’avoir des navires satisfaisant
aux… canons de la neutralité était encore d’avoir une flotte marchande suisse.
Aussi, dès janvier 1941, le Conseil fédéral avait-il chargé Robert Haab, un professeur de
droit bâlois, de mettre au point un projet de loi maritime. Haab étudiait depuis 1922 la
législation maritime de divers pays importants et était considéré comme un expert en la
matière. Grâce à son savoir et son expérience, il réussit à rédiger une ordonnance en un
mois environ, qui entra en vigueur le 9 avril 1941.
Par ce texte, Bâle devient le port d’origine (sinon d’attache) de tous les navires suisses
ainsi que le siège de l’Office suisse de la navigation maritime et du registre suisse des
navires de haute mer. La loi suisse sur la navigation définit des règles claires pour inscrire
un bateau dans le registre des navires de haute mer : le propriétaire, l’exploitant et le
personnel habitant en Suisse doivent être de nationalité suisse ; tous les actionnaires
doivent être suisses et au moins trois quarts des actions et du capital doivent appartenir à
des citoyens suisses vivant en Suisse. Pour les équipages, faute d’hommes de mer suisses
en nombre suffisant (il n’y aura qu’un seul commandant suisse, Fritz Gerber), la seule
exigence en ce temps de guerre est l’emploi de neutres. En fait, elle ne sera pas
totalement respectée puisque l’on trouvera à bord des navires suisses – outre des Suisses,
tout de même – des Portugais, des Espagnols et des Suédois, effectivement neutres, ou
des Russes blancs, considérés comme apatrides, mais aussi des Belges, Danois,
Hollandais, Grecs et Norvégiens, nettement moins neutres !
Le 24 avril 1941, les cargos ex-panaméens Calanda (1913, 4 610 GRT, 10 n.) et Maloja
(1906, 1 755 GRT, 10 n.) devinrent les deux premiers navires inscrits au registre suisse
des navires de haute mer.
Le 6 mai, alors que les espoirs un moment mis dans la flotte marchande yougoslave
venaient de s’évanouir brutalement, le cargo St. Gotthard (1911, 4 167 GRT, 11 n.), expanaméen Armando, fut le troisième navire inscrit au registre suisse. C’était surtout le
premier acheté et armé directement par l’Office de guerre pour les transports.
Ce dernier devait en acquérir et en armer trois autres avant la fin de 1941, les Chasseral
(ex-Hondurien Tegucigalpa, lancé en 1897, 2 928 GRT, 12 n.), Saentis (ex-Panaméen
Norseland, lancé en 1915, 4 344 GRT, 10 n.) et Eiger (ex-Grec Hadiotis, lancé en 1929,
4 386 GRT, 11 n.). Hormis le Saint-Cergue, lancé en 1937 (et inscrit au registre le 10
juillet 1941), l’Eiger était le plus récent bateau de la jeune marine marchande suisse…
mais il s’agissait d’une épave remise en état à grands frais (le 15 février 1941, alors
affrété par la Suisse, l’Hadiotis s’était échoué au Portugal et avait été considéré comme
une perte totale). Un huitième cargo, privé celui-là, fut inscrit au registre en 1941 : le
Generoso (ex-Panaméen Varko, lancé en 1896, 1 422 GRT, 9 n.).
La liste de ces huit premiers navires montre bien que la Confédération avait dû faire
flèche de tout bois et se contenter d’acheter très cher, sur un marché fort réduit par l’état
de guerre, des bateaux anciens ou en mauvais état. La tendance ne se démentit pas en
1942, où trois vieux navires seulement furent inscrits au registre de Berne.
Les deux premiers le furent pour les besoins de la Suisse elle-même : les Albula (ex-
Finlandais Elsa S., lancé en 1910, 1 197 GRT, 9 n.) et Lugano (ex-Semien, lancé en 1898,
5 576 GRT, 10,5 n.). Ce dernier sera acheté à la France. Il s’agissait en effet d’une prise
italienne faite à Dakar le 10 juin 1940, qui n’avait pas repris la mer au commerce mais
avait été utilisée par la Marine Nationale comme dépôt flottant (c’est pourquoi, au
contraire de la plupart des prises allemandes et italiennes, le Semien n’avait pas été
rebaptisé et « sanctifié »)1.
Le troisième bateau acquis en 1942 fut destiné aux besoins propres du Comité
International de la Croix-Rouge : le Caritas I (ex-Belge Frédéric, lancé en 1903, 2 759
GRT, 11 n.).
Le système d’approvisionnement maritime de la Suisse était ainsi organisé : les neuf
navires grecs encore affrétés par la Confédération ainsi qu’une partie des huit, puis onze
bateaux suisses, faisaient la navette entre les Amériques et le Portugal. Mais cette flottille
ne suffisait pas à la tâche : en l’absence d’autres bateaux disponibles, il fallut recourir au
concours de plusieurs navires espagnols.
Du Portugal à Gênes, le relais était pris par les autres bateaux suisses, quelques bateaux
espagnols et deux caboteurs portugais. La part du Portugal augmenta en 1942 avec
l’affrètement d’un cargo et de quatre autres caboteurs.
En avril 1941, la Suisse nolisa le vieux cargo américain Essex (1890, 3 018 GRT, 12 n.),
mais celui fut perdu par accident le 25 septembre 1941, au cours d’un voyage LisbonneBaltimore. Le 17 mars 1942, l’un des neuf vapeurs grecs, le Mount Lycabettus (4 292
GRT, 10 n.), parti de Baltimore et se dirigeant isolément vers Leixoes (Portugal), fut
torpillé et coulé corps et biens par le sous-marin allemand U-373. En revanche – miracle
du pavillon rouge à croix blanche – aucun des onze vieux bâtiments suisses ne fut victime
de la guerre.
1
En 1948, la Suisse revendra le Lugano à son propriétaire de 1940, la petite société d’armement génoise
Ignazio Messina e Compagnia.

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