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Les élections politiques d’un point de vue
islamique
Chauki Lazhar
Directeur Adjoint, CILE
La religion, pour les musulmans, représente le cadre éthique qui est supposé guider l’action
humaine vers l’objectif de sa création. L’universalité de ce cadre réside notamment dans la
généralité de la plupart des principes qui le constituent. Ainsi l’humain fut doté d’une raison
afin d’être capable de porter la responsabilité (al-amānah) de conduire sa vie individuelle et
collective vers la plénitude à partir de ce cadre qui lui a été fourni. Sur le plan politique, très
tôt dans l’histoire musulmane, le pouvoir califal bien guidé (Khilāfah Rāchidah) fût remplacé
par un pouvoir dynastique autoritaire, ce qui empêcha les musulmans de produire une pensée
politique élaborée issue de leurs références.
Après des siècles de sclérose et l’émergence d’un nouvel ordre mondial, le défi est de taille et
requiert des musulmans une créativité sans précédent afin de mettre en évidence le paradigme
politique islamique et de trouver les moyens et les solutions de sa concrétisation dans le monde
contemporain. Cependant, l’Islam ne fait pas fi de l’énorme patrimoine intellectuel humain, et
en l’occurrence celui sur le plan politique, tant qu’il ne va pas à l’encontre de ses principes et
tant qu’il est en accord avec ses objectifs. Par ailleurs, dans la quête de l’humain vers l’objectif
de sa création, le réalisme de l’Islam ne lui impose pas de dépasser les limites de ses capacités,
mais plutôt d’œuvrer à la réalisation de la justice selon la mesure du possible.
Cadre Méthodologique
L’objectif principal pour lequel l’Islam fut révélé, selon la tradition musulmane, est de permettre
à l’être humain d’accomplir le sens de son existence. Cette mission dans sa dimension collective
consiste à ce qu’il assume la responsabilité d’être un Kalif (vicaire); «Lorsque Ton Seigneur
confia aux Anges : «Je vais établir sur terre un vicaire.» (Le Coran, 2:30). En d’autre termes: Dieu
l’a éprouvé en lui délégant la gestion des relations humaines, sur le plan social et politique ainsi
que la gestion et le développement de la Terre et de ses ressources. La tâche de l’être humain
est donc d’œuvrer de manière à ce que cette gestion s’approche d’une exemplarité à même
de procurer bonheur et plénitude à l’humanité. Êmanant de la perfection Divine, la religion
représente, pour les musulmans, le manuel qui guidera cette gestion dans tous ses aspects,
comme le rappelle le verset suivant: «Et Nous avons fait descendre sur toi le Livre, comme
un exposé de toute chose, tel un guide, une grâce et une bonne annonce aux Musulmans» (Le
Coran, 16:89).
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C’est ainsi que pour les musulmans la réussite de cette mission dépend en grande partie de la
fidélité au message de l’Islam. De ce fait, l’Islam est la référence majeure pour les musulmans
et le pouvoir législatif n’appartient à personne d’autre qu’à Allah, comme indiqué dans de
nombreux versets dans le Coran, comme par exemple : « Le jugement n’appartient qu’à Allah»
(Le Coran, 3:57) et: «C’est Allah qui juge et personne ne peut reconsidérer Son jugement, et Il
est prompt à régler les comptes » (Le Coran, 13:41).
Néanmoins, si la religion est «un exposé de toute chose» et que, par conséquent, l’autorité
législative n’appartient qu’à Dieu seul, le champ qui est réservé à la raison humaine reste très
grand, puisque l’humain ne fut doté d’une raison que pour porter la responsabilité de la gestion
de sa vie, comme on le lit dans le Coran: «Nous avions proposé la responsabilité aux cieux, à la
terre et aux montagnes. Ils ont refusé de la porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est
chargé ; car il est très injuste et très ignorant.» (Le Coran, 33:72).
Par ailleurs, même si la révélation est venue mettre en évidence toute chose, cela ne veut pas
dire que toute chose l’est de manière détaillée: ainsi la plupart des textes de l’Islam renferment
des principes généraux qui ne traitent pas des détails ou des modalités spécifiques de leur
application. Les seules prescriptions détaillées sont celles qui ne peuvent subir l’influence du
temps ou de l’espace et sont applicables dans tout contexte, comme les prescriptions concernant
le crédo (ʾaqīdah), les adorations cultuelles (ʾibādāt) et les questions familiales.
Cette caractéristique de l’Islam (la généralité des principes) garantit son adaptation et son
applicabilité à toute époque et en tout lieu. Si les modalités d’application de la plupart des
principes avaient été définis de manière détaillée, l’Islam aurait perdu son caractère universel
et son application n’aurait plus été possible avec l’évolution des époques et des lieux. Les détails
et les modalités d’application de la plupart des prescriptions relèvent donc de l’idjtihād (travail
d’interprétation et d’application des textes), qui sera fait à la lumière des principes généraux
de l’Islam, en adéquation avec les circonstances et les spécificités concrètes du contexte. C’est
pour cette raison que le Prophète (paix et bénédiction sur lui) a dit: «Allah vous a imposé des
obligations, ne les négligez pas, Il a mis des limites, ne les dépassez pas. Il a rendu certaines
choses illicites, ne violez pas ces interdits; Il s’est abstenu de se prononcer sur d’autres par
miséricorde pour vous et non par oubli, alors ne les recherchez pas.»1
L’interdiction de rechercher les choses sur lesquelles Dieu s’est abstenu de se prononcer est
limitée à l’époque de la Révélation, comme indiqué par Ibn Ḥajar (1448-1372 G) et d’autres
savants,2 car le questionnement des principes lors de l’époque de la Révélation risquait de
(1) Al-Daraquṭni Sunan (Beyrouth: Muʿassasat al-Risālah, 2004), hadith 4445; Al-Bayhaqī, Al-Sunan Al-Kubra (Beyrouth: DKI, 2003), hadith 20217; et jugé bon (ḥasan) par Al-Albānī dans sa révision de Kitāb Al-Imān de Ibn Taymiyah
(Beyrouth: al-Maktab al-Islamī, 1993), 44.
(2) Voir: Ibn Ḥajar, Fatḥ al-Bārī (Beyrouth: Dār al Maʾrifah, 1959), 20/340.
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détailler ces principes et de les dénaturer dans leur caractère général et universel, ce qui aurait
pu provoquer gêne et difficulté pour les générations dont la situation contextuelle spécifique
exige d’autres détails et d’autres modalités d’application.
La miséricorde évoquée dans le Hadith renvoie donc à la possibilité d’appliquer les principes de
l’Islam à toute époque sans devoir subir de gêne ou de difficulté. C’est pour cela qu’Allah dit dans
le Coran: «O Les croyants! Ne posez pas de questions sur des choses qui, si elles vous étaient
divulguées, vous nuiraient. Et si vous posez des questions à leur sujet, pendant que le Coran
est révélé, elles vous seront divulguées. Allah vous a pardonné cela. Et Allah est Pardonneur
et Indulgent. Un peuple avant vous avait posé des questions (pareilles) puis, devinrent de par
leurs faits mécréants.» (Le Coran, 102-3:101). Ils devinrent mécréants de par leurs faits car les prescriptions avaient été spécifiées à force
de vouloir les détailler lors de la Révélation, au point qu’ils n’arrivaient plus à les mettre en
application en toutes circonstances.
L’éminent Savant, théoricien des finalités de la Sharīʾah, Muḥammad Al-Ṭahir Ibn ʾAshūr (-1897
1973 G) dit la chose suivante: «Il est donc établi que la Sharīʾah islamique est applicable à toute
époque grâce au fait que ses prescriptions sont constituées de règles et de concepts généraux qui
renferment les sagesses et les intérêts dont peuvent être déduits toutes sortes de prescriptions
qui visent toutes les mêmes objectifs. C’est pour cette raison que les détails et les spécifications
furent évités par les fondements de la Sharīʾah[…] Il y a toutefois des détails dans le Coran et la
Sunna[…] mais leur grande majorité est constituée de [prescriptions de] type général.»3
Ainsi pouvons-nous conclure qu’un des fondements du crédo musulman réside dans le fait
que le pouvoir législatif appartient à Allah, et que ce pouvoir législatif représente surtout un
cadre éthique universel de principes et de finalités à respecter dans la gestion des affaires
humaines au niveau social et politique. En d’autres termes, Allah a établi les finalités qui
doivent être poursuivies par l’être humain et a laissé l’élaboration de la plupart des moyens et
des modalités à la responsabilité de l’intelligence humaine, qui les définira selon les spécificités
des circonstances.
On peut résumer le rapport entre la révélation et la raison dans la gestion politique et sociale
de la vie humaine dans les points suivants :
1. Le pouvoir législatif revient à la Révélation, qui offre un cadre éthique global et universel:
«Le jugement n’appartient qu’à Allah» (Le Coran, 6:57).
2. La raison a le devoir de comprendre et d’interpréter les Textes de la Révélation pour en
déduire les principes et les prescriptions; cette compréhension relève de l’autorité des savants
(3) Ṭahir Ibn ʾAshūr, Maqāṣid Al-Sharīʾa Al-Islāmiyya (Tunis: al-Sharikah al-Tūnisiyyah, 1988), 93-94.
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(Uléma) spécialisés dans les Textes, maîtrisant les sciences des textes: «S’ils la rapportaient au
Messager et aux détenteurs d’autorité (les Savants), ceux d’entre eux qui cherchent sa déduction
l’auraient appris.» (Le Coran, 4:83).
3. La raison a le devoir de chercher les moyens d’application des principes déduits des textes
et de connaître le contexte dans lequel les principes doivent être appliqués, afin de définir
si l’application est possible et définir la meilleure manière d’appliquer selon les exigences du
contexte. Les Savants définissent ce processus par «Taḥqîq al-Manāṭ»4. Ce travail relève de
l’autorité des Savants spécialisés dans les Textes, mais aussi de celle des « gens d’expérience »
et des spécialistes des différents contextes: politique, social, économique…
bn al-Qayyim (1350–1292 G) dit à ce sujet : «La différence entre la preuve de la légitimité de la
prescription et la preuve de l’application de la prescription: la première dépend du législateur
(des textes sacrés) et la deuxième des sens (expérience) ou de l’information ou de l’addition.
La première catégorie dépend donc du Livre (Coran) et de la Tradition (prophétique) […] et la
deuxième […] des gens d’expérience.»5
Ceci met en évidence que l’autorité de proposer des moyens d’application des principes
universels de l’Islam et l’autorité exécutive et judicaire – car traitant de la réalité humaine
concrète – relève de la responsabilité de l’humain. Cela veut dire que le pouvoir exercé par
l’autorité politique, la sentence prononcée par le juge, la fatwa émise par le Savant… n’est pas la
parole de Dieu, n’est pas infaillible, mais reste un effort humain qui est susceptible d’être remis
en question. Il est donc clair qu’il n’y a pas lieu de parler de théocratie en Islam.
Ce préambule nous apporte une idée du cadre dans lequel s’inscrivent les élections en Islam,
sur le plan de leur validité et de leur modalité.
Ainsi peut-on comprendre la validité des élections en Islam du fait que celles-ci peuvent
représenter un moyen d’application de plusieurs principes de l’Islam, notamment le principe
de la concertation (shūra) qui est l’un des principes fondamentaux de la politique en Islam.
En effet, l’Islam n’est pas venu avec un modèle politique détaillé prêt à l’emploi quant à
l’établissement, l’exercice, le transfert du pouvoir et la nature des institutions d’un État ou le
rapport entre les différents représentants de la société politique et civile, etc. Tout cela ne fut pas
détaillé par les Textes car cela dépend en grande partie du contexte et de la réalité de la société
et de ses spécificités. Cependant l’Islam est venu avec un nombre de principes visant à encadrer
et orienter l’aspect politique de la vie humaine comme la justice (al-ʾadl), la bienfaisance (aliḥsān), l’équité (al-qisṭ), la liberté, le dépôt de confiance (al-amānah), l’inaliénabilité des biens
publics, la concertation (al-shūrā), etc.
(4) Voir: Abū Ishāq al-Shāṭibī, al-Muwāfaqāt (Le Caire: al-Maktabah al-Tawfīkiyah, 2003), 4/74-87.
(5) Ibn Qayyim al-Jawziyyah, Badāiʾ al-Fawāid (Beyrouth: Dār al-Kitāb al-ʾArabī), 4/15.
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Pour revenir à l’exemple de la shūrā, l’Islam impose la concertation et la consultation et va
même jusqu’à l’évoquer à côté de la prière et de l’aumône: « …qui répondent à l’appel de leur
Seigneur, accomplissent la prière, se consultent entre eux à propos de leurs affaires, dépensent
de ce qui Nous leur attribuons… » (Al-shūrā: 38). Dans un autre verset on peut lire: «Et consulteles à propos des affaires » (Āl-ʾImrān: 159).
Ces deux versets nous donnent un des principes universels qui doivt orienter l’aspect politique
de la vie humaine: la consultation dans sa dimension horizontale, entre les membres constituants
de la société, et dans sa dimension verticale, entre les gouvernants et les gouvernés. La mise
en pratique et les modalités de l’application de ce principe dans la désignation de l’autorité
politique par exemple, sera définie par l’ijtihād en fonction des circonstances concrètes du
contexte.
Un exemple illustrant des applications distinctes de ce principe dans l’établissement du chef
de l’État est la désignation des quatre Califes: l’établissement de Omar (qu’Allah l’agrée), par
exemple, eu lieu, de manière indirecte, par le biais d’une concertation entre les représentants
du peuple, puis sa légitimité fut confirmée par le peuple par le moyen du serment d’allégeance
(bayʾa). Quant au Calife Othmane (qu’Allah l’agrée), on peut comparer sa désignation à un
«suffrage universel direct», du fait que les habitants de Médine furent consultés un par un,
comme cela est rapporté dans le récit connu sous le nom de «récit de la shūrā.»6
Par ailleurs, il apparaît dans notre préambule que la concertation ne concerne pas seulement
les Savants ou les spécialistes, mais aussi l’ensemble du peuple, selon la nature du cas. Ainsi,
s’il s’agit de comprendre ou d’interpréter un Texte sacré, la concertation sera réservée aux
Savants spécialisés dans les sciences des Textes. S’il s’agit de l’application d’un principe
ou d’une prescription qui concerne un champ d’action spécifique (médecine, économie,
militaire…) la concertation engagera alors aussi des spécialistes du domaine en question. Et s’il
s’agit de questions qui touchent l’intérêt de l’ensemble de la communauté (comme le choix du
gouvernement) la concertation peut être générale.
On trouve des exemples de chacun de ces cas dans la biographie du Prophète (paix et bénédiction
sur lui) et de ses Califes Bien-Guidés. Pour ne donner que l’exemple du dernier cas : le Prophète
(paix et bénédiction sur lui) consulta l’ensemble des Compagnons avant l’expédition de Uhud
pour savoir s’ils favorisaient le fait de mener la bataille en se retranchant à Médine, ou plutôt en
allant à la rencontre de l’ennemi. Le Prophète (paix et bénédiction sur lui) et ses Compagnons
les plus proches étaient favorables à la première option, mais c’est l’option de l’offensive qui fut
(6) Ce récit est notamment rapporté par al-Bukhārī dans son Ṣaḥīḥ (Beyrouth: Dār Ṭawq al-Najāt, 2001), 5/15, hadith 3700, on peut lire dans al-Bukhārī que ʾAbd al-Raḥmān Ibn ʾAwf dit: «Par Allah je n’ai laissé aucun foyer des
Muhajirīn et des Ansārs sans leur avoir demandé leurs avis, est j’ai vu qu’ils penchaient vers ʾUthmān.»
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retenue, étant soutenue par la majorité de l’ensemble des Compagnons.7
L’élection d’un gouvernement ou de représentants non-musulmans
La première des choses à établir quant à la musulmane ou au musulman vivant dans un pays qui
n’est pas à majorité musulmane et qui est sous la tutelle d’un gouvernement non musulman, est
que sa résidence dans ce pays est autorisée par l’Islam tant que la liberté de conscience et de
culte lui est garantie, comme en témoignent plusieurs Hadiths, par exemple :
- «Fudayk (un Compagnon) est venu voir le Prophète (paix et bénédiction sur lui) en disant : O
Messager d’Allah, ils prétendent que celui qui n’émigre pas est perdu. Le Prophète répliqua :
«Ô Fudayk, accomplie la prière, éloigne toi du mal, et habite de la terre ton peuple là où tu le
souhaites »8.
Ibn Ḥibbān (883 G – 965 G) commente ce Hadith dans son «Ṣaḥiḥ» avec les propos suivants: «Sa
parole (paix et bénédiction sur lui) «habite de la terre ton peuple là où tu le souhaites» implique
la permission, et nous fait savoir qu’il est permis pour celui qui s’éloigne du mal d’habiter là où
il le souhaite.»9 - Un hadith similaire fut transmis par Ibn Saʾd sur l’autorité de Abū Hurayrah (qu’Allah l’agrée)
qui dit: «Trois personnes de Banū ʾAbs sont venus voir le Prophète (paix et bénédiction sur lui)
en lui disant: «Nos récitateurs nous ont averti qu’il n’y a pas d’Islam pour celui qui n’effectue
pas l’hégire, or on a des biens et du bétail qui sont notre subsistance, s’il n’y a vraiment pas
d’Islam pour celui qui n’effectue pas l’hégire, on vendra tout et on effectuera l’hégire». Et le
Prophète (paix et bénédiction sur lui) de répliquer: «Craignez Allah là où vous êtes, cela ne
diminuera en rien vos actions, même si vous vous trouvez à Samed et Jīzan» (deux régions nonmusulmane à l’époque).10
- Un groupe de musulmans a émigré en Abyssinie et n’a pas rejoint le Prophète (paix et
bénédiction sur lui) et les musulmans après l’instauration de l’État islamique en Médine; le
Prophète ne leur a jamais ordonné d’émigrer vers Médine.11
Si l’Islam donne le droit au musulman de résider dans un pays non musulman, il lui impose
également de tenir ses engagements. En choisissant de résider dans un pays, le musulman
s’engage à respecter les lois qui y sont en vigueur et Allah dit dans le Coran: «Ô les croyants !
Remplissez fidèlement vos engagements » (Al-Māʿidah: 1). Il y verra sans doute des choses
(7) Ce récit a été jugé authentique par al-Albānī, Silsilat al-Aḥādīth al-Ṣaḥiḥah (Riyad: Maktabat al-Maʾārif, 1995),
3/91.
(8) Authentifié par Ibn Ḥibbān, Ṣaḥīḥ (Beyrouth: Muʿassasat al-Risāla, 1988), 11/203.
(9) Ibid.
(10) Ibn Saʾd, al-Ṭabaqāṭ al-Kubrā, (Beyrouth: DKI, 1990) 1/226.
(11) Voir: Ibn Ḥajar, al-ʿIsābah (Beyrouth: DKI, 1994), 4/181, 618.
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contraires à ses valeurs, mais cela ne pose pas de problème tant qu’elles ne lui sont pas imposées
et tant qu’il peut vivre sa foi en toute liberté, comme on le comprend du précédent hadith et
de plusieurs autres Textes.
Toutefois, le musulman a le devoir de contribuer à l’amélioration de la situation de sa
communauté et de sa société là où il se trouve. Et puisque l’Islam lui permet de résider dans
un pays non musulman, cela veut dire qu’il garde ce devoir dans ce pays et qu’il doit chercher
à repousser tout mal avec chaque moyen légal à sa disposition et chercher à établir tout bien
avec chaque moyen légal à sa disposition. En d’autres termes, le fait que l’Islam lui impose de
respecter la loi du pays où il se trouve ne veut pas dire qu’il doit être satisfait des lois qui lui
semblent injustes.
Comme tout citoyen, le musulman a le droit ou plutôt le devoir de s’opposer aux injustices, de
revendiquer ses aspirations et lutter pour davantage de justice sociale et d’éthique. Le Prophète
(paix et bénédiction sur lui) dit à ce sujet: «Que celui d’entre vous qui constate un mal le
change par sa main. S’il ne le peut pas qu’il le change par sa langue. S’il ne le peut pas qu’il le
désapprouve en son cœur, cela étant la plus faible manifestation de la foi».12
Le musulman a la responsabilité d’améliorer les conditions de sa société à partir de ses principes,
et même s’il n›arrive pas à tout changer, il se doit de repousser autant de mal que possible et
établir autant de bien que possible. Les Savants sont unanimes sur le fait que repousser le mal
et établir le bien est en vérité l’objectif ultime de l’Islam.
Selon Al-ʾIzz Ibn ʾAbd Al-Salām (1261-1181 G), l’Islam tout entier peut être résumé en un seul
verset, comme on peut lire dans son illustre ouvrage Qawāʾid Al-Ahkam, entièrement basé
sur cette notion (le rejet du mal et l’établissement du bien): «Le verset qui résume le mieux
l’incitation à tout bien et la réprobation de tout mal, c’est la parole de l’Exalté : «Certes, Allah
ordonne la justice, la bienfaisance et l’assistance aux proches. Et Il interdit la turpitude, l’acte
répréhensible et la transgression. Il vous exhorte afin que vous vous souveniez» (Al-Naḥl: 90).
L’article (la) dans «la justice et la bienfaisance» signifie la généralité et la globalité, il n’y a donc
pas une justice, aussi infime ou aussi grande soit-elle, qui ne rentre pas dans Sa parole «Allah
ordonne la justice», et il n’y a pas une bienfaisance, aussi infime ou aussi grande soit-elle, qui
ne rentre pas dans Son appel à la bienfaisance… Ainsi est-il pour l’article (la) dans «la turpitude,
l’acte répréhensible et la transgression», il signifie la généralité et l’englobement de tout type
de turpitude, de parole et d’action».13
Si l’objectif de la Sharî’a est d’établir tout bien et de repousser tout mal, alors tout moyen qui
(12) Muslim, Ṣaḥīḥ (Beyrouth: Dār ʿIḥyā al-Turāth al-ʾArabī), 1/69, hadith 49.
(13) Al-ʿIzz Ibn Abd al-Salām, Qawāʾid al-Aḥkām (Le Caire: Maktakat al-Kulliyyāt al-Azhariyyah, 1991), 2/189-190.
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contribue à cela devient une obligation, comme le dit la règle connue stipulée par les savants
des fondements de la jurisprudence (Uṣūl al-fiqh): «Ce qui est nécessaire pour réaliser une
obligation devient une obligation».14 De ce fait si le musulman vivant en Occident arrive à
réaliser un bien si petit soit-il ou à repousser un mal si petit soit-il en participant aux élections,
alors cela devient un moyen recommandé voire obligatoire que le musulman ne peut négliger.
Allah dit dans le Coran: «Craignez Allah, donc autant que vous pouvez» (Al-Taghābun: 16). Le
Prophète (paix et bénédiction sur lui) confirme ce verset par le propos suivant: «Lorsque je
vous donne un ordre, appliquez-le dans la mesure du possible».15
De ce point de vue l’importance du vote pour un musulman vivant en Occident se cristallise
autour de ces deux axes essentiels :
1. Établir le bien
Tout bien qui peut être réalisé fait partie de l’Islam, même si celui-ci est proposé par un non
musulman et qu’il n’est pas directement tiré des sources de l’Islam, tant qu’il n’est pas en
désaccord avec les principes de l’Islam. Ceci est affirmé avec force par Ibn Al-Qayyim (1350-1292
G), qui dit en citant Ibn ʾAqīl (1119–1040 G): «al-Shafiʾi (820-767 G) a affirmé: La politique doit
être en accord avec la législation [divine] (la Sharīʾa). Ibn ʾAqīl a répondu: La politique est tout
ce qui rapproche les gens du bien et les éloigne du mal, même si elle n’a pas été édictée par le
Prophète (paix et bénédiction sur lui) et qu’il n’y a pas de Révélation à son sujet. Si tu entends
par «en accord avec la législation [divine] (la Sharīʾa)» qu’elle ne doit pas être en contradiction
avec la Révélation, cela est exact. Si tu veux dire que la seule politique c’est celle qui est énoncée
par la Sharīʾa, cela est une erreur et une accusation envers les Compagnons».
Ibn Al-Qayyim commente ces paroles d’Ibn ʾAqīl en démontrant que ceux qui ont limité la
politique à ce qui a été explicitement révélé, le font par «manque de connaissance de la Sharīʾa
et manque de connaissance de la réalité et la manière d’appliquer l’une sur l’autre […] Or, si les
signes de la justice apparaissent et que son visage se découvre par n’importe quel moyen, cela
est considéré comme la législation d’Allah et sa religion […] Quel que soit le procédé par lequel
on aboutit à la justice et l’équité, celui-ci fait partie de la religion et ne la contredit en aucun cas.
Alors, on ne peut dire que la politique juste est en contradiction avec la Sharīʾa […] au contraire,
elle en fait partie.»16
Ainsi est-il du devoir du musulman de chercher à soutenir le bien et la justice là où elle se trouve
et par n’importe quel procédé qui se présente à lui, même en votant pour un non musulman
dont le programme est plus proche de la justice et du bien que celui d’un autre. Cela ne veut pas
(14) Voir par exemple: al-Ghazali, al-Mustaṣfā (Beyrouth: DKI, 1993), 57.
(15) Al-Bukhārī, op. cit. hadith 7288; Muslim, op. cit. hadith 1337.
(16) Ibn al-Qayyim, al-Ṭuruq al-Ḥukmiyyah (Irbid: Dār al-Bayān), 12-14. Voir aussi les mêmes propos dans: Iʾlām
al-Muwaqqiʾīn (Beyrouth: DKI, 1991), 4/283-285.
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dire que l’on accepte l’idéologie du parti en question ou les idées qui sont en contradiction avec
nos principes. Cela ne veut pas dire non plus qu’on prend les non musulmans comme Awliyā
(alliés) au détriment de notre religion ou de nos coreligionnaires. En effet l’alliance (al-walā)
interdite entre un musulman et un non musulman est celle qui se fait au détriment de sa foi ou
«au détriment des croyants» (Āl ʾImrān: 28).17
L’un des versets qui vient établir les limites de l’alliance, c’est la parole d’Allah: «Allah vous
défend seulement de prendre pour alliés ceux qui vous ont combattus pour la religion, chassés
de vos demeures et ont aidé à votre expulsion. Et ceux qui les prennent pour alliés sont les
injustes.» (Al-Mumtaḥanah :9) Ce verset représente la règle générale qui définie le principe
d’alliance en Islam.18
Il n’y donc aucun mal à ce que le musulman s’entraide avec un non musulman dans les affaires de la vie sur lesquelles il y a une entente commune. La biographie du Prophète (paix et
bénédiction sur lui) regorge de récits qui témoignent de l’entraide et des traités avec des non
musulmans.
Les musulmans, à l’époque prophétique, se réjouirent de la victoire des Byzantins sur les Perses, car étant des «gens du livre», Les Byzantins étaient plus proche des valeurs que portaient les
musulmans, au point où le Coran alla jusqu’à appeler cette victoire : « Le secours d’Allah»: «Les
Romains (Byzantins) ont été vaincus, dans le pays voisin, et après leur défaite ils seront les
vainqueurs, dans quelques années. À Allah appartient le commandement, au début et à la fin,
et ce jour-là les croyants se réjouiront du secours d’Allah» (Al-Rūm: 2-5). Les musulmans souhaitaient la victoire des Byzantins bien qu’ils n’étaient pas musulmans et portaient certaines
valeurs contraires à celles de l’Islam. Néanmoins, ils étaient plus proches des valeurs de l’Islam
et du bien et de la justice que les Perses.
Le bien que le musulman doit chercher à établir à travers l’élection de celui qui est le plus
proche de la justice, est un bien qui profite à l’ensemble de la société à laquelle il appartient,
mais aussi, plus particulièrement, à la communauté religieuse dont il est issu. En effet si le
musulman est porteur d’un message de bien et de justice là où il se trouve, il aura forcément besoin d’une forte et influente communauté pour le faire passer. Or la communauté musulmane
(17) Ibn ʾAshūr évoque huit catégories d’alliance d’un musulman avec un non musulman en distinguant celles qui
sont interdites de celles qui ne le sont pas, voir: Ibn ʾAshūr, al-Taḥrīr wa al-Tanwīr (Tunis: al-Dār al-Tūnisiyyah Li-alNashr, 1984), 3/217-220.
(18) Ce verset commence par le mot innamā ‫ إمنــا‬en Arabe qui est qualifié de adāt ḥaṣr ou bien outil de restriction,
s’agissant d’une phrase verbale (jumla fiʾliyah), ce mot a pour caractéristique de restreindre la portée du verbe au
seul énoncé qui le suit. En l’occurrence, l’interdiction dans ce verset se restreint à l’alliance avec ceux qui combattent les musulmans et les chassent de leurs demeures, et exclu l’interdiction de toute autre type d’alliance.
Par ailleurs l’indication indirecte (mafhūm al-mukhālafah) de ce verset révèle que l’alliance n’est pas interdite avec
ceux qui ne combattent pas les musulmans et ne les chassent pas de leurs demeures.
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ne saurait s’émanciper, sortir de l’exclusion et avoir un poids politique et social si elle ne fait pas
entendre sa voix à travers les urnes.
2. Repousser le mal
L’établissement du bien implique forcément l’éloignement du mal. Cependant, le musulman
peut se trouver devant une situation où aucun des candidats ne semble œuvrer en faveur de la
communauté musulmane, voire que ceux-ci se montrent hostiles envers celle-ci. Même dans
cette situation, le vote du musulman garde son importance. Car au-delà du poids politique et
social que le vote peut donner à la communauté musulmane, il est du devoir du musulman d’essayer de repousser le plus grand mal par le moindre mal s’il en a l’occasion.
Cette action représente une maxime essentielle du droit musulman qui stipule: «Il faut repousser le plus grand mal en commettant le moindre mal». Ibn Taymiyyah (1263–1328 G) explique
cela avec les termes suivant: «la Sharīʾa est venue pour réaliser le bien et le finaliser et couper
court au mal et le diminuer autant que possible. Ce qu’elle demande c’est de faire prévaloir le
plus grand des deux biens s’il n’est pas possible de les réunir, et de repousser le plus grand des
deux maux, s’il n’est pas possible de les repousser ensemble.»19
Dans un autre passage du même ouvrage, Ibn Taymiyyah nous donne un exemple de cette règle
qui concerne la participation politique d’un musulman dans un pays non musulman en déclarant: «Dans le même registre: le fait que Yūsuf Al-Ṣiddīq ait reçu la tâche de gérer les ressources
terrestres sous l’autorité du roi d’Égypte. C’est même lui qui a demandé à la recevoir, alors
qu’il (le roi) était mécréant, lui et son peuple… Par ailleurs, il est évident qu’au-delà de leur
mécréance, ils devaient avoir un usage et une coutume dans la collecte et la distribution de
l’argent aux courtisans du roi, à sa famille, à son armée et à ses gardes. Or cet usage n’était pas
conforme à la tradition des Prophètes et à leur justice. Yūsuf n’avait pas le pouvoir de pratiquer
tout ce qu’il voulait, c’est-à-dire la religion d’Allah, le peuple ne lui répondant pas favorablement. Cependant, il a pratiqué la justice et la bienfaisance qui lui était possible de pratiquer
[…] tout cela rentre dans la parole de l’Exalté: «Craignez Allah, donc autant que vous pouvez»
(Al-Taghābun: 16).
De ce fait, si deux obligations se bousculent et qu’il est impossible de les réunir, il faut faire
prévaloir la plus impérative, et l’autre ne sera plus obligatoire dans ce cas, et celui qui la délaisse
pour la plus impérative ne délaisse pas, en vérité, une obligation. Cela compte aussi dans le cas
où deux péchés se réunissent et qu’on ne peut délaisser le plus grand qu’en commettant le plus
petit, le fait de commettre le plus petit, dans ce cas, n’est pas un péché en vérité.»20
(19) Ibn Taymiyyah, Majmūʾ al-Fatāwa (Médine: Majmaʾ al-alik Fahd, 1995), 23/343.
(20) Ibid, 56/20. Il convient de noter que plusieurs savants contemporains– notamment le conseil Européen de la
fatwa et plusieurs autres savants– ont permis, voir imposé, aux musulmans vivant en occident de participer au
vote et à la vie politique en général.
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