les jeunes diplômés taiwanais

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les jeunes diplômés taiwanais
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Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique
Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific
LES JEUNES DIPLÔMÉS TAIWANAIS :
VICTIMES COLLATÉRALES DU RAPPROCHEMENT ÉCONOMIQUE AVEC LA
CHINE ?
YOUNG TAIWANESE GRADUATES: COLLATERAL VICTIMS OF THE ECONOMIC
RAPPROCHEMENT WITH CHINA?
Tanguy LE PESANT
National Central University, Chongli, Taiwan / CEFC
Thématique B : Nouveaux paradigmes de la mondialisation
Theme B: New Globalisation Paradigms
Atelier B 01 : Richesse des états, pauvreté des nations en Asie? Conséquences
sociales et politiques des Working-poors
Workshop B 01: Wealthy states, poor nations in Asia? Social and political consequences
of the “working poors”
4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique
4 Congress of the Asia & Pacific Network
th
14-16 sept. 2011, Paris, France
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes
© 2011 – Tanguy LE PESANT
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LES JEUNES DIPLÔMÉS TAIWANAIS :
VICTIMES COLLATÉRALES DU RAPPROCHEMENT ÉCONOMIQUE AVEC LA CHINE ?
Tanguy Le Pesant
National Central University, Chongli, Taiwan
Centre français d’études sur la Chine contemporaine (CEFC)
Depuis que le Kuomintang (KMT) est revenu au pouvoir en 2008, il a lié la santé
économique de Taiwan à l’accélération du rapprochement avec le continent chinois. Cela s’est
traduit dans une libéralisation sans précédent des échanges avec la Chine dont le point
d’orgue a été la signature d’un Accord cadre de coopération économique (ECFA), fin juin
2010. Selon le gouvernement, cette politique a permis à Taiwan de sortir rapidement de la
tourmente provoquée par la crise financière de 2008 et d’enregistrer un taux de croissance
record de 10,88% en 2010.
Pourtant, si l’on s’éloigne d’une vision fondée sur les seuls chiffres de la croissance, la
réalité est moins réjouissante : la libéralisation des échanges consolide un modèle de
développement court-termiste et potentiellement dangereux car fondé en priorité sur le
transfert des capacités de production taiwanaises en Chine, sur la signature de contrats de
sous-traitance et sur la recherche d’économies d’échelle plutôt que sur l’accroissement des
marges. Outre l’hémorragie de capitaux qu’elle entraîne, cette configuration contribue
fortement à la faiblesse des salaires et à la détérioration des conditions de travail à Taiwan
même.
Les jeunes gens nés dans les années 1980 qui accèdent aujourd’hui à la vie active héritent
d’une situation difficile dans laquelle la Chine est devenue un paramètre incontournable mais
dont l’influence est ambiguë car elle est à la fois source de croissance et porteuse de menaces
économiques. Les données réunies à partir de 27 témoignages et 575 réponses à un
questionnaire distribué dans quinze universités de l’île en 2010 permettent de mieux saisir les
conditions réelles dans lesquelles les jeunes diplômés taiwanais sortant de l’université avec
une licence (bac+4)1 intègrent le marché du travail. Elles éclairent aussi la façon dont ils
envisagent l’évolution de leur vie professionnelle.
1
Selon le Ministère de l’Education de la République de Chine (Taiwan), 64,5% des 18-21 ans effectuaient des
études supérieures au cours de l’année universitaire 2009-2010.
Atelier B 01: Richesse des états, pauvreté des nations en Asie?
Conséquences sociales et politiques des Working-poors
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Un modèle de croissance économique court-termiste et dangereux
Comme le note Philippe Chevalérias, l’économie taiwanaise souffre aujourd’hui de trois
faiblesses structurelles : « une croissance déséquilibrée, une trop grande dépendance vis-à-vis
de
l’étranger
en
matière
technologique,
un
manque
de
marques
reconnues
2
internationalement . » En encourageant les entreprises taiwanaises à continuer de miser sur
l’exploitation des faibles coûts de production chinois, le gouvernement Ma tend plutôt à
accentuer ces faiblesses.
La libéralisation des échanges a entraîné une hémorragie de capitaux taiwanais sans
précédent. Si l’on s’en tient aux investissements directs autorisés, en vingt ans, Taiwan a
investi plus de 100 milliards de dollars américains en Chine3. Un tiers de ces investissements
a été effectué au cours des trois dernières années. Pour la seule année 2010, les entreprises
taiwanaises ont investi 14,3 milliards de dollars en Chine, soit plus des quatre cinquièmes (83,
81%) de l’ensemble des investissements directs taiwanais à l’étranger pour cette année-là.
Une grande partie de ces investissements est le fait de groupes qui depuis le milieu des années
1990 cherchent avant tout à survivre et se développer en ouvrant des sites de production
toujours plus vastes pour faire des économies d’échelle et tirer profit du faible coût de la main
d’oeuvre chinoise. A de rares exceptions près (Acer, Asus, HTC), ces groupes restent des
sous-traitants de grandes firmes étrangères. Ils n’ont généralement pas voulu, ou pas su,
investir dans le développement de leur propre marque (branding). C’est par exemple le cas
des deux premiers fabricants d’ordinateurs portables au monde Quanta Computer et Compal
Electronics ou du tristement célèbre Foxconn. Autour de ces grandes entreprises gravitent
plusieurs dizaines de milliers de PME taiwanaises qui leur servent de fournisseurs.
Aujourd’hui, la Chine absorbe 40% des exportations taiwanaises. Elles sont majoritairement
composées de machines outils et de produits semi-finis destinés à équiper ou à alimenter les
chaînes d’assemblage.
Qu’elles aient délocalisé une grande partie de leur production en Chine ou non, les
entreprises taiwanaises sont très dépendantes de leur insertion dans une chaîne globalisée au
2
Philippe Chevalérias, « L’économie taiwanaise après le miracle », Perspectives chinoises, 2010 / 3, p. 43.
En avril 2011, le montant exact des investissements taiwanais en Chine autorisés par Taipei était de 102,1
milliards de dollars américains. Mais selon Lai Shin-yuan, la présidente da la Commission aux Affaires
continentales, organisme taiwanais en charge de la planification des relations entre les deux rives, le chiffre réel
est sans doute plus proche des 200 milliards. Lai Shin-yuan, « Taiwan’s Mainland Policy: Borrowing the
Opponent’s Force and Using it as One’s Own – Turning the Threat of War into Peace and Prosperity »,
transcription du discours prononcé à l’American Entreprise Institute, le 5 août 2010,
http://www.mac.gov.tw/ct.asp?xItem=86790&ctNode=6256&mp=3
3
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Conséquences sociales et politiques des Working-poors
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sein de laquelle elles occupent rarement la place de donneurs d’ordres. Cela implique qu’elles
doivent maintenir une flexibilité et des coûts de production qui leur permettent de répondre
aux exigences de leurs clients et de réagir aux fluctuations brutales des commandes.
L’impératif de produire au plus bas coût possible entraîne une pression accrue sur les salaires
et les conditions de travail qui ne se limite pas aux usines installées en Chine mais a aussi des
conséquences à Taiwan.
Les rouages d’une machine à produire des inégalités sociales
Le modèle de développement qui s’est progressivement mis en place au cours des vingt
dernières années a trois conséquences néfastes qui accentuent le déséquilibre de la production
et de la répartition des richesses à Taiwan : il accroît la concentration de l’économie
taiwanaise dans le secteur des technologies de l’information ; il tend à tirer les salaires et les
conditions de travail vers le bas ; et il encourage le gouvernement à prendre des mesures
fiscales qui favorisent largement les revenus du capital, au détriment des revenus du travail.
Tout d’abord, l’ECFA profitera certes aux grands groupes taiwanais et à leurs fournisseurs,
mais il menace des milliers de P.M.E produisant pour le marché domestique dans les secteurs
traditionnels (vêtements, appareils électroménagers, chaussures, literie, etc.) qui ne pourront
faire face à la concurrence des produits chinois.
Ensuite, la configuration actuelle donne les moyens au patronat d’invoquer l’impératif du
maintien de la compétitivité pour justifier la stagnation des salaires. En dix ans, le salaire
mensuel n’a progressé que de 5,2%, passant de 34489 dollars taiwanais (NT$) en 2001 à
36271 en 2010 4 . Les grands entrepreneurs tentent par ailleurs de faire pression sur le
gouvernement via un chantage à la non délocalisation ou à la relocalisation pour obtenir la
déréglementation du marché du travail. Au printemps 2010, le premier ministre Wu Dun-Yih
a par exemple annoncé que le gouvernement était en train d’étudier la possibilité de créer des
zones économiques spéciales dans lesquelles le salaire minimum légal serait supprimé pour
les travailleurs étrangers5 . Les organisations patronales ont réagi très positivement à cette
annonce.
Face à la levée de bouclier provoquée, le gouvernement a finalement abandonné ce projet6.
Mais les entreprises taiwanaises ont un autre moyen de faire baisser le coût réel du travail : le
4
Au printemps 2011, le taux de change se situait autour de 1 euro pour 40 NT$.
Taipei Times, 21 juin 2010.
6
Taipei Times, 23 avril 2011.
5
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recours aux heures supplémentaires non rémunérées. Une enquête menée au printemps 2011
montre que plus des quatre cinquièmes des employés de bureau taiwanais interrogés
travaillaient entre 10 et 11 heures par jour7. Or dans 70% des cas, ils n’étaient pas payés pour
les heures supplémentaires effectuées.
Enfin, l’accélération de l’intégration économique des deux rives du détroit de Taiwan
s’accompagne d’une fuite de capitaux qui prend des proportions inquiétantes. Lors de la
campagne qu’il a menée en faveur de la signature de l’ECFA, le gouvernement Ma a prétendu
que la poursuite de la libéralisation des échanges avec la Chine entraînerait un retour massif
de capitaux taiwanais et un afflux d’investissements étrangers. Au contraire, la sortie nette de
capitaux s’est fortement accentuée pour passer à 20,8 milliards de dollars américains par an
sur la période 2008-20108.
Face à cette situation, le gouvernement a adopté plusieurs mesures destinées à encourager
les investissements dans l’île. Elles sont clairement inspirées des Etats-Unis et du credo
libéral selon lequel la baisse des impôts stimule les investissements qui créent des emplois et
génèrent de la croissance, ce qui en retour conduit à accroître les recettes fiscales de l’Etat.
La première de ces mesures fut de baisser à 10% l’impôt sur les successions qui pouvait
auparavant atteindre jusqu’à 50% de la valeur de l’héritage9. La seconde mesure a consisté à
réduire à deux reprises l’impôt sur les sociétés pour le faire passer de 25% à 17%. Ces
réductions d’impôts viennent s’ajouter à un système qui ne taxe pratiquement pas les revenus
du capital, qu’il s’agisse des transactions boursières et immobilières ou des revenus fonciers.
Les jeunes diplômés face à la détérioration des conditions de travail
A bien des égards, la croissance d’aujourd’hui prépare donc un avenir difficile pour la
génération qui est en train d’accéder à la vie adulte et qui intègre le marché du travail. La
jeunesse taiwanaise est confrontée à la stagnation de salaires déjà faibles et qui ne permettent
pas de compenser la hausse des prix à la consommation ; au creusement des inégalités de
revenus (en 2010, ceux des 20% les plus riches étaient 6,19 fois plus élevés que ceux des 20%
les moins riches) ; à l’impossibilité d’accéder à la propriété dans les grands centres urbains ; à
7
Près des deux tiers (63,9%) des salariés interrogés travaillent en moyenne 10,4 heures par jour et un cinquième
(21,4%) plus de 11 heures par jour. L’enquête a été menée par l’agence d’emploi Yes123 sur un échantillon de
2140 personnes. Taipei Times, 2 mai 2011.
8
Tung Chen-yuan, « Economic Framework helps nobody », Taipei Times, 31 août 2011.
9
The China Post, 4 décembre 2008.
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la dégradation des conditions de travail ; à l’explosion de la dette publique.
Face à cette réalité, l’attitude déployée par les jeunes diplômés taiwanais est caractérisée
par un mélange de résignation, d’indignation et d’optimisme. Le premier élément qui ressort
des entretiens conduits est que le chômage n’est généralement pas un sujet d’inquiétude. La
très grande majorité des personnes interrogées ont mis entre une semaine et un mois à être
embauchées. Le plus gros risque selon eux serait l’ouverture de Taiwan aux travailleurs
chinois qui sont généralement considérés comme prêts à accepter des journées de travail plus
longues et des salaires plus bas. La reconnaissance récente des diplômes chinois à Taiwan
suscite ainsi des avis très partagés : si plus d’un tiers (35,9%) des étudiants ayant répondu au
questionnaire distribué en 2010 se disent « favorables » ou « très favorables » à cette mesure,
un autre tiers (32,5%) étaient « contre » ou « fortement contre ». Enfin, un quart (23%)
estimait que « cela dépendait de la situation ». Les entretiens menés montrent par ailleurs que
la reconnaissance des diplômes est acceptée si elle reste limitée au cadre de la venue des
étudiants chinois à Taiwan et n’implique pas un droit d’accès au marché du travail insulaire.
Le plus difficile, selon eux, est de trouver un emploi qui s’accompagne d’un salaire décent
et qui offre de bonnes conditions de travail. A ce titre, les jeunes interrogés estiment que la
Chine exerce une influence ambiguë sur l’économie taiwanaise. Les trois cinquièmes (61,7%)
des personnes ayant répondu au questionnaire pensent que d’un point de vue général, la Chine
est une source d’opportunités économiques pour Taiwan alors qu’un quart d’entre elles
(23,8%) considèrent qu’elle représente une menace économique. Ceux qui voient dans la
Chine une source d’opportunités développent l’analyse suivante : l’intégration des économies
taiwanaise et chinoise implique certes des ajustements structurels (disparition des secteurs
traditionnels, délocalisation des chaînes d’assemblage) mais elle est indispensable pour éviter
le risque d’une perte de compétitivité et d’une marginalisation de l’économie de l’île aux
niveaux régional et mondial. C’est donc le discours produit par le KMT et ses partisans qui
prédomine.
Cependant, les avis sont beaucoup plus réservés lorsque est abordée la question spécifique
de l’impact des délocalisations sur les conditions de travail et les niveaux de salaires pratiqués
à Taiwan. Sur ce volet, les jeunes titulaires d’une licence jugent l’influence de la Chine plutôt
néfaste pour deux raisons principales : une partie des postes à responsabilités a franchi le
détroit en même temps que les usines d’assemblages ; la concurrence du marché de l’emploi
chinois fait peser une lourde pression sur les salaires et les conditions de travail à Taiwan.
Confrontés à cette réalité, ils se disent majoritairement prêts à passer quelques années en
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Chine pour donner un coup de fouet à leur carrière et à leurs revenus. Ceux qui envisagent de
franchir le détroit ne souhaitent cependant pas rester en Chine plus de deux ou trois ans, leur
objectif étant de revenir ensuite s’installer à Taiwan.
Une enquête effectuée par une agence d’emploi au printemps 2011 révèle qu’en moyenne
les 639 entreprises sondées étaient prêtes à verser un salaire de 26432 NT$ par mois à un
employé venant d’obtenir une licence10. Les jeunes diplômés espéraient quant à eux toucher
en moyenne 27175 NT$ par mois à l’occasion de leur première embauche. Ce faible écart
reflète un certain réalisme quant au bas niveau des rémunérations actuellement proposées.
Mais les entretiens effectués montrent que les premiers salaires versés aux jeunes employés
sans expérience sont souvent bien inférieurs et plutôt situés dans une fourchette de 22 à 25000
NT$.
Néanmoins, les personnes interrogées font généralement preuve d’une certaine résignation
empreinte d’optimisme lorsque la question de leur niveau de rémunération est abordée. S’ils
se disent impuissants face au marché du travail, ils considèrent cependant que l’acquisition
d’une expérience professionnelle et de compétences leur permettra de gravir progressivement
l’échelle des salaires. En outre, leurs faibles revenus ne les privent pas d’un niveau d’accès à
la consommation qu’ils jugent acceptable. Cela s’explique par le fait que les jeunes actifs
taiwanais vivent le plus souvent chez leurs parents jusqu’à leur mariage. Les choses se
compliquent en revanche pour ceux qui ne peuvent pas s’appuyer sur le capital et les
ressources de leurs familles. Ces jeunes sortent souvent de l’université endettés et doivent
consacrer entre un quart et un tiers de leur salaire à la location d’un logement de mauvaise
qualité.
Deux facteurs contribuent en définitive à amortir les effets de la faiblesse des revenus. Le
premier est le soutien des parents qui ont pu acquérir leur logement à des prix de l’ordre de
trois à dix fois inférieurs à ceux du marché actuel. Le second est l’existence d’une pression et
d’attentes sociales beaucoup moins fortes que dans les sociétés occidentales quant à
l’établissement d’une vie indépendante hors du foyer familial immédiatement après la sortie
de l’université. C’est le mariage et non l’entrée dans la vie active qui constitue encore le
véritable cap impliquant la constitution d’un nouveau foyer.
Les jeunes diplômés se considèrent en revanche très démunis face à la dégradation des
conditions de travail à Taiwan. Lors des entretiens, les critiques les plus vives reviennent
régulièrement contre le « système de responsabilité au travail » (zeren zhi). Selon l’article 84
10
Taipei Times, 26 mai 2011.
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de la Loi sur le travail (laodong jizhun fa), ce mode d’organisation permet à un employeur de
répartir les tâches entre les salariés non pas en fonction du nombre d’heures effectuées par
chacun au sein de l’entreprise, mais en fonction d’un volume donné ou d’objectifs qui doivent
être atteints. Autrement dit, un individu qui n’a pas terminé la tâche qui lui a été confiée ne
peut quitter son poste, ce qui permet de rendre la longueur des journées de travail très
élastique sans que l’employeur ait à payer des heures supplémentaires. La Loi sur le travail
limite l’application de ce système à treize catégories professionnelles. Cependant depuis
quelques années, cette pratique tend à se généraliser, surtout au sein du secteur des hautes
technologies11.
Conclusion : vers une justice générationnelle ?
Face à la détérioration rapide des conditions de travail et au creusement des inégalités
sociales et générationnelles, les forces qui pourraient conduire à la refonte du modèle de
développement économique taiwanais paraissent bien faibles.
Les jeunes interrogés ne conçoivent pas la possibilité d’une action collective. Ils ne
semblent pas prêts à emboîter le pas des mouvements étudiants qui ont soulevé nombre de
pays au cours des six derniers mois. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette absence de
mobilisation. Tout d’abord, le poids de l’héritage de la dictature qui se fait encore sentir sur la
société civile où la critique sociale « de gauche » – autrefois sévèrement réprimée au nom de
la lutte contre le communisme » – reste essentiellement cantonnée aux cercles académiques et
à un petit groupe d’activistes « professionnels ». Ensuite, le système éducatif et les valeurs
confucéennes qu’il véhicule toujours aujourd’hui, n’encouragent pas la remise en cause de
l’ordre établi. A cela s’ajoute le fait que la socialisation politique de la jeunesse n’ayant lieu
ni au lycée, ni sur les campus, les jeunes actifs taiwanais nés dans les années 1980, qui
constituent une génération post réformes démocratiques, n’ont jamais fait l’expérience de la
mobilisation collective 12 . Au cours des deux dernières années, l’utilisation intensive des
réseaux sociaux tels que Facebook contribue néanmoins à la formation de nouveaux espaces
d’échanges d’informations et de débats qui se concrétisent parfois dans différentes formes
11
« Le système de responsabilité au travail : condamnés à ne pas être payés pour les heures supplémentaires ? »
(zeren zhi, zhuding lingbudao jiaban fei), Kuaile Gongzuoren – Cheers, n°64, janvier 2006 et Lienhe Wanbao, 2
octobre 2010.
12
Sur les rapports entre système éducatif et socialisation politique de la jeunesse taiwanaise, voir Jean-Pierre
Cabestan et Tanguy Le Pesant, L’esprit de défense de Taiwan face à la Chine. La jeunesse taiwanaise face à la
tentation de la Chine, L’Harmattan, 2009, p. 76-86.
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d’actions collectives « physiques ». Mais pour l’instant, leur influence reste limitée.
Les deux seuls partis de gouvernement de l’échiquier politique taiwanais – le KMT et le
Parti démocratique progressiste (PDP) – développent quant à eux une vision et un discours
économique très proches. Si, dans les années 1990, le PDP a joué un rôle moteur dans les
réformes à caractère social, il a aussi largement contribué à la libéralisation des échanges avec
la Chine populaire dans les années 2000 et il s’est prononcé à plusieurs reprises en faveur de
la mise en oeuvre de la plupart des mesures qui contribuent actuellement au creusement des
écarts de revenus.
Les médias relayent en revanche de plus en plus massivement le mécontentement et les
inquiétudes populaires. Sous l’effet de cette pression et à l’approche des élections, le
gouvernement Ma a fait passer plusieurs réformes destinées à améliorer les conditions de vie
des Taiwanais les plus démunis : hausse de 3% du salaire minimum, baisse du seuil de
pauvreté ouvrant droit aux aides de l’Etat, taxes sur les transactions immobilières à caractère
spéculatif et les achats de produits de luxe. Ces mesures ne semblent toutefois pas annoncer
une refonte radicale du modèle de croissance.
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