Le Monde - juin 2012

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Le Monde - juin 2012
Journal Electronique
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8 juin 2012
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Le dessin animé à l'heure des...
DANSE
Il ne faut pas confondre un ange danseur avec un canard sauvage
Chez Luc Petton, les oiseaux ne sont pas des figurants, mais l'âme même de ses chorégraphies
Luc Petton sourit. Ravi, c'est peu dire ! Vendredi 1er juin, entouré des vedettes de son spectacle " Swan ", il investit les soutes
du Théâtre national de Chaillot, à Paris. Castor, Pollux, Léda, Cameroun, Anna, Pattie, Jackie et Bowie viennent d'arriver dans
de grandes cages à chiens. Parfois seuls, parfois par deux, selon leurs besoins respectifs de proximité. Ils prennent leurs
marques dans des enclos bleus - chacun pourvus d'une piscine - situés derrière le grand plateau. Pas d'odeur pestilentielle
pour le moment, mais le parfum des bottes de paille et des cageots de salade qui s'entassent dans un coin.
Ces " stars " sans le savoir (quoique !) sont des cygnes. Les trois noirs campent à droite, les cinq blancs à gauche : les deux
espèces ne se rencontrent jamais, même pas sur le plateau. " Attention, pas d'éclats de voix, pas de gestes secs, pas de
rapprochements intempestifs, chuchote Luc Petton, très papa gâteau. Ils s'adaptent vite à un nouveau lieu mais il ne faut pas
les brusquer au départ. " Il sourit. Son petit chapeau à peine posé sur le crâne, ce qui accentue son profil poulbot-moineau,
semble plus léger que d'habitude. " Deux ans que je travaille sur ce spectacle avec la chorégraphe Marilen Iglesias-Breuker,
cinq danseuses et quatre oiseleurs, souffle-t-il. Nous voilà enfin à Chaillot pour la première officielle. Danser avec des
oiseaux oblige à un autre rapport au temps et au métier. Impossible de leur en vouloir que ce ne soit pas parfait. C'est du
vivant, il faut faire avec. "
DIANE ARQUES POUR " LE MONDE
"
Souffle de marathonien, patience d'ange. Petton, au si joli nom, fait un geste des bras résolu façon " dernière ligne droite ". Son passé de karatéka claque : il a
tâté du tatami de 12 à 18 ans pour calmer sa " turbulence ". " J'étais un gamin très versatile, se souvient-il. Ma mère m'envoyait me calmer dehors - nous
habitions dans un petit village en Bretagne, face à l'île d'Ouessant - et je passais mon temps à grimper dans les arbres, lorsque je ne traînais pas pendant des
heures dans la campagne ou au bord de la mer en rentrant de l'école. A l'adolescence, je montais sur les toits des maisons pour aider mon père, qui était
charpentier, à construire les toitures. "
Perché, Petton ! Plutôt deux fois qu'une. Voilà qu'en 2000, ce chorégraphe tout ce qu'il y a de classique décide de changer du tout au tout son boulot. " C'était le
moment ou jamais, affirme-t-il. Je travaillais depuis le milieu des années 1980 dans la compagnie de Marilen Iglesias-Breuker. En 1994, j'ai fondé ma propre
troupe, Le Guetteur, en Picardie. J'avais de l'expérience, quelques moyens. J'ai décidé de tenter ce dont je rêvais sans oser me le dire. "
Petton fait le tour de France des animaleries et des spectacles de fauconnerie. Il rencontre l'oiseleur Tristan Plot et ouvre une ferme-théâtre, près de Poitiers. En
2005, naît La Confidence des oiseaux, sidérante volière chorégraphique rassemblant une vingtaine de volatiles, corneilles, grives, étourneaux, pies et perruches,
avec lesquels quatre danseurs jouent les perchoirs au gré de pas de deux épatants. Succès phénoménal : la pièce connaît trois versions, dont une en plein air, et
tourne encore. " J'ai joué mon va-tout, commente le chorégraphe. Si j'avais échoué, je n'étais plus rien, je n'avais plus un centime de crédibilité. "
Cette bascule ornitho-chorégraphique pendait aux chaussons de Petton. Depuis ses apprentissages chez le maître américain Alwin Nikolais (1910-1993) - il
débarque à New York au début des années 1980 après avoir fait son service militaire à Paris et découvert des films de danse au Centre Pompidou -, il n'a eu de
cesse de rallonger ses bras avec des bouts de bois ou de se suspendre à des agrès... Il a même osé s'incruster sur les toits de la cathédrale de Reims en 1987 pour
une performance filmée qui donne le frisson. " Je réalise depuis quelques années qu'il y a toujours eu chez moi un profond désir d'envol ou du moins d'un autre
corps, plus libre, proche de celui de mon enfance, commente-t-il. C'est grâce à Marilen que j'ai pris conscience de ce parcours et que j'ai canalisé mes énergies
en travaillant avec les oiseaux. "
Qu'il s'agisse des grives ou des cygnes, Luc Petton insiste sur le fait qu'il est toujours chorégraphe, traite " de l'espace, du temps et du mouvement, paramètres
de la danse. " S'y ajoute tout de même un processus différent, celui de " l'imprégnation ", terme emprunté à l'éthologue Konrad Lorenz, dont il est féru. Dans le
cas des cygnes, par exemple, les oeufs ont été retirés aux parents une semaine avant le perçage de la coquille pour être mis en incubateur. Les oiseaux,
originaires du parc de Ker Anas, en Bretagne, ou de la ménagerie du Jardin des plantes, à Paris, naissent alors au contact direct des danseuses qui leur donnent
à manger, pataugent avec eux, dorment même avec ; bref, les " imprègnent " pour ensuite pouvoir partager le plateau avec eux...
Un quotidien d'interprète, le nez dans les plumes et les pieds dans les fientes, loin, très loin des trois mois de répétition en studio qu'exige en moyenne un
spectacle de danse. Comme ses danseuses, Luc Petton, épaulé aujourd'hui par quatre oiseleurs, apprend en faisant. A ses risques et périls. Il y a six mois, il a
fallu éloigner le cygne Eliott et deux autres mâles, devenus agressifs en vieillissant. Ils ont été remplacés par trois jeunes oiseaux, mieux " imprégnés ".
Régulièrement, le chorégraphe et ses collaborateurs sillonnent la France et leurs parcs favoris pour aller recueillir les bébés cygnes qui composeront le corps de
ballet de Swan . " L'objectif est d'avoir deux castings d'oiseaux, commente François Coquet, oiseleur et complice de Petton depuis six ans. Pendant les
répétitions, le cygne ne peut être attentif que pendant deux séquences d'une vingtaine de minutes par jour. Il peut enchaîner quatre représentations à
condition d'avoir trois jours de repos dans la foulée. La tournée du spectacle est pensée en fonction de leur rythme de vie. "
Pour l'heure, les cygnes noirs ont liquidé la cuvette remplie de salade, bonne pour le transit. Les danseuses prennent rendez-vous pour " faire du contact " au
matin avec les oiseaux. Il est bientôt 20 heures. François montre sa petite installation électrique qui garantit aux cygnes une ambiance douce. Luc Petton a
enfoncé son chapeau. Lorsqu'il continue de rêver, il imagine écrire une nouvelle carte géopoétique sur les trajets migratoires des oiseaux. En attendant, il aime
aller au bord du lac de Der, en Champagne-Ardenne, contempler au printemps et à l'automne les 60 000 grues qui tracent un sillon dans le ciel, planant et
conversant dans le vent.
Rosita Boisseau
Swan,
de Luc Petton et Marilen Iglesias-Breuker. Théâtre national de Chaillot, place du Trocadéro, Paris 16e. Jusqu'au 14 juin. De 24 € à 32 €.
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