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La carrière d'un jeune roi On choisit de faire une carrière publique, de gravir un à un les échelons du pouvoir, on se bat durant des années, parfois une vie entière, pour devenir dictateur ou président de la République. Mais on ne choisit pas d’être roi quand la couronne vous échoit à six jours, à cinq ans, à neuf ans, à quinze ans. Le 18 octobre 1560, le jeune François II a fait son entrée à Orléans où les États Généraux du royaume devaient se tenir sous peu. Alors qu’il passait sous les arcs de triomphe montés en son honneur, son cheval a trébuché. Bien qu'excellent cavalier, il a manqué verser de sa selle. Quand il s’est rétabli, son visage livide était marqué de taches rouges comme la face d’un lépreux. Certains chuchotent que tout a commencé là. D’autres murmurent que le mal était dans son corps bien avant sa naissance. Chapitre 1 Un jeune roi bien fragile Avez-vous entendu parler de l’apothicaire Michel de Nostredame, connu pour pour les Prophéties qu’il a fait publier à Lyon sous le nom de Nostradamus ? Il aurait prédit que le roi Henri II serait tué lors d’un tournoi, juste ainsi : "Le lyon jeune le vieux surmontera, En champ bellique par singulier duelle, Dans cage d’or les yeux luy crèvera, Deux classes une, puis mourir, mort cruelle." L’Italien avait même prédit l’âge : quarante ans. Mais surtout Michel de Nostredame aurait vu que son fils aîné, François, ne régnerait qu'une seule année.1 François II a seize ans, qui est âge d’élans et de foi dans l’avenir. Quoi qu'en pensent ceux qui se sont signés en le voyant agité comme un pantin sur sa riche monture, il est bel et bien roi de France. Par son mariage avec Marie Stuart, il est aussi roi d’Ecosse. Et peut-être régnera-t-il un jour sur la protestante Angleterre. Mais la mort rôde autour de l’héritier d’Henri II depuis qu’il a quitté le sein de sa nourrice. Maintenant qu’elle a fauché le père, elle réclame le fils. Henri II son père, au début de son mariage n’a pas ménagé ses efforts pour engendrer un fils. Pourtant la reine Catherine a attendu dix années avant de voir son ventre enfler. L'aîné de ses enfants s’est révélé de ceux que l’on appelle « mal-nez » parce qu’ils ne parviennent à se purger ni par le nez ni par la bouche. A trois ans le petit François était pâle, plus gonflé que gras, taciturne et moins enjoué qu’il n’est normal à cet âge. A cinq ans, il ne parvenait toujours ni à cracher ni à se moucher. Il en avait la face blafarde, mais bouffie, boutonnée, l’haleine puante. Son nez était camus, fort aplati. Il respirait par la bouche, qu’il gardait toujours ouverte, et lorsque son cerveau s’encombrait, de la morve s’écoulait spontanément par son oreille gauche, qui lui servait de narine. Les humeurs cuites et accumulées dans son corps (il ne se mouchait jamais) lui causaient de fréquents maux de ventre et empêchaient sa croissance. Á dix ans il en paraissait sept, et à quinze ans n’était toujours pas apte aux relations avec les dames 1 Et même qu’après François les trois autres fils de Catherine et d'Henri II trépasseraient avant d’avoir eu un héritier pour leur succéder. Ainsi la dynastie des Valois s’éteindrait-elle, ouvrant une nouvelle ère, celle des Bourbons À Orléans, après sa chute de cheval, l’oreille gauche du jeune roi a cessé de suinter mais une douleur de plus en plus lancinante, s’est installée. Résolu à se moquer de cette nouvelle otite, il s’en est allé courir le cerf avec ses proches. Il aime à la folie la chasse, c’est la seule activité dans laquelle il excelle. Ce troisième samedi de novembre, le ciel était gris, la forêt humide, le froid très vif. Il a chassé jusqu’à la nuit tombée. Le dimanche, pour éviter des remèdes qu’il déteste, il s’est tu. Il a entendu la messe en s’efforçant de ne pas gratter les dartres qui le démangent sous le fard dont son barbier avait enduit ses joues. Après dîner, conformément à la tradition, il a touché les écrouelles2. François tendait la main, et de sa voix nasillarde prononçait les paroles que les malades brûlants de fièvre et d’espoir attendaient : « Le roi te touche. Dieu te guérit. » Au bout d’une heure et demie sa tête a commencé de bourdonner, il peinait à avaler sa salive, il lui semblait qu’on appuyait une pointe sur le côté de son crâne. Il a poursuivi sans se plaindre. Il n’a demandé à boire que lorsque le dernier malade s’en est allé. C’était là son métier de roi et de chrétien, François ne manque pas de courage. Il manque un peu d’intelligence, mais surtout de santé. Après la cérémonie, il s’est rendu à la chapelle des Jacobins pour assister aux vêpres. Il s’est évanoui dans son fauteuil, devant l’autel, au moment de l’élévation. Plus mou que pâte à pain, les yeux blancs et le teint couleur de vase de nuit. Quand Il reprend conscience, il est dans la chambre apprêtée pour lui à l’hôtel Groslot, la plus belle bâtisse de la ville, Un feu d’enfer gronde dans la haute cheminée. Autour du lit à colonnes posé sur une estrade des gens chuchotent. L’oreille gauche, encore. L’ingénieux Ambroise Paré, chirurgien de la famille royale, connaît quantité de remèdes contre la pourriture des oreilles. Dans un premier temps, il recommande le fort vinaigre et le fiel de bœuf. Dans un second temps, pour absorber les sécrétions, il préconise du fer subtilement pulvérisée en vinaigre très fort, dont on tire une bouillie Celle-ci, séchée et appliquée sur les ulcères, les consume à grande vitesse. En principe. Mais si les matières après ces traitements demeurent épaisses et menacent d’infecter le cerveau, on peut les tirer à l’aide d’une seringue. 2 Écrouelles est le nom désuet d’une maladie d’origine tuberculeuse provoquant des fistules sur les ganglions du cou. Du Moyen Âge au XIXe siècle, les rois de France et d'Angleterre sont réputés détenir le pouvoir de guérir les écrouelles simplement en touchant les malades. Calé sur des coussins qui le tiennent assis plutôt qu’allongé, François grimace. Sa tête lui fait mal à hurler, mais il sait que crier ne fera qu’augmenter la douleur. Il se raidit et entrouvre les yeux. Il voit sa mère, le teint verdâtre sous ses voiles noirs. Son médecin, grand, courte barbe et moustache taillée, la mine grave. Son aumônier, rougeaud, la mine encore plus grave. Son frère Charles, dix ans, traits réguliers, yeux cernés, un bilboquet à la main. Le duc de Guise et le cardinal de Lorraine qui, bien que François soit majeur, tiennent les rênes du gouvernement. Il voit enfin sa femme. Marie. Sa merveilleuse, sa miraculeuse épouse. Les cheveux blonds foncé relevés en chignon, la taille mince, le cou long, elle domine d’une tête toutes les femmes présentes. Il l’aime passionnément depuis qu’à l’âge de quatre ans on l’a promis à elle, qui en avait cinq. Il l’aimera jusqu’à son dernier souffle. L’effort qu’il fait pour lui sourire lui plante un fer rouge dans le tympan. Il s’évanouit de nouveau. Le lendemain, la fièvre se déclare. François a si grande habitude d’être malade qu’il ne s’inquiète pas encore, mais à l’agitation autour de lui il comprend qu'on commence à s’alarmer. Il a maintenant une enflure de la taille d’une grosse noix sur le côté de la tête, plus quantité de taches écarlates et blanchâtres sur la figure et le cou qui sont signe certain d’un épaississement de la lymphe et d’une corruption du sang. Les remèdes d’Ambroise Paré restent sans effet. Les médecins posent des ventouses sur son torse et des sangsues sur ses cuisses. Ils le purgent à trois reprises. Ils le saignent aux veines des bras, des chevilles et du front. Comme la lumière augmente sa migraine, Catherine de Médicis fait poser des volets aux deux fenêtres. Le duc de Guise marche de long en large et de large en long dans la pénombre, un mouchoir imbibé de senteurs plaqué sur le nez. Quand il les ôte, c'est pour traiter les médecins d’incapables. Son frère le cardinal de Lorraine commande jeûnes et processions dans toutes les paroisses de France. Dans la ruelle du lit quelqu’un chuchote que prières et serments ne seront d’aucun secours. Que le sort mauvais pèse sur le malade. Qu’il ne le lâchera avant de l’avoir entraîné les pieds outre tombe. François ne comprend pas de quoi le Ciel voudrait le punir. Sous ses paupières closes il fouille sa mémoire, et sincèrement il ne voit rien à se reprocher. Il a reçu la couronne sans l’avoir désirée. L’atroce blessure de son père l’a horrifié, les souffrances de son agonie l’ont plongé dans la terreur, il a pleuré toutes les larmes de son corps en le perdant. Et depuis cette nuit où la dépouille royale est restée seule aux Tuileries tandis que sa mère s’enfermait avec lui au Louvre, il s’est appliqué de tout son cœur, de toute son intelligence, à faire le roi. Mais les méchantes langues disent qu’on ne FAIT pas le roi, mais qu’on EST le roi. Or lui, faible tige tardivement poussée, n’est que le pantin des Guise. Chapitre 2 Les difficultés du pouvoir Les Guise. Ah, les Guise ! François, duc de Guise, et son frère Charles, cardinal de Lorraine, sont les champions de la cause catholique. Leur famille est robuste, riche, avide de pouvoir. La solidarité au sein de la fratrie est sans faille. Aux aînés, les commandements militaires, aux cadets, les charges ecclésiastiques de haut rang. Le parti adverse, celui des protestants, gronde et menace de prendre les armes au nom de la justice divine et humaine. Les héros de ce clan sont de naissance tout aussi illustre, mais ils ont moins moins de clientèle. De plus, ils gaspillent temps et forces à se chamailler. Au premier rang se tiennent Antoine et Louis de Bourbon qui descendent de Saint Louis. Le premier porte la couronne de Navarre. Le second, prince de Condé, est malingre et bossu, mais son génie militaire le rend redoutable. À leurs côtés, Gaspard, qu’on nomme l’amiral de Coligny, qui a embrassé avec passion le calvinisme. François II au milieu de ces grands fauves paraît bien chétif. Il a conscience d'être une sorte de proie, d'otage. Il a demandé conseil à la seule personne soucieuse de lui apporter soutien et réconfort plutôt que de servir des intérêts personnels : sa mère, femme mûre et dure, qui tout au long du feu règne avait rongé son frein en laissant le devant de la scène la fameuse "dame de beauté", Diane de Poitiers. Non, François maintenant, en dehors de sa mère, n'avait confiance qu'en son épouse de seize ans, Marie, à qui il vouait, en plus d’un amour ardent, la plus vive admiration. Marie connaissait son désir d’être à la hauteur de sa tâche, elle connaissait aussi ses faiblesses. Elle l’a poussé à confier sa personne et son royaume aux soins de ses oncles de Lorraine, François de Guise et Charles de Lorraine. Désireux d’ôter de ses épaules un fardeau trop lourd pour ses quinze ans, François l’a écoutée. Aux parlementaires venus le lui demander, selon la coutume, à qui il lui plaisait que dès lors l’on s’adressât pour savoir sa volonté, il a répondu qu’il la donnait toute entière au cardinal de Lorraine et au duc de Guise. Depuis François se sent soulagé et reconnaissant. Son père aurait dû régner encore de longues années. Mais il ne s’était guère soucié de préparer le dauphin à lui succéder : il n’avait pas grande confiance en ses capacités à gouverner Marié à quatorze ans, François n’a jamais eu d’inclination pour les exercices de l’esprit. Il a appris un peu de latin et d’histoire parce que Marie étudiait avec lui, il joue passablement du luth et peut danser le branle sans laisser choir la dame qu’il soulève. Mais lire lui donne la migraine, examiner des comptes l’endort, et la subtilité des débats sur les questions de religion dépasse sa compréhension. Sa grandeur nouvelle ne l’a pas enivré au point de lui ôter tout bon sens : il sait qu’il ne peut pas encore, qu’il ne doit pas encore gouverner. Le duc et le cardinal ont assez de respect pour demander son avis sur beaucoup de matières. Le petit roi leur accorde en revanche d'importantes permissions : - Le renvoi de Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, la bien-aimée de son père, qui pourtant l’a chéri tout autant qu’un fils et qui a pris plus tendrement part à son éducation que sa propre mère ; - Le renforcement de la chasse aux huguenots ; - La mise sous surveillance de sa mère, la reine Catherine, au motif qu’elle prêche la tolérance religieuse et que pareils discours en ces temps troublés peuvent lever des tempêtes ; et quelques autres mesures comme l'exécution d'un conseiller pour crime de lèse majesté. François préside les assemblées qu’Henri II présidait. Il s’y ennuie, mais parce qu’il veut que son père au paradis des rois jouisse d’une éternité paisible, il ne s’y refuse pas. Il essaie de comprendre pourquoi la dette publique dépasse quarante millions de livres alors que les recettes atteignent à peine douze millions, pourquoi les paysans se révoltent, pourquoi le sinistre Calvin rallie tant de fidèles. Il signe les ordonnances et reçoit les visiteurs étrangers, il écoute leurs compliments dans des langues auxquelles il n’entend rien. Le jeudi saint, il lave les pieds des pauvres. Tout cela sans rechigner, même quand il a mal aux oreilles, au ventre ou à la tête. Ne fait-il pas bien son devoir ? Pourquoi, en ce cas, Dieu qui est Sagesse, Clémence, Justice, Amour, lui envoie-t-il des maux plus cruels ? Ces derniers temps, la fièvre continue de monter. L’apothicaire de la reine Catherine suggère de recourir à la thériaque qu’il prépare selon la recette du vénéré Galien, médecin grec de l’Antiquité. Dans la recette, on trouve de la poudre de vipères, après qu'elles ont été cuites dans l'aneth. François s’agite. L’idée d’ingérer de la vipère lui déplaît encore plus que le fiel de bœuf d’Ambroise Paré. Il sombre parfois dans une torpeur hantée d’étranges visions. Des têtes coupées. Des membres détachés de leur tronc. Des viscères butinés par les mouches. Quand il revient à lui, la pièce s’est vidée. Sa femme et sa mère sont assises de part et d’autre de la cheminée où chuinte un feu de chêne et de bruyère. Catherine de Médicis ronfle. Marie brode une guirlande de houx sur une bannière en soie. François sent son visage et son cou cartonnés d’une matière qui, pendant qu’il dormait, a séché. Il demande à mi-voix qu’on allume les flambeaux et qu’on vienne l’essuyer Le catarrhe3 s’écoule en abondance de l’oreille infectée, compliquée d’une humeur qui noie les deux yeux, si épaisse et si nauséabonde que l’air entre les rideaux du lit en est empoisonné. Les apothicaires parlent de putréfaction A ces mots, le sang de François se fige. Puanteur. Putréfaction. Les têtes empalées sur des piques au long des murailles, ce n'était pas un rêve. Les moignons pourris semés aux quatre coins de la ville. Les entrailles accrochées en guirlandent aux créneaux du château. Maintenant il comprend. Il est puni par où il a péché. Grandement, horriblement péché. C'était lors des événements récents. Une partie de la noblesse, tous les protestants, se sont soulevés contre les mesures autoritaires des Guise, à qui François, l'esprit brouillé par la fièvre, a donné son accord. Les insurgés ont voulu capturer le Jeune Roi. Ils ont échoué. Les têtes et les entrailles de certains de leurs meneurs sont au bout de piques autour du château. François ferme les yeux. Rien ne serait advenu s’il avait gracié Anne Du Bourg. Un petit homme sec, professeur de droit à l’université d’Orléans et conseiller au parlement de Paris. Un esprit retors avec des yeux brillants comme des escarboucles et l’éloquence du diable. Les oncles de Marie quand ils parlaient de lui l’appelaient Langue fourchue. Revendiquant liberté de conscience et liberté de parole, Anne Du Bourg avait critiqué en séance plénière les persécutions menées par Henri II contre de ceux que l’on nomme hérétiques. Exaspéré par ces fanfaronnades qui remettaient en cause son autorité, le feu roi l’avait fait arrêter et jeter en prison. François ayant hérité le sceptre avec la couronne, c’est à lui qu’étaient revenu le devoir de châtier l’insolent. Il ne hait pas les huguenots. Il estime nombre d’entre eux et il chérit l’amiral de Coligny. Il s’accommoderait bon gré mal gré de leurs croyances. Mais le cardinal de Lorraine et le duc de Guise les lui présentent comme des ennemis. Ses plus dangereux ennemis. 3 Sorte d'écoulement, de sécrétion comme celle qui accompagne la toux. À leurs propos, on raconte des horreurs. Par exemple, des assemblées de toutes conditions se réuniraient nuitamment à Paris, et après avoir mangé un cochon au lieu de l’agneau pascal il se ferait là-dedans une détestable et incestueuse copulation des hommes avec les filles et femmes, sans respecter ni l’âge ni le sang. Deux jeunes garçons l'avaient attesté, ils avaient commis de telles abominations en la maison de l'avocat Trouillard, à la place de Grève. François hésite à croire que la doctrine du rigoureux Calvin produise pareille débauche, mais le cardinal de Lorraine lui a expliqué comment Satan tournait les vertueux catholiques en pourceaux protestants, et comment derrière ce vent pesteux se cachait la bouche venimeuse d’Elisabeth d’Angleterre. Chapitre 3 Les réformés se soulèvent La reine Elisabeth, autre détestée. C'est la fille bâtarde du sanglant Henri VIII, qui finance les rebelles protestants d’Ecosse et soutient ceux de France, François déteste et redoute Satan, qui est l’ennemi de Dieu, et il déteste et redoute presque autant Elisabeth, qui veut enlever l'Écosse à Marie. Cette Reine Vierge, et Satan le Prince des Ténèbres, se sont alliés, pour le malheur des Français et des Écossais. Tout doit être mis en oeuvre pour les combattre. Aussi va-t-il ordonné à la Sorbonne de condamner tous ceux qui tenaient des propos scandaleux. Il a également signé une ordonnance commandant que les maisons parisiennes où se tenaient des réunions nocturnes avec profanation et autres actes exécrables fussent rasées. Déjà au temps du feu roi, la reine Catherine avait une moitié de cœur catholique et l’autre huguenote. Acharnée à plaider la concorde, elle ne cesse de seriner à son fils que la compassion est une vertu chrétienne, la tolérance une vertu politique, et qu’à certaines offenses il vaut mieux pardonner. François dans l’affaire Du Bourg aurait volontiers suivi ces bons préceptes, mais la fidélité à la mémoire de son père imposait qu’il frappât fermement. C’est aussi ce que les oncles de sa femme, exigeaient de lui. C'est pourquoi après un procès au long duquel il a déployé en vain ses ruses de légiste, le conseiller au Parlement Anne Du Bourg4 a été condamné à être pendu le 23 décembre 1559 sur la place Saint-Jean-en-Grève. Pendu, puis brûlé sous les yeux de ceux qui l’avaient condamné Il est monté à l’échafaud le front fier, sans marquer aucun regret. Il s'est tourné vers la foule, et d’une voix puissante a crié : « Mes amis, je ne suis pas là comme un larron ou un meurtrier, mais pour l’Evangile ! » Pour l’Evangile ! Avant que le bûcher eût fini de brûler, ce mot volait déjà de bouche en bouche, attisant la révolte aux quatre coins du royaume. 4 À l'époque, Anne est aussi un prénom masculin Les huguenots n’en voulaient pas directement à François. Sa faiblesse physique inspirait la pitié plutôt que la colère, et on le savait incapable de gérer les affaires publiques. S’il pendait un vertueux magistrat et dressait une partie de ses sujets contre l’autre partie, ce n’était pas sa faute, le pauvret, mais celle des Guise qui au Conseil et dans sa chambre le manipulaient. Le duc et le cardinal n’envisageant pas de céder une place qui les engraissait impunément, l’idée fit son chemin dans le camp des opprimés : préparer un coup de force pour se saisir de la personne des Guise, et ainsi sauver ensemble la religion réformée et le royaume. Il ne s’agissait pas d’assassiner les Lorrains, mais de les traduire en justice afin d’obtenir par les voies légales qu’ils payent pour leurs crimes. Le jeune souverain qu’ils tenaient en otage serait ainsi délivré de leur mauvaise influence. Antoine de Navarre et Louis de Condé, chefs huguenots, ses cousins, prendraient le petit roi sous leur sage tutelle, et les intérêts des protestants s’allieraient à ceux des catholiques sans que le sang coulât. Les Navarrais hésitaient néanmoins à prendre la tête d’une conjuration, et les volontaires pour attacher la sonnette d’une opération appuyée par l’Angleterre ne se pressaient pas au portillon. Le recrutement des conjurés et l’organisation de l’attaque furent confiés au sieur Jean du Barry. Mais ce n'était pas ce qu'on faisait de mieux Ce seigneur de La Renaudie était un Périgourdin plein de vanité et d’outrecuidance, famélique, cherchant partout une proie, menteur impudent, en quête d’argent à extorquer et d’amitiés à exploiter. Ce bretteur brouillon écuma l’Aquitaine, la région lyonnaise, la Touraine et l’Orléanais. Il rallia le capitaine Mazères pour le Béarn, et le baron de Castelnau, le plus considérable des capitaines vaillants et bien expérimentés, pour la Gascogne. Son ami Paulon de Mauvans, dont le frère avait été occis l’année précédente par les émules des Guise, rameuta les huguenots de Provence et promit deux mille hommes en armes. Une centaine de conjurés se réunirent à Nantes au début de février, puis, le 12 du même mois, à Paris, au logis de Pierre des Avenelles, protestant modéré et avocat de son état. Chapitre 4 Répression Mais renversement : la loyauté de cet avocat l’emporta sur sa foi. Il considéra que c'était honteux d’avoir hébergé des conspirateurs. Alors il vint confesser le projet au cardinal de Lorraine. François, qui n’avait pas seize ans, apprit avec effroi que dix mille hérétiques se préparaient à marcher sur le château de Blois où il résidait avec sa mère, sa femme, ses frères et toute la Cour. Sa surprise tourna en consternation, puis en fureur, puis en crise de migraine si violente qu’il dut s’aliter. Catherine de Médicis convoqua l’amiral de Coligny qui démentit toute participation au complot et interdit aux protestants de Normandie de s’y associer. Par prudence la Cour partit précipitamment pour Amboise, mieux fortifiée, où François se retira dans ses appartements avec le prince de Condé. Ce dernier, pourtant sympathisant des Réformés, avait pour mission la garde et la protection du roi : il ne pouvait donc se mettre dans le camp des conspirateurs ! À Genève Calvin prêchait le calme et recommandait d’éviter toute violence. Mais trop tard, le mouvement était en marche : des groupes de protestants convergeaient vers le château dont les défenses avaient été renforcées. Le duc de Guise donna consigne de n’arrêter que les meneurs et de renvoyer dans leur province les gens de peu, paysans, artisans et marchands. Ces derniers n'étaient pas tellement venus pour en découdre, mais plutôt pour présenter leurs doléances au roi. Jusqu’à la mi-mars, donc, les arrestations se firent sans grand remous, et la rébellion n’aurait pu être qu’un coup d’épée dans l’eau Mais une petite troupe menée par Bertrand de Chandieu et Edme de Maligny lance au matin du 17 novembre 1560 une attaque surprise contre la porte du château dite "des Bons-Hommes" Des complices devaient leur ouvrir. Malheur pour eux, l’huis reste verrouillé et la cavalerie du duc de Guise prend les assaillants à revers dans un élan qui les culbute comme des pièces d’échiquier. François se laisse aisément persuader que les conjurés n’en veulent pas seulement à ses conseillers, mais à sa couronne, et même à sa personne. Dans un sursaut de colère et de frayeur, cet adolescent influençable nomme le duc de Guise lieutenant général du royaume et ordonne que la chasse aux coupables soit menée sans considérer le rang, et surtout sans pitié ! Charles de Castelnau est pris parmi les premiers, sommairement jugé et condamné à mort. Comme on prononçait sa sentence, entendant ces mots, « pour crime de lèsemajesté », il éclata d’un ton de voix hardi et courroucé, disant : « Je n’ai jamais attenté ni sur la sacrée personne du roi, ni sur celle de la reine sa mère, de la reine son épouse, ou de messieurs ses frères et princes du sang !» La reine mère, le duc Nemours, l’amiral de Coligny, le duc de Longueville et même le duc d’Aumale, frère puîné des Guise, tous ces grands implorèrent sa grâce. François refusa. Pourquoi ? Pour montrer que, malgré son jeune âge et sa santé, il allait se faire respecter, il allait surtout désormais se faire craindre. Les principaux chefs de la conspiration périrent l’un après l’autre. Castelnau et quelques gentilshommes furent décapités. La plupart de leurs comparses pendus aux balustrades de la façade nord, trois ou quatre roués vifs. Le 19 mars, des cavaliers rattrapèrent La Renaudie dans la forêt de Château-Renault. Le sieur de Pardaillan, gascon comme lui, le tua sans autre forme de procès et ramena son corps à Amboise, où il fut attaché à une potence au milieu du pont, avec autour du cou une pancarte indiquant en lettres rouges : CHEF DES REBELLES. Le duc de Guise ordonna que le félon fût ensuite écartelé et que, ses membres étant rompus et détachés, on l’exposât en cinq morceaux aux portes de la ville. Chapitre 5 Horreurs et remords Dès lors la chasse à l’homme tourna au carnage. Les corps mutilés pendaient par grappes aux créneaux, les têtes coupées ornaient la herse des ponts-levis et les bornes des carrefours, le sang ruisselait à travers les rues et la puanteur devenait suffocante. Cinq cents, mille, mille cinq cents, on tuait si bien qu’on oubliait de compter. Sans jugement préalable, on jetait les hommes pieds et poings liés dans la Loire qui pendant des jours resta couverte de cadavres. Depuis les fenêtres du château, la Cour assistait au spectacle donné sur les estrades dressées à cet effet. Membres tenaillés, plomb fondu versé sur les plaies, yeux et viscères arrachés, langue, parties et tête tranchées, les bourreaux ne suffisaient plus à la tâche. Certaines dames frémissaient étrangement à la vue de tant d’hommes nus et pantelants, d’autres s’évanouissaient, d’autres encore sanglotaient ou vomissaient dans le châle de leur suivante. François n’osait regarder Marie qui, à côté de lui, tremblait plus que feuille sous le vent. Il aurait voulu la prendre par la taille et l’entraîner loin de ce cauchemar. Il aurait voulu se réfugier dans ses bras et lui demander pardon. Il tremblait presque autant qu’elle et bandait ses forces pour paraître ferme et fort. Le dernier décapité, Arnaud de Villemomble, trempa les paumes dans le sang de ses compagnons, et, les levant vers le ciel, il cria : « Seigneur, voici le sang de tes enfants. Tu en feras la vengeance. » Marie chercha la main de François. Il la serra et s’accrocha à elle avec la sensation de sombrer. Au bout de la semaine, défense ayant été proclamée de décrocher les pendus, de repêcher les noyés, d’ensevelir les cadavres démembrés et de nettoyer les rues et les lieux de supplice, la pestilence était devenue si incommodante que la Cour dut quitter Amboise. Exsangue sur ses oreillers, le souffle rauque, les yeux collés, François murmure que Dieu ne doit pas écouter le cardinal de Lorraine, que le sang a assez coulé, qu’il ne veut pas que l’on tue davantage d’hérétiques. Ni pour obtenir sa guérison ni pour aucun motif. Il se repent de ses erreurs passées. Il va s’amender et n’en plus commettre. Ni demain ni jamais. Il en fait le serment solennel. Est-ce le Dieu des huguenots qui par reconnaissance lui accorde un répit ? Ou le Dieu des catholiques, soucieux de montrer sa préférence au clan des Guise, triomphant ? Ou encore le Malin qui aime à brouiller les cartes ? Un jour passe. Puis un autre lui est accordé. Puis un troisième pour respirer les brumes d’automne par les croisées rouvertes. Un quatrième pour renfermer tout au fond de soi la douleur et la peur. Un cinquième pour réclamer du bouilli, du vin, du lait d’amande, des confitures, jouer aux dés et écouter un peu de musique. Un sixième pour se lever et faire le tour de la chambre, d’abord soutenu à droite par sa mère et à gauche par sa femme, ensuite tout seul. Un septième, enfin, surtout, pour promettre à Marie de lui faire dès que possible un enfant. Dès que possible... Chapitre 6 Rechute et décision Le 27 novembre, alors que son barbier lui rase les joues où il n’a guère plus de poil qu’un caneton, le feu dans l’âtre devient soudainement noir et il tombe de nouveau en syncope. Il se réveille si faible, avec dans les tempes et le fond des oreilles des douleurs si effroyables qu’à son tour il prend peur. Meurt-on à seize ans, alors que l’on est roi de France, d’Ecosse, et si Dieu le veut, d’Angleterre ? Á la fin de cette année 1560 qui a vu tant de crimes perpétrés en Son nom, Dieu est las. Catholiques, huguenots, clan des Guise, clan des Bourbons, Normandie ou Navarre, partout c’est la même folie sanguinaire. Dieu soupire. Les hommes méritent-ils vraiment d’être sauvés ? Tapi dans un coin de la chambre, Satan se pourlèche les babines. D’heure en heure le visage de François se creuse, ses yeux se voilent, et son état prend un tel tour que les médecins, ne savent à quel saint se vouer, Le 30 novembre et le 1er décembre, les douleurs sont pulsatiles, la fièvre importante, le patient vomit. Le 2 décembre, François sent une digue lâcher au-dedans de sa tête. Sur le point de perdre conscience, il n’a pas le temps d’appeler Marie qui brode dans la ruelle : une matière putride se déverse par son nez puis sa bouche, inondant son linge et ses draps. Sa femme, sa mère, les deux Guise, le chapelain, les médicastres se précipitent et, dans leur regard navré, il voit sa dernière heure venue. Un hoquet de rage lui monte à la gorge. La mort n’a pas le droit. Il est François, fils d’Henri II, petit-fils de François Ier, et il a juré de s’amender. Quand un roi engage sa parole, on l’écoute. Il ne peut pas mourir. Pas maintenant. Pas ainsi. Ambroise Paré soulève sa tête pour l’empêcher de s’étouffer, il gargouille, il cherche son souffle. Sa mère écarte le médecin et se penche au-dessus de lui. Elle marmonne des mots italiens qui ressemblent plus à des menaces qu’à des prières, et en lui essuyant la joue elle le pince jusqu’au sang. Il lui crache au visage un flot jaunâtre. Elle recule et s’essuie avec le pendant de sa manche. Le dégoût déforme ses traits. Le dégoût, plus quelque chose de venimeux qui ressemble à la haine. Quant à lui, la mort le laissera un moment en paix ; elle a décidé de respecter un dernier pacte secret : il sera un père pour ses sujets. Il sera un mari pour sa femme. Il n’a avoué à personne qu’il n’a pas complètement consommé son mariage. Depuis deux ans, il a compté toutes les nuits et toutes les fois où, dans le secret du plaisir il s’est efforcé de remplir son office. Il n’est pas si niais que le croit sa mère. Il sait comment procéder, il a regardé des chiens s’accoupler et à plusieurs reprises, il a épié Laurent, son valet d’écurie, qui besognait quelque servante. Il sait l’élan qui met la fille sur le dos, les gestes qui diffèrent peu de ceux des animaux. Muni de cette science, François a fait de son mieux. Alors ? Alors, malgré la dévotion que lui inspire la beauté de Marie, malgré la tendresse qui le pousse à la baiser et mignoter, ses efforts n’ont pu le conduire au terme convoité. À seize ans révolus, il a les parties génératives si constipées et empêchées que, mises en situation, elles restent sans réaction. Il en éprouve d’autant plus de honte qu’il ne comprend pas d’où lui vient cette faiblesse. Son aïeul François Ier raffolait des dames. Son père Henri II avait quatorze ans lorsqu’on l’a marié et, bien qu’elle ne lui plût qu’à demi, dès le premier assaut il a triomphé de l’épouse qui lui était échue. Certains soirs François sont tellement tristes qu’il fuit la couche conjugale, et prétextant quelque indisposition va se coucher tout seul. Marie est si blanche, si longue, si fine, et en même temps si vigoureuse. Lorsqu’elle se dénude, elle paraît encore plus grande, et bien qu’il ait beaucoup grandi depuis qu’il l’a épousée, il doit encore tendre le cou pour l’embrasser. Colère ! Objets jetés en travers de la chambre. Bouderies. Mais elle, douce, toujours douce, elle laisse passer l’orage. Elle lui demande de quoi il souffre, et s’il lui plairait qu’elle essayât de le soulager. Il n’ose lui répondre qu’il déteste la savoir en tout et partout supérieure à lui, qu’il se ronge de ne pouvoir d’aucune façon la dominer, qu’il se méprise de jouer à l’époux sans l’être vraiment. Il lui répond : « J’ai mal aux reins, vos chicaneries m’agacent et je veux dormir seul. » Gracieuse, elle rassemble ses jupes et s’éloigne. La lumière de la pièce se retire avec elle, il lui semble que c’est la vie même qui s’en va et il se mord les joues pour s’empêcher de courir à sa suite. Il se couche morose, ne trouve pas le sommeil, et le lendemain se lève avec une envie de sang dans la bouche. Miracle ! Aujourd'hui la vie semble lui être rendue. Et demain sera un jour vierge. Un jour neuf. Demain, il ira dans la chambre de sa femme, et là, au fond du lit de sa femme, au fond du ventre de sa femme, il fera œuvre d’homme. Comment ? Il ne sait pas, mais ce sera comme pour la querelle religieuse, il trouvera. FIN