III – Du latin sur internet

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III – Du latin sur internet
III – Du latin sur internet
So-so n'en revient pas. Elle ouvre des yeux tellement grands qu'ils en dépassent ses lunettes !
Philippe Colliard
http://www.mathemagique.com
2002- révisé 2014
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" Tu te fiches de moi, là ? "
So-so, c'est Sophie, la meilleure amie de Lauréline… Enfin, une de ses meilleures amies. Elles se chamaillent une
fois par semaine, se réconcilient le lendemain, et passent des heures à se chuchoter des secrets en gloussant !
Hier – jeudi, donc – Lauréline avait expliqué à Ioran ce qu'était internet. Elle en avait profité pour bavarder un peu
avec So-so, qui lui avait même envoyé une super photo de lionceau, au grand étonnement du mage. Puis elle
s'était connectée à Magister.dios ( depuis son retour du collège, elle y pensait, mais seule, elle n'avait pas
vraiment osé ). L'écran avait ressemblé à un ciel étoilé, foncé, presque noir. Des hauts-parleurs était venue une
voix très grave, très gentille, avec un curieux accent espagnol :
" Bonsoir, Lauréline. Si Maître Ioran regarde, demande-lui de t'indiquer les étoiles des Mathémagiciens, puis
clique dessus. Tu as 49 secondes "
Elle avait senti le sourire de Ioran dans sa tête, et il s'était placé tout contre l'écran, juste devant une petite étoile
semblable à des dizaines d'autres. Elle y avait pointé le curseur – il ressemblait à une baguette magique au bout
lumineux – et cliqué. Un gong avait retenti dans les hauts-parleurs. Puis Ioran s'était déplacé devant une autre
étoile, et elle avait recommencé. Nouveau gong. Une fois encore, puis une autre, une autre, une autre… Et une
dernière. Un visage barbu avait remplacé le ciel étoilé. Un visage au regard calme, souriant, derrière de grosses
lunettes.
"Bonsoir à vous, Maître Ioran. Mes très humbles respects. Et merci, Lauréline. Tu es une apprentie de valeur. Si tu
le veux bien, nous aurons encore grand besoin de ton aide. Maintenant, je te prie de m'excuser, je dois informer
Maître Ioran des voies suivies par notre Chapelle au cours des 12 derniers siècles. "
La voix était celle de tout à l'heure, légèrement chantante, mais très compréhensible. Et puis elle avait soudain
cessé de l'être, compréhensible ! La jeune fille avait seulement ressenti les exclamations, les étonnements, la
satisfaction de Ioran :
" C'est du latin, damoiselle. C'est plus facile pour moi. Je t'expliquerai tout cela. "
Plus tard, la voix avait repris en français :
" Lauréline, tu es l'apprentie de Maître Ioran. Tu pourras nous joindre à tout instant à l'adresse 'Ioran at magister
point dios'. Retiens l'adresse, s'il te plaît, ton ordinateur ne pourra pas la conserver. Clique sur ma bouche si tu
désires que je la répète, ou sur une de mes oreilles si tu as bien compris "
Elle avait cliqué sur une oreille et le visage avait souri, puis disparu… Ainsi d'ailleurs que la connexion au réseau !
" Ca y est, Ioran, tu as retrouvé ta chapelle. Ils vont t'aider à… A regrandir, n'est-ce pas ? "
" Je ne sais pas. Mais je l'espère. De grands progès ont été accomplis par cette Chapelle. De grands progrès,
vraiment ! Les chronons, naturellement… Et cette… Retraite. Stupéfiant, tout à fait stupéfiant. "
" Tu parles de quoi, là ? Et qui c'était, le… Le type, à l'écran ? "
" Ah, excuse-moi, damoiselle, je rêvais à voix haute. Le 'type', comme tu le dis, est Bartolomeo. Le 6 ème maître de la
Chapelle. Il l'a magnifiquement vitalisée "
Le… 6ème ?
" Mais, … Ioran, tu m'as bien dit que ta chapelle avait 1200 ans ? "
" 1200 ans, oui. Douze siècles. Et déjà son 6ème maître ! Le 4ème n'a pas duré, mon enfant. Il a disparu fort jeune, et
d'une bien désagréable façon. "
" Ioran ! Tu te moques de moi ! Ce n'est pas gentil "
" Nullement, nullement. Pourquoi me moquerais-je ? " - Un silence surpris. " Mais peut-être croyais-tu qu'un mage
vivait la vie d'un éphémère ? C'est cela ? "
" Un éphémère ? "
" Un homme à courte vie. Une ombre. Un des non-initiés qui peuplent cette terre. "
" Tu veux dire… Quelqu'un comme moi ? " - Lauréline avait été blessée, elle en avait eu du mal à parler.
" Comme toi ? Oh… Non, damoiselle, pas comme toi. Tu es bien la fille de Laurentia et de Philippus, n'est-ce pas ? "
" De… ? Tu veux dire de Laurence et Philippe ? " - Malgré la boule qui lui serrait la gorge, elle avait éclaté de rire.
" Oui, oui, c'est cela. C'est tout un. Tu n'es certes pas une éphémère, mon enfant. "
" Mais comment le sais-tu ? Et comment sais-tu comment mes parents s'appellent ? " - Un peu rassurée, mais…
" Maître Bartolomeo m'a parlé d'eux, naturellement …" ( Naturellement? Pourquoi naturellement ??? )
" … Et de toute façon, si tu avais été une éphémère, damoiselle, il m'aurait été impossible de prononcer ce mot
devant toi. "
" Tu es sûr ? Sûr de sûr ?" - Tout à coup, l'air avait semblé beaucoup plus facile à respirer…
" Sûr de sûr, enfant, sûr de sûr. Un mathémagicien ne saurait être cruel. Mais ne t'imagine pas que tu mèneras une
vie de paresse " - De rassurante, la voix était devenue plus ferme… Professorale - " Etre bien née ne suffit pas, et
appartenir à notre confrérie demande de grands et longs efforts… "
Un silence. Ioran réfléchissait. Puis Lauréline avait osé demander :
" Ioran, qu'est-ce qu'il t'a dit, Maître Bartolomeo ?… Tu m'as dit que tu me le dirais. "
Elle avait senti une sorte de sourire pensif :
" N'aie crainte, damoiselle. Je n'ai point oublié. Mais il me faut d'abord converser avec lui, et " - un gros soupir - "
me remettre aux études. Maître Bartolomeo se fera un devoir de m'enseigner les sciences de cet avenir… De ton
présent… "
" Les sciences de… Mais, Ioran, ça va te prendre des années ! "
" Allons, mon enfant, " - et la voix du mage avait paru presqu'amusée - " tu oublies qui je suis. Mais quelques
semaines, certainement… "
" Alors, ça veut dire que je ne te verrai plus ? "
" Pas chaque jour, Lauréline. Mais je viendrai ici – disons, chaque lundi soir, vers 6 heures. Cela te convient ? "
"Mmmh…" - Mi-dépitée, mi-implorante - " Tu pourrais pas utiliser le 'tempus-truc', de temps en temps ?"
" Damoiselle, la patience est la première épreuve de l'apprenti… Et tu as entendu Maître Bartolomeo ? Tu es mon
apprentie. Comment pourrais-je utiliser le 'tempus fugit' sans risquer de graves conséquences? Mes ennuis actuels
ne suffiraient-ils donc pas ? "
" Mais pourquoi ? Tu t'en es déjà plein servi ? " - Un peu butée, peut-être, comme toute jeune fille qui ne veut pas
entendre "non".
" Damoiselle, damoiselle ! Lors des semaines à venir, je vivrai au même rythme que Maître Bartolomeo – et que
toi. Si, disons dans 2 semaines, je choisissais d'invoquer le 'tempus fugit' pour apparaître ici demain soir, alors, ce
demain soir, j'existerais à la fois ici et chez Maître Bartolomeo. Et cela, aucun mage ne l'a jamais tenté – parce que
Nous, le Conseil, l'avons interdit. Patience, mon enfant. Mais je sais peut-être comment t'aider à patienter… "
" Oui ??? " - Un oui plein d'espoir.
" Encore que le Conseil n'apprécierait guère "
" Dis quand même. S'il te plaît ? " ( Il est LOIN, ton Conseil ! )
" Cette autre damoiselle avec qui tu conversais à travers internet… "
" So-so ? " - Qu'est-ce qu'elle venait faire là, So-so ?
" Oui. Sophie, il me semble. N'est-elle pas ta grande amie ? Manquerais-tu de confiance en elle ? "
" Bien sûr que non ! C'est ma meilleure amie, tu sais. On se raconte tout " - Enfin, presque !
" Bien. Fort bien. Alors… "
Et voilà pourquoi ce soir So-so ouvre des yeux tellement grands qu'ils dépassent ses lunettes.
Elle est assise sur le lit, à côté de Lauréline, qui lui a effectivement tout raconté. TOUT. Le point qui n'en était pas
un, les mathémagiciens, Ioran, et Merlin, l'Aymeric, la Chapelle, maître Bartolomeo et le site 'point dios' ".
TOUT. Sauf les éphémères. Ioran le lui a interdit.
( " Ioran, So-so est une éphémère ? "
" Cela, même moi, je ne le sais pas, damoiselle. Ton amie est encore bien jeune. Il faut attendre.
Mais ne désespère pas: un de ses aïeux était peut-être des nôtres… " )
" Euh, je ne sais pas si je te crois. Mais d'abord, si tu ne te fiches pas de moi, ça devrait être secret, non ? Enfin, s'il
existe, le mathémachin… "
L'air de rien, derrière ses lunettes, Sophie scrute le visage de son amie. Vrai ? Pas vrai ? D'accord, Lauréline a pas
mal d'imagination, mais, là, elle fait fort !
" J'ai le droit. Mais juste à toi. Ioran m'a dit que si je continuais à tout garder pour moi, j'allais exploser !
Maintenant qu'on est deux… "
" Mais il est OU, ton Ioran ? S'il t'a permis de me parler, il n'a plus besoin de se cacher ? " - Vrai ? Pas vrai ? C'est
agaçant !
" So-so, tu m'as pas écoutée. Il reviendra lundi. Pas avant ! Et tu le verras, promis. Mais demain, tu dois m'aider à
relâcher l'Aymeric. D'accord ? "
" Tu dois vraiment le relâcher ? Il est super-mignon ! "
" So-so, tu veux vraiment que Ioran revienne ? "
" Oh bon, bon… Te fâche pas. Mais je dois vraiment t'aider? C'est pas si compliqué: plouf, et voilà ! "
Lauréline secoue la tête avec l'exaspération un rien supérieure de la personne qui sait, elle !
" Pas 'plouf et voilà' du tout, justement. Je te rappelle que c'est un Aymeric, pas n'importe quel crapaud. Ioran
veut que je puisse le rappeler, au cas où… Il m'a appris un… Un charme "
Sophie éclate de rire. Elle rit jusqu'à ce que l'air lui manque, et son amie se sent rougir !
" Lauréline la charmeuse de crapauds ! " – vite, une respiration – " d'Aymerics, si tu veux, mais c'est pas mieux.
Dommage qu'on puisse pas en parler au collège ! "
" So-so, tu arrêtes ? Je vais m'énerver… "
Ce qu'elle fait, naturellement. Et les voilà parties dans une de leurs chamailleries quotidiennes, rien d'inquiétant,
elles se réconcilieront avant le dîner.
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Samedi. Finalement, se retrouver seules avec l'Aymeric n'a pas été si difficile. Papa a garé l'espace près d'un petit
sentier tranquille, le long de l'étang. Mais PAS du côté de la route aux beuarks… Maman, qui s'attend à des pleurs,
a dit :
" Bon, les filles, on vous donne 10 minutes. Mais vous restez à côté de la voiture. Et quand on revient, plus de
crapaud. D'accord ? "
Et Maman, Benjamin et Papa sont tout simplement partis se promener le long du sentier, sans se retourner.
Vite, vite. Lauréline enlève le couvercle du "teupère-ouère" et chuchote le charme au crapaud, tout en surveillant
du coin de l'œil son amie qui hésite entre le sérieux et la crise de rire. Puis elle déplie la grille avec les lettres, pose
le petit crapaud sous le "y", prend 2 cailloux et les cogne devant lui, 7 fois :
toc toc toc / toc / toc / toc toc
" Comme ça, petit Aymeric. Comme ça. Quand je t'appellerai comme ça, tu viendras, n'est-ce pas ? "
Un "coâ", puis quelques sauts : O U I .
Un autre "coâ", d'autres sauts : S A L U T .
Et plouf… C'est tout. Après tout, Sophie l'avait bien dit, c'est pas si compliqué !
Sophie qui ne rit plus du tout. Elle est assise par terre, plutôt pâle, et elle regarde la grille, puis l'endroit où le
crapaud a disparu:
" Mais… Mais alors… C'est vrai… Vraiment vrai. Enfin… Enfin, vraiment, quoi ? "
Puis elle lève la tête et regarde son amie avec un mélange de crainte et d'admiration tout à fait flatteurs:
" Tu lui as vraiment parlé, à Ioran ? "
" Ah, tu vois que tu me croyais pas ! " - Lauréline boit du petit-lait : estomaquée, la So-so ! Mais comme elle a bon
cœur, et comme la So-so en question est tout de même sa meilleure amie :
" T'en fais pas. Toi aussi tu lui parleras. Lundi " .

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