Pris(e) entre la tradition et la modernité
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Pris(e) entre la tradition et la modernité
Pris(e) entre la tradition et la modernité Le père et la fille dans L’enfant de sable, Un été africain et La voyeuse interdite Mémoire de maitrise de M.M.A. Kruijer Directrice de mémoire A.M. Guinoune Groningen, mai 2007 Remerciements Le mémoire de maîtrise représente une preuve des capacités académiques d’un étudiant, mais à vrai dire, aussi d’une épreuve, qui demande de la discipline et de la persévérance. C’est l’une des dernières étapes avant d’entrer dans la vie professionnelle avec son bagage universitaire. Du mavo à l’université, le trajet que j’ai choisi n’a pas été évident. J’ai du surmonter bien des obstacles. Cela n’aurait jamais pu se faire sans le soutien de certaines personnes qui ont toujours su me motiver et m’aider. Je tiens à remercier : Mes parents, Cees et Thécla Kruijer qui m’ont toujours accordée leur confiance en mes capacités. Jaap van Os qui n’a jamais cessé de m’encourager et a toujours cherché avec moi les solutions aux grands comme aux petits problèmes. Mon chum Joost Klugkist, avec qui j’ai partagé tant d’instants merveilleux. Alex et Berber Klugkist, pour leur appui, et mes amies, pour leur énergie et leur soutien. Il va sans dire que je tiens aussi à remercier Anne-Marie Guinoune, ma directrice de mémoire, pour son temps, sa confiance et son enthousiasme qui m’ont particulièrement motivée ces derniers mois. Enfin, Jeannette den Toonder, pour son temps et ses suggestions. Maaike Kruijer 2 Introduction La littérature maghrébine de langue française prend, dès ses commencements au début du vingtième siècle, une place contestée dans le champ littéraire du Maghreb. Ses auteurs choisissent la langue de l’ancien oppresseur pour avoir la liberté de s’exprimer. Ils mettent en scène des histoires violentes et presque militantes, et montrent entre autres un Maghreb en mouvement, un Maghreb qui se cherche entre la tradition et la modernité. Du point de vue historique, la littérature a souvent reflété les tendances sociales et politiques de la société. On le voit aussi dans la littérature maghrébine, miroir de ce qui se passe au Maghreb, où l’épanouissement de la femme a longtemps été opprimé par une rigueur religieuse. Pourtant, de nombreux changements concernant la position des femmes se sont produits les dernières années. Dans les sociétés maghrébines de type patriarcal la position de l’homme implique que toute émancipation de la femme dépend de lui. Son rôle de père, protecteur des valeurs et du respect de la famille, fait de l’homme un acteur essentiel pour l’épanouissement de la femme. Ces derniers temps, la femme et la position qu’elle prend dans l’islam et dans la société musulmane, est en pleine actualité. Ce qui jusqu’à nos jours ne fait pas partie du spectre scientifique concernant la culture maghrébine et sa littérature francophone, c’est une recherche qui permet d’analyser la relation entre père et fille, et leurs différentes perspectives par rapport à la modernité. Dans ce mémoire, nous nous proposons d’analyser une relation hommefemme, celle d’un père et de sa fille dans trois romans maghrébins de langue française : L’enfant de sable1 (1985) de l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun, Un été africain2 (1953) de l’écrivain algérien Mohammed Dib et La voyeuse interdite 3 (1991), un roman beur de Nina Bouraoui, une écrivaine francoalgérienne. Dans les romans, la fille -la nouvelle génération- incarne la 1 2 BEN JELLOUN, Tahar. L’enfant de sable. Paris, Editions du Seuil, 1985. DIB, Mohammed. Un été africain. Paris, Editions du Seuil, 1959. 3 modernité au sein de la famille, ou au moins celle qui a des idées modernes par rapport à la tradition. Le père, dans son rôle de transmetteur de la tradition, se retrouve de ce fait dans une situation difficile : permet-il à sa fille de prendre une position plus libre dans la famille et dans la société, impliquant alors en quelque sorte une rupture avec la tradition ; ou doit-il réprimer les tendances de sa fille à vouloir se libérer et la maintenir dans le rôle traditionnel de la femme ? Le roman L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun montre un père qui ne peut pas accepter de n’avoir eu que des filles. Il ressent la pression de la communauté qui le pousse à engendrer un fils, un héritier et il décide alors d’éduquer sa dernière-née comme un fils. Le roman donne une image précise d’un père qui se laisse guider par la tradition, et qui finit y aller trop loin. Nous assistons au conflit identitaire de cet enfant Ahmed/Zahra, qui ne se trouve –à cause du choix de son père- ni entièrement dans le monde des hommes, ni entièrement dans celui des femmes. Ainsi, le roman montre la tradition dans toute sa rigidité et comment – selon la communauté- on doit mener sa vie conformément aux règles de la religion. Dans Un été africain, la jeune fille Zakya apporte des idées modernes dans la famille grâce à ses études au lycée français. Moukhtar Raï, son père, soutient sa fille pour qu’elle soit dans l’avant-garde des femmes qui prennent un rôle plus actif dans le domaine professionnel. Cela est cependant difficilement accepté par la famille, qui craint de perdre le respect de la communauté. Le roman décrit une jeune fille qui se trouve coincée entre les débuts de la modernité du lycée et le milieu traditionnel de la maison. Le conflit que vit le père entre ses idées modernes et ses responsabilités concernant la perpétuation de la tradition occupe une place importante dans le roman. Les premières tentatives de modernité au sein d’une famille à la veille de l’indépendance rendent le roman très intéressant pour notre analyse. La voyeuse interdite de Nina Bouraoui entraine le lecteur à l’époque postcoloniale: «The reader is informed that the text takes place in the early 197’s and its content reflects certain aspects of a growing postrevolutionary 3 BOURAOUI, Nina. La voyeuse interdite. Paris, Editions Gallimard, 1991. 4 fundamentalism. »4 Dans cet univers « fondamentaliste », la jeune fille Fikria est enfermée par son père dans sa chambre depuis son adolescence. Elle observe le monde de sa fenêtre et elle partage ses observations avec le lecteur. De sa petite chambre d’enfant, Fikria regarde avec distance la tradition arabo-musulmane et la critique. Son père, quant à lui, ne peut pas accepter l’absence d’un fils. La volonté et le besoin de Fikria d’être reconnue par son père, et l’attitude froide du père envers elle montrent très clairement les rapports entre père et fille dans cet univers. Cela indique en même temps comment la perception des mondes féminin et masculin est vécue par les deux protagonistes. L’enfant de sable se déroule à la fin des années 40 au Maroc, juste avant la décolonisation. Le roman Un été africain se situe en Algérie, au début des années 50, quand la guerre de libération vient de commencer, La voyeuse interdite dans les années 70. Les trois romans pourront ainsi former un ensemble littéraire qui permet d’observer comment sont représentés à des époques différentes la position de la femme et le rôle du père dans la famille par des écrivains différents. Le but de notre mémoire est double. Premièrement, nous allons donner un cadre général, c’est-à-dire historique et sociologique, de la société maghrébine. Cela nous permettra, dans un deuxième plan, d’analyser dans les trois romans choisis la relation entre père et fille, et leur attitude vis-à-vis de la tradition et la modernité, pour voir s’il est question d’une éventuelle évolution par rapport à la position de la fille à travers les années, à travers la littérature, et pour regarder si les tendances conservatrices de l’aprèsindépendance sont clairement visibles dans la littérature. Nous allons montrer que cela est bien le cas dans les trois romans, et que les romans reflètent l’esprit du temps. De plus, nous démontrerons les correspondances qui existent entre les pères de L’enfant de sable et La voyeuse interdite. Puis, nous montrerons les protagonistes féminins dans Un été africain et La 4 MCLLVANNAY, Siobhan. « Double Vision: The role of the visual and the visionary in Nina Bouraoui’s La voyeuse interdite (forbidden vision) ». Research in African Literatures, 2004, vol. 35, no 4, p.106 5 voyeuse interdite, qui éprouvent les mêmes sentiments concernant les points de vue sur la modernité et la position de la femme. Tout d’abord, nous présenterons les caractéristiques principales de la société maghrébine, en regardant l’histoire nationale de l’Algérie et du Maroc, les principes de l’islam et les rôles traditionnels de l’homme et de la femme au Maghreb. Puis, nous allons présenter la littérature maghrébine de langue française. Les chapitres suivants traiteront du père et de la fille à l’époque coloniale, d’abord dans L’enfant de sable, puis dans Un été africain et finalement dans La voyeuse interdite. Un dernier paragraphe sera consacré à la comparaison des trois romans pour regarder s’il y a des points communs et des différences entre les romans et pour voir s’ils être expliqués à l’aide du cadre général. 6 I CADRE GÉNÉRAL 1. Autour de la colonisation française Outre l’opposition aux ordres établis, la littérature maghrébine de langue française est aussi employée par l’oppression des colonisateurs français. Pour pouvoir placer les romans, leurs thèmes et leurs histoires dans un contexte, il est important d’observer les périodes pendant et directement après la colonisation. Dans ce qui suit, nous allons regarder de plus près la colonisation française. Premièrement, nous considérons le statu quo des deux pays au moment de la colonisation. Puis, nous regarderons comment les Français ont agi pendant la colonisation de l’Algérie et du Maroc, avant de nous arrêter brièvement à la quête identitaire d’après les indépendances et à la façon dont elle a pris forme dans la politique des deux pays. 1.1 L’Algérie 5 Avant la colonisation, l'Algérie était un état souverain qui faisait partie de l’Empire Ottoman affaibli par des guerres. Les relations entre le pays et la France étaient « bonnes, excellentes même ».6 Une crise diplomatique dans les années ’20 du XIXe siècle met fin à cette situation. Quoi qu’il en soit, le fait est qu’au mois de juin de l’an 1830, les troupes françaises embarquèrent pour Alger, la bataille contre les Turcs fut engagée. En quelques mois, l’Algérie fut colonisée et l’armée française prenait le pouvoir. L’Algérie obtint une position spéciale : le statut d’une province française. Un système d’enseignement fut établi à partir de 1880, ayant pour but l’assimilation du peuple colonisé. 7 Au travers de l’enseignement, la culture 5 Pour ce paragraphe, je me suis principalement basée sur deux ouvrages : celui de Jean Déjeux (Maghreb littératures de langue française. Paris, Arcantère Éditions, 1993), et celui de Benjamin Stora (Histoire de l'Algérie coloniale (1830- 1954). Paris, Éditions La Découverte, 2004). 6 STORA, ibid., p. 12 7 Ahmed Moatissime: « Les écoles autochtones furent éliminées et l’arabe banni, non seulement de la vie officielle, mais aussi de l’éducation où il n’avait plus qu’un statut de langue 7 française fut injectée dans la société algérienne. Les colons français ne laissaient guère de place pour la culture arabe. Pourtant, au début du XXe siècle, des intellectuels se sont levés pour revendiquer la reconnaissance de leurs racines algériennes. 8 Après des décennies d’abandon de la culture algérienne, cette initiative ressuscitait la culture originelle du peuple colonisé, de manière encore un peu hésitante. Dès le début du XXe siècle, la France était très consciente de la montée de ces « courants importuns » et on essaya de couper court à ce nationalisme, sans beaucoup de succès. Dans les années ’30 du XXe siècle, l’association des Oulémas fut fondée. Elle avait pour but la diffusion de l’islam et la lutte pour une Algérie indépendante. Pendant la décennie précédant la Deuxième Guerre mondiale, les Oulémas organisèrent des congrès et des soirées à thèmes. L’objectif était d’éveiller la prise de conscience et les sentiments de patriotisme du peuple algérien après cent ans de présence française. La période 1940-1945 a montré une France battue, soumise, qui ne ressemblait en rien à la Métropole lumineuse d’avant guerre.9 Dans une telle situation, les nationalistes ont vu l’occasion de répandre leurs idées. Le nationalisme s’incruste dans la société algérienne. Les événements s’accélèrent quand, le FLN10 naquit en novembre 1954. Son but fut la libération active -et si nécessaire militaire- de l’Algérie. Au cours des années, le FLN devient de plus en plus actif. Soutenu par le FLN, le peuple algérien est pris, à partir de 1953, dans une guerre sanglante qui durera plus d’une décennie, jusqu’à 1962. En 1960, les partis se mettent étrangère. » MOATISSIME, Ahmed. «Islam, arabisation et francophonie. Une interface possible ‘Algérie – France – Islam’ ? » Dans JURT, Joseph (dir.). Algérie- France- Islam, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 61 8 « Des intellectuels de langue arabe écrivaient et lançaient des journaux : reviviscence de la culture traditionnelle, renouvellement de la culture arabe et aspiration à la modernité. » MOATISSIME, ibid., p. 29 9 Rémi Kauffer: «[…] La Seconde Guerre mondiale vient redonner de la vigueur au courant indépendantiste en démontrant avec éclat l’affaiblissement des positions françaises et l’émergence d’une nouvelle puissance, les Etats-Unis, d’autant plus enclins à prôner l’émancipation qu’ils ne possèdent pas de colonies stricto sensu. » KAUFFER, Rémi. « Le Maroc et la Tunisie accèdent à l’indépendance ». Historia, avril 2006, p.38 10 Front National de Libération. 8 pour la première fois autour de la table, afin de mettre fin à la situation atroce. Au mois de mai 1960, après des années de violence, commencèrent les négociations à Evian entre le gouvernement français et le GPRA (le bras politique du FLN). Elles se déroulaient difficilement. Ce ne fut que deux années plus tard, le 18 mars 1962 que les accords d’Evian furent signés, impliquant le cessez-le-feu entre les deux parties et l’indépendance immédiate de l’Algérie. 1.2 Le Maroc 11 Dernier pays de l’Afrique du Nord conquis par les Français, le Maroc fut colonisé par les Français en 1912. Au début du XXe siècle, le Maroc était le dernier pays encore libre en Afrique du Nord. Or, cette indépendance fut très restreinte, suite aux divers ‘contrats d’affaires’ avec des pays européens comme l’Espagne et le Portugal. Pendant les décennies précédant la colonisation, il fut question d’une crise économique suite aux attaques répétitives de différentes forces européennes. Les Français ont alors profité de l’anarchie sur le plan politique et social. La situation du pays était alors telle qu’elle « paraissait mûr[e] pour la colonisation. »12 Le Maroc passe alors sous protectorat en 1912, un statut différent de l’Algérie.13 L’administration nationale était partiellement restée intacte et les Français ne considéraient pas le pays comme partie de la République Française. Un système d’enseignement français fut installé aussitôt après la colonisation. Les valeurs occidentales sont entrées dans la vie quotidienne des Marocains. Les Marocains comprenaient vite l’importance de connaître la 11 Pour ce qui suit, je me suis davantage basée sur l’ouvrage de Jean Déjeux (idem.). DAOUD, Zakya. Féminisme et politique au Maghreb, soixante ans de lutte. Paris, Maisonneuve et Larose, 1993, p. 237 13 « Officiellement, [le] Maroc n’ [a] jamais été [une] possession française, et moins encore [un] département, mais [un] Etat sous régime de protectorat. », KAUFFER, Rémi. « Le Maroc et la Tunisie accèdent à l’indépendance». Historia, No. 712, avril 2006, p. 37 12 9 culture de leurs colonisateurs, et qu’il fallait en quelque sorte s’allier avec eux pour augmenter le niveau de vie du pays : […] Les Marocains comprirent que la connaissance et la pratique du français étaient de plus en plus nécessaires pour un jour parvenir à dominer et à reprendre possession directement de leur propre destinée. Les inscriptions dans les écoles modernes se sont multipliées après 1940-1945.14 Outre le fait que les marocains pouvaient garder leur propre identité, la langue et la culture françaises prenaient aussi une place dans la vie quotidienne. Cependant, pendant les années ’20 et ’30 du XXe siècle, des courants nationalistes commencent à se lever, demandant l’autonomie marocaine. La Seconde Guerre mondiale et la crise économique en Europe qui la précéda, furent des événements fortement importants pour les courants nationalistes marocains. Au Maroc fut donnée, par une France préoccupée de ses problèmes métropolitains, la possibilité de construire une vie sociale propre avec des associations et des coopérations strictement marocaines sans intervention française. Affaiblie par la Seconde Guerre mondiale, la France perd sa vigueur comme grande métropole toute puissante, ce qui laisse aux colonies la possibilité de reprendre leur identité et leur fierté nationale La situation de Protectorat différente du statut de l’Algérie explique que la reconquête de l’autonomie marocaine ne fut pas très violente. C’est ainsi que, le 2 mars 1956, une déclaration de libération signée par les autorités marocaines et françaises, met fin à quatre décennies d’oppression française. 1.3 L’Algérie et le Maroc après l’indépendance Après cent trente ans de colonisation par les Français qui ont pris soin d’inculquer leur culture dans la vie publique et sociale du peuple colonisé, les Algériens ont du mal à se définir. Cette « dépersonnalisation » leur pose des grands problèmes. 14 DÉJEUX, Jean. Maghreb littératures de langue française. Paris, Arcantère Éditions, 1993, p. 52 10 Pour compenser l’influence des anciens colonisateurs, les pays maghrébins -l’Algérie avec la plus grande rigueur- commencent le projet de l’arabisation qui « porte en elle le symbole de la décolonisation culturelle eu égard à la francophonisation.» 15 L’arabisation en tant que symbole de l’autonomie fut un élément très important et essentiel de la politique postcoloniale. 16 Elle prend place dans l’enseignement. 17 Cela se passe horizontalement, en installant l’arabe comme seule langue officielle et permise ; et verticalement, en arabisant toutes les méthodes d’enseignement et les manuels, de l’école maternelle jusqu'à l'université. Cette arabisation va de pair avec une islamisation dans les deux pays. A la base de ce phénomène est la quête d’une identité nationale et individuelle d’un peuple déséquilibré par la décolonisation. Depuis des siècles, l’islam a été la religion dominante au Maghreb, mais le nombre de maghrébins après la décolonisation, qui se tournent vers une conception plus traditionnelle de leur foi est important. Arkoun donne une explication : [..] L’islam remplit désormais trois fonctions essentielles : il est un refuge, un repaire, un tremplin. Refuge ou recours contre toutes les formes de marginalisation, de perte d’identités, d’insécurité, de rupture des scolarités et des codes ; repaire (rôle des mosquées) des militants contre les régimes en place, tenus pour responsables des évolutions négatives intervenues depuis les indépendances ; tremplin enfin pour donner une légitimité au combat d’opposition et au niveau régime islamique […].18 L’arabisation et l’islamisation étant alors les suites immédiates de la décolonisation, cela a eu des conséquences immenses pour la politique menée dès l’autonomie. Sur le plan socio-politique, il fut question d’un recul dans le domaine de l’émancipation de la femme. Dans les décennies après les années ’50 pour le Maroc et les années ’60 pour l’Algérie, on remarque une consolidation des fondements de la Charía19 dans le droit général, ainsi qu’un resserrement des droits et de la position de la femme au travers d’un 15 MOATISSIME, ibid., p.60 Comme le dit Arkoun : « La langue arabe et l’islam ont été et demeurent les deux piliers du discours anticolonial, puis de la politique de construction nationale après les indépendances. » ARKOUN, ibid., p. 85 17 Le système d’enseignement français a été gardé intact après la décolonisation pour des raisons d’efficacité et d’économie. 18 Ibid., pp. 108-109 16 11 retour au moudawana20, assez rigide et sévère. Dans le paragraphe suivant nous allons étudier la place que prend la religion dans la vie des croyants et les rôles traditionnels qu’elle accorde aux hommes et aux femmes. 19 20 Le droit islamique. Le code de la famille, qui fait partie de la Charia. 12 2. La culture maghrébine L’islam détermine dans une large mesure la culture maghrébine et les relations entre les Maghrébins. L’influence de la religion se retrouve dans les tout petits détails de la vie quotidienne. Dans les romans analysés, l’islam, la communauté et les relations entre les parents jouent un rôle clé. En particulier la charia et la moudawana –le code de la famille- jouent un rôle très important dans les romans : leur influence y est souvent très concrètement présente, ou bien elle se trouve dans l’arrière-plan. Voilà pourquoi nous allons nous concentrer sur la religion en Algérie et au Maroc, en présentant ses principes et la façon dont la foi est pratiquée au Maghreb. Après, nous analyserons la position traditionnelle de la femme, en partant de celle de la petite fille jusqu'à celle de la mère. Puis, nous donnerons une description du parcours que suit l’homme dans la société maghrébine : du petit garçon au rôle de mari et de chef de la famille. 2.1 L’islam et ses principes Nous nous arrêterons d’abord aux principes de l’islam, avant d’observer la façon dont la foi des musulmans est imbriquée dans la vie quotidienne. Puis nous nous concentrerons sur la umma, la communauté des croyants, cercle social fondamental pour les Maghrébins. 2.1.1 Les principes de l’islam Pour les Musulmans, Mohammed est le dernier messager de Dieu. Allah lui a transmis la vraie façon de vivre au nom de Dieu et la manière de professer la foi, après que son message à Jésus Christ ait été perdu. La naissance de l’islam est fixée à l’an 622. C'est l'année où Mohammed entreprit, sur ordre de Dieu, son voyage vers Medina. Seyed Hossein Nasr explique les points de départ de la religion musulmane : Islam is based on the absolute, Allah, and not on the messenger. Yet the Prophet lies at the heart of Islamic piety, for human beings can 13 love God only if God loves them, and God loves only the person who loves the Prophet.21 Dans l’islam, les croyants ne se fixent pour ainsi dire pas au messager de Dieu, comme le font les Chrétiens, mais plutôt au message même : l’amour de Dieu. Au fil du temps, le prophète Mohammed a néanmoins pris une place capitale dans la croyance des musulmans. Il est mis sur un piédestal et la façon de vivre de Mohammed est prise comme exemple pour la pratique des croyants. La foi musulmane repose sur le Coran. Ce livre saint est divisé en 114 chapitres ou sourates ; ceux-ci font à leur tour une distinction entre les sourates de Médine et celles conçues à la Mecque. Les sourates sont récitées, chacune d’une façon spécifique. Outre le Coran, deux autres livres forment la base de la foi musulmane : les Hadiths et la Sunnah. Le premier est l’ouvrage qui contient les paroles rapportées de Mohammed : des prescriptions et des commandements. La Sunnah est le livre dans lequel est décrit «le chemin du Prophète » et les directions pour mener sa vie à l’image de Mohammed. Après la mort de Mohammed en 632, l’islam connaît plusieurs courants différents, mais la base de la foi reste la même : il faut croire en Dieu22 ; Allah est le tout-puissant qui nous a donné la vie; il a le pouvoir et nous lui devons le plus grand respect et l’amour. Allah est le Créateur de toute vie sur terre. Voilà pourquoi le corps et la vie de l’homme sont très importants : ce don de Dieu mérite qu’on en prenne soin. De plus, Dieu a créé l’homme à son image. Il est le serviteur de Dieu sur terre et le responsable de toute la vie ici-bas. Les musulmans croient que les morts se rendent devant Dieu, pour se justifier des actes commis pendant la vie terrestre, avant d’entrer au Paradis. 21 NASR, Seyyed Hossein. Islam, Religion, History and Civilization. HarperCollins Publishers, New York, 2003, p. 47 22 Nasr dit: «Allah is the Absolute, the One, totally transcendent and beyond every limitation and boundary, every concept and idea. » NASR, ibid., p.60 14 2.1.2 Une façon de vivre La vie des maghrébins consiste en tout un ordre de cérémonies religieuses. Dans l’islam, les rituels prennent une place centrale. On ne peut pas mener sa vie en bon musulman sans suivre les rites: L’existence du maghrébin de sa naissance à sa mort, est semée de cérémonies et de rituels transmis par la tradition qu’il doit respecter. Certaines de ces cérémonies marquent une transition sociale, voire physiologique, qui provoque véritablement le passage d’un état à l’autre et de ce fait revêt une importance cardinale dans la vie de l’individu.23 La Charia prescrit la vie des croyants jusque dans les petits détails. De droit divin, elle a deux principes : ibidat (la dévotion) et mu’amalat (les actions).24 L’islam connaît cinq piliers : la prière, le jeûne pendant le mois du Ramadan, le pèlerinage, la profession de foi et l'aumône. Le jeûne pendant le Ramadan perpétue la venue du livre saint grâce au Prophète Mohammed.25 Les prescriptions alimentaires font partie des rituels religieux. De même que les Juifs, les Musulmans attachent une valeur religieuse à la consommation de certaines sortes de viande, et à la façon dont est préparée cette viande. 26 La vie religieuse est alors étroitement mêlée à la vie quotidienne. Une cérémonie très importante dans la vie des maghrébins est la circoncision. Curieusement, cet événement n’est prescrit nulle part dans l’islam. Son importance tient à la umma. La circoncision «est un signe d’alliance et d’appartenance […]. Ce signe d’alliance une fois acquise on le 23 BENDAHMAN, Hossain. Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb, Œdipe maghrébin. Paris, La Pensée Universelle, 1984, pp. 180- 181 24 La Charia contient cinq catégories de jugement sur les événements : événements et actions qui sont obligatoires (wajib), ceux qui sont recommandés (mandub), les choses sur lesquelles la Charia est indifférente (mubah) et les interdictions (haram). 25 Lisons ce que dit Nasr: «The month of Ramadān is when the Quran first descended on the soul of the Prophet, during the night called the “Night of Power” (laylat al-qadr). It is therefore a very blessing month during which much is given to prayer and the recitation of the Quran. » NASR, ibid., p.94 26 Nasr: «Muslims are forbidden (harām), to drink alcoholic beverages, eat pork and all its datives, or consume certain other types of meat, such as those of carnivorous animals. Meat from animals whose consumption is permitted (halāl) must be sacrificed in the Name of God. » NASR, ibid., p.29 15 garde toujours imprimé dans sa chair.» 27 La circoncision est la preuve du lien avec la communauté des croyants et elle symbolise la transition de l’état de petit garçon vers l’état adulte. 2.1.3 La umma L’islam part du principe que tous les Musulmans sont liés par un réseau de frères et de sœurs croyants : la umma. Cette communauté des croyants joue un rôle très important. Comme le dit Nasr : Muslims live between two powerful social realities: the ummah, or the whole of the Islamic community, whose total reality they cannot grasp but with they ideally identify, and the family, which for individual Muslims constitutes the most real part of their world.28 C’est par la umma que les membres du groupe se définissent. Ils ont ainsi une place dans ce réseau des croyants : c’est leur cadre de référence et leur cercle social en même temps. Cependant, une menace pèse sur cette situation respectée : la perte d’honneur. Si l’honneur est endommagé, on risque de perdre le respect et l’estime de la communauté, situation difficilement réhabilitable. Dans la société maghrébine, l’honneur de la famille est surtout porté par les femmes et les jeunes filles, qui doivent pour cela être soigneusement surveillées. La famille peut être vue comme un microcosme de la umma. C’est dans cet entourage que l’enfant apprend les règles de la communauté et les traditions religieuses. 2.2 La position traditionnelle de la femme La situation de la femme maghrébine est largement déterminée au travers de la religion. Dans la culture maghrébine, la femme connaît trois états : celui de la jeune fille vierge, celui de l’épouse et celui de la mère. Dans ce paragraphe, nous allons les traiter dans cet ordre, en étudier les spécificités définies par le Coran et contrôlées par la umma et la famille. 27 28 BENDAHMAN, Ibid., p.184 Ibid., p.103 16 2.2.1 La jeune fille La naissance d’une petite fille est en général un événement décevant. Dès la naissance, toute la famille a la lourde tâche de garder la femme pure et de la surveiller. Ce sont surtout les femmes qui représentent l’honneur de la famille, car une femme doit rester vierge jusqu’au mariage. Yamina Fekkar décrit l’annonce de la naissance d’une petite fille ainsi : Annoncer la naissance d’un garçon s’accompagne de youyous (cris de joie), celle d’une fille est marquée, en général, d’un silence résigné où la déception et la soumission à Dieu sont indissociables dans l’expression.29 Dès le début, les différences de traitement entre sœur et frère se font sentir. Contrairement à la fille, le garçon va plus tard être traité avec une patience infinie. Quant à la petite fille, elle va bientôt être préparée par la mère à sa future vie de femme soumise, femme au foyer et mère de famille : Dès la cinquième ou sixième année, le corps de la fille est soumis à la discipline : les jeux bruyants et rieurs sont interrompus et remplacés par de sages occupations, base d’un savoir fondamental.30 Très vite, on commence donc à mettre la jeune fille dans son rôle traditionnel de femme. Guinoune explique pourquoi : « […] Si, comme le stipule le Coran, il faut apprendre à dire non aux femmes, il est clair qu’elles doivent apprendre tôt à connaître leur place et à y rester. »31 Les tâches de la femme sont inculquées dès le plus jeune âge à la petite fille. Aucun des événements dans la vie de la petite fille ne va de pair avec des célébrations, comme la circoncision et les anniversaires de son frère le sont. Pour la femme, « la seule célébration en son honneur sera plus tard celle de son mariage.»32 Jusqu’à ce moment-là, la surveillance de la virginité sera parmi les occupations les plus importantes et elle regarde toute la 29 FEKKAR, Yamina. « La femme, son corps et l’islam ». Annuaire de l’Afrique du Nord, vol. XVII, 1979- 1980, p. 137 30 Ibid., p.138 31 GUINOUNE, Anne-Marie. De l’impuissance de l’enfance à la revanche par l’écriture – Le parcours de Driss Chraïbi et sa représentation du couple. Groningen, Thèse de doctorat, Rijksuniversiteit Groningen, 2003, p. 130 32 Idem., p.130 17 famille : les parents aussi bien que les frères. Fekkar parle même d’une « fixation quasi fétichiste représentant l’honneur familial. »33 Qu’est-ce qui se trouve alors à la base de cette « fixation » ? Mis à part l’honneur de la famille, l’hymen symbolise aussi la position et les valeurs attachées aux femmes. Lisons Guinoune : L’hymen de la fille demeure la preuve de sa pureté et le signe d’attestation de sa soumission aux hommes. La famille devra donc surveiller la jeune fille étroitement et lui trouver un bon parti, le plus tôt possible, pour lui éviter le risque de perdre sa virginité, perte qui rend le mariage impossible.34 Dès son plus jeune âge, la jeune fille est avertie du danger et des suites catastrophiques de la perte de la virginité. De ce fait les hommes et les femmes vivent dans des mondes séparés –également dans le milieu familial. Cette séparation fait en sorte que la jeune fille a une image de l’homme qui est plutôt basée sur des idées qui ne correspondent pas tout à fait à la réalité. Par conséquent, les femmes éprouvent une angoisse face aux hommes et à la sexualité. Mais, cette angoisse existe également du côté des garçons. La pression de la communauté les pousse dans une alliance avec un sexe tout à fait inconnu. Dans la société magrébine, l’idée est toujours très répandue que « la virginité de la femme est un droit pour le mari.»35 L’absence de virginité peut rendre le mariage invalide et est une raison pour répudier la jeune mariée, qui revient alors sous la responsabilité de ses parents. Dans le monde des jeunes filles, les hommes n’ont aucune place. Comme l’observe très justement Lacoste-Dujardin : Dans un […] climat de défiance, [la jeune fille] est plus enfermée que jamais. Elle évite les hommes qui l’évitent eux-mêmes. Son père, par convenance, bride l’expression de son affectivité et évite de lui manifester sa tendresse. De plus en plus isolée parmi les femmes, le monde extérieur lui demeure de plus en plus étranger, ignoré et redouté.36 33 Ibid. p. 138 Ibid., p.130 35 LACOSTE-DUJARDIN, Camille. Des mères contre les femmes, maternité et patriarcat au Maghreb. Editions La Découverte, 1985, rééd. 1996, p.89 36 Ibid., pp. 85- 86 34 18 Les deux sexes vivent dans deux mondes séparés, ce qui rend la transition du mariage très abrupte. Mais même mariée, comme nous allons voir ci-dessous, le monde de la femme se trouve éloigné du monde masculin. 2.2.2 La femme mariée Les parents essaient généralement de marier la jeune fille tôt et le plus souvent, ce sont eux qui cherchent un bon candidat. Au Maghreb, l’endogamie est permise dans certaines circonstances : la jeune fille peut se marier avec son cousin de la première ligne. Ce parti a même la préférence, donnant ainsi la possibilité de préserver l’argent -à savoir la dot- dans la famille. En règle générale, la jeune fille n’a pas le dernier mot sur le choix du mari : La femme ne peut se marier de son propre chef ; elle a besoin d’un tuteur matrimonial (wali) sans quoi le mariage ne remplit pas les conditions nécessaires à sa validité.37 Le wali peut même être le frère cadet. Après le mariage, la jeune mariée déménage chez la famille de son mari « où elle servira de domestique à tous et surtout à sa belle-mère.»38 Etant la dernière femme venue dans la famille, elle se trouvera tout en bas de la hiérarchie familiale. La supériorité de l’homme est écrite dans le Coran, elle est mise en pratique dans la société maghrébine. Au sein du couple, il est question d’une relation inégale, où l’homme jouit de la supériorité que lui confère son sexe.39 2.2.3 La mère Dans l’islam, une « survalorisation chez la femme [de] sa fonction de génitrice »40, explique que la stérilité est une grande peur pour les parents, 37 BENDAHMAN, ibid., p.139 GUINOUNE, ibid., p.130 39 Fekkar décrit la supériorité de l’homme ainsi: « Ainsi ontologiquement, […], le sexe masculin a la primauté sur le sexe féminin. Cette prééminence est perceptible en permanence à tous les niveaux de la vie : à la maison les hommes sont servis les premiers, la femme exemplaire cède le passage (même à son fils), n’élève pas sa voix devant les hommes de la famille, a fortiori devant les étrangers, l’épouse demande l’autorisation pour se rendre au bain maure ou en visite chez ses parents. » FEKKAR, ibid., p.137 40 GUINOUNE, ibid., pp.130- 131 38 19 celle-ci étant une raison pour rompre le mariage, et pour renvoyer la femme dans sa famille. Pour la femme, assurer la procréation est fondamental, car avoir des enfants signifie établir sa place dans sa famille et gagner le respect: «être femme arabe signifie être mère.» 41 L’on comprend alors que devenir mère est un événement beaucoup plus important que le mariage.42 La maternité est capitale pour la femme maghrébine, et c’est certainement quelque chose qui doit commencer le plus vite possible. Donnant la vie à la nouvelle génération, la femme enceinte est libérée des lourdes tâches ménagères. Elle est souvent satisfaite dans ses désirs et personne n’ose la fâcher ou l’énerver, de peur que cela ne menace le bienêtre du fœtus. Après la naissance du bébé, la mère se consacre entièrement à l’enfant. On espère en règle générale la naissance d’un fils. La mère d’un fils jouit de plus d’estime dans la communauté : un fils sera l’héritier et il sera la preuve de la fécondité des parents. Etant sa garantie à une vie familiale remplie de respect, c’est cet enfant qui prend la première place dans la vie de la mère.43 Pendant les premières années de la vie de l’enfant, la relation entre mère et enfant -surtout entre mère et fils- est très étroite. Ce lien intime se dévoile aussi dans l’allaitement, qui prend une place importante dans la maternité au Maghreb. L’allaitement fait partie de la vie religieuse. Le Coran a décrété que : «les mères allaiteront leurs enfants deux ans complets si le père veut que le temps soit complet » (II, 233). On ne laisse pas non plus pleurer le bébé : « Les désirs [du bébé] sont toujours satisfaits dès qu’ils se manifestent. »44 Bien qu’il semble que la femme ait une place inférieure sur l’échelle sociale, elle a sûrement un rôle notable dans cet ensemble familial. Comme 41 Ibid., p.85 Regardons également ce qui dit Lacoste-Dujardin : « Ces femmes épousées ne peuvent être stabilisées que grâce aux enfants qu’elles mettent au monde. C’est la fonction essentielle qu’elles doivent remplir au service du patrilignage : procréer des enfants qu’elles auront à élever pour assurer sa reproduction». Ibid., p.118 43 Bendahman dit : « La mère entoure cet enfant, tant attendu et espéré, de toutes ses attentions, elle place en lui tous ses espoirs de réalisation et se soumet à son pouvoir. » Ibid., p.144 42 20 le dit Bendahman : « c’est sur la femme que repose le destin de la maison dans le monde traditionnel»45. Sans les mères, la prochaine génération ne serait pas garantie, et la tradition ne persisterait pas. 2.2.4 La religion et l’identité de la femme L’opinion de l’islam par rapport à la femme part du point de vue qu’elle est impure une semaine par mois. Dans son article « Signification du voile au Maroc- tradition, protestation ou libération» 46, Leila Hessini est très claire sur l’influence de cette attitude sur les femmes musulmanes : « Comment les femmes peuvent-elles avoir une opinion positive d’elles-mêmes alors que le fonctionnement cyclique de leur corps est considéré comme une forme de dépravation?» 47 La menstruation est une des raisons qui pousse les musulmans à croire que l’homme a un corps plus religieux que la femme. Sa position d’infériorité lui est inculquée. L’obéissance de la femme à l’homme et son rôle de génitrice sont évidents pour la communauté des croyants, y compris pour les femmes. Dans la vie quotidienne, la femme doit adopter une contenance modeste. Dans toutes les cultures, l’apparence de la femme joue un rôle très important dans la détermination de son identité par rapport à elle-même et à son entourage. Dans la culture maghrébine, il est difficilement accepté qu’une femme se fasse belle pour le monde extérieur, à savoir pour sortir de la maison. A l’intérieur du foyer, on approuve le soin pour le corps, mais seulement entre les quatre murs de la maison. A l’extérieur, le port du voile est encouragé. L’attitude de servitude de la femme envers l’homme détermine une partie son identité. 2.3 La position traditionnelle de l’homme A première vue, la société maghrébine semble appartenir au monde masculin, et offre tous les égards à l’homme. Mais est-ce vrai ? Dans ce 44 LACOSTE-DUJARDIN, ibid., p.110 Ibid., p.240 46 HESSINI, Leila. « Signification du voile au Maroc – tradition, protestation ou libération ». Dans Femmes, culture et société au Maghreb (Vol.1 – Culture, femmes et famille), BOURQUIA, R., CHARRAD, M., GALLAGHER, N. (dir.), Afrique Orient, 1996, Casablanca, pp.91-105 45 21 paragraphe, nous allons suivre le parcours de l’homme maghrébin, du petit garçon à l’homme marié et chef de la famille. Enfin, nous présentons brièvement la théorie d’Elizabeth Badinter sur l’identité des hommes, pour étayer notre analyse. 2.3.1. Le petit garçon Dans une société patriarcale telle que la société maghrébine, il va sans dire qu’il est très important de donner naissance à un garçon. La femme qui ne porte que des filles dans la famille, risque d’être mise à la porte. Un fils lui garantit une place dans sa nouvelle famille, ce qui explique que la relation entre mère et fils est symbiotique : personne ne vient entre les deux. Cela est tout à fait différent de la relation qu’a la mère avec ses filles : Lien très fort entre mère et fils et beaucoup plus durable, plus étroit qu’entre mère et fille non désirée, plus tôt sevrée et plus facilement confiée à d’autres femmes ou fillettes.48 A cette naissance fêtée s’ajoute un autre événement extrêmement important dans la vie du garçon: c’est la circoncision. Cette cérémonie, célébrée par toute la famille, annonce le passage du petit garçon au monde adulte. Désormais, le fils sera « davantage responsable de ses propres actions et de ses propres pensées.»49 Le petit garçon jouit alors à un jeune âge d’une certaine indépendance et des libertés que ses sœurs n’ont pas. Très tôt, il est confronté à la situation d'inégalité entre femme et homme, qui place l’homme au dessus de la femme. Cela le prépare pour son rôle de chef de la famille, après le mariage. 2.3.2 Le mari L’éducation du petit garçon ne le prépare pas à des relations égalitaires avec les femmes dans sa vie. Il lui est donc difficile de se comporter avec une épouse de manière égale, pour la simple raison qu’il ne connaît pas les femmes, en dehors de sa mère et de ses sœurs. 47 48 49 HESSINI, ibid., p.100 LACOSTE-DUJARDIN, ibid., p.110 Ibid., p.146 22 En général, le mariage est un événement qui regarde toute la famille. Le mariage n’a pour le jeune homme cependant moins d’importance que pour les jeunes filles de son âge : Pour l’homme, qui a déjà tout, au moins dans le milieu traditionnel, le mariage ne prend qu’une importance relative. Aussi la stabilité de la femme au sein de son foyer dépend donc de ce qu’elle apporte à la famille de son mari : fécondité dans le cadre traditionnel […].50 Bien que le Coran insiste sur le fait que l’homme doit se marier, pour lui le mariage ne signifie pas un aussi grand changement dans la vie que dans celle de son épouse. Un homme est quelqu’un qui sait comment avoir de l’autorité sur la femme et comment la soumettre. L’autorité et la volonté de contrôler la femme proviennent d’une peur pour les femmes et pour tout ce qu’elles représentent : l’honneur, la fécondité et la marque de sa virilité.51 Pour garantir l’autorité de l’homme dans le mariage, il est fréquent que l’épouse soit plus jeune et d’un milieu inférieur que celui du jeune homme. Cela évite le risque que la femme se sente supérieure à son mari. Une épouse qui comprend son rôle, doit être au service «domestique, sexuel et surtout procréateur» 52 de son mari. Un mari qui comprend son rôle, doit savoir comment faire preuve d’autorité dans le couple. 2.3.3. Le père Le véritable revirement dans la vie du jeune homme, c’est le moment où il devient père –d’un fils notamment. Dans la famille magrébine, le père jouit du plus grand respect: [...] La famille traditionnelle est fondée sur la subordination complète de tous les membres au chef. Le père est une autorité divine entre les mains d’un être humain. L’obéissance qui lui est due trouve aussi sa source dans la soumission à Dieu. Imprégnée par la tradition, la 50 BENDAHMAN, ibid., p. 240 Comme le dit Bendahman : « […] La fille fait peur à l’homme […] et l’angoisse. Cette angoisse liée à la perte d’honneur dont la fille porte la menace est liée à la virginité de la fille […]. En définitive, elle est la révélatrice de la virilité de l’homme. » Ibid., p.240 52 LACOSTE-DUJARDIN, Camille – Des mères contre les femmes, maternité et patriarcat au Maghreb. Editions La Découverte, 1985, rééd. 1996, p. 122 51 23 famille met le père sur un piédestal : il est tout, sa personnalité domine. Il faut lui obéir sans discussion […]. 53 La maison est l’univers des femmes et l’homme est la tête indiscutable de la famille. Cependant, le père n’est pas très concerné par l'éducation des enfants. C’est l’affaire des femmes. Il n’y participe pas, mais il n’en demeure pas moins le chef de la famille. Le père se sent presque étranger en ce qui concerne les affaires entre les quatre murs du ménage. Dans la maison, le père «a son coin réservé qu’il quitte rarement.»54 Bien que le père ne soit pas très actif dans l’éducation de ses enfants, son rôle de gardien de l’honneur vis-à-vis de la umma est capital. Le père est le responsable de tous les comportements des membres de la famille par rapport au monde extérieur. Ce rôle l’oblige à diriger la famille d’une main forte : une fois l’honneur perdu, il est extrêmement difficile de le reconquérir. Outre le rôle de gardien du respect et de l’honneur de la famille, le père au Maghreb est responsable pour la perpétuation des traditions et de la religion. Comme le décrit Bendahman : [Le père] a conscience d’être un maillon solide entre sa progéniture, ses descendants et ses ascendants dont il doit respecter la mémoire et transmettre la loi et l’enseignement dans un monde où les choses sont 55 bien reparties et établies au niveau des rôles et des fonctions. Le rôle du père peut donc sembler restrictif à la maison, mais envers la communauté et envers Dieu c’est lui qui porte la responsabilité de la famille. 2.3.4. L’identité masculine La société patriarcale maghrébine accorde un rôle important aux hommes. Leur identité est considérablement définie par la religion et par la umma. L’influence de l’éducation est capitale : Le regard et la conviction des parents sur le sexe de leur enfant sont absolument déterminants pour le développement de l’identité sexuelle [du garçon]. C’est même le facteur le plus important […].56 53 54 55 56 BENDAHMAN, ibid., p.219 Ibid., p.217 Ibid., pp.222-223 BADINTER, Elizabeth. XY de l’identité masculine. Paris, Editions Odile Jacob, 1992, p.66 24 Dès son plus jeune âge, le bébé est stéréotypé du fait de son sexe par ses parents. Les recherches sur l’identification sexuelle des enfants par leurs parents démontrent que c’est surtout le père qui stéréotype le sexe de son enfant. La survalorisation du petit garçon aux yeux du père va renforcer chez l’enfant la supériorité de son sexe. Si chez la petite fille, l’identité sexuelle se forme quasiment naturellement par identification à la mère, le petit garçon forme son identité « en s’opposant à sa mère, à sa féminité, à sa condition de bébé passif. »57 L’identité masculine ne se forme pour ainsi dire pas spontanément.58 Le père, et la communauté masculine en général, jouent un rôle important : le garçon copie leur comportement, afin de devenir « un vrai homme ». On ne devient pas automatiquement membre du groupe masculin: son entrée est accompagnée des rites d’initiation. Au Maghreb, ce rite s’effectue à travers la circoncision. Le fait que cette identité sexuelle est quelque chose qu’il faut acquérir la rend très importante pour l’homme : « En général, la masculinité est plus importante pour les hommes que la féminité pour les femmes. »59 Dans la société maghrébine, où il est question d’une distinction rigide entre l’univers masculin et féminin, l’identité sexuelle est encore plus importante pour l’homme. Elle détermine dans une large mesure la nature des relations que l’homme entretient avec ses proches et la position qu’il prend dans la famille ; et elle donne des privilèges que les femmes n’ont pas. Avec la modernité, les relations entre homme et femme ainsi que celles entre le père et ses enfants ont beaucoup changé. Le rôle traditionnel de l’homme est mis en question : « La société industrielle, en éloignant le père du fils, a entamé le pouvoir patriarcal. C’est la fin du patriarche tout-puissant qui fait la loi à sa femme et à ses enfants. » 60 Au Maghreb, la présence française avait déjà apporté des influences occidentales –plus modernes- au sein de la société maghrébine. La colonisation fut en quelque sorte aussi une confrontation de deux cultures distinctes, avec des racines tout à fait 57 Ibid., p.57 Selon Badinter « il ne suffit pas d’être XY et d’avoir un pénis fonctionnel pour se sentir un homme. […]. » Ibid., p.71 59 Op.cit Helen Hacker, ibid., p.58 58 25 différentes. Dans la culture occidentale des Français, il était déjà question d’un glissement timide des rôles traditionnels, qui accordait une position sociale plus libre aux femmes, et une place plus restreinte des hommes sur le plan de la famille. Sous l’influence des colonisateurs, l’on voyait cette tendance aussi dans les adaptations des codes de la famille à la fin des années 50. Dans notre analyse littéraire, nous allons voir comment le père va se définir avec les changements apportés par la modernité, dans la relation à ses enfants et notamment à sa fille. 60 Ibid., 135 26 Cadre théorique 3. La Moudawana : le code de la famille 3. La Moudawana: le code de la famille Dans les romans que nous allons analyser, la position de la femme et son émancipation jouent un rôle considérable. Il est alors important de voir comment cette position –largement définie par la moudawana- a évolué à travers le temps. La moudawana, le code de la famille, fait partie de la Charia. Elle prescrit la position de la femme par rapport à la foi et son rôle dans la famille musulmane en général. Au fil des années, la moudawana a été ajustée à la société et à la politique. Nous allons observer le développement de la moudawana en Algérie, avant d’aborder celle-ci au Maroc. 3.1 L’Algérie 61 À la fin de l’époque coloniale, la position de la femme s’améliora tant en Algérie qu’au Maroc. Sous l’influence de la métropole, l’Algérie permet à la femme d’occuper une place plus active et plus libre dans la société. Le résultat fut une adaptation de la loi familiale en 1958, qui attribuait plus de droits à la femme et qui améliorait sa position sociale. Mais, après l’indépendance, tout change. Lors de la modification de la moudawana en 1967, sous l’influence du gouvernement du FLN, le résultat n’était pas favorable pour les femmes algériennes. Il fut question d’un recul sur le plan social, insistant sur le rôle de mère et de femme soumise à l’homme. La décennie qui suivit fut une longue nuit pour le développement de la femme algérienne, qui devait être «discrète, silencieuse, soumise, le plus inexistante possible.»62 Les années 70 amenèrent encore plus de rigueur dans la société par rapport à la religion et à la position de la femme. Pourtant, dans la deuxième moitié des années 70, des timides tendances pour améliorer les droits de la femme virent le jour, sous forme de projets de développement. Ils avaient pour but de souligner qu’un changement de la position de la femme n’impliquait pas l’abandon de la foi musulmane. 61 Pour ce paragraphe, je me suis principalement basée sur l’ouvrage de Zakya Daoud sur trois travaux, (DAOUD, Zakya. Féminisme et politique au Maghreb, soixante ans de lutte. Paris, Eddif Maroc/ Maisonneuve et Larose, 1993). 62 Ibid, p.153 27 Cadre théorique 3. La Moudawana : le code de la famille En 1980, lors d’un séminaire dans le cadre de la foi musulmane, les décisions prises sur le rôle de la femme furent assez positives. Cependant, en contrepartie, la femme devait renoncer à un autre aspect de sa liberté. En effet, désormais, le port du voile serait recommandé, avec des fortes mesures de rétorsions contre toutes les femmes qui ne suivaient pas cette recommandation.63 Cette liberté simulacre n’améliora en vérité donc rien à la position sociale des femmes algériennes. Leur autonomie fut encore plus restreinte en 1981, quand il devint obligatoire pour les femmes d’être accompagnées d’un membre masculin de la famille, par exemple dans les transports publics. En 1984, une nouvelle moudawana fut adoptée. Elle impliqua encore un durcissement des règles.64 Le lendemain de l’adaptation de la nouvelle moudawana fut accompagné de beaucoup de violence contre les femmes qui ne portaient pas le voile, contre les étudiantes à l'université et contre les couples non-mariés. Cette violence et cette attitude rigide envers la femme ne venaient pas seulement d’une religion devenue plus conservatrice. Cela fut aussi la réaction à la crise économique, qui a commencé dans la moitié des années 70 et a atteint son sommet en 1989. Cette crise allait de pair avec un taux de chômage extrêmement élevé. Le pourcentage de chômeurs en milieu urbain atteint 20%. Beaucoup d’hommes reprochent alors aux femmes de prendre leur place sur le marché du travail, de leur dérober les emplois. Les élections législatives de 1992 voient pour la première fois les femmes aller voter sans risquer la répudiation par leur mari. Le FIS65 a proclamé une fatwa qui interdisait de répudier les femmes qui allaient voter dans le but d’avoir leurs voix. Peu à peu, le milieu politique devient plus favorable aux femmes en Algérie. 63 Ibid., p.174 La répudiation fut réintégrée, le khôl –le fait que la femme doit rembourser la dot à son mari en cas de divorce- jour et il fut question d’un rétablissement de la tutelle matrimoniale. Les devoirs de la femme furent précisément établis: la soumission et l'obéissance. Les femmes n’eurent le droit de travailler à l’extérieur de la maison qu’avec le consentement de leur mari. 65 Le Front islamique du Salut. 64 28 Cadre théorique 3. La Moudawana : le code de la famille Les réformes législatives en Algérie Les réformes dans la moudawana d’Algérie ont été acceptées en 2005. C'était la première fois depuis 1983 que le code de la famille était révisé. Les organisations féministes attendaient les réformes avec impatience. Pourtant, la pression des partis politiques traditionnels et des associations musulmanes modératrices a conduit le gouvernement à instituer une moudawana qui ne connaît pas de grands changements par rapport à celle de 1983. Beaucoup d’éléments sont donc restés identiques dans le nouveau code de la famille : Le wali (tuteur masculin de la femme) est maintenu et les devoirs de la femme sont toujours officiellement l'obéissance au mari; la procréation et l’allaitement de ses enfants. L’âge du mariage est désormais fixé à 19 ans pour les filles et les garçons (auparavant, c'était respectivement 18 et 21 ans). Le mariage par procuration est interdit, afin d’éviter les mariages forcés et dorénavant, l’homme doit assurer un logement pour la femme et ses enfants en cas de répudiation ou de divorce.66 3.2 Le Maroc Sous l’influence des colons français, la position des femmes au Maroc s’était améliorée à la fin de l'époque coloniale. En 1948, des réformes de la moudawana furent réalisées qui donnèrent à cette position une base juridique. Désormais, le droit de garde des enfants revenait à la femme en cas de divorce et la jeune fille avait le droit à l’enseignement. Au lendemain de la décolonisation, le Parti de l’Istiqlal67 vient au pouvoir et les écoles pour les jeunes filles furent fermées. En 1959 des réformes dans la moudawana furent adoptées, avec une rigueur des règles déterminant la position de la femme.68 66 Voir le résumé de toutes les réformes de la moudawana en Algérie dans l’annexe 1. Le parti conservateur, fondé en 1943. 68 La polygamie est maintenue et elle est valable si la première épouse est avertie. Sinon, l’épouse a le droit de demander le divorce. Mais en pratique, la femme n’avait qu’à se soumettre. En général, le divorce demandé par la femme est devenu presque impossible : il n’est permis qu’à de graves conditions quasi-impossibles. Le principe du khôl, le remboursement de la dot par la femme, reste en vigueur, obligeant la femme à payer une certaine somme d’argent en échange de sa liberté. En ce qui concerne le droit de garde, il n’y a pas beaucoup de changements : la femme garde ses enfants jusqu'à l’âge de sept ans. (Ibid.) 67 29 Cadre théorique 3. La Moudawana : le code de la famille Hassan II vient au pouvoir en 1962. L’avènement de ce roi traditionaliste implique un climat politique fortement religieux, plus rigoureux qu’auparavant. La vie publique est caractérisée par la moralisation.69 Les filles qui voulaient se libérer et s'épanouir se trouvaient paralysées. Elles se retrouvent coincées dans la situation paradoxale qu’il leur fallait accepter les contraintes de l’islam afin de jouir d’une indépendance en quelque sorte : le port du voile impliquait une certaine liberté de mouvement. En avril 1962, l’UPFM 70 fut créée, afin de donner une voix aux femmes soumises et d’améliorer la position de la femme dans la société marocaine. C’est une réponse aux années 60, qui s'avèrent dures pour les féministes. Avec un roi conservateur et des partis traditionalistes au pouvoir, le pays se tourne vers un islam strict et ne s’intéresse pas à l’émancipation de la femme. Cela prenait plus d’une décennie avant que le pouvoir conservateur du Maroc laisse la place à une politique plus modérée. Un colloque sur la femme musulmane et le développement fut organisé en 1977. Suite à cet événement, des recommandations furent données au gouvernement concernant le développement de la position de la femme marocaine.71 Mais même si les femmes travaillent, elles ne sont toujours pas très libérées. De plus, elles portent très souvent la responsabilité des tâches ménagères et de l'éducation des enfants, sans être aidées. Dans les années 80, le véritable retour de la femme dans la vie publique commença. Des programmes gouvernementaux 72 développement sont lancés, avec l’aide entre autres du PNUD. de En 1990, 69 Bientôt, les boissons alcooliques devenaient interdites, on établissait des espaces séparés pour les hommes et les femmes. 70 L’Union progressiste des femmes marocaines. 71 Ces recommandations furent entre autres : donner aux hommes et aux femmes un salaire égal, instituer un lieu pour la garde d’enfants durant les heures du travail, la réduction des heures du travail pour les jeunes mères et donner aux femmes la possibilité de s'épanouir dans leur travail. Malheureusement, ces initiatives furent difficiles à mettre en pratique : les taux de chômage sont très élevés et, comme en Algérie, les hommes chômeurs reprochent aux femmes qui travaillent d’avoir pris leur place sur le marché du travail. (Ibid.) 72 Le Programme des Nations Unies pour le Développement, avec pour but l’aide aux pays en développement. 30 Cadre théorique 3. La Moudawana : le code de la famille un projet, soutenu par le gouvernement, tenta de changer radicalement la position juridique de la femme au Maroc. 73 Pour cela, il est important d’insister sur le fait que l’émancipation de la femme n’implique pas l’abandon de la foi musulmane. Dans ce cadre, l’organisation de la femme istiqlalienne 74 voit le jour. Pourtant, le frein à la marche vers une égalisation de la situation entre hommes et femmes reste le chômage. Les taux de chômage montent jusqu'à 17% dans les villes, empêchant les femmes d’entrer facilement sur le marché du travail. Au mois de mars 1992, une rencontre de l’ADEM75 essaie de mettre fin à l’avancée hésitante des projets de développement concernant la femme. C’est ainsi que, le comité national pour la participation des femmes à la vie politique fut créé. Ce comité a pour tâche la révision de la constitution et la révision de la juridiction, afin de donner des conseils pour adapter définitivement des changements qui rendent possible l'épanouissement de la femme. Quelques conseils ont été respectés par le gouvernement, rendant possible la garde des enfants durant les heures de travail, la fondation des projets d'éducation des femmes illettrées et la propagande pour la planification de famille, sujet délicat dans la politique marocaine. Tout cela promit une amélioration de la position de la femme marocaine. Mais avec un roi qui, encore, en 1990 appela au respect pour l’islam en tant que seule façon de vivre, la société marocaine ne semble pas encore prête pour des changements modernes. Avant 2000, les tâches de la femme étaient officiellement la soumission au mari, la procréation et l’éducation des enfants. La femme n’avait aucune possibilité de demander le divorce, celui-ci étant soumis aux règles quasiment impossibles pour la femme, elle pouvait être répudiée sans raison. Il fallait attendre l’accession au trône de Mohammed VI, en 1999, pour que des véritables changements dans la moudawana aient lieu. 73 Il conseille par exemple l'égalité des sexes avec un changement des lois pour la soutenir. Avec ce projet, la lutte contre les mœurs et les pratiques profondément patriarcales commence. 74 Une annexe du parti du Parti Istiqlal. 75 L’Association pour le Développement dans l’Environnement Montagneux, avec pour buts entre autres l’alphabétisation et l’éducation dans la campagne. 31 Cadre théorique 3. La Moudawana : le code de la famille Les réformes dans la moudawana au Maroc La dernière révision de la moudawana au Maroc, en 2005, a connu beaucoup plus de changements, grâce à la politique du roi Mohammed VI. Ce roi a rompu avec le chemin traditionnel de son père, Hassan II. Depuis 2005, la femme est dans le droit –presque- l’égale de l’homme. Les changements les plus importants sont que la famille est désormais officiellement sous la responsabilité des deux époux et le mari doit le respect à son épouse. Le principe de tutelle du wali est supprimé et la polygamie est limitée à des conditions si sévères qu’elle est devenue quasiment impossible.76 Regardons maintenant la littérature maghrébine de langue française, ses motifs et sa position dans la société maghrbine. 76 Voir l’annexe 2 pour un résumé de toutes les réformes dans la moudawana au Maroc. 32 Cadre théorique 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. Les romans choisis pour notre recherche appartiennent à la littérature maghrébine de langue française et à la littérature beur. Au Maghreb, espace arabophone, le choix pour la langue française n’est pas toujours évident. Dans ce paragraphe, nous allons aborder les motifs des écrivains maghrébins pour écrire en français et leurs thèmes, pour donner un contexte littéraire aux deux premiers romans de notre analyse. Ensuite, nous ferons de même pour la littérature beur. 4.1 Le choix du français Outre la contestation de leur propre culture, une raison des premiers écrivains dans les années 50 pour choisir la langue française fut qu’ils voulurent signaler les injustices des Français dans leurs colonies. En écrivant en français, la littérature atteindrait un public plus vaste, à savoir dans la Métropole même et ailleurs sur le continent européen. Dans son article « La littérature d’expression française au carrefour des cultures et des langues », Najib Redouane précise : […] La maîtrise de la langue du colon a fait intégrer ces écrivains dans le monde des lettres de langue française. Ainsi, l’occasion leur a été offerte pour dénoncer les distorsions de la ‘mission civilisatrice’ des occupants, critiquer l’influence néfaste de la colonisation sur les mœurs et donner du Maghrébin une image plus authentique tout en refusant celle que l’Autre leur imposait.77 Au travers de la littérature, les écrivains s’opposent alors à leurs oppresseurs français et donnent aux lecteurs francophones leurs points de vue sur la colonisation.78 Une autre raison est le fait que l’emploi de l’arabe connait des limites. Langue sainte qui perdure depuis des siècles, certains sujets sont quasiment impossibles à exprimer en arabe. Dans son article « L’imaginaire dans les sociétés maghrébines », Tahar Ben Jelloun explique la relation étroite entre la langue arabe et la religion : « L’arabe parlé à Alger, à Fez, à Tunis est un arabe dérivé de l’arabe littéraire, 77 REDOUANE, Najib. « La littérature d’expression française au carrefour des cultures et des langues ». The French Review, Vol. 72, No1 (Oct., 1998),p.82 33 Cadre théorique 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. l’arabe qui a donné le Coran. Le Coran a structuré la langue arabe.» 79 Etant donné le statut religieux de la langue, il est difficile de dénoncer certaines choses en arabe : cela serait en quelque sorte commettre un sacrilège. Lorsque la tranquillité revint après la période agitée des indépendances des deux pays, on voit que l’écrivain ne critique plus le colon, mais sa propre société: Fidèles à leurs ainés qui se sont servis de la culture et de la langue françaises pour revendiquer la libération de leurs pays, de jeunes écrivains ont pris la relève en continuant la veine militante pour s’attaquer aux maux qui rongent, de l’intérieur, la société maghrébine.80 Le choix pour le français indique alors entre autres une littérature de contestation. L’emploi de l’arabe interdit certains tabous qui peuvent être contournés en écrivant en français. La littérature maghrébine de langue française rend possible à ses auteurs de s’exprimer et de donner leur vision sur la colonisation et sur leur propre société. Dans le paragraphe suivant, nous allons voir quels thèmes y sont abordés. 4.2 Les thèmes La fonction presque militante de la littérature maghrébine de langue française est intéressante. Jean Déjeux résume en une phrase les thèmes et les mots clé de cette littérature : Mécontentement, insatisfaction et frustration, départ pour «ailleurs» ou choix du silence, les situations ne sont pas de tout repos pour la création, à moins d’oser une parole de vérité contre toute langue de bois, toutes les censures et tout surmoi d’où qu’il vienne.81 Les écrivains profitent de la distance que donne une langue étrangère, employant un style d'écriture militant et violent, qui s’attaque aux tabous de la culture maghrébine et qui met en question leur tradition. La critique sociale et religieuse est un thème important dans la littérature maghrébine de langue française. 78 Comme par exemple Mouloud Mammeri avec Le sommeil du juste (1955) et Kateb Yacine avec Nedjima (1956). 79 BEN JELLOUN, Tahar. « L’imaginaire dans les sociétés maghrébines ». Dans Les cultures du Maghreb. ROQUE, Marie-Àngels (dir.), Paris, Editions l’Harmattan, 1994, p.134 80 REDOUANE, Ibid., p.84 81 DÉJEUX, ibid., p.164 34 Cadre théorique 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. Un sujet difficile à traiter pour les écrivains maghrébins est la famille, et plus spécifiquement la mère et le père. Jean Déjeux explique l’utilisation d’une langue étrangère : « Dès qu’on parle de la mère, ce ne peut être qu’avec la réserve et la discrétion. Utiliser le français rend donc possible la transgression des tabous. »82 ; et Soraya Tltatli ajoute : « […] C’est précisément la figure du père […] que remettent en question les écrivains algériens d’expression française les plus marquants de leur génération. » 83 Les écrivains se distancient de leur langue maternelle, pour pouvoir dénoncer ce qui serait impossible à écrire en arabe, à cause du statut religieux de cette langue. Le «drame intérieur » qui règne dans les sociétés maghrébines après la décolonisation est un autre thème important dans la littérature maghrébine francophone. L’aliénation de leurs propres racines étouffées par les oppresseurs français devient perceptible dans la société. Ainsi, l’Algérie et le Maroc font après la décolonisation souvent face à une quête identitaire, à la recherche d’un équilibre culturel et religieux: « il y a eu blessure, dépossession, mutilation, puis tentatives chez les écrivains de réintégration de leur moi individuel et collectif atteint pour recouvrir une identité pleine et entière.»84 La littérature maghrébine de langue française évoque ces sentiments douloureux. L’altérité et l’aliénation sociale forment deux aspects souvent abordés dans la littérature maghrébine de langue française, qui met le doigt sur la situation paradoxale dans laquelle se trouve la société maghrébine. Déchirés entre un passé de colonisation et une religion qui rend quasiment impossible toute modernité mais qui semble cependant être la seule solution à la crise identitaire des pays maghrébins, les maghrébins se trouvent en conflit constant avec euxmêmes, avec le passé et avec le monde extérieur. 4.3 Le statut de la littérature maghrébine de langue française Qu’en est-il du lectorat de la littérature maghrébine de langue française au Maghreb ? Nous pouvons rapidement conclure que celui-ci n’est pas très important. Cela n’a pas toujours été le cas : auparavant, 82 Ibid., p.171 TLATLI, Soraya. « L’ambivalence linguistique dans la littérature maghrébine d’expression française ». The French Review, Vol.72, No2. (Dec.1998), pp 297-307, p.302 84 DÉJEUX, ibid., p.141 83 35 Cadre théorique 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. plus de gens lettrés savaient lire en français. Mais suite à l’arabisation fervente qui fait que de moins en moins de gens maîtrisent le français, le lectorat est maintenant constitué surtout de catégories éduquées et âgées de la société. La plus grande partie des œuvres maghrébines francophones sont éditées en France, où elles jouissent d’un statut plus respecté et d’un public plus vaste que dans leurs pays d’origine. Au Maghreb même, la place qu’occupe la littérature francophone dans le champ littéraire national est discutable: […] Beaucoup considèrent que ces écrivains n’étaient pas représentatifs de la société maghrébine, parce qu’ils se servaient de la langue française et non de l’arabe, parce qu’ils étaient publiés en France ou parce qu’ils recevaient des prix étrangers.85 Pour les écrivains maghrébins, c’est donc très difficile de se définir eux-mêmes, dans cette situation paradoxale, ce qui les amène parfois à l’exil vers la France ou ailleurs. Les critiques de la littérature maghrébine francophone ont souvent été mal reçues par les gouvernements nationaux, qui jugent « le contenu des œuvres écrites en français trop subversif, trop engagé et l’adaptation de la langue de l’ancien colonisateur comme ‘paria’, associée au néocolonialisme.»86 On reproche aux écrivains de contrecarrer la recherche des pays maghrébins de leurs valeurs et de la quête de leurs origines en choisissant la langue de l’ancien oppresseur pour s’exprimer. Beaucoup de gens trouvent la critique sociale et le choix de la langue une double trahison de leur propre culture et de leurs racines. Ils trouvent difficile de concevoir comment la langue de l’ancien oppresseur peut être un facteur libérateur pour les écrivains maghrébins. Toutes ces raisons expliquent que le public de ces œuvres consiste surtout en lecteurs extérieurs au Maghreb. 4.4 La littérature beur Le roman La voyeuse interdite de Nina Bouraoui appartient à la littérature beur. La relation entre cette littérature et la littérature maghrébine de langue française est difficile de préciser sans risquer de 85 86 REDOUANE, Ibid., pp. 84-85I Ibid., p.85 36 Cadre théorique 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. réduire trop les caractéristiques de cette première. Jan Goes explique : « née dans un autre contexte, la littérature beur sera différente, mais tributaire de ses ancêtres et de ses contemporains maghrébins.» 87 Regardons de plus près le développement de la littérature beur et ses thèmes principaux. La littérature beur se développe dans les années 80, grâce à l’auteur Mehdi Charef.88 Deuxième génération des immigrés maghrébins en France, les écrivains beur ont pris la plume pour exprimer leur malaise par rapport à la France et par rapport à leurs origines. Puis, ils voulurent aussi dénoncer les tendances xénophobes des occidentaux, et montrer leur place dans la société française : Dégagés du souci de intégralement, libérer leur cours à leur imaginaire souffrances comme leurs vaguement exotiques.89 paraître intégrés, ils peuvent dire veine créatrice et poétique, donner libre et montrer que leurs émotions, leurs joies, n’ont rien de prosaïques ou de La littérature beur est une littérature de contestation, questionnant la double identité ressentie par la plupart des écrivains beur : d’une part français, mais pas accepté en tant que tel en France, d’autre part maghrébin, mais étranger au Maghreb. Cette dualité est –entre autresexprimée au travers du langage : on emploie souvent un français mêlé de mots arabes. Quant au choix de la langue, vu que les beurs sont nés en France, leur choix pour le français est évident : c’est leur langue maternelle. Ils ne rencontrent donc pas les problèmes d’acceptation et de justification de leur langue comme leurs prédécesseurs maghrébins. La dualité culturelle ressentie par les écrivains est à la fois un motif pour écrire et un thème important dans la littérature beur. Tout comme la littérature maghrébine de langue française, la littérature beur est critique et violente. Les écrivains entraînent le lecteur dans une quête identitaire enragée. Ils montrent un univers parallèle à la société occidentale : c’est celui des combats pour une identité propre et celui de la volonté de la 87 GOES, Jan. « Littérature francophone du monde arabe – la littérature beur ». http://www.kuleuven.ac.be/vlr/032goes2.pdf, Katholieke Universiteit Leuven, p.4 88 Le premier roman de cet écrivain, Thé au harem d’Archi Ahmed, fut publié en 1983. CHAREF, Mehdi. Thé au harem d’Archi Ahmed. Paris, Mercure de France, 1983. 89 HARZOUNE, Mustafa. « Littérature: les chausse-trapes de l’intégration ». Mots pluriels, no.23, mars 2003, p. 4 37 Cadre théorique 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. jeune génération de trouver un équilibre entre leurs racines arabomusulmanes et celles de la modernité occidentale. 38 Cadre théorique 5. Le choix de romans 5. Le choix de romans Dans ce qui suit, nous allons présenter plus profondément les œuvres littéraires choisies pour l’analyse. Premièrement, nous donnerons une brève biographie de Mohammed Dib, l’auteur d’Un été africain (1959). Après, nous nous concentrerons sur l'œuvre de Tahar Ben Jelloun, à travers L’enfant de sable en 1985. Enfin, nous introduisons Nina Bouraoui, jeune écrivain beur dont nous analyserons La voyeuse interdite (1991). 5.1 L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun Tahar Ben Jelloun est né à Fès en 1944. En 1968, il a publié son premier poème. Son premier recueil de poèmes, Hommes sous linceul de silence, paraît en 1970. L’œuvre de Tahar Ben Jelloun est un mélange de tradition -des mythes et des contes-, de scènes de la vie quotidienne et de problèmes de la société. C’est un écrivain engagé en faveur des marginaux de la société : femmes soumises, prostituées, fous, immigrés, minorités ethniques. Son œuvre se caractérise par des récits violents et ardents, dans lesquels il est toujours question d’une quête, entre la création romanesque, le phantasme, et la réalité. Il crée en quelque sorte une symbiose entre le réel et l’invraisemblable. Le roman L’enfant de sable parut en 1985. C’est le récit du père qui ne peut pas supporter la naissance d’une huitième fille dans sa famille, et qui choisit alors d’élever sa dernière-née comme un homme. Ce roman parle de l’importance du sexe masculin dans la société maghrébine, de la position de la femme et de la relation entre père et fils/fille. Il montre également comment le père agit sous la pression de la umma et son point de vue vis-à-vis du statut de la femme. Ahmed/Zahra sera en conflit avec sa double identité sexuelle. Tous ces éléments seront traités dans notre recherche et ce roman se place alors très bien dans l’ensemble des romans de l’analyse. 39 Cadre théorique 5. Le choix de romans 5.2 Un été africain de Mohammed Dib Mohammed Dib (1921-2003) est considéré comme un des plus grands écrivains algériens francophones. Son influence sur la littérature maghrébine de langue française se fait toujours sentir. Beaucoup de ses œuvres traitent de la question de la mémoire collective, de la modernité et de l’influence de l’Histoire sur la vie de l’homme. Le monde littéraire s’est souvent concentré sur sa première trilogie Algérie, un ensemble réaliste engagé, publié entre 1952 et 1954, peutêtre parce qu’elle annonçait l’avènement d’une nouvelle littérature. Il est difficile de classer Mohammed Dib, car il utilise divers registres littéraires. Un été africain, publié en 1959, est le roman dans l'œuvre de Dib qui parle le plus explicitement de la guerre de libération en Algérie. Dans le roman, on voit comment, sous le soleil brûlant, le peuple algérien mène sa vie quotidienne et continue son chemin, malgré la guerre violente. L’écrivain raconte cette vie à travers divers récits : la famille Raï, Marhoum, Baba Alla –le père d’un fils résistant-, Djamal et Mostefa. Dans les chapitres consacrés à la famille Raï, nous voyons très clairement la relation de Moukhtar Raï avec sa fille Zakya, et le combat entre la modernité et la tradition. Zakya amène la modernité au sein de la famille, par ses études, ce qui le rend très intéressant pour notre analyse. Le père la supporte, mais il rencontre beaucoup de résistance de sa famille à son attitude. Le récit nous montre alors très clairement le rôle traditionnel de l’homme dans la famille, la position de la femme et les règles de la umma, mais aussi la dualité culturelle de la jeune fille, qui se sent coincée entre la culture française du lycée, et la tradition arabomusulmane de la famille. 5.3 La voyeuse interdite de Nina Bouraoui Nina Bouraoui est née à Rennes en 1967. De mère bretonne et de père algérien, elle passe les premières quatorze années de sa vie à Alger. Bouraoui est entrée en écriture comme un acte de résistance, pour s’opposer contre l’ordre établi. Son séjour en Algérie, décrit par elle- 40 Cadre théorique 5. Le choix de romans même comme un monde masculin où la femme n’a pas de voix 90 , a fortement influencé son œuvre. Elle soulève les polémiques avec les récits violents. La voyeuse interdite est le premier roman de Nina Bouraoui, publié en 1991. Le roman a gagné le Prix du Livre Inter, la même année. Cet ouvrage se place dans la perspective de notre analyse, dans la mesure où il nous montre –comme dans L’enfant de sable et Un été africain- un père qui a uniquement des filles, mais ici dans l’époque postcoloniale. La relation entre la fille, Fikria, et son père tient une place capitale dans le récit. Le père considère la présence de ses filles comme un souvenir permanent lui rappelant à son incapacité d’engendrer un fils. Dans La voyeuse interdite, nous voyons le conflit entre la modernité –à travers les idées du protagoniste- et la tradition, dont le père est l’incarnation. Le roman L’enfant de sable se passe dans les années 40, Un été africain se situe à la veille de l’indépendance, au début des années 50, et La voyeuse interdite prend pour décor dans les années 70. Les trois romans forment ainsi un ensemble littéraire très intéressant, qui permet d’étudier la représentation de la relation père-fille et leur position vis-à-vis de la tradition et de la modernité. 90 SIMONNET, Dominique. « Ecrire, c’est retrouver ses fantômes ». Express, 31 mai 2005. Entrevue avec l’auteur. 41 II ANALYSE 1. Le père et la fille à l’époque coloniale : L’enfant de sable et Un été africain Dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur la façon dont le père et la fille sont représentés dans L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun, et dans Un été africain de Mohammed Dib. Les deux romans se déroulent au XXe siècle, le premier dans les années 40 et le second dans les années 50. Nous voyons très clairement l’atmosphère traditionnelle arabo-musulmane dans L’enfant de sable et l’influence des colonisateurs français dans Un été africain. 1.1 La tradition dans L’enfant de sable Dans L’enfant de sable, Hadj Ahmed et sa fille Zahra sont les personnages principaux. Hadj Ahmed a mis au monde sept filles. Il ne peut pas accepter le fait qu’il n’ait pas engendré un fils, et il décide d’éduquer sa dernière-née comme un garçon. Nous allons étudier la tradition à travers le personnage de Zahra91, et sa relation avec son père. Ensuite, nous observerons la position du père dans son rôle de transmetteur des valeurs traditionnelles. 1.1.1 Zahra : l’enfant aux deux sexes Le personnage principal dans L’enfant de sable porte deux noms : Ahmed et Zahra. Ces noms, qui commencent par la première et la dernière lettre de l’alphabet, peuvent être vus comme symboles de la vie de cet enfant. En effet, l’enfant commence sa vie en tant qu’Ahmed. Son père, refusant d’accepter la naissance d’une fille, la présente comme un garçon. Quand la protagoniste a trouvé sa propre identité, elle prend le nom de Zahra, ce qui exprime la fin de la quête identitaire, l’état féminin du personnage. 91 Dans ce mémoire, nous employons en général le nom féminin du personnage, Zahra, sauf quand il s’agit des citations où le protagoniste se présente strictement dans son rôle d’homme. 42 Avant de trouver sa véritable sexualité, Zahra ne se sent ni homme, ni femme. Suite à son éducation d’homme, Zahra appartient aux deux sexes. Elle a sa position de fils et de frère dans la famille, mais elle sait que ce n’est pas celle qui doit lui revenir, car à l’origine, elle est femme. Cependant, elle n’est pas encore prête à renoncer à ce rôle et à ses privilèges d’homme. Mais à son adolescence, elle entre dans une période de transition et elle se retrouve alors entre les sexes. Comme le dit Carine Bourget : « Ahmed est pris entre son identité sociale masculine et son identité biologique féminine. » 92 Zahra est éduquée comme un homme, dans une société patriarcale, et elle est nommée Ahmed. A son adolescence, Zahra découvre qu’elle est «comme ses sœurs » et une longue recherche de sa propre identité commence. Les règles annoncent la période où le corps revendique sa véritable sexualité : « […] Le sang un matin a taché mes draps. Empreintes d’un état de fait de mon corps enroulé dans un linge blanc, pour ébranler la petite certitude, ou pour démentir l’architecture de l’apparence. […] C’était bien du sang ; résistance du corps au nom ; éclaboussure d’une circoncision tardive. » (ES46)93 Les règles sont interprétées par Zahra comme une sorte de circoncision, son entrée dans le monde des femmes. A l’âge de six ans, la protagoniste, en tant que petit garçon, a subi la circoncision. Bien sûr celle-ci fut une tromperie : le père s’était coupé le doigt, mais cela fut vécu comme un rite par le personnage. Zahra pensait à ce moment qu’elle a véritablement subi une circoncision qui lui donne l’entrée au monde masculin, le monde des adultes. Zahra a donc connu deux types de circoncision dans sa vie : une à six ans pour son état de garçon et une à l’adolescence en tant que fille, qui la place définitivement parmi les femmes. L’ambivalence sexuelle de Zahra s’exprime à travers son corps. Là se retrouvent son incertitude, ses questions quant à son sexe, et enfin sa véritable identité. A partir du moment où Zahra commence à douter explicitement de son sexe, elle devient consciente de son propre corps. Zahra ressent la vérité comme «une dégénérescence physique avec 92 BOURGET, Carine. « L’intertexte islamique de L’enfant de sable et La Nuit sacrée de Tahar ben Jelloun ». The French Review, vol. 72, no.45, mars 1999, p.733 93 Désormais, nous employons l’abréviation ES pour les références à L’enfant de sable, EA pour renvoyer à Un été africain, et VI pour référer à La voyeuse interdite. 43 cependant le corps dans son image intacte» (ES43). Zahra éprouve un déclin physique quand elle ne peut plus nier sa véritable identité féminine. Le corps n’a pas changé, c’est à l’intérieur d’elle-même que sa féminité commence à se développer et cette prise de conscience est sentie comme un affaiblissement corporel. Désormais, Zahra évite les miroirs : « […] J’évite les miroirs. Je n’ai pas toujours le courage de me trahir […] » (ES44). Ils lui renvoient la vérité et Zahra ne peut pas la supporter. Nous allons voir plus tard que son épouse Fatima va fonctionner comme un miroir, ce que Zahra continuera à trouver insupportable. Zahra se dit à un certain moment qu’elle a «perdu la langue de [s]on corps » (ES96), sa confusion par rapport à son sexe est totale. Zahra se réalise que: «pourtant, [elle] ne l’a […] jamais possédée » (ES96). L’image qu’elle a d’elle-même et sa véritable identité, symbolisée par sa voix, n’ont jusqu'à ce moment jamais correspondu. Elle se rend compte qu’elle a vécu un mensonge pendant toute sa vie. Elle parle d’un «corps trahi » (ES99) par le père, qui est à l’origine du mensonge. La valse des deux sexes est vécue comme un «moment trouble où le corps est perplexe. » (ES41). Le corps a conservé la façade, mais en entrant dans l’adolescence, il n’a pas pu maintenir la vérité : les traits féminins commencent à paraître. C’est aussi le moment où la mère commence à mettre des bandages autour de la poitrine de Zahra, pour éviter aux seins de pousser. Ce n’est qu’après avoir choisi l’exil qu’elle parviendra à les enlever et c’est là que Zahra a aussi sa première expérience sexuelle : « J’ai longuement caressé mon bas-ventre. Je n’ai pas eu de plaisir ou, peut-être, j’ai eu des sensations violentes, comme des décharges électriques » (ES112). Cette expérience sexuelle est le premier signe de son acceptation de sa féminité. Les «sensations violentes » peuvent être d’autant plus violentes que la féminité, qui a longtemps été opprimée. Mais une chose difficile à cacher est la voix : «La voix est ainsi : elle ne me trahit pas… et, même si je voulais la révéler dans sa nudité, la trahir en quelque sorte, je ne saurais pas et peut-être même que j’en mourrais. Ses exigences, je les connais: éviter la colère, les cris, l’extrême douceur, le murmure bas […]. (ES45) Révélatrice de la vérité, Zahra essaie alors de dissimuler sa voix. Les particularités que peuvent montrer la voix sont des caractéristiques 44 attribuées aux femmes en général : les cris, la douceur, l’absence de colère. Zahra est hésitante et elle contourne les situations où il est nécessaire de parler : elle tousse à travers la porte pour donner un signe de vie à sa famille 94 et elle parle désormais «la main sur la bouche » (ES153). La voix est nécessaire pour s’exprimer et à partir du moment où Zahra a deviné son vrai sexe, elle ne sait plus comment utiliser la voix, de peur de se trahir. La langue française pourrait être aussi une raison pour ne pas vouloir parler. En français, la sexuation des mots se montre clairement : les adjectifs et les participes s’adaptent au sexe du locuteur. Zahra évite de «définir » son sexe au travers de la langue et refuse alors de parler. L’isolement de Zahra La double appartenance de Zahra l’isole de sa famille, car : « la souffrance vient d’un fond qui ne peut pas être révélé. » (ES43). Zahra ressent une «solitude lourde » (ES46) au sein de la famille et elle s’enferme délibérément dans sa chambre. Personne n’ose y entrer, sauf la servante Malika, pour lui apporter à manger. Zahra «n’interroge personne car [s]es questions n’ont pas de réponse. » (ES57). En effet, elle seule a la réponse. Zahra cache en elle cette double identité et elle sait qu’elle doit résoudre ses problèmes seule, sans l’aide de son entourage. Plus tard dans le roman, Zahra dira qu’elle a «deux vies avec deux perceptions et deux visages, mais les mêmes rêves, la même et profonde solitude. » (ES155). La distinction stricte entre le monde masculin et féminin en milieu maghrébin surenchère à ses problèmes identitaires. Dans la société maghrébine, l’on appartient soit au monde masculin, soit au monde féminin. Les nuances ne sont pas possibles. Zahra se retrouve pourtant entre ces deux mondes, ce qui lui permet de mener deux vies à part. Au plus profond d’elle, Zahra se sent très divisée entre ces deux univers. 94 « Il toussait pour ne pas avoir à parler et pour signifier qu’il était toujours vivant.» (ES51). 45 Le désir de s’exiler Après s’être retirée 95 correspondant anonyme dans sa chambre, Zahra écrit à son : « J’ai besoin de voyager, loin d’ici. » (ES104). Plus tard elle explique : «Ma retraite n’a pas suffi ; c’est pour cela que j’ai décidé de confronter ce corps à l’aventure, sur les routes, dans d’autres villes, dans d’autres lieux. » (ES112). Zahra a décidé d’abandonner la chambre, l’univers clos et protégé, pour chercher sa propre identité ailleurs, et pour «expérimenter » son existence de femme. Outre la fuite de sa famille, Zahra voit son exil comme une sorte d’essai de sa féminité dans le monde extérieur. Zahra choisit l’anonymat de la ville pour son exil. Elle explique dans son journal intime le choix de destination : la ville est « gouvernée par la nuit et la brume » (ES117). L’obscurité est la métaphore pour l’inconnu et l’anonymat, elle peut d’une part être hostile, mais d’autre part, elle cache. C’est dans la ville qu’elle rencontre Oum Abbas, une femme qui dirige un cirque. Alors commence une autre phase de la vie de Zahra : celle où elle apprendra à vivre en tant qu’elle-même, en tant que femme. Le chemin de Zahra de la masculinité à son identité féminine Dans la recherche de sa propre identité, Zahra a longtemps pensé qu’elle avait un choix à faire quant à son sexe, comme son père a fait à sa naissance. Concernant l’éducation de Zahra, Gill Rye explique: Biological gender is denied […] as s/he is educated and initiated into the rites and rituals of the male world, takes on male privileges, and imposes male authority and the social order, including the silencing women (his/her sisters).96 Les rites dont parle Rye font fortement penser à ce qu’Elizabeth Badinter dit de l’initiation au monde masculin.97 Zahra a été éduquée en 95 Dans le roman, Zahra a un correspondant anonyme. N’ayant personne à qui parler de ce qu’elle vit, cette correspondance lui permet de partager un peu ses problèmes. Ici ce n’est pas le cadre, mais il serait intéressant de rechercher plus profondément le rôle de ce correspondant dans le roman. 96 RYE, Gill. « Uncertain readings and meaningful dialogues: language and sexual identity in Anne Garréta’s Sphinx and Tahar Ben Jelloun’s Enfant de sable and La nuit sacrée ». Neophilologus, 2000, afl. 84, p.534 97 Elizabeth Badinter dit: « Dans le système patriarcal, les hommes ont utilisé différentes méthodes pour parvenir à faire du jeune garçon un homme à son tout, « un vrai ». Qu’il s’agisse des rites d’initiation, de la pédagogie homosexuelle, ou de la confrontation avec ses pairs, toutes les institutions prouvent que l’identité masculine est acquise au prix de grandes difficultés. » (Ibid., pp107-108). 46 tant qu’homme, ce qui la distancie de son identité sexuelle féminine. Mais surtout, cette éducation lui accorde des privilèges. Après la mort du père de Zahra, le processus vers sa véritable identité s’accélère. Cependant, elle croit avoir un choix : Il m’arrive d’étouffer dans mon sommeil. Je me noie dans ma propre salive. Mais, quand je me réveille, je suis malgré tout heureux d’être ce que je suis. J’ai lu tous les livres d’anatomie, de biologie, de psychologie et même d’astrologie. J’ai beaucoup lu et j’ai opté pour le bonheur. La souffrance, le malheur de la solitude, je m’en débarrasse dans un grand cahier. En optant pour la vie, j’ai accepté l’aventure. Et je voudrais aller jusqu’au bout de cette histoire. Je suis homme. Je m’appelle Ahmed selon la tradition de notre Prophète. (ES50-51) Nous voyons ici que le corps de Zahra revendique sa véritable identité sexuelle. Dans son sommeil, le rôle masculin que Zahra prend durant la journée est réprimé par son inconscient. La protagoniste se bat contre sa nature féminine, elle a le sentiment qu’elle étouffe en acceptant le rôle masculin. Cependant, elle est contente d’être «toujours un homme », et qu’elle ait maintenu cette identité masculine. Qu’il s’agisse ici d’une distinction nette entre le sexe et le caractère propre d’une personne, se remarque très bien dans le choix de mots de Zahra. Elle dit être contente avec ce « qu »’elle est, au lieu d’être heureuse avec « qui » elle est. La protagoniste associe le sexe féminin à « la souffrance » et au «malheur de la solitude ». L’existence d’une femme est beaucoup plus restreinte que celle de l’homme et la véritable vie ne peut être vécue qu’en tant qu’homme. Le verbe «opter» montre que Zahra pense avoir le choix de son identité, comme une sorte de Dieu. Nous retrouvons cette attitude encore plus clairement quand Ahmed étudie le Coran et les textes religieux. Il écrit des versets sur sa tablette : « Nous appartenons à Dieu et à lui nous retournerons. Et il a ajouté en petits caractères : ‘si je le veux’. » (ES94) A deux reprises, l’homme se voit démiurge. 98 Le père choisit en premier de changer le sexe de sa 98 La religion et le rôle qu’elle prend dans le roman sont un autre aspect très intéressant. Beaucoup d’actions –et pas non seulement celles du père- des personnages, ou de leurs attitudes sont dans une grande mesure déterminées par la religion. Lisons par exemple Bourget : « Des actes criminels (comme le viol et l’excision) contre le corps féminin sont perpétrés sous le couvert d’une religion qui les interdit » BOURGET, ibid., p.734. Dans L’enfant de sable, la religion en général est représentée comme lointaine de l’essence de l’islam (cf le monologue du père sur l’enterrement des filles (ES129-130), habitude 47 dernière-née. Puis, l’enfant poursuivra à son tour l’exemple du père. Il sait ce que son père a fait et il pense que lui aussi doit être capable de le faire. Mais plus tard, Zahra découvrira qu’il est impossible d’échapper à sa propre identité et qu’elle n’est pas Dieu. La maladie et la mort de Hadj Ahmed sont déterminantes dans la quête d’identité de Zahra. Elle a des sentiments contradictoires par rapport à la perte du père qui s’annonce : « Mon père est souffrant. Je dois renoncer à tous mes projets. Je sens que c’est un moment difficile. L’idée de sa disparition m’obsède. Quand je l’entends tousser, j’ai très mal. » (ES62). Zahra supporte très mal le fait que son père souffre, ce qui signale le lien étroit entre père et enfant. Elle ressent sa douleur presque comme la sienne, elle est le «fils », créé par lui et les deux sont étroitement liés l’un à l’autre. C’est la proximité qui existe entre le créateur et sa création, symbiose d’habitude maternelle, ici paternelle, ce qui est par ailleurs très exceptionnel pour un père maghrébin. Le personnage est obsédé par l’idée que son père va bientôt disparaître de sa vie, et qu’alors la recherche de sa propre identité deviendra possible. Zahra sait que le père n’acceptera jamais le fait que son « fils » reconnaisse son identité féminine. Au décès du chef de la famille, la protagoniste devient « le maître de la maison » (ES66) et garde son rôle masculin : A partir de ce jour, je ne suis plus votre frère ; je ne suis pas votre père non plus, mais votre tuteur. J’ai le devoir et le droit de veiller sur vous. Vous me devez l’obéissance et respect. Enfin, inutile de vous rappeler que je suis un homme d’ordre et que, si la femme chez nous est inférieure à l’homme, ce n’est pas parce que Dieu l’a voulu ou que le Prophète l’a décidé, mais parce qu’elle accepte ce sort. Alors subissez et vivez dans le silence! (ES65-66) Zahra confirme sa position masculine: elle parle fermement à sa famille et ne laisse aucun doute sur son autorité. Mais il y a quelque chose d’intéressant dans son expression. Désormais, Zahra prend le rôle de tuteur, une tâche masculine. Mais pourquoi Zahra se distancie-t-elle concrètement des rôles masculins traditionnels : le père et le frère ? Le rôle de tuteur souligne une distance dans ses liens de famille avec sa mère et sœurs. Elle accuse sa mère et ses sœurs de choisir un rôle fortement critiquée par le Prophète même). Il serait intéressant d’aborder plus profondément ce sujet dans un travail extérieur. 48 soumis : «elle accepte ce sort. » A ce moment, Zahra, elle, a « choisi » d’être homme, et elle refuse le « sort » de la position inférieure de la femme. La preuve extrême du désaccord de Zahra avec le rôle de femme soumise est sa décision de se marier. Si Zahra a compris les raisons de son père pour avoir construit le mensonge autour de son sexe, elle n’en est pas moins furieuse. Est-ce pour cela qu’elle pousse ce mensonge autour de son sexe encore plus loin en voulant se marier ? Zahra sait que cette idée va choquer sa mère, mais c’est une sorte de vengeance : Je ne fais que vous obéir ; toi et mon père, vous m’avez tracé un chemin ; je l’ai pris, je l’ai suivi et, par curiosité, je suis allé un peu plus loin et tu sais ce que j’ai découvert ? Tu sais ce qu’il y avait au bout de ce chemin ? Un précipice. (ES52) Les parents n’ont jamais réfléchi aux conséquences de leur mensonge. Hadj Ahmed a seulement considéré ses propres intérêts, créant une vie pour son enfant qui est quasiment impossible à mener. 99 La mère d’Ahmed se défend : elle n’avait pas le choix, elle devait obéir aux désirs de son mari : -Moi, je n’ai rien décidé. -C’est vrai. Dans cette famille, les femmes s’enroulent dans un linceul de silence ; toi, tu te tais et moi j’ordonne ! Quelle ironie !(ES53) Zahra sait très bien qu’elle place la famille dans une position quasiment impossible en voulant se marier, mais elle considère cela comme une punition de ses parents et peut-être même de la société arabo-musulmane. 100 La situation ironique dont parle la protagoniste réside sans doute dans le fait que Zahra, une fille, donne des ordres à sa mère grâce à sa position de fils. Après la mort du père, Zahra reprend ses projets de mariage. Fatima, son épouse, vient vivre avec elle/lui. Sa présence l’influence fortement, car jamais une personne n’a vécue aussi proche de Zahra. La protagoniste voit en Fatima, une femme handicapée, son portrait. Fatima a un esprit 99 Voilà pourquoi son père ne sait pas comment réagir quand Ahmed lui annonce ses projets de mariage. Sa mère l’appelle « un monstre ». (ES52). 100 Remarquons par exemple l’attitude envers son épouse, Fatima. Zahra se comporte en « vrai homme » autoritaire envers sa femme : «elle ne sortirait de la maison que pour aller au bain ou à l’hôpital ». (ES69). Zahra se comporte ainsi pour parodier le système patriarcal. 49 fort, mais un corps malade.101 Elle écrit dans son journal intime : «C’était là mon miroir, ma hantise et ma faiblesse.» (ES77). L’extérieur de Fatima reflète l’intérieur de Zahra. Chez Zahra, le corps est en plein santé, mais à l’intérieur elle se sent divisée et peut-être même malade : « Gender nonconformity, as Ahmed recognizes, is perceived as sickness. »102 Dans la société patriarcale maghrébine, il est impossible de se sentir partagé entre deux sexes, cela est perçu comme une infirmité. L’état maladif de Fatima est la grande concordance entre les deux femmes. Comme Zahra n’est pas habituée à avoir une autre personne si près d’elle et comme Fatima a un esprit lucide, son épouse commence à l’énerver : « Je lui en voulais d’être infirme, d’être femme, et d’être là, par ma volonté, ma méchanceté, mon calcul et la haine de moi-même.» (ES80). Fatima renvoie à Zahra l’image critique qu’elle a d’elle-même. A cause d’elle, Zahra comprend qu’il lui est impossible de nier sa véritable identité sexuelle. C’est aussi Fatima qui lui dit : J’ai toujours su qui tu es, c’est pour cela, ma sœur, ma cousine, que je suis venue ici pour mourir ici, près de toi. […] Nous sommes femmes avant d’être infirmes, ou peut-être nous sommes infirmes parce que femmes…, je sais notre blessure…elle est commune […]. Je suis ta femme et tu es mon épouse. (ES80) Etre femme est une infirmité qui les lie. La présence de Fatima fait en sorte que le personnage principal ne peut plus nier sa double identité. Zahra ne peut plus faire comme si elle était un homme et se dire être le chef de la famille. Elle ne supporte pas la situation ainsi présentée et elle bannit Fatima à vivre dans une chambre très loin de la sienne. Après la mort de Fatima, Zahra se retire dans sa chambre, avant d’entreprendre son voyage vers la ville. 103 C’est là qu’elle se tourne définitivement vers sa féminité. Sa rencontre avec Oum Abbas l’amène au 101 Dans son journal intime, Zahra écrit sur Fatima : « Quand il m’arrivait de la serrer dans mes bras […] je sentais ce corps réduit à un squelette actif qui se débattait contre des fantômes […]. Je le sentais chaud, brûlant, nerveux, décidé à vaincre pour vivre, pour respirer normalement, pour pouvoir courir et danser, nager et monter comme une petite étoile sur l’écume des vagues hautes et belles. Je le sentais lutter contre la mort avec les moyens à bord : les nerfs et le sang. » (ES75). Ce fragment montre très clairement la force de l’esprit de Fatima, et la faiblesse de son corps. 102 SAUNDERS, Rebecca. « Decolonizing the body: gender, nation, and narration in Tahar Ben Jelloun’s L’enfant de Sable ». Research in African Literatures, winter 2006, vol.37, p.140 103 « […] Je vais sortir. Il est temps de naître de nouveau. En fait je ne vais pas changer mais simplement revenir à moi, juste avant le destin qu’on m’avait fabriqué ne commence 50 cirque et là, elle fait la connaissance de Malika, un homme qui se déguise en femme sur scène : Elle s’empara du micro de l’animateur, fit quelques pas en jouant des hanches. La foule poussa un cri d’émerveillement. Et pourtant personne n’était dupe. Malika était bien un homme. Il y avait quelque chose d’étrange et en même temps de familier […]. (ES119- 120) Ce «quelque chose d’étrange et de familier » de Malika incarne ce que Zahra connaît si bien. Zahra est surprise comment la transformation d’homme à femme peut se faire facilement, sans la moindre difficulté, sans que personne n’en devienne la victime. Il n’est pas surprenant que cet entourage théâtral soit si significatif pour la découverte de l’identité sexuelle féminine de Zahra. Le théâtre et le cirque sont des endroits où la réalité et l’imagination se côtoient et se confondent. La distinction entre deux réalités, le monde féminin et le monde masculin, peut dans ce contexte être dépassée. Grâce au théâtre, Zahra peut sans risque explorer son identité féminine. Chaque soir, Zahra fait un numéro où elle se transforme d’homme en femme. Son identité masculine est accentuée –presque parodiée- par une fausse moustache et un vieux caftan, avant de prendre le rôle de femme, « Zahra, ‘amirat Lhob’, princesse d’amour » (ES123), et là une parodie de la femme cette fois. Dans cet entourage, Zahra se sent à l’aise, parce qu’ici, la transformation de sexe n’affecte personne et n’a pas de grandes conséquences. Zahra s'adapte très rapidement à la vie dans le cirque : « Je n’avais pas d’appréhension. Au contraire, je jubilais, heureuse, légère, rayonnante. » (ES123). C’est un milieu où rien n’est réel et où tout le monde joue un rôle, comme l’a fait Zahra si longtemps. Au cirque, le personnage principal peut être « tantôt homme, tantôt femme. » (ES126). Par ailleurs, grâce à la rencontre avec Oum Abbas, des traits d’un comportement « traditionnellement féminin » commencent à émerger chez Zahra. Quand Zahra rencontre Oum Abbas pour la première fois, cette dernière lui ordonne de la suivre et elle réagit assez docilement : «Je ne feignis même pas de résister, pouvais-je échapper à cet appel ? Etait-ce à se dérouler et ne m’emporte dans un courant. » (ES111). Zahra utilise désormais des adjectifs féminins quand elle se réfère à elle. 51 possible de contourner le destin ? » (ES118). Avec cela, Zahra se réfère à la tradition, qui prescrit un certain comportement aux hommes et aux femmes. Quand elle se trouve confrontée à un personnage plus fort qu’elle, Zahra se retrouve assez facilement dans le rôle traditionnel de la femme : celle qui suit, celle qui ne résiste pas.104 Plus tard, pendant la conversation avec Oum Abbas, Zahra remarque : « j’émergeais lentement mais par secousses à l’être que je devais devenir » (ES121). A partir du moment où Zahra joint le cirque, commence la véritable période de transition pour Zahra : « notre personnage avançait dans la reconquête de son être » (ES126). Après quelque temps, Zahra devient une femme « docile et soumise » (ES128), conformément au comportement désiré de la société pour une femme. Dans l’univers du cirque, Zahra s’habitue lentement à son existence de femme, après quoi elle vivra en tant que femme. 1.1.2 Hadj Ahmed, le père dans L’enfant de sable Après avoir étudié l’enfant qu’a voulu créer Hadj Ahmed, voyons qui est ce père, quel est son rôle et sa position dans L’enfant de sable. La position de Hadj Ahmed au sein de la famille Hadj Ahmed a des idées strictes en ce qui concerne les positions des membres de la famille dont il est le chef. Nous en trouvons un exemple très clair dans la scène où Hadj Ahmed parle à sa femme de leur « sort » -à savoir l’absence d’un fils. Il lui raconte alors « l’idée qui allait bouleverser sa vie et celle de toute sa famille » (ES20), le fait qu’il allait éduqer sa dernière-née comme un garçon: Notre vie n’a été jusqu'à présent qu’une attente stupide, une contestation verbale de la fatalité. Notre malchance, pour ne pas dire notre malheur, ne dépend pas de nous. Tu es une femme de bien, épouse soumise, obéissante, mais, au bout de ta septième fille, j’ai compris que tu portes en toi une infirmité : ton ventre ne peut concevoir d’enfant mâle ; il est fait de telle sorte qu’il ne donnera – à perpétuité- que des femelles. […] Je suis un homme de 104 Remarquons que le comportement du protagoniste contredit ici le monologue intérieur d’Ahmed plus tôt dans le roman : « Mais on me dit, je me dis, qu’avant il va falloir remonter à l’enfance, être petite fille, adolescente, jeune fille amoureuse, femme…, que de chemin…, je n’y arriverai jamais. » (ES98). Est-ce qu’il s’agit ici d’une question d’éducation versus nature ? Apparemment, la nature ne se laisse pas mettre de côté si facilement, elle est plus forte que tout. « Naître à nouveau » fait allusion à son départ pour « renaître » en tant que femme. 52 bien. Je ne te répudierai pas et je ne prendrai pas une deuxième femme. Moi aussi je m’acharne sur ce ventre malade. Je veux être celui qui le guérit, celui qui bouleverse sa logique et ses habitudes. (ES21-22) Malgré ses idées strictes concernant la position de la femme et son rôle de reproductrice, Hadj Ahmed semble respecter son épouse. Il reconnaît à son épouse les valeurs appréciées dans leur culture chez une femme : l’obéissance et la soumission. Néanmoins, pour Hadj Ahmed – conformément à la tradition- un vrai père est un père de fils. Il appelle ses filles des « femelles », un terme biologique, qui renvoie au monde animal. Cela n’est pas sans signification. Tout mène à croire qu’il considère les femmes surtout comme des reproductrices. L’accent qu’il porte sur le ventre de sa femme est presque obsessionnel. Hadj Ahmed ne voit son épouse que comme celle qui pourra lui donner sa progéniture et c’est à cause de l’incapacité d’elle qu’un fils manque dans la famille. Nous allons voir plus tard comment Hadj Ahmed pousse sa position de chef de famille trop loin, en se transformant en une sorte de Dieu. Le père par rapport à la tradition et la religion Dans L’enfant de sable une atmosphère violente et agressive règne dans la famille. La religion attribue à cette ambiance : « Le bruit strident de l’appel à la prière mal enregistré et qu’un haut-parleur émet cinq fois par jour. Ce n’était plus un appel à la prière, mais une incitation à l’émeute. » (ES8). La prière est une partie importante de la religion musulmane et la critique de l’auteur concernant la religion perce ici. Dans la tradition musulmane, il est souvent question d’une survalorisation du sexe masculin, c’est ce que le narrateur remarque lorsqu’il dit que « notre religion est impitoyable pour l’homme sans héritier. » (ES18). L’on comprend alors les réactions frustrées du père aux naissances de ses filles : « Chacune des naissances fut accueillie […] par des cris de colère, des larmes d’impuissance. Chaque baptême fut une cérémonie silencieuse et froide, une façon d’installer le deuil dans cette famille[…]. » (ES19) A cette réaction connue dans la société maghrébine qui suit la naissance d’une fille va suivre un réaction inhabituelle de Hadj Ahmed. 53 Hadj Ahmed ne peut pas accepter de n’avoir engendré que des filles : « Le père n’avait pas de chance ; il était persuadé qu’une malédiction lointaine et lourde pesait sur sa vie : sur sept naissances, il eut sept filles. » (ES17). Pour Hadj Ahmed, ses filles sont une « malédiction » et « leur naissance a été pour [lui] un deuil ». (ES22). A chaque naissance, il a du chagrin : « il lui arrivait parfois de pleurer en silence » (ES17). Le mariage et la famille sont les pierres angulaires dans la vie religieuse et sociale au Maghreb. Le rôle traditionnel de l’homme exige de lui qu’il a de l’autorité sur sa femme et sur les enfants, et qu’il devient le chef de la famille. Dans L’enfant de sable, Hadj Ahmed a le sentiment d’être « un époux stérile ou un homme célibataire. » (ES17-18). Son impuissance à procréer un fils est jugé par lui-même comme signe de stérilité. L’absence d’un fils lui donne le sentiment d’être marginal vis-à-vis de la umma. Il exprime très clairement ce que la naissance d’un fils signifierait pour lui : « Mon honneur sera enfin réhabilité ; ma fierté affichée ; et le rouge inondera mon visage, celui enfin d’un homme, un père qui pourra mourir en paix […]. » (ES22). Un homme qui engendre un fils est un homme viril et une femme qui accouche d’un garçon est une « vraie mère » (ES22). Hadj Ahmed sent la pression de la communauté, il doit prouver qu’il est capable d’engendrer un fils. Il a le sentiment que le monde rit derrière son dos après la naissance de chaque fille. Ses frères le font ouvertement.105 La solution pour sauver sa dignité est le rejet : il ne considère pas ses filles comme ses propres enfants. 106 Hadj Ahmed fait simplement comme si elles n’existaient pas : Il vivait dans la maison comme s’il n’avait pas de progéniture. Il faisait tout pour les oublier, pour les chasser de sa vue. Par exemple, il ne les nommait jamais. La mère et la tante s’en occupaient. (ES17) 105 « [Hadj Ahmed] ne supportait plus les railleries de ses deux frères qui, à chaque naissance, arrivaient à la maison avec comme cadeaux, l’un un caftan et l’autre des boucles d’oreilles, souriants et moqueurs, comme s’ils avaient encore gagné un pari [..].» (ES18). 106 « [Tes filles] sont à toi. Je leur ai donné mon nom. Je ne peux leur donner mon affection parce que je ne les ai jamais désirées. Elles sont toutes arrivées par erreur […]. » (ES22). 54 Ce sont à chaque fois la mère et la tante qui donnent des noms aux filles. Dans le roman, les filles ne sont par ailleurs jamais nommées : les sept filles sont toujours appelées « les sœurs » d’Ahmed, leur nomination ne se fait qu’au travers des membres masculins de la famille. L’absence de la nomination de la fille ou de la femme indique la position de la femme en général au Maghreb. Hadj Ahmed se rappelle très souvent, avec des sentiments presque nostalgiques, d’une coutume préislamique: « Que de fois il se remémora l’histoire des Arabes avant l’Islam qui enterraient leurs filles vivantes ! » (ES17). Mais Hadj Ahmed oublie que le prophète Mohammed s’était opposé à cette coutume pour protéger les femmes. Un fils est donc le plus grand désir de Hadj Ahmed et le rôle que va jouer ce fils au sein de la famille est clair: « Il sera élevé selon la tradition réservée aux mâles, et bien sûr il gouvernera et vous protégera après ma mort. » (ES23). Nous allons voir que Hadj Ahmed pousse son rôle de transmetteur de la religion et de la tradition de plus en plus loin. L’extrême exemple de la position autoritaire de Hadj Ahmed est bien sûr le fait qu’il « décide » que sa dernière enfant soit un garçon, contournant ainsi le destin et la volonté de la nature ou de Dieu. Dans son fanatisme quant à la tradition d’engendrer un héritier, Hadj Ahmed perd de vue les principes fondamentaux de la religion. En bon musulman, il devrait accepter le sort que Dieu a voulu pour lui, mais il refuse et se prend luimême pour le créateur. Il ne se résigne pas à la volonté de Dieu, mais il décide de « créer » son propre fils, se prenant pour une sorte de Dieu luimême.107 Hadj Ahmed dépasse les règles de la tradition musulmane aussi quand il place, après la naissance de son « fils », une annonce dans un grand journal national, avec une photo du bébé. Cela était mal reçu par son entourage : « Cette annonce dans le journal fit beaucoup jaser. On n’avait pas l’habitude d’étaler ainsi publiquement sa vie privée. Hadj Ahmed s’en moquait. » (ES30). Hadj Ahmed ne respecte par les codes de la umma. Il crée son propre univers, avec ses propres règles : 107 Ahmed est né au jour de l’échange : « La naissance de notre héros un jeudi-matin. » (ES17). Le conteur nous rappelle que « le jeudi, cinquième jour de la semaine, [est le] 55 J’ai décidé que la huitième naissance serait une fête, la plus grande des cérémonies, une joie qui durerait sept jours et sept nuits. Tu seras une mère, une vraie mère […] car tu seras accouchée d’un garçon. L’enfant que tu mettras au monde sera un mâle, ce sera un homme, il s’appellera Ahmed […]. (ES22-23) Ce fragment rappelle les passages bibliques et coraniques, où l’archange annonce la naissance de Jésus Christ à Marie.108 Il dit ensuite que ce fils « va illuminer de sa présence cette maison terne » (ES23). Par son existence de fils, le bébé sauve la maison familiale. Le verbe « illuminer » n’est pas choisi par hasard : il représente beaucoup plus que juste le fait qu’un fils soit le bienvenu au sein de la famille. Il sera leur sauveur, de l’honneur de la famille et de la masculinité du père, il est le fils « tant attendu » (ES22). Regardons plus attentivement l’attitude du père par rapport à la naissance de son enfant: « Son père prétend que le ciel était couvert ce matin-là, et que ce fut Ahmed qui apporta la lumière dans le ciel. [...] Il est arrivé après une longue attente. » (ES17). La métaphore de « la lumière dans le ciel » et la référence à la « longue attente » 109 soulignent le fait que Hadj Ahmed se considère comme un Dieu qui crée son propre univers et que son fils est sa création.110 Dans le roman, les références religieuses -bibliques et coraniques- appuient cette interprétation. Hadj Ahmed se considère comme un Dieu, grâce au pouvoir de ses paroles, qui décident de la vie de sa famille et de celle de sa dernière-née en particulier. Par la force des mots, Hadj Ahmed décide du sexe – et donc de l’existence- de sa dernière enfant. Dans La nuit sacrée, le deuxième tome, ce seront les paroles du père qui libéreront Zahra d’Ahmed. 111 L’enfant a besoin de l’assentiment du père pour définir sa propre identité, ce qui souligne la force du pouvoir du père. jour de l’échange. » (ES16). Ce n’est pas une coïncidence : c’est sans doute une allusion au fait que les parents ont changé le sexe du dernier-né. 108 Voir l’annexe 3 pour les citations de la Bible et du Coran. 109 Ces métaphores sont des références très claires à Mohammed, le prophète « tant attendu » de l’islam, mais peut-être aussi à Jésus Christ, le fils de Dieu pour les chrétiens. 110 Après la mort de Hadj Ahmed, la maison familiale tombe en ruine : « Les choses se dégradèrent petit à petit : les murs de la grande maison étaient fissurés, les arbres de la cour moururent d’abandon […]. » (ES93). Est-ce que créer son propre univers comme un « Dieu» implique qu’une fois disparu, les bases de cet univers ont également disparu et qu’il ne reste qu’une ruine ? 111 Dans La nuit sacrée, Hadj Ahmed appelle son enfant auprès de lui à son lit de mort, et lui confesse son mensonge et ses motifs. Puis, il lui dit : « Tu viens de naître, cette nuit, la vingt-septième… Tu es une femme… Laisse ta beauté te guider. Il n’y a plus rien à craindre. 56 Dans L’enfant de sable, le « fils » Ahmed fait aussi allusion à ce que son existence d’homme soit « en conflit » avec la volonté de Dieu. Dans son journal intime, la protagoniste parle de l’éducation religieuse donnée par son père: « Je maltraitais ce texte sacré. Mon père ne faisait pas attention. » (ES38). Le père s’est distancié de l’islam. Avec l’éducation d’homme que Hadj Ahmed donne à son « fils », celui-ci «souille » la religion. Le Coran est ici le symbole pour la religion. Hadj Ahmed, en se prenant pour Dieu, devient indifférent aux fautes commises par son « fils » dans la lecture du Coran. Il entraîne son enfant sur un chemin impie. La relation père-enfant Zahra est le seul membre de la famille avec qui Hadj Ahmed a des rapports affectueux.112 Ahmed lui apporte la reconnaissance aux yeux du monde. Lisons comment le père réagit à la naissance d’Ahmed : « Il sortait de la pièce, arborant un grand sourire… Il portait sur les épaules et sur le visage toute la virilité du monde. » (ES27). Enfin, il se sent un homme complet. Pendant son enfance, le « fils » Ahmed jouit d’une place préférée au sein de la famille, celle d’un garçon. Nous voyons comment Ahmed est un prolongement de son père. Grâce à Ahmed, celui-ci est devenu « un homme à l’honneur recouvré » (ES29). L’enfant complète l’existence de son père, il en a fait un homme viril qui a mis au monde un héritier. Le nom de la famille va se perpétuer. Quand Ahmed est presque adolescent, Hadj Ahmed amène son fils à son travail : « J’accompagnais mon père à son atelier. Il m’expliquait la marche des affaires, me présentait à ses employés et ses clients. Il leur disait que j’étais l’avenir. » (ES37). Ahmed représente pour son père non seulement son accomplissement vis-à-vis de la umma -sa vie sociale et familiale- mais aussi la transmission du patrimoine. La Nuit du Destin te nomme Zahra, fleur des fleurs, grâce, enfant de l’éternité […]. » BEN JELLOUN, Tahar. La Nuit sacrée. Éditions du Seuil, 1987, p.32 112 Pourtant il est important de faire ici la distinction entre le « fils » que Hadj Ahmed a créé lui-même, et la véritable identité de celui-ci, la fille Zahra. Ce paragraphe se concentre sur la « création » de Hadj Ahmed, son fils Ahmed. 57 Le lien entre père et « fils » est très étroit. Un exemple concret de cela est le fait que Hadj Ahmed aime laver son « fils », marque d’intimité entre les deux.113 L’action de laver l’autre est un événement très intime, et tout à fait inhabituel pour un père maghrébin. Ahmed a compris la place importante qu’il occupe pour son père et il perpétue le mensonge autour de son existence. Il dit à son père : « Père, tu m’as fait homme, je dois le rester. » (ES51). Dans L’enfant de sable, le père n’acceptera pas qu’Ahmed rompe avec cette tromperie. Plus tard, quand Ahmed retrouve sa véritable identité en tant que Zahra, le père laisse savoir sa fureur – au-delà de la tombe. La mort ne l’empêche pas d’exiger son pouvoir ; son immortalité renvoie à un statut divin. Hadj Ahmed visite Zahra dans son rêve : « Je vois d’abord mon père, jeune et fort, avançant vers moi, un poignard à la main, décidé à m’égorger ou bien à me ligoter et m’enterrer vivante. » (ES129). Vouloir enterrer sa fille vivante est une référence claire aux pratiques préislamiques, et signifie qu’il n’acceptera pas sa fille en tant que telle. Zahra entend « sa voix rauque et terrible revenir de loin […] pour remettre l’ordre dans cette histoire. » (ES129). Zahra n’est acceptée par son père qu’en tant qu’homme. L’épanouissement de Zahra, en tant que fille, est presque impossible car son père ne l’acceptera pas. Zahra entend les paroles de son père : « Ahmed, mon fils, l’homme que j’ai formé, est mort, et toi tu n’es qu’usurpatrice. » (ES130). Hadj Ahmed est convaincu que cet enfant est son fils. En retrouvant son identité féminine, Zahra a assassiné le « fils », l’enfant que Hadj Ahmed a créé lui-même, détruisant ainsi son univers. Ce n’est que dans ses rêves que Zahra entend le discours de Hadj Ahmed. Elle réalise que son père n’acceptera jamais sa féminité, et elle rêve que son père se lève de la mort pour se venger d’elle. Cette relation père-fille dans un univers encore très traditionnel est particulière. Mais au-delà du fantastique, elle désigne clairement la place de la tradition dans la famille maghrébine. Regardons maintenant comment fonctionne une autre relation père-fille, représentée dans Un été africain, un roman qui se situe au début de l’époque moderne. Nous 113 Cela s’avère quand Zahra raconte des événements au hammam : « J’avais peur que mon père se chargeait de me laver comme il aimait de temps en temps le faire. » (ES35). 58 verrons si on retrouve des similitudes avec L’enfant de sable ou bien si la modernité a pris le pas sur la tradition. 59 1.2. La modernité dans Un été africain La famille Raï dans Un été africain, se trouve en conflit avec la modernité, apportée au sein de la famille par Zakya, qui fréquente le lycée français. Moukhtar Raï, son père, appuie les idées modernes de sa fille. Quels sont les points de vue de Zakya et comment est-ce qu’elle ressent les différences entre la tradition à la maison, et la modernité à l'école ? Quelle est la relation entre le père et la fille ? Nous allons d’abord nous concentrer sur Zakya, avant d’aborder le père, sa position dans la famille et ses responsabilités quant à la tradition, vis-à-vis de la communauté. 1.2.1. Zakya et la dualité culturelle Dans Un été africain, Zakya fréquente le lycée français. Son père, Moukhtar Raï, lui propose de poser sa candidature pour un poste d’institutrice et cette idée rencontre beaucoup de résistance de la part de la famille. Zakya se trouve entre deux cultures. Eduquée au lycée français, elle a fait la connaissance d’une culture occidentale où la position de la femme est plus libre que dans la culture arabo-musulmane. Pour Zakya « le monde est plein de significations confuses et contradictoires.» (EA59). C’est une référence à deux mondes qui diffèrent fortement l’un de l’autre, l’école et la maison. Zakya, vivant dans les deux univers, ne sait plus auquel elle appartient. Elle voudrait vivre selon les conceptions françaises, qui rendent possible une position plus libre pour la femme. Cependant, elle sait que sa propre culture ne le permettra pas. Ses études lui ont fait miroiter des perspectives d’avenir qui diffèrent du rôle traditionnel de la femme maghrébine et cela la trouble fortement. Dans Un été africain, Yamna Raï, la mère de Zakya et l’épouse de Moukhtar Raï, a du mal à suivre sa fille dans ses songes et ses problèmes. Elle n’a jamais fréquenté l’école et elle ne comprend pas pourquoi Zakya s’oppose tant au rôle traditionnel. Pourtant elle essaie de mettre des mots sur ce qui tracasse Zakya : « J’ai l’impression qu’elle m’est de plus en plus une étrangère. Comme si elle s’enfonçait dans un autre monde…». (EA189). Et c’est vrai : Zakya se trouve dans un monde différent tous les 60 jours au lycée français. Pour Yamna, « un gouffre infranchissable [la] sépare d’elle. »(EA108). Cette métaphore du précipice symbolise bien la distance entre la culture maghrébine et la culture française. Cependant, la jeune fille ne se sent ni entièrement d’un côté, ni entièrement de l’autre côté, mais plutôt dans le néant, au milieu. C’est le résultat de cette dualité culturelle. Yamna suspecte très justement que les « maudites études » (EA106) sont à la base de l’attitude hostile et passive de Zakya envers sa famille et envers la vie traditionnelle maghrébine. Quand Zakya découvre qu’elle doit se marier, sa déception est grande: Les larmes montent aux yeux de la jeune fille. -Si c’est pour finir comme toutes les autres, pourquoi avoir tant travaillé ? Elle lève le regard sur son père. –Et moi qui me croyais une jeune fille différente des autres !... (EA44) Zakya pensait qu’elle était différente des autres filles dans la société maghrébine, parce que son père lui a donné la possibilité d’étudier. Elle se sent trahie par son père, car pour Zakya, son père était un allié dans ses idées modernes. Sa mère, par contre, ne comprend pas pourquoi Zakya trouve le mariage un grand problème. Elle dit à sa belle-mère : « Avant, il ne venait même pas à l’idée d’une femme de faire des objections contre le mariage, ça n’arrivait jamais de la vie !» (EA100). Le ballottement de Zakya entre les deux cultures se voit très clairement quand les projets autour de son mariage commencent à prendre forme. La jeune fille ne veut pas de ce mariage, mais elle trouve difficile d’expliquer ses objections et ses désirs quand sa mère les lui demande : -Dis-moi ce que tu veux, je finirai probablement par te comprendre… -Ce que je veux ? Ce qu’il me faut ?... Je n’en sais rien moi-même. (EA100) Zakya ne veut pas se marier, mais elle réalise en même temps que c'est la seule position sociale acceptée pour une femme. La société maghrébine n’est pas encore prête à accepter que les femmes travaillent. Zakya comprend cela et c’est exactement pourquoi elle se sent isolée de sa famille. Ses idées modernes occidentales distancient la jeune fille de ses proches. Cela la rend triste et elle éprouve des sentiments 61 contradictoires envers ses parents et envers elle-même. Ses idées diffèrent de celles de sa mère et de sa grand-mère, et elle se reproche de les avoir. En même temps, elle en veut à sa famille de ne pas la comprendre. Ses convictions lui posent des problèmes et c’est pourquoi elle voudrait d’un côté ne pas les avoir du tout et être comme les autres filles: -Je ne sais plus ce que je dis, je blasphème, je réprouve l’existence que tu m’as donnée, l’existence qui est la mienne, la vôtre à tous -Calme-toi, viens t’asseoir ma chérie ; là, près de moi. Zakya, soudain détendue, s’installe près de sa mère : -Je voudrais avoir le cœur en paix et apprécier la beauté de ce matin d’été. Je voudrais avoir le cœur en paix et accepter ce que le sort nous offre en partage, aimer tout simplement la vie. La vie…Ah ! si tu savais comme je le voudrais ! (EA99) Zakya a le sentiment qu’elle renie ses racines en critiquant en silence sa propre culture. Les rêves qu’elle s’est construit grâce à l’éducation française lui font mal. Ils lui montrent des perspectives qui sont encore trop lointaines pour la femme maghrébine. Yamna l’invite à s’asseoir à côté d’elle, ce qui est une invitation à la rejoindre dans son univers, tout « près d’ [elle] ». Yamna essaie de ramener sa fille dans leur monde. Zakya se détend à partir du moment où elle s’assoit, mais pour poursuivre ensuite, et presque violemment, qu’elle veut se contenter avec ce qu’elle a. Zakya est ambivalente entre le rêve d’un avenir plus libre que celui de ses consœurs et la peur qu’elle éprouve durant cette vie inconnue. Ce chemin difficile et quasiment impossible, et ses idées la font souffrir, car elles n’appartiennent qu’à un avenir lointain pour les femmes maghrébines. Le désir de s’exiler Pourtant, Zakya rêve de sortir du milieu familial, pour échapper à sa famille et à la pression qu’elle subit pour accepter le rôle traditionnel de femme. Elle écoute d’un air songeur la servante Rahma qui raconte la campagne où elle habite : -Comment c’est ? Décris-moi l’endroit. –Comment te dire, petite maîtresse ?... En bas […] il y a des champs… De champs tout jaunes de blé, et des oliviers autour. Ça sent partout le lait amer des figuiers et la poussière. Au-dessus, par là, c’est des montagnes. Quand on quitte la route, il y a des 62 vignes. […] C’est comme une grande tapisserie au soleil. […] -C’est beau. La servante se met à rire. – Oh non ! Les maisons sont vilaines, il n’y a pas d’eau, tout est sale ; la vie y est dure. Si tu voyais ça ! Ici, c’est plus beau. Zakya ne répond rien. Visiblement, elle pense à autre chose. – Qu’est-ce que tu dis ? Haussant la voix, Rahma répète : - Qu’ici c’est plus beau. – Ah oui ? Zakya redevient lointaine. (EA124) Zakya a une image idyllique de la campagne. Elle souhaiterait vivre dans un endroit où il n’y a pas de règles et de rôles traditionnels. Pour elle, cet environnement est la nature. Zakya n’écoute pas quand Rahma lui raconte les désavantages de la vie à la campagne. Elle songe seulement à cet endroit « intemporel », hors de la ville et de la société, où tout le monde peut vivre selon sa propre volonté. Mais, la liberté de partir n’est pas dans les possibilités d’une fille maghrébine. Zakya garde alors ses rêves pour elle et elle attend son sort, décidé par son père. Nous allons maintenant nous concentrer sur Moukhtar Raï. 1.2.2 Moukhtar Raï, le père dans Un été africain Moukhtar Raï, le père de Zakya dans Un été africain, a lui aussi des idées modernes. Cependant, il pousse trop loin ces idées et il se retrouve confronté à la critique de la famille, qui ne partage pas son point de vue. A ce moment, le rôle et les responsabilités qui lui incombent en tant que chef de la famille deviennent très clairs. Dans ce qui suit, nous allons examiner la position du père dans Un été africain et ses responsabilités quant à la transmission de la tradition. Le père et la modernité Moukhtar Raï regarde vers le futur et il trouve que « de nos temps, une femme peut et doit» (EA9) prendre un rôle plus actif dans la vie. Il est d’avis que la femme moderne doit se développer sur le plan professionnel. C’est pourquoi il encourage sa fille à poser sa candidature pour un emploi de professeur : -Zakya, ma petite, penseras-tu à demander un emploi d'institutrice ? -Oh ! papa… -Je sais, poursuit Moukhtar Raï du même ton las. Tu viens tout 63 juste d’avoir ton baccalauréat, et puis, c’est des vacances… Mais ce serait tellement intéressant. -Oui, dit Zakya imperceptiblement. (EA8) Pour le père, la position de la femme change et elle doit avoir plus de possibilités de développement. Il trouve que c’est l’esprit du temps et on doit avancer avec la modernité qui s’annonce. Au contraire de sa femme, il ne voit aucun mal dans l’éducation de Zakya. Lisons ce que Yamna dit à Zakya un soir : « Tu n’as pas bonne mine. Il me semble que tu lis beaucoup trop, ma petite. Tu finiras par t’abîmer la vue, si tu n’y prends pas garde. » (EA47). Yamna ne comprend pas le plaisir que sa fille trouve aux études. C’est surtout la crainte d’une mère que sa fille perde de vue l'existence assignée aux femmes, à savoir celle d’épouse et de mère. Elle avertit Zakya qu’elle doit faire attention à ne pas trop s’éloigner du monde traditionnel. Moukhtar Raï par contre ne s’occupe pas au début du rôle traditionnel qui est destiné à sa fille. Il trouve que les études de Zakya sont quelque chose de positif et il l’encourage dans cette voie, même s’il s'inquiète : « Elle est fatiguée, elle n’a pas bonne mine. Il me semble qu’elle a beaucoup travaillé ces jours-ci. Brave petite. » (EA10) Les mots du père rappellent ceux de la mère pour décrire l’état physique –et psychique- de leur fille. D’abord, la répétition des paroles est un procédé de l’écrivain pour mieux montrer la même inquiétude pour la santé de leur enfant, mais pas pour les mêmes raisons. Moukhtar Raï trouve que c’est positif que Zakya travaille durement. Il appuie sa fille pour qu’elle soit instruite et peut-être il est même fier du fait qu’elle se trouve ainsi dans l’avant-garde des femmes qui prennent. Dans le roman, nous retrouvons souvent des situations où presque les mêmes paroles sont utilisées par les personnages. C’est un procédé que l’auteur emploie pour décrire l’influence de l’oralité –la tradition- sur la modernité –l’écrit- d’un côté, et pour montrer l’éternité et le caractère cyclique de la famille comme système et de la tradition en général de l’autre. La famille trouve que le père donne trop de libertés à sa fille et qu’il va trop loin, elle s’oppose à ses idées de modernité. La grand-mère 64 exprime d’abord son désaccord sur le projet de sa petite fille de devenir institutrice: -Pff ! institutrice ! Cherche-lui un mari, ça fera davantage son affaire. Une Raï, travailler ? Tu veux sans doute que toute la ville daube sur toi et ta fille ! (EA8) La grand-mère trouve qu’une femme doit se marier. De plus, elle met en avant le rôle de la communauté. Le fait que tout le monde va «dauber » sur Moukhtar Raï et Zakya, rappelle que l’on attend d’un père de surveiller à ce que sa fille soit éduquée comme une future épouse soumise, et qu’il doit la marier le plus tôt possible. Moukhtar Raï dévie de cette tradition, en donnant à Zakya la possibilité de prendre un rôle différent de celui d’épouse et de mère. Cela sera difficilement accepté par la umma. Plus tard, Zakya fait également allusion à ce qu’un rôle différent ne sera pas accepté par son entourage. A propos de son mariage prévu, elle dit à son oncle: « On saura au moins que je vis selon la règle, et nul n’osera me railler. » (EA128). Vivre selon la règle implique bien sûr vivre selon les règles de la umma. Si l’on dévie de ces lois, on risque le rejet et le père est tenu pour responsable de l’observation des règles. Moukhtar Raï doit défendre son point de vue moderne à plusieurs reprises, à une famille qui ne peut pas comprendre. Ainsi, son beau-frère Allal Taleb lui rappelle la tradition : - Les temps actuels exigent qu’une femme ait une vocation, qu’elle joue un rôle… - Vous rêvez ! Ce n’est pas pour nous, nous ne sommes pas encore arrivés à ce stade, tant s’en faut. Un homme passe encore, mais une femme ! (EA187) Allal Taleb exprime ici très clairement l’esprit du temps : il est encore trop tôt pour permettre à la femme maghrébine de s’épanouir. La société n’est pas encore prête, si une femme occidentale peut prendre un emploi, ce n’est pas encore accepté pour la femme maghrébine. Voilà pourquoi Allal Taleb conseille la prudence à son beau-frère. Poussant trop loin ses points de vue modernes, Moukhtar Raï risque de s’égarer en dehors des principes de la umma. Et en ce faisant, il discrédite la famille aux yeux de la communauté des croyants. Moukhtar Raï regarde au-delà de la tradition et il veut croire à un changement des rôles. Pourtant, sa famille ne peut pas le suivre dans 65 cette voie et après un certain temps, Moukhtar Raï trouve difficile de défendre son opinion. Regardons un fragment de la conversation qu’il a avec Allal Taleb : - Il me semble quelquefois que je rêve en effet. Que je vais commettre on ne sait quel crime, sans m’en douter… Tous l’observent. – Non ! C’est mon imagination qui travaille. Il se tait, mais ajoute aussitôt : - Où nous voulons aller… - Oui : où ? murmure Allal Taleb. Moukhtar Raï avoue à mi-voix : - Je ne le sais pas ! (EA187) Le « crime » de Moukhtar Raï est de partager les idées modernes de sa fille. Lorsque Allal Taleb évoque ses doutes quant à l’avenir, Moukhtar Raï, à son tour, avoue qu’il ne sait pas non plus ce que l’avenir leur réserve. Ces doutes amènent Moukhtar Raï à revenir sur la permission donnée à Zakya de poser sa candidature au poste d’institutrice. Moukhtar Raï recule devant le risque de perdre l’honneur et le respect de la famille aux yeux de la société. Son manque d’assurance le fait céder sous la pression de sa famille. Naget Khadda apporte encore une autre raison : […] Le bourgeois Moukhtar Raï, père de Zakya, qui en temps de paix avait accepté l’idée de voir sa fille embrasser le métier d’institutrice, se raidit et revient à un conservatisme qu’il pense susceptible de l’aider à traverser la tourmente.114 Sous l’influence de la colonisation Moukhtar Raï a cru à la modernité. La guerre de libération amène l’incertitude, et il est alors question d’un retour aux valeurs traditionnelles. Dans le doute, le père, qui considère la transmission de la tradition comme sa responsabilité, préfère attendre pour voir dans quelle société ils vont se retrouver. Alors vient le moment où Moukhtar Raï doit utiliser son autorité sur sa fille pour lui faire accepter sa décision. Le père a des difficultés avec cela, car jusque là, la relation avec Zakya a été plutôt égalitaire et il n’était pas question d’autorité et donc de rapports «traditionnels » clairs entre père et fille. Quand il doit faire valoir son pouvoir en tant que chef de la famille, nous voyons que cela lui est devenu presque impossible. Sa mère et son épouse doivent l’aider à restaurer sa position de chef de la 66 famille. Au moment où Moukhtar Raï modère un peu son enthousiasme pour la candidature d’institutrice, Zakya réagit assez violemment et elle est très déçue. La réaction de la grand-mère aux paroles de sa petite-fille ne se fait pas attendre: -Zakya, prends garde ! crie la vieille dame. Comment oses-tu parler de la sorte devant ton père ! Serais-tu devenue une sanshonte, toi aussi ?… Si tu as tes idées, tu feras bien de les garder pour toi ! Un mari, voilà ce qu’il te faut ! Zakya réplique avec douceur : - C’est tout ce qui vous intéresse, vous. - Veux-tu ne pas parler comme une dévergondée ? Tu passes les bornes ! N’abuse pas de la patience et de la bonté de ton père…A sa place, je ne sais pas ce que j’aurais fait déjà ! Entre ses dents, la grand-mère mâchonne : - Du reste, il est trop indulgent… C’est de sa faute si sa fille en est là. (EA45) Elle prévient Zakya que le manque de respect que celle-ci montre à son père est inadmissible. La grand-mère juge sévèrement sa petite-fille : elle est une « sans-respect » et « dévergondée ». Mais elle critique aussi son fils, car c’est la tâche du père de faire preuve d’autorité. Moukhtar Raï a donné à Zakya trop de liberté en approuvant ses études, et l’attitude insolente de sa fille en est le résultat. Plus tard, ce sera à la mère d’aider son mari dans une situation difficile. Moukhtar Raï a décidé que le mariage entre Zakya et Sabri doit avoir lieu. Cependant, il n’ose pas le dire directement à sa fille et il demande à sa femme d’aborder le sujet : - Tu lui en parleras, si tu veux, pour voir. Fébrile : C’est attendu, acquiesce Yamna. […] - La voilà qui arrive ! Attends que je m’en aille, pour lui toucher un mot… S’approchant, Zakya pose le tabouret qu’elle tient, mais ne se décide pas à s’asseoir. Elle regarde ses parents d’un air déconcerté. Son père se dépêche d’avaler son petit déjeuner. - Assieds-toi, lui dit-il. Pourquoi restes-tu debout ? Il consulte sa montre et bondit aussitôt sur ses pieds. - Hop ! c’est l’heure ! Je file ! Il sort rapidement. Restées seules, la mère et la fille ne trouvent plus rien à dire. Enfin, avec un accent de tendresse émue, mêlée de gravité, Yamna commence le discours qu’elle a préparé. -Ma fille, ton père a parlé. Oui, il a dit que ce mariage… - Quel mariage ? - Ton mariage. 114 KHADDA, Naget. Mohammed Dib, cette intempestive voix recluse. Aix-en-Provence, Edisud, 2003, p. 46 67 Toutes les deux se dévisagent en silence. Yamna ajoute à voix basse : - Il a dit que cela devrait pouvoir se faire… (EA103-104) Moukhtar Raï sait que Zakya ne sera pas contente d’appendre cette nouvelle, mais le courage de la lui annoncer lui manque. Il se sauve et laisse Yamna faire le sale travail.115 L’absence d’autorité de Moukhtar Raï sur Zakya rend l’imposition du mariage très difficile. Les idées modernes de Moukhtar Raï se révèlent aussi dans les rapports qu’il entretient avec sa fille : une relation chaude et tendre.116 Rien ne laisse penser que le père n’ait été déçu que son enfant unique soit une fille. A cet égard, c’est donc un père moderne. Moukhtar Raï se présente aussi comme un mari libéral lorsqu’il essaie de mêler son épouse à ses décisions concernant le mariage de leur fille. Il lui demande son avis, mais elle répond simplement : « C’est toi qui sais ; c’est toi le père. Décide comme tu l’entends. » (EA103). Yamna est très claire quant à la position de son mari : il a l’autorité, c’est lui qui décide. Les rapports demeurent traditionnels dans la famille. Zakya réalise très bien que la tradition prédomine toujours sur la modernité: « Mon père désire me marier, je me soumets. Comme il se doit. Tel est notre sort, à nous. » (EA128). Zakya demande à son oncle, Allal Taleb, de convaincre son père de ne pas continuer avec les projets du mariage. Celui-ci explique alors à sa nièce les responsabilités du père: «C’est ton père, je n’ai pas le droit de contrecarrer sa volonté. Il a à répondre de toi devant l’Eternel, ce n’est pas à moi de lui faire la leçon. » (EA129). Le père est donc bien celui qui porte la responsabilité de ses enfants envers le monde extérieur et envers Dieu, il possède toujours l’autorité. L’opposition de sa famille à ses idées modernes fait douter Moukhtar Raï et le fait hésiter. Raï décide finalement de marier Zakya à son cousin. C’est seulement après avoir réalisé que les deux ne veulent pas de ce mariage, qu’il y renonce. Pour le moment, Zakya peut poursuivre ses 115 A première vue, on pourrait conclure que Yamna a un rôle assez neutre dans le roman. La grand-mère et Moukhtar Raï sont des personnages avec plus de caractère. Pourtant, les observations de Yamna vis-à-vis de l’état émotionnel de sa fille et le fait qu’elle est le messager de son mari, nous amène à dire que son rôle est aussi déterminant. 116 Remarquons à ce sujet comment le père parle de sa fille : «petite » ou bien «petite fille ». 68 études. Mais à la question d’Allal Taleb : « Jusqu’où voulez-vous qu’elle aille ? » (EA186), Moukhtar Raï ne trouve pas de réponse. Il est difficile pour un père, à ce moment charnière de l’histoire, de quitter la tradition rassurante pour une modernité incertaine. Dans le paragraphe suivant, nous allons étudier comment la relation entre père et fille est représentée dans le Maghreb après l’indépendance, et comment la modernité et la tradition sont considérées. 69 2. La tradition et la modernité dans La voyeuse interdite Le roman La voyeuse interdite se passe dans les années 70 en Algérie. Cependant, la famille maghrébine y est très traditionnelle. Dans ce paragraphe, nous allons analyser la façon dont la tradition et la modernité sont vécues dans cette famille à travers le père et la fille. Après avoir abordé la vision de la fille, qui a des idées modernes, nous nous pencherons sur celle du père, qui a conservé son rôle de chef de la famille dans la pure lignée traditionnelle. 2.1 Fikria : la fille dans La voyeuse interdite Dans le roman, le nom de famille n’est pas donné. Les seuls personnages qui ont un nom sont les trois filles et la fille de Tante K. Alors que précédemment, nous avions relevé l’absence de nomination des femmes, ici, la narratrice raconte l’histoire de beaucoup de filles, et doit pouvoir s’y retrouver. Mais la famille de Fikria, l’héroïne, n’est pas exceptionnelle, les femmes en principe n’y sont pas nommées.117 Fikria se sent unie aux autres filles enfermées, derrière les fenêtres, ce qui souligne le caractère général de la situation de Fikria et de ses sœurs : Je ne pourrai jamais quitter la rue. Je fais corps avec elle comme je fais corps avec ces filles des maisons voisines. Chaque nuit, à tour de rôle, compagnes fidèles sans nom ni visage, nous nourrissons nos âmes d’un nouvel élan strictement spirituel […]. (VI11) Dans le roman, l’atmosphère tendue est entre autres établie par l’intérieur de la maison, le lieu principal de l’histoire de la jeune fille qui est enfermée dans sa chambre depuis deux années. L’entourage est un élément violent pour la jeune fille. Fikria est sans espoir, sans joie. Regardons la description des chambres de la protagoniste et de ses sœurs : « Nos chambres, toutes précisément carrées, sans la moindre trace de couleur, se ressemblent […]. Malgré l’austérité, quelques indices personnalisent cependant nos cellules […]. » (VI24). L’absence de couleur pourrait symboliser l’absence d’espoir des jeunes filles. L’austérité marque 117 Fikria elle-même n’a pas de nom jusqu'à ce que son mariage se présente. Cela s’accorde avec la tradition maghrébine : la femme s’identifie à travers son mari, il lui donnera son nom et définira son identité. 70 la tradition qui détermine leur avenir, et qui règne dans la maison. Fikria se sert du mot « cellule » pour décrire leurs chambres, montrant qu’il s’agit pour elle d’une prison où les jeunes filles sont enfermées, dans l’attente de leur mariage. D’une manière générale, il est question d’un univers cloîtré dans ce roman. Fikria est enfermée dans sa chambre, mais tout le monde est enfermé, dans la maison, mais aussi dans la ville. Comme l’observe la protagoniste elle-même : « Je les connais bien ces prisonniers de la ville, chacun a sa place réservée, une part dérisoire de fausse liberté ! »(VI20). L’homme et la femme se trouvent tous deux dans la prison de la tradition et de la religion. La fausse liberté pourrait être de croire que l’homme a une place plus libre dans le monde arabo-musulman. Cependant, ce ne sont que des apparences, car chacun fait partie de la tradition et tout le monde doit se contenter de sa place. Sur cet aspect dans le roman, Siobhan Mcllvannay dit : In La voyeuse interdite, both men and women are victims of noncommunication and imprisonment within a fragile self-image based on mauvaise foi […] that they dare not risk shattering. 118 La umma fixe les rôles pour tout le monde et il est impossible de dévier. Tout l’univers du roman suinte l’enfermement. Pour montrer son malaise, Fikria se sert d’une terminologie très biologique dans la description de la famille, Par exemple, elle appelle sa mère et son père « génitrice » et « géniteur », elle parle en termes de « mâle » et « femelle ». Quand sa mère a accouché de Leyla, elle utilise un terme pour les animaux: « ma mère […] venait de mettre bas » (VI51). Fikria utilise des termes crus pour exprimer qu’elle trouve que la façon de vivre selon la tradition religieuse n’est pas humaine. De sa chambre d’enfant, Fikria regarde avec critique la tradition maghrébine. Cependant, elle sait qu’elle n’a pas le choix, elle doit obéir aux attentes de la communauté, d’autant plus qu’elle est une femme. Sa position dans « ce pays masculin » (VI21) fait en sorte qu’elle doit accepter la position de femme soumise : « mon avenir est inscrit 118 MCLLVANNAY, Siobhan. « Double Vision : the orle of the visual and the visionary in Nina Bouraoui’s La voyeuse interdite (forbidden vision)». Research in African literatures, 2004, vol.35, no4, p. 107 71 dans les yeux sans couleur de ma mère. » (VI16). Notons de nouveau l’absence de couleur symbolise ici l’absence d’espoir, le manque de joie de vivre et le fait que la mère n’a plus le désir de se libérer de sa situation inférieure. Fikria n’a pas d’espoir pour elle, ni pour ses futures filles, qui n’auront, comme elle, pas de possibilités d’avoir une existence autre que le mariage et la maternité: « Mes pauvres filles, comme je vous plains, moi, la fautive qui vous enfanterai ! » (VI17). Elle se sent « fautive », ce qui peut être compris comme le fait que la naissance d’un fils est plus désirée que celle d’une fille et que la femme en est responsable. Mais peut-être Fikria s’excuse aussi d’avance pour avoir mis ses filles dans un monde pareil, si hostile aux femmes. S’opposer à la tradition est –surtout pour les femmes- quasiment impossible. Fikria se décrit « comme un chien abandonné […] dont l’unique jouissance est de tirer sur sa chaîne pour avoir encore plus mal. » (VI15). Vouloir lutter contre l’ordre établi la fait souffrir encore plus du carcan de la tradition maghrébine. Pourtant, elle n’a pas le choix et à la fin du roman, elle constate: La tradition est une vieille dame vengeresse contre qui je ne peux lutter. Mouvement répétitif qui ne s’enquiert ni du temps, ni de mon refus et encore moins de notre jeunesse. Changement de décor, retour au semblable sur chant monocorde. A ton tour Fikria ! (VI126) A la veille de son mariage, le moment où elle va entrer et faire partie du monde des adultes, Fikria se rend très bien compte du fait que l’on ne peut pas rompre facilement avec la tradition. Dans ce fragment, le caractère cyclique de la tradition est très bien décrit. La tradition est plus forte que la jeunesse, une « vieille dame » qui résiste à tous ces jeunes qui voudraient la changer. Le changement de décor pour Fikria est le changement de ménage : désormais, elle fera partie de la famille de son mari. A l’approche de son mariage, Fikria comprendra mieux le rôle des mères par rapport à la perpétuation de la tradition. Mariée, Fikria y contribuera elle-même activement, assurant son rôle de procréatrice- son rôle le plus important au sein de sa famille. Maintenant, c’est son tour pour continuer la religion. C’est un cercle vicieux qui se transmet de mères en filles : « C’était ainsi. Elles en avaient voulu à leurs mères mais 72 le temps brouille la mémoire, et d’autres filles se préparent dans une chambre d’enfant. » (VI141). Les jeunes filles seront bientôt des mères qui passeront les valeurs traditionnelles à leurs filles. Elles font ainsi en sorte que la chaîne de la tradition ne soit pas rompue. Au début du roman, Fikria croit que la position subordonnée des femmes dans la société arabo-musulmane est de leur propre faute. Elles se résignent trop facilement à leur sort. De plus, ce sont elles qui par l'éducation des enfants transmettent les valeurs traditionnelles. Elle lance un appel aux femmes : Je vous en veux d’avoir tout reconstitué pour vos filles, là, aucun détail ne vous échappe ! vous saviez pourtant. Vous saviez la douleur d’être là à attendre enfermées. Pourquoi recommencer ? de mère en fille la tristesse est un « joyau » dont on ne peut plus se passer, un héritage, une maladie congénitale, transmissible et incurable ! Meurtrières mamans ! (VI84) Fikria reproche aux mères de continuer la tradition qui prône la supériorité de l’homme et qui impose un rôle déterminé aux femmes. Le rôle de la femme est perçu comme une maladie sans espoir de guérison qui passe des mères aux filles. C’est pourquoi Fikria appelle les mères « meurtrières mamans », se référant au destin donné aux filles. La tradition détermine dans une large mesure la vie des jeunes filles. Fikria décrit la position des jeunes filles musulmanes : « […] elles sont encerclées d’interdits et protégées par une loi qu’on ne peut transgresser, la mère inquiète veille, le père dictateur ordonne […]. » (VI11-12). La loi qui ne peut pas être violée est la moudawana ou la charia, qui prescrit les codes de conduite aux croyants. Nous l’avons déjà dit, les jeunes filles sont dirigées par la moudawana et elles sont surveillées pour qu’elles ne perdent pas prématurément leur virginité. Leur vie, déterminée par la religion, semble cruelle aux yeux de Fikria. Dans le roman, le personnage de Leyla est significatif pour la position de la jeune fille dans la tradition arabo-musulmane. Leyla est la dernière enfant dans la famille. Sa mère n’a pas pu accepter le fait qu’elle a encore donné naissance à une fille et elle décide d’essayer de s’en débarrasser : Horrifiée par l’arrivée d’une autre fille, ma mère voulut la jeter par la fenêtre sans même regarder les grands yeux intelligents qui saisirent en un seul temps l’indésirable présence de leur propriétaire. (VI47) 73 Leyla est née à la place d’un fils tant voulu. La vie de Leyla représente l’injustice vécue par toutes les filles non désirées : Elle n’a jamais parlé. Juste des grognements. Parfois, elle lève les yeux vers nous, regard tendre lubrifié par une larme lourde de sens mais, ne trouvant personne pour le voir briller, elle regagne le sol javellisé : son compagnon de toujours. (VI48) Leyla est muette à cause du traitement qu’elle a reçu de ses parents, notamment de sa mère, à sa naissance. Leyla incarne toutes les jeunes filles rendues muettes par une éducation traditionnelle, religieuse et rigide. La jeune fille est empêchée dans son épanouissement. Les beaux yeux de Leyla, qui brillent des larmes sans que personne ne les voie, peuvent symboliser l’identité des femmes ignorées par la société arabo- musulmane. Leyla se retrouve rabaissée vers le sol par le manque d’amour. Si Leyla représente la femme rejetée, selon McIlvanney, Zohr représente un autre aspect de la femme, ou plutôt de Fikria même : The narrator attempts to make her breasts appear smaller, while her sister Zohr seeks to suppress the burden feminity represents for her […]. Her physical repression is, however, most starkly conveyed in her allegorical personification of death throughout the novel. […] Zohr symbolizes the narrator’s spiritual and physical suffocation[…].119 Zohr représente la mort par suffocation dans une société où il y a si peu de place pour la femme. Une autre métaphore qui montre comment Fikria considère les rapports entre hommes et femmes dans la société maghrébines, est l’accident de la petite fille qui est attrapée par l’autobus : Le corps est petit et frêle. […] Elle courait derrière une balle, il roulait derrière le temps. Sans se voir, ils se sont croisés, sans se connaitre, ils se sont enlacés. […] L’autobus manœuvre de son mieux. Evitons d’écraser l’âme !(VI91) Voilà une situation où, dans la perspective de Fikria, le monde féminin est confronté à celui des hommes. Les mondes, d’habitude séparés, se trouvent tout à coup l’un face à l’autre. La petite fille court après une balle, ce qui pourrait être le symbole de la liberté et peut-être même l’espoir des jeunes filles. Cependant, elle rencontre un autobus, tellement plus fort et plus solide, conduit par un chauffeur masculin et elle est écrasée. Aux yeux de Fikria, l’autobus représente la position 119 MCILVANNEY, ibid., p.110. 74 supérieure de l’homme et la tradition qui la rend possible. Fikria se sent pareille à cette fille écrasée. Elle sait qu’elle n’a pas de possibilités de survivre en résistant à la tradition. Son choix est soit le mariage, soit la mort : « […] La mort me proposa un dilemme sagement monstrueux. C’était lui, l’homme sans visage de la voiture, ou elle. Elle ou lui ? Lui ou elle ! » (VI106). L’homme sans visage est son futur mari, qu’elle ne connaît même pas. Fikria doit choisir entre lui et la mort. Fikria choisit le mariage. Dans le roman, la mère, la tante et Zohr entrent à ce moment dans sa chambre : « Soudain, ma maison se mit en branle. La fenêtre claqua […]. Ça venait de ma porte. On administrait des coups violents contre le bois de ma petite chambre. » (VI119). Nous voyons ici comment le mariage s’annonce de manière très brusque dans l’univers d’une jeune fille enfermée. Fikria est résignée à son sort. Elle se rappelle une expression maghrébine: « Une femme musulmane quitte sa maison deux fois : pour son mariage et pour son enterrement. Ainsi en a décidé la tradition ! » (VI124). Quand Fikria range sa chambre, elle a le sentiment d’assister à un enterrement : « Les objets avaient revêtu le voile de la mort, avant l’heure, j’assistais et participais à de joyeuses funérailles : les miennes. J’enterrais mon enfance pour aller vivre au-delà d’elle, de moi et du connu. » (VI124). Fikria termine sa vie de petite fille pour commencer sa vie de femme : « te voilà unie pour la vie à une autre sœur : ma belle-mère. » (VI128) Marina van Zuylen propose de voir ce rapport sœur/belle-mère ainsi: Her father commands her to follow the path that will take her from birth to marriage; Bouraoui describes this as a funeral rite, where the young girl waits in her room until the mysterious unknown husband, much the figure of death, will be announced and will sweep her away forcing her into the very same, wretchedly familiar gestures that she saw performed by her mother.120 Le mariage est pour Fikria une fatalité : elle doit l’accepter afin de vivre, mais en même temps, le mariage constitue pour elle une sorte de mort : la mort des rêves d’enfant, la mort de toute maîtrise sur sa vie. A la fin du roman, Fikria résume les devoirs et la position d’épouse : Grâce à toi, maman, je serai une épouse parfaite […]. Je saurai disparaître au bon moment, cachée dans la cuisine, je retiendrai 120 ZUYLEN, Marina van. « Maghreb and melancholy: a reading of Nina Bouraoui ». Research in African Literatures. Automne 2003, vol. 34, 2005, ép. 3 (0109), p.88 75 mes larmes et mes jambes qui auront envie de courir dans la forêt […]. J’attacherai mes cheveux à ta façon, couvrirai mes épaules avec le voile de la pudeur et du respect […], mes hanches porteront les fruits de la nature, j’assouvirai les désirs de mon époux […], je me cacherai quand il dînera et pleurerai quand il s’endormira, mon sang honorera le sang de notre famille et je ne crierai que de douleur ! […] J’oublie que je ne suis qu’un ventre reproducteur et je garde précieusement tes bracelets pour mes pauvres petites. (VI141-142) Fikria a été préparée à une vie conjugale dans laquelle elle doit apprendre à s’oublier et à retenir ses désirs de se libérer. Les bracelets de sa mère représentent la tradition transmise de mère à fille. Les sexes : deux mondes à part Dans La voyeuse interdite, l’univers féminin est représenté comme séparé du monde masculin. Cette distinction est perçue par la protagoniste comme pas naturelle. Fikria se demande si c’était l’intention de Dieu de créer deux mondes à part : Où est l’indécence ? Dans la rue, derrière nos rideaux ou entre les lignes du livre sacré ? D’où vient l’erreur ? De la nature qui a voulu faire dans la nuance ? deux sexes dérisoirement différents…et votre main chercheuse de sexes, est-elle plus laide que la blessure qui saigne entre nos cuisses ? (VI13) Fikria se demande jusqu’où il faut aller, jusqu’où Dieu a eu l’intention d’aller, concernant la distinction entre les sexes. Elle n’est pas du tout d’accord avec cette distinction vécue au Maghreb. N’est ce pas la nature qui a voulu créer l’homme et la femme « dans la nuance » ? Fikria s’interroge sur cette séparation des hommes et des femmes, et sur qui a décidé que les hommes ont le droit de prendre une position supérieure à la femme. Fikria va plus loin encore, en disant que le fossé entre l’homme et la femme n’est pas créé par Dieu, mais que « le sexe est une fleur maudite plantée entre les deux cornes de Satan » (VI25). Elle parle ici du sexe en général, impliquant que la différence du sexe est vécue comme une malédiction provenant du diable, avec laquelle l’homme et la femme doivent apprendre à vivre. La tradition arabo-musulmane fait une distinction si radicale entre les sexes, qu’elle finit par méconnaître l’individualité de chaque être humain. Fikria dit que « Dieu n’est ni un anatomiste compatissant, ni un exorciste de sexe » (VI119). Pour elle, ces 76 pratiques sont très éloignées de l’essentiel de la foi et de Dieu lui-même. Selon Fikria, Dieu ne s’occupe pas de sujets futiles comme la distinction entre les sexes, et considère que la séparation entre le monde féminin et le monde masculin est imposée par la tradition religieuse et non par Dieu lui-même. 2.2 Le père dans La voyeuse interdite Dans ce qui suit, nous allons voir comment le père est représenté dans La voyeuse interdite et quel rôle il joue. Regardons d’abord comment sont représentés les hommes en général dans le roman. L’image de l’homme n’est pas très positive. Des métaphores négatives pour décrire l’homme sont souvent employées : des rats, des chiens et des hyènes. Au début du roman, nous trouvons une description des hommes : « Esclaves de sexe, ne cherchez pas, vous ne trouverez jamais un regard complice, le voile jeté sur les choses et vos femmes ne s’arrache pas si facilement. » (VI12). Le voile est la métaphore de la religion, il empêche l’homme d’approcher la femme. Ils sont obsédés par leur sexe masculin et la position qui leur est ainsi accordée par la tradition religieuse. Mais les hommes n’ont pas eux non plus le choix, ils doivent assurer leur rôle. Vouloir changer ne se fait pas sans difficultés. Dans le roman, le personnage masculin le plus développé est le père et tout mène à penser qu’il représente la masculinité en général. Les métaphores que la narratrice utilise pour son père, peuvent s’appliquer à l’homme en général, et il n’a pas de nom. Fikria illustre son point de vue sur l’homme par des situations qui concernent son père. Par exemple, quand elle raconte l’histoire d’Ourdhia, la femme touareg qui a travaillé chez eux.121 Son père l’a violée, et Fikria décrit ce viol comme celui d’«un rat [qui] était en train de manger un chat » (VI58). Ourdhia est comparée à un chat, fier et élégant, alors que son père l’est au rat, animal sale par excellence. En pratique, le chat mange le rat, mais ici, c’est l’inverse. Cette métaphore signifie que les hommes prennent malgré tout le pouvoir, 121 Ourdhia est la seule femme autonome dans le roman. Elle était venue à la ville seule, ayant « pour unique bagage le délateur sourire de la tristesse et la nouvelle fierté d’être citadine. » (VI51). Ourdhia est une étrangère dans la ville et elle ne fait pas partie du système arabo-musulman, ce qui autorise son état de femme indépendante. Elle est la seule personne avec qui Fikria a entretenu des rapports affectifs 77 même lorsque les femmes leur sont supérieures par leur comportement et leur caractère. Le père a le pouvoir absolu dans le ménage. Il décide de tout ce qui se passe sous le toit de la maison familiale. La scène du dîner en est une illustration: Nous mangeons accroupis autour d’une table basse avec un seul pied pour la soutenir, nos jambes croisées se frôlent parfois, mais aucune parole, aucun regard ne trahit le silence imposé par l’homme de la maison. (VI23) Une atmosphère lourde pèse sur la famille, qui est soumise au pouvoir autoritaire qu’exerce le père sur les siens. La parole de « l’homme de la maison » fait figure de la loi, et l’on ne peut pas la transgresser. Le père règne sur son ménage Regardons comment la narratrice considère l’existence d’une fille au sein de sa famille, à travers le personnage de Zohr : « […] Elle connaissait mieux que quiconque la souffrance d’être née femme dans cette maison : une souillure qui deviendrait plus tard une souillon ! » (VI28). Les filles sont considérées par le père comme des taches sur l’honneur de la famille. Le père trouve difficile d’accepter qu’il n’ait engendré que des filles. C’est sa grande frustration que sa famille ne consiste qu’en femmes. Il pleurait à la naissance de Fikria : « Il m’a vue naître. Il m’a vue nue. Et il pleurait encore. J’avais ses yeux pourtant. Il pleurait la tête dans les mains, un rat sauvage sous le ventre. » (VI93). Nous remarquons encore une fois la métaphore du rat, mais ici c’est la douleur qui le ronge. Le père ne voit pas les ressemblances entre lui et son enfant, car il ne se concentre que sur ce qu’elle n’est pas : un héritier, la preuve de sa virilité. Le père a honte du fait que sa famille ne se compose que de femmes, il ne remplit alors pas ses devoirs vis-à-vis de la umma: « Mâle parmi les femelles, il n’engendra que trois corps au sexe béant. Honte à lui ! » (VI93). Nous remarquons encore la terminologie biologique de Fikria, utilisant les mots « mâle » et « femelles ». L’adjectif « béant » renvoie au fait que les femmes sont vues par l’homme comme une blessure. Le véritable basculement de l’attitude du père envers Fikria est le jour des premières règles de sa fille. Le fragment qui suit décrit cet événement et montre la réaction du père : 78 Je me dirigeais vers mon cabinet de toilette pout tenter d’effacer les premières marques de la souillure tant redoutée mais il était trop tard. Mon père surgit dans ma chambre. Furieux, il se tenait la tête. Nue, les jambes entravées par le drap du crime, je tombais à ses pieds et plaidais mon irresponsabilité […]. Il me roua de coups et dit : « Fille, foutre, femme, fornication, faiblesse, flétrissures, commencent par la même lettre. » Ce furent ses derniers mots. (VI32-33) Le « crime » évoqué est celui de la première menstruation de la jeune fille, crime aux yeux du père. La fille tombe aux pieds de son père, comme pour supplier son père de croire en son innocence ; elle se met dans une position très soumise. Les premières règles renvoient le père à son impuissance de mettre un fils au monde. Elles font de Fikria une femme et cela accentue l’absence de fils. Une fois devenues femmes, les filles représentent pour le père un danger : la menace de la perte d’honneur de la famille. Désormais, il doit surveiller sa fille et il l’enferme dans sa chambre. Depuis cet événement, le père ignore sa fille, elle n’existe plus pour lui. Le père et son épouse ont tout essayé pour avoir un fils ; ils ont par exemple eu recours à la magie. La famille accueille une sorcière kabyle « qui avait le don […] de guérir cette redoutable anomalie. » (VI39). L’absence de fils est perçue comme une maladie. Tout le comportement du père est conditionné par son incapacité d’engendrer un fils, qui l’oblige à vivre dans une famille de femmes. Cela le rend furieux et il est frustré.122 Un autre fragment montre également très clairement les sentiments du père: « Dans la rue, les voisins le montrent du doigt, les platanes s’esclaffent, les murs rigolent, la famille se moque […] et les hommes s’étreignent pour se consoler. » (VI93). Tout le monde rit de lui et il a honte. Il ne peut plus être pris au sérieux parce qu’il est incapable de mettre un fils au monde: Affublé d’un pénis, il doit prouver. Toujours prouver ! Avant, il n’avait pas de moustache, juste un léger duvet noir à peine visible. 122 Il se venge de cette frustration sur son épouse, dans un acte sexuel très violent : « Il roulait, rebondissait, se cognait contre ces formes qu’il avait lui-même rendues inhumaines […] Plein d’envies inassouvies, il se vengeait sur le ventre de ma mère en lui administrant des coups violents et réguliers avec une arme cachée dont il était le seul détenteur. » (VI37) Dans la scène, l’accent est mis sur le ventre, qui n’a pu que porter des filles nondésirées. 79 Maintenant : des boucles drues se dressent orgueilleusement audessus de la fente muette pour bien montrer la différence !(VI93) Le rôle du père dans la umma exige qu’il fasse ses preuves ; incapable de mettre au monde un fils, il a le sentiment d’avoir échoué. Dominique Fisher observe très justement : « Le père est un père bafoué, symboliquement castré, lui aussi, par la loi khalifale pour n’avoir pas engendré d’enfants mâles. »123 Le père se sent marginal vis-à-vis de la umma, par l’absence d’un fils. De plus, McIlvanney parle d’une « ambivalence sexuelle » quant au père dans le roman : While indicative of the omnipresence in the narrator’s thoughts […] [La voyeuse interdite] also points to the sexual ambivalence of the paternal figure and his consequent concern with the visual manifestations of virility.124 Le père commence à « douter » de sa masculinité car engendrer un fils est la preuve de la virilité. Pour montrer le fait qu’il est un homme « malgré tout », le père accentue ses traits masculins, pour se distinguer des membres féminins de la famille. Le père dans La voyeuse interdite pratique avec ferveur la religion : « Notre père est assis sur un tapis de prière dont les couleurs sont trop vives pour une carpette sacrée. » (VI30). Les couleurs vives s’opposent d’ailleurs à l’absence de couleurs pour le reste de la famille et elles représentent la position autoritaire du père, grâce à la religion. C’est ce fanatisme et la conviction qu’il a échoué dans le rôle que lui a attribué la communauté, qui poussent le père à traiter ses filles et sa femme sans respect. Considérons le fragment suivant: Deux ans. Deux ans déjà qu’il ne me parle plus. Deux longues années au cours desquelles mon corps n’a pas arrêté de suinter l’impureté. Et ça continue ! mes mamelles déformées me font mal, deux creux ont modifié ma chute de reins, sous mes bras, une ombre odorante noircit de plus en plus : j’ai beau me laver, panser mes « plaies » cycliques et épiler les poils de mon intimité, je reste sale et indigne de sa parole ; je suis un épouvantail articulé, une femelle au sexe pourri qu’il faut absolument ignorer afin d’échapper à la condamnation divine !(VI31) La terminologie biologique et crue pour décrire des situations est de nouveau utilisée. Dans ce paragraphe, Fikria se voit à travers les yeux du 123 FISHER, Dominique. «Rue du Phantasme »: paroles et regard(s) interdits dans La voyeuse interdite de Nina Bouraoui ». Présence francophone, 1997, no.50, p.61 124 MCILVANNEY, ibid., p.112 80 père et de la façon dont elle est considérée par lui. Elle essaie de toutes ses forces de faire comme si elle était toujours la petite enfant innocente, elle s’épile pour dissimuler les caractères sexuels secondaires. Cependant, rien ne change au fait qu’elle est désormais « une femelle au sexe pourri », indigne de l’attention du père, elle ne mérite pas son respect. Le traitement du père fait souffrir la jeune fille, elle ressent l’attitude de son père jusque dans son corps. Malgré tout, Fikria essaie de comprendre l’attitude de son père, qui la rejette pour «échapper à la condamnation divine ». Pour le père, l’opinion et le jugement de son entourage sont très importants. C’est la umma, définissant en grande partie l’identité de ses membres et les règles selon lesquelles ils doivent vivre, qui condamnent le père. Accepter ses filles signifierait rejeter sa masculinité, parce qu’il risquerait ainsi de détruire son image d’homme autoritaire et ce serait la reconnaissance de son échec, de son incapacité à avoir un fils. Pour lui, l’autorité est la seule chose qu’il lui reste pour prouver sa masculinité. Voilà la raison de sa distance avec ses filles comme si elles étaient atteintes d’une maladie contagieuse, qui détruit sa masculinité. En effet, elles l’ont déjà contaminé, juste par leur présence. Comme la protagoniste dit : « Nous, filles, étions sa douleur, nos corps lui rappelaient sa faiblesse, notre sexe, son sexe amputé […] » (VI43). Sa masculinité est remise en cause par la naissance de filles, qui ont dans son imaginaire amputé son sexe. Fikria ferait tout pour avoir la reconnaissance de son père, elle perdrait même le respect pour elle-même. Dans la citation suivante, nous voyons comment elle se réduit à un état presque animal, afin de provoquer une réaction : Mon père ne bouge toujours pas. Moi, je ressemble à un prieur. Je veux sentir ses doigts entre mes mèches, ses ongles dans mon crâne, je veux qu’il me décoiffe puis me recoiffe à rebrousse-poil, je veux la marque de ses doigts sur mon front et l’os des genoux dans mon ventre. Comme une chatte étourdie par l’eau de Cologne, je cligne les yeux et lui donne quelques coups de tête affectueux. Rien. Pas un mot. Pas un geste. […] Je veux sentir son corps contre mon corps, voir ses épaules se baisser pour bénir le fruit de ses efforts. (VI94) Le contact physique avec son père est nécessaire pour la protagoniste. Elle veut savoir qu’il la reconnaît en tant que sa fille et pour qu’il bénisse la chair de sa chair. Mais celui-ci fait comme s’il ne 81 remarquait rien, comme si elle n’existait pas. C’est la dernière tentation de Fikria pour avoir un contact avec son père. Elle va bientôt réaliser qu’il l’ignorerait quoiqu’elle fasse : Je sais maintenant. Je sais qu’il ne me donnera jamais ce plaisir que j’invente avec peine dans mes mutilations volontaires. Je ne demandais pas grand-chose ! un baiser, une caresse, un sourire…Je me serais même contentée d’un soupir ! Non. Il a préféré me laisser à la solitude. Effroyable solitude qui donne aux plus faibles l’envie de mourir. (VI95-96) Fikria voit que son père ne veut pas d’elle et qu’elle doit accepter qu’elle n’existe pas pour lui. Elle comprend qu’être ignorée est la pire des punitions, celle qui - « donne aux plus faibles l’envie de mourir »(ES9596). C’est le cas de Zohr, sa sœur anorexique qui porte la mort « déjà en elle ». (VI29). Une histoire de mort circule dans ce roman et tisse les liens entre père et filles. 2.1 La relation entre père et fille à travers les années Les trois romans analysés sont écrits par des écrivains différents. Néanmoins, nous pouvons trouver des points communs alors même que les histoires se déroulent à des époques et dans des contextes différents. L’enfant de sable et La voyeuse interdite décrivent deux pères qui ne peuvent pas accepter de ne pas avoir de fils. Ils ont le sentiment que leur virilité est abîmée de n’avoir que des filles. Les choses vont dégénérer après la naissance de leur dernière enfant. Dans La voyeuse interdite, la mère de Fikria jette sa dernière-née de la fenêtre, de honte d’avoir mis au monde encore une fille : « Horrifiée par l’arrivée d’une autre fille, ma mère voulut la jeter par la fenêtre sans même regarder ses deux grands yeux intelligents […] » (VI47). Le père lui aussi néglige l’enfant : « interdiction formelle de la toucher » (VI48). Hadj Ahmed dans L’enfant de sable ne considère pas ses sept filles comme ses enfants, et il décide d’éduquer sa dernière fille comme un fils : «C’était cela sa décision, une détermination inébranlable, une fixation sans recours. » (ES21). Dans les deux romans, ce sont les filles cadettes qui poussent leurs parents dans leur comportement malsain envers les enfants. Bien qu’elles soient les héroïnes de romans se situant dans deux époques tout à fait différentes, Fikria, dans La voyeuse interdite et Zakya, dans Un été africain, se ressemblent singulièrement. Premièrement, elles 82 prennent toutes les deux une attitude critique envers la tradition arabomusulmane. Fréquentant le lycée français, Zakya prend de la distance avec la tradition familiale. Elle critique silencieusement les habitudes et les mœurs de sa famille. Fikria observe le monde par la fenêtre de sa chambre d’enfant et prononce des discours ardents qui font preuve de ses sentiments presque militants à l’encontre de la tradition et la société maghrébine en générale.125 Comme nous le savons déjà, les idées modernes rendent la vie de nos héroïnes douloureuse car elles leur montrent davantage la situation difficile dans laquelle elles se trouvent. Elles ont des rêves de liberté, elles voudraient avoir le droit de dévier de la tradition en prenant une position plus libre dans la société, mais leur position de femme soumise rend cela impossible. Zakya a de l’angoisse pour le futur et pour le rôle d’épouse qu’elle doit bientôt prendre : « Je ne sais que devenir, je ne sais plus songer à des choses impossibles. C’est comme si mon âme appelait dans les ténèbres. Il doit exister pourtant quelque chose vers quoi tendre les bras. » (EA191) Zakya sait qu’elle doit se résigner à son sort, et elle cherche le confort dans cette acceptation. Fikria, elle aussi, sait qu’elle doit mettre de côté ses rêves et ses espoirs d’une vie différente de celle qui est prescrite par la umma. 126 Les points de vue soulignent les perspectives restreintes des deux jeunes filles. Dans les romans L’enfant de sable et La voyeuse interdite, les personnages se servent d’une terminologie biologique. Hadj Ahmed utilise les mots « femelles » et « mâle » (ES22) pour décrire sa situation de famille. Fikria fait pareillement : « Dès la puberté, les femelles de la maison durent vivre cachées derrière les fenêtres […] » (VI22). A cet égard, la différence entre les deux personnages se trouve dans le fait que Fikria emploie ces termes volontairement. Cette terminologie est une 125 Regardons par exemple ses paroles quant à l’atmosphère au sein de la famille et le manque d’amour que Fikria ressent : « […] Chez nous, pas de hasard, pas d’émoi, pas de rencontre. […] On trace votre courbe d’ « amour », impossible de s’en écarter, elle coupe le passage à toute pénétration qui l’éloignerait de sa finalité. Tout est prêt. Il suffit de choisir le moment propice. Qui parle de destin. ? » (VI63). Mis à part l’amertume qui résonne dans ce fragment, l’observation semble être presque objective, comme si elle est écrite par quelqu’un de l’extérieur. 126 Le lecteur pourra se reporter à la citation des pages 72-73, qui montre très bien les sentiments de Fikria vis-à-vis de la vie de femme mariée qui commence : « […] je retiendrai mes larmes et mes jambes qui auront envie de courir dans la forêt […]. » (VI141-142). 83 façon de montrer son désaccord, elle fait partie de sa révolte silencieuse. Hadj Ahmed par contre, utilise ces paroles pour ainsi dire spontanément, de manière presque inconsciente. Ses paroles montrent sa façon de considérer les sexes différents et son obsession de la procréation –d’un fils notamment. Dans La voyeuse interdite, nous ressentons très clairement le conservatisme d’après le degré d’indépendance des femmes qui règne dans les pays maghrébins. La voyeuse interdite se déroule dans les années 70 : « Ils vivaient en l’an 1380 du calendrier hégirien, pour nous, c’était le début des années soixante-dix. » (VI22). Par « ils » Fikria entend les « hommes fous séparés à jamais des femmes par la religion musulmane » (VI21) qui vivent la tradition religieuse avec beaucoup de ferveur. Le « nous » renvoie aux « femmes qui sortaient dans la rue [qui] étaient des pouffiasses. » (VI22). Fikria fait une distinction entre la perception des hommes, qui vivaient la tradition très rigidement et qui ont décidé du climat social et politique arabo-musulman ; et les femmes qui osaient prendre un peu de liberté en sortant dans la rue sans être accompagnées par un membre masculin de la famille. Par ailleurs, le calendrier hégirien correspond à l’ère des musulmans qui compte dès le début de l’islam, et qui cadence la vie religieuse. La rigueur religieuse qu’on voit au Maghreb durant l’époque postcoloniale est très clairement reflétée dans l’atmosphère et dans les rapports familiaux dans le roman. L’enfant de sable nous montre l’univers familial traditionnel des années 40. En revanche, le roman Un été africain de Mohammed Dib se déroule dix ans plus tard et reflète clairement l’esprit de l’époque, qui semble annoncer la modernité. Moukhtar Raï se sert de termes comme « les temps actuels» (EA197) et « de nos temps » (EA9) pour expliquer ses points de vue modernes qui accordent aux femmes une position plus libre, et pour exprimer ses attentes de ce que l’avenir leur amènera. Notons que c’est bien un père qui a cette opinion. Prise en considération sa position de chef de la famille qui a alors le pouvoir absolu au sein du ménage, cette attitude peut être comprise comme l’annonce importante d’un changement social dans la culture maghrébine, apporté par les colonisateurs français. Si Un été africain respire les commencements du temps moderne où la femme pourrait jouir d’une position plus libre, La 84 voyeuse interdite nous peint avec justesse l’image d’un Maghreb de retour vers un islam rigide dans l’époque postmoderne. 85 Conclusion Dans ce mémoire, nous nous sommes proposé d’analyser la relation entre père et fille et leur attitude envers la modernité et la tradition à travers trois romans. Le père, responsable de la transmission de la tradition porte le poids de l’absence d’un fils dans les trois romans. Cela est vécu comme un manque de masculinité et de virilité dans L’enfant de sable et dans La voyeuse interdite, les deux romans où le père est très traditionaliste. Dans Un été africain par contre, Moukhtar Raï, le père, ne montre pas de difficultés quant à l’absence d’un fils. Zakya dans Un été africain et Fikria dans La voyeuse interdite, ont des points de vue modernes et elles critiquent la tradition arabomusulmane. Zakya fréquente le lycée français, où elle fait connaissance avec une culture où les femmes jouissent d’une place plus libre, ce qui lui fait critiquer sa propre culture et cela la distancie de sa propre famille. Fikria est enfermée depuis deux ans dans sa chambre d’enfant, d’où elle observe le monde extérieur. Isolée, elle critique la religion et la tradition, trouvant que l’homme est le prisonnier des règles religieuses. Elle estime que Dieu n’a pas eu l’intention de polariser l’homme à l’encontre de la femme. Les deux filles se distancient de leur entourage, elles rêvent d’une existence plus libre. Cependant, cette distance ne change rien aux rapports traditionnels. Leur critique silencieuse, les ont par contre trop éloignées de la tradition, ce qui provoque le rejet et la douleur. Les trois romans analysés sont écrits par des auteurs différents, ayant des racines différentes. Pourtant, quand nous mettons les trois romans dans le contexte historique du Maghreb, nous pouvons observer une cohérence entre les trois romans. Dans L’enfant de sable, qui se déroule à la fin des années 40, les femmes dans la famille occupent une position inférieure et Hadj Ahmed est le chef de la famille qui a le pouvoir absolu. Le climat est encore fortement traditionnel. L’épanouissement de la fille, Zahra, n’est possible qu’après la mort du père et après avoir choisi l’exil vers la ville. Malgré la distance et après avoir choisi ouvertement pour la féminité elle est visitée dans ses rêves par son père, qui menace de l’enterrer vivante. La modernité est chèrement payée. Nous assistons 86 aux prémisses de la modernité dans Un été africain, qui se situe dans les années 50. Moukhtar Raï, est disposé à accorder un rôle plus libre à sa fille et il ne regrette pas que sa seule enfant soit une fille. Moukhtar Raï va cependant trop loin dans ses idées modernes, et il est rappelé à l’ordre par sa famille, qui s’oppose à son attitude libérale. La famille incarne la société maghrébine qui n’est pas encore prête à accepter un rôle plus actif de la femme à l’extérieur de la maison. Dans La voyeuse interdite, deux décennies plus tard, il est plutôt question d’un recul par rapport à l’épanouissement de la femme que d’un développement. Comme Hadj Ahmed dans L’enfant de sable, le père de Fikria doute de sa virilité à cause de l’absence d’un fils. L’enfant de sable et La voyeuse interdite semblent montrer le manque d’évolution en ce qui concerne le rôle du père et de la femme dans les quatre décennies passées. Dans les deux romans, les pères ont du mal à accepter leurs filles et l’absence du fils et dans les deux cas, la situation dérape après la naissance de la dernière-née : dans L’enfant de sable, c’est le père qui décide d’éduquer sa fille cadette comme un fils, dans La voyeuse interdite, Leyla est jetée par la fenêtre par sa mère, et négligée par son père. Le roman Un été africain se tourne vers l’avenir et l’on peut voir un certain développement de la position de la femme qui a été influencé par les Français. L’impression que rien d’essentiel n’a changé entre les années 40 et les années 70 s’explique par le retour vers le conservatisme qui s’impose au Maroc et en Algérie après l’indépendance. Dans ce travail nous avons pu voir, à l’aide des trois romans choisis, le mouvement de balancier entre tradition et modernité dans le Maghreb depuis les années 40. Dans le roman L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun, la tradition règne, tandis qu’Un été africain de Mohammed Dib nous montre une lueur de la modernité, sous l’influence de la colonisation. Nina Bouraoui, avec La voyeuse interdite, ouvre la scène sur la société d’un jeune état qui retourne à la tradition. Il serait intéressant de poursuivre ce travail en analysant des romans maghrébins de langue française plus récents pour voir si la relation entre père et fille est en évolution et comment cette modernité serait représentée dans la littérature maghrébine de langue française. 87 Bibliographie Sources primaires • BOURAOUI, Nina. La voyeuse interdite. Paris, Editions Gallimard, 1991. • DIB, Mohammed. Un été africain. Paris, Editions du Seuil, 1959. • BEN JELLOUN, Tahar. L’enfant de sable. Paris, Editions du Seuil, 1985. Sources secondaires • AGERON, Charles-Robert. Histoire de l’Algérie contemporaine (Que sais-je). Onzième édition corrigée. Paris, Presses Universitaires de France, 1999. • BEN JELLOUN, Tahar. « L’imaginaire dans les sociétés maghrébines ». Dans Les cultures du Maghreb, ROQUE, MarieÀngels (dir.), Paris, Editions L’Harmattan, 1994. • BENDAHMAN, Hossain. Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb, Œdipe maghrébin. Paris, La Pensée Universelle, 1984. • BENGUERINE, Sabéha. « Formation technique supérieure et trajectoires féminines en Algérie ». Dans Femmes, culture et société au Maghreb (Vol.1 – Culture, femmes et famille), Bourqia, R., Charrad, M., Gallagher, N. (dir.), Casablanca, Afrique Orient, 1996, pp. 127-139. • BONN, Charles. Lecture présente de Mohammed Dib. Alger, ENAL, 1988. • COMBS-SCHILLING, Elaine. « La légitimation rituelle du pouvoir au Maroc ». Dans Femmes, culture et société au Maghreb (Vol.1 – Culture, femmes et famille), Bourqia, R., Charrad, M., Gallagher, N. (dir.), Afrique Orient, 1996, Casablanca, pp.71-91. • DAOUD, Zakya. Féminisme et politique au Maghreb, soixante ans de lutte. Paris, Maisonneuve et Larose, 1993. • DÉJEUX, Jean. Maghreb littératures de langue française. Paris, Arcantère Éditions, 1993. • DELCAMBRE, Anne-Marie. Mahomet, la parole d’Allah. Paris, Gallimard, 1987, 2001 (rééd.), p. 134. 88 • FEKKAR, Yamina. « La femme, son corps et l’Islam ». Annuaire de l’Afrique du Nord, vol. XVII, 1979- 1980, pp. 135- 146. • GANS-GUINOUNE, Anne-Marie. De l’impuissance de l’enfance à la revanche par l’écriture – Le parcours de Driss Chraïbi et sa représentation du couple. Thèse de doctorat, Groningen, Rijksuniversiteit Groningen, 2003. • GONTARD, Marc. « Qu’est-ce qu’une littérature arabe francophone ? L’exemple du Maghreb ». Horizons maghrébins – le droit à la mémoire, No 52/2005, Toulouse. Presses Universitaires du Mirail & CIAM, 2005. • HARZOUNE, Mustafa. « Littérature: les chausse-trapes de l’intégration ». Mots pluriels, no.23, mars 2003. • HESSINI, Leila. «Signification du voile au Maroc – tradition, protestation ou libération ». Dans Femmes, culture et société au Maghreb (Vol.1 – Culture, femmes et famille), Bourqia, R., Charrad, M., Gallagher, N. (dir.), Casablanca, Afrique Orient, 1996, pp.91105. • KAUFFER, Rémi. « Le Maroc et la Tunisie accèdent à l’indépendance » dans Historia, no.712, avril 2006, pp. 36- 40. • LACOSTE-DUJARDIN, Camille. Des mères contre les femmes, maternité et patriarcat au Maghreb. Paris, Editions La Découverte, 1985, rééd.1996. • MOATISSIME, Ahmed. « Islam, arabisation et francophonie. Une interface possible ‘Algérie – France – Islam’ ? » dans JURT, Joseph (dir.) - Algérie- France- Islam. Paris, L’Harmattan, 1997. • NASR, Seyyed Hossein. Islam, Religion, History and Civilization. New York, HarperCollins Publishers, 2003. • REDOUANE, Najib. « La littérature d’expression française au carrefour des cultures et des langues ». The French Review, Vol. 72, No1 (Oct., 1998), pp. 81-90. • STORA, Benjamin. Histoire de l'Algérie coloniale (1830- 1954). Paris, Éditions La Découverte, 2004. • SIMONNET, Dominique. « Ecrire, c’est retrouver ses fantômes ». Express, 31 mai 2005. • STEENBRINK, Karel. De Jezusverzen in de Koran. Zoetermeer, Meinema, 2006. • TLATLI – Soraya. « L’ambivalence linguistique dans la littérature maghrébine d’expression française ». The French Review, Vol.72, No2. (Dec.1998), pp 297-307, p.302. 89 Sites web • GOES, Jan. « Littérature francophone du monde arabe – la littérature beur ». http://www.kuleuven.ac.be/vlr/032goes2.pdf, Katholieke Universiteit Leuven. • SAIGH-BOUSTA, Rachida. « Tahar Ben Jelloun ». www.limag.refer.org/textes/manuref/ben_jelloun.htm. • Site officiel de Tahar Ben Jelloun : www.Taharbenjelloun.org 90 Annexes Annexes Annexe 1: Les révisions de la moudawana en Algérie et au Maroc Algérie La nouvelle moudawana fut adoptée en 2005. Elle consiste en quelques réformes, mais beaucoup de choses sont restées inchangées : • Il n’y a pas d’égalité dans le droit entre les hommes et les femmes. • Le wali (tuteur matrimonial) reste obligatoire pour les femmes. • L’âge de mariage est désormais fixé à 19 ans (auparavant c’était 18 ans pour les femmes et 12 ans pour les hommes) • Le mariage par procuration est interdit. • La polygamie est toujours permise, mais seulement avec le consentement préalable de la première épouse et de la future épouse. La limite est fixée à quatre épouses. • Le droit de garde (en cas de divorce ou de décès) revient premièrement à la mère, puis au père. • Les devoirs de l’épouse sont officiellement l’obéissance à son mari, l’éducation et l’allaitement de ses enfants, respecter les parents du mari et de ses proches. • La femme a le droit de demander le divorce, mais seulement en cas d’infirmité sexuelle du mari, où l’absence de plus d’un an sans motif. • Les droits d’héritage sont inchangés : la femme hérite la moitie de ce qui revient à l’homme. 91 Annexes Maroc Les changements dans la moudawana en Maroc, adoptée en 2004, furent plus grands. • Le devoir dans le mariage est le respect pour la femme. • Le renoncement du wali, il n’est désormais plus question d’une tutelle pour la femme. • L’âge de mariage est fixé à 18 ans (auparavant, c’était 15 ans pour la femme et 21 ans pour l’homme). • La polygamie est maintenue, mais restreinte aux conditions qui la rendent presque impossible : il faut demander la permission au juge. On peut seulement épouser une deuxième épouse si le mari promet l’égalité totale entre les deux épouses. L’homme doit avoir une bonne raison (approuvée par le juge) pour avoir une deuxième épouse. L’épouse peut établir un contrat avec son mari qui lui interdit la polygamie. La rupture avec ce contrat est une raison légitime pour la femme de divorcer. • Le mariage à l’étranger est dorénavant reconnu par la moudawana, à condition que le couple soit musulman. • Le divorce : si la demande pour le divorce vient de l’homme, la femme a désormais le droit de se faire entendre au tribunal pour se défendre. Les possibilités pour la femme de demander le divorce sont facilitées. • Le droit de garde : celui-ci revient premièrement à la mère, puis au père, puis à la grand-mère maternelle. Les devoirs en cas de garde sont : un habitat décent et une pension alimentaire. • Les enfants nés hors du mariage ont désormais une position juridique. Auparavant, ces enfants n’étaient pas reconnus par la loi. • On a le droit d’hériter du côté de la mère, jusqu'au le grand-père maternel. • La possibilité existe d’établir les biens du couple dans un contrat, avant le mariage. sources : http://www.justice.gov.ma/MOUDAWANA/Codefamille.pdf 92 Annexes Annexe 2: Fragments du discours royal qui annonce les réformes dans la moudawana En adressant Nos Hautes Directives à cette Commission, et en Nous prononçant sur le projet de Code de la Famille, Nous entendions voir introduire les réformes substantielles suivantes : 1- Adopter une formulation moderne, en lieu et place des concepts qui portent atteinte à la dignité et à l'humanisme de la femme. - Placer la famille sous la responsabilité conjointe des deux époux. A cet égard, Mon Aïeul le Prophète Sidna Mohammed, -Paix et Salut soient sur Lui- a dit : "Les femmes sont égales aux hommes au regard de la loi". Il est, en outre, rapporté qu'Il a dit : "Est digne, l'homme qui les honore et ignoble celui qui les humilie". 2- Faire de la tutelle (wilaya) un droit de la femme majeure, qu'elle exerce selon son choix et ses intérêts, et ce, en vertu d'une lecture d'un verset coranique selon laquelle la femme ne saurait être obligée à contracter un mariage contre son gré : "Ne les empêchez pas de renouer les liens de mariage avec leurs maris si les deux époux conviennent de ce qu'ils croient juste". La femme peut, toutefois, mandater de son plein gré à cet effet, son père ou un de ses proches. 3- Assurer l'égalité entre l'homme et la femme pour ce qui concerne l'âge du mariage, fixé uniformément, à 18 ans, en accord avec certaines prescriptions du Rite Malékite ; et laisser à la discrétion du juge la faculté de réduire cet âge dans les cas justifiés. Assurer également l'égalité entre la fille et le garçon confiés à la garde, en leur laissant la latitude de choisir leur dévolutaire, à l'âge de 15 ans. 4- S'agissant de la polygamie, Nous avons veillé à ce qu'il soit tenu compte des desseins de l'Islam tolérant qui est attaché à la notion de justice, à telle enseigne que le Tout-Puissant a assorti la possibilité de polygamie d'une série de restrictions sévères. "Si vous craignez d'être injustes, n'en épousez qu'une seule". Mais le Très-Haut a écarté l'hypothèse d'une parfaite équité, en disant en substance "Vous ne pouvez traiter toutes vos femmes avec égalité, quand bien même vous y tiendriez". De même, avons-Nous gardé à l'esprit cette sagesse remarquable de l'Islam qui autorise l'homme à prendre une seconde épouse, en toute légalité, pour des raisons de force majeure, selon des critères stricts draconiens, et avec, en outre, l'autorisation du juge. En revanche, dans l'hypothèse d'une interdiction formelle de la polygamie, l'homme serait tenté de recourir à une polygamie de fait, mais illicite. Par conséquent, la polygamie n'est autorisée que selon les cas et dans les conditions légales ci-après : - Le juge n'autorise la polygamie que s'il s'assure de la capacité du mari à traiter l'autre épouse et ses enfants équitablement et sur un pied d'égalité avec la première, et à leur garantir les mêmes conditions de vie, et que s'il dispose d'un argument objectif 93 Annexes exceptionnel pour justifier son recours à la polygamie ; - La femme peut subordonner son mariage à la condition, consignée dans l'acte, que son mari s'engage à s'abstenir de prendre d'autres épouses : Cette conditionnalité est, en fait, assimilée à un droit qui lui revient. A cet égard, Omar Ibn Khattab, -que Dieu soit satisfait de lui- a dit : "Les droits ne valent que par les conditions y attachées", "Le contrat tient lieu de loi pour les parties" ("Pacta Sunt Servanda"). En l'absence d'une telle condition, il lui appartient de convoquer la première épouse et demander son consentement, aviser la deuxième épouse que son conjoint est déjà marié, et recueillir également son assentiment. En outre, il devrait être loisible à la femme dont le mari vient de prendre une deuxième épouse de réclamer le divorce pour cause de préjudice subi. 94 Annexes Annexe 3 : Les citations coraniques et bibliques Dans l’analyse, nous référons aux fragments de la Bible et du Coran. Nous remarquons des fortes ressemblances entre ces fragments, et un passage dans L’enfant de sable, où Hadj Ahmed annonce la naissance de son « fils » Ahmed. Le Coran : Sourate 19 : 16-21 16. Mentionne, dans le Livre (le Coran), Marie, quand elle se retira de sa famille en un lieu vers l'Orient. 17. Elle mit entre elle et eux un voile. Nous lui envoyâmes Notre Esprit (Gabriel), qui se présenta à elle sous la forme d'un homme parfait. 18. Elle dit : "Je me réfugie contre toi auprès du Tout Miséricordieux. Si tu es pieux, [ne m'approche point]. 19. Il dit : "Je suis en fait un Messager de ton Seigneur pour te faire don d'un fils pur". 20. Elle dit : "Comment aurais-je un fils, quand aucun homme ne m'a touchée, et je ne suis pas prostituée? " 21. Il dit : "Ainsi sera-t-il! Cela M'est facile, a dit ton Seigneur! Et Nous ferons de lui un signe pour les gens, et une miséricorde de Notre part. C'est une affaire déjà décidée". La Bible : Luc 1 : 26-31 26 Au sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, 27 auprès d`une vierge fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph. Le nom de la vierge était Marie. 28 L`ange entra chez elle, et dit: Je te salue, toi à qui une grâce a été faite; le Seigneur est avec toi. 29 Troublée par cette parole, Marie se demandait ce que pouvait signifier une telle salutation. 30 point, Marie; car tu as trouvé grâce devant Dieu. L’ange lui dit: Ne crains 31 Et voici, tu deviendras enceinte, et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. 95 Table des matières Remerciements ........................................................................1 Introduction.............................................................................3 I CADRE GÉNÉRAL....................................................................7 1. Autour de la colonisation française..........................................7 1.1 L’Algérie ...............................................................................7 1.2 Le Maroc ..............................................................................9 1.3 L’Algérie et le Maroc après l’indépendance ................................ 10 2. La culture maghrébine ........................................................ 13 2.1 L’islam et ses principes.......................................................... 13 2.1.1 Les principes de l’islam ............................................................... 13 2.1.2 Une façon de vivre ..................................................................... 15 2.1.3 La umma .................................................................................. 16 2.2 La position traditionnelle de la femme ...................................... 16 2.2.1 2.2.2 2.2.3 2.2.4 La La La La jeune fille.............................................................................. 17 femme mariée ....................................................................... 19 mère .................................................................................... 19 religion et l’identité de la femme .............................................. 21 2.3 La position traditionnelle de l’homme ....................................... 21 2.3.1. Le petit garçon.......................................................................... 22 2.3.2 Le mari ..................................................................................... 22 2.3.3. Le père .................................................................................... 23 2.3.4. L’identité masculine ................................................................... 24 3. La Moudawana: le code de la famille ..................................... 27 3.1 L’Algérie ............................................................................. 27 Les réformes législatives en Algérie ...................................................... 29 3.2 Le Maroc ............................................................................. 29 Les réformes dans la moudawana au Maroc ........................................... 32 4. La littérature maghrébine de langue française et la littérature beur. .................................................................................... 33 4.1 4.2 4.3 4.4 Le choix du français .............................................................. 33 Les thèmes.......................................................................... 34 Le statut de la littérature maghrébine de langue française........... 35 La littérature beur ................................................................ 36 5. Le choix de romans............................................................. 39 5.1 L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun..................................... 39 5.2 Un été africain de Mohammed Dib ........................................... 40 96 5.3 La voyeuse interdite de Nina Bouraoui ..................................... 40 II ANALYSE............................................................................ 42 1. Le père et la fille à l’époque coloniale : L’enfant de sable et Un été africain ............................................................................ 42 1.1 La tradition dans L’enfant de sable ......................................... 42 1.1.1 Zahra : l’enfant aux deux sexes ................................................... 42 1.1.2 Hadj Ahmed, le père dans L’enfant de sable .................................. 52 1.2. La modernité dans Un été africain .......................................... 60 1.2.1. Zakya et la dualité culturelle....................................................... 60 1.2.2 Moukhtar Raï, le père dans Un été africain .................................... 63 2. La tradition et la modernité dans La voyeuse interdite............. 70 2.1 Fikria : la fille dans La voyeuse interdite................................... 70 2.2 Le père dans La voyeuse interdite ........................................... 77 2.1 La relation entre père et fille à travers les années................... 82 Conclusion............................................................................. 86 Bibliographie.......................................................................... 88 Annexes ................................................................................ 91 Annexe 1: Les révisions de la moudawana en Algérie et au Maroc...... 91 Annexe 2: Fragments du discours royal qui annonce les réformes dans la moudawana........................................................................... 93 Annexe 3 : Les citations coraniques et bibliques.............................. 95 Table des matières ................................................................. 96 97