“L`eau à la bouche” de Michel Serres

Transcription

“L`eau à la bouche” de Michel Serres
“L’eau à la bouche” de Michel Serres
?
Serres M., Brisés, Paris, Flammarion, 1996.
« Nous sommes à ce point accoutumés à la vue de nos semblables que d’ordinaire nous
ne remarquons pas ce qu’a de monstrueux chacun des éléments qui constituent notre
structure. C’est à peine si l’érotisme déclenche de grands éclairs révélateurs, qui nous
font comprendre parfois la nature vraie de tel organe, lui restituant brusquement son
intégrale réalité et sa force hallucinante, en même temps qu’instaurant en déesse
souveraine l’abolition des hiérarchies, de ces hiérarchies sur les échelons desquelles, en
temps habituel, nous casons tant bien que mal les différentes parties du corps, mettant les
unes en haut, les autres en bas (selon la valeur que nous attachons aux diverses activités
dont elles sont le support), les yeux au faîte – puisqu’il paraît que ce sont d’admirables
fanaux, - mais les organes d’excrétion aussi lointainement bas qu’il est possible, audessous de tout niveau de flottaison, dans les caves humides d’une mer stagnante de
détresse, empoisonnée par des millions d’égouts...
Juste au-dessous des yeux, la bouche occupe une situation privilégiée, parce qu’elle est
le lieu de la parole, l’orifice respiratoire, l’antre où se scelle le pacte du baiser, bien plus,
croit-on, que l’usine huileuse des mastications. Il faut d’une part l’amour pour restituer à
la bouche toute sa fonction mythologique (elle n’est qu’une grotte tiède et mouillée, que
les dents garnissent pourtant de dures stalactites, et dans ses replis se dissimule la langue,
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dragon gardien de Dieu sait quels trésors !), d’autre part le crachat pour, d’un seul coup,
la faire tomber au dernier degré de l’échelle organique, en la douant d’une fonction
d’éjection, plus répugnante encore que son rôle de porte où l’on enfourne les aliments.
Le crachat touche de très près aux manifestations érotiques, parce qu’il introduit le
même «à vau l’eau» que l’amour dans la classification des organes. Comme l’acte sexuel
accompli au grand jour, il est le scandale même, puisqu’il ravale la bouche – qui est le
signe visible de l’intelligence – au rang des organes les plus honteux, et par suite
l’homme tout entier à la hauteur de ces primitifs animaux qui, ne possédant qu’une seule
ouverture pour tous leurs besoins et étant par conséquent exempts de cette séparation
élémentaire de l’organe de nutrition et de celui d’excrétion à quoi correspondrait la
différenciation du noble et de l’ignoble, sont encore plongés tout à fait dans une sorte de
chaos diabolique où rien n’est démêlé. De ce fait, le crachat représente un comble en tant
que sacrilège. La divinité de la bouche, par lui, est journellement salie. Quelle valeur
accorder, en effet, à la raison, aussi bien qu’à la parole, et portant à la prétendue dignité
de l’homme, si l’on songe que tout discours philosophique, grâce au fait que langage et
crachat proviennent d’une même source, peut légitimement être figuré par l’image
incongrue d’un orateur qui postillonne ?
Le crachat est enfin, par son inconsistance, ses contours indéfinis, l’imprécision relative
de sa couleur, son humidité, le symbole même de l’informe, de l’invérifiable, du nonhiérarchisé, pierre d’achoppement molle et gluante qui fait tomber, mieux qu’un
quelconque caillou, toutes les démarches de celui qui s’imagine l’être humain comme
étant quelque chose, - autre chose qu’un animal chauve et sans muscles, le crachat d’un
démiurge en délire, riant aux éclats d’avoir expectoré cette larve vaniteuse, comique
têtard qui se gonfle en viande soufflée de demi-dieu... »
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