Financer le shipping : reflets d`argent et golfes clairs

Transcription

Financer le shipping : reflets d`argent et golfes clairs
dossier
Financer le shipping :
reflets d’argent et golfes clairs
Ph. Gérard Crossay
L
Par Adam Kapella
Marie Curie 2012
Mission Flotte de commerce
« La mer, qu’on voit danser
le long des golfes clairs,
a des reflets d’argent »,
qui ont toujours stimulé
l’imagination financière.
L’espérance de gains
substantiels dans le
transport maritime
mobilise des capitaux
considérables en prenant
des risques comme il en
existe peu. Plus de 140M$
pour un porte-conteneur
de 16 000 EVP1, plus de
200M€ pour un ferry,
près d’un milliard d’euros
pour un paquebot du
type Costa Concordia.
es risques abondent : commerciaux
d’abord (risques de change et des
marchés) risques géopolitiques (la guerre
des Six-jours et la fermeture du canal de
Suez avaient fait la fortune des navires
d’Onassis), risque de mer enfin puisque
l’actif exploité se déprécie vite sous l’action
corrosive de l’eau salée et n’est jamais à
l’abri d’une avarie ou d’une erreur humaine.
Rarement autant de capitaux se sont trouvés
concentrés sur si peu d’actifs alors que
leur rendement est plus volatile que les
indices du S&P 500. À titre d’exemple, le
transport pétrolier a connu un pic l’hiver
dernier que les analystes peinent encore
à expliquer (+ 800 % pour les Suezmax2
sur le marché spot à 80 000$/jour contre
10 000$ sur un marché déprimé encore
les mois précédents).
Pour résoudre ces problèmes il a fallu
imaginer des solutions originales : depuis
les opérations commerciales du XVIe siècle
et le développement des quirats puis des
« joint stock companies » du milieu du
XIXe siècle lorsque l’essor des institutions
financières a permis d’accompagner la
mondialisation coloniale de l’économie,
l’ingénierie financière du XXe siècle a investi
un secteur de moins en moins conservateur.
Une crise majeure
Financer les actifs maritimes consiste à
mener un attelage où l’exigence de sécurité
doit composer avec des rendements volatiles
et des crises cycliques dans un contexte
mondialisé : le financement offshore est
un instrument standard de la construction
navale et la spéculation, le pendant d’une
incertitude jamais résorbée.
D’une part, l’engagement des capitaux
propres et l’obtention de crédit bancaires
restent le mode traditionnel de financement
après-guerre. Éprouvé, il repose sur la
certitude d’une exploitation garantie par
un contrat d’affrètement-à-temps. Ce
mécanisme (charter-backed finance)
implique plusieurs dizaines de banques
parfois (syndication) et régule l’ajustement
de l’offre et de la demande en sécurisant
l’emploi des navires. Fondé sur une microanalyse du marché, il intègre aussi bien les
taux de fret que les conditions de revente du
navire qu’il accompagnera entre 5 et 7 ans.
Ce mode de financement reste encore le
plus fréquent (avec un portefeuille global
d’environ 250Mds $)
D’autre part, le placement spéculatif pousse
à acheter des coques aujourd’hui pour les
revendre lorsque le marché reprendra de la
vigueur (asset play). Informé des évolutions
macro-économiques, des investisseurs
comptent sur des plus-values cycliques
(des navires de 5 ans ont été revendus
entre 150 % et 40 % du prix du neuf) sans
toujours se soucier de générer du fret.
Entre ces modes antinomiques, il existe
un dégradé de solutions offrant autant
de tempéraments possibles où l’expertise
confidentielle s’ouvre progressivement au
grand public : crédits à la construction,
fonds collectifs néerlandais et allemands
(KG houses).
Depuis 2008, une crise majeure affecte le
financement maritime et incite les banques
à réduire sensiblement leur exposition.
L’augmentation des ratios prudentiels
(Bâle III) n’explique que partiellement le
credit crunch du transport maritime : des
incertitudes pèsent sur certains segments où
les surcapacités générées par le reflux des
échanges commerciaux et les commandes
excessives des années 2000, tardent à
se résorber en plombant les comptes
d’exploitation des grandes compagnies.
Selon les types de navires, ces surcapacités
représentent entre 10 % et 20 % de l’offre
mondiale de transport. Les banques qui ont
développé une expertise fine du secteur
cèdent principalement des actifs aux fonds
anglo-saxons (Oaktree, Capital Partner,
Blackstone...). Ces derniers adoptent des
1 - EVP : Equivalent 20 pieds: format standard du conteneur.
2 - « Suezmax » taille des pétroliers emportant plus de 120 000 tonnes de
lourd en brut traversant le canal de Suez.
/ juillet-août 2014 / n°443
17
dossier
Splendeur et réalité de la mer
stratégies différentes, les dettes se trouvent
ne rester qu’une solution d’appoint si elle
converties en capitaux propres (environ
devait affecter le mode opératoire des
18 Mds$) alors que l’appréciation des
compagnies maritimes.
risques se concentre davantage sur les
conditions de cession rapide des actifs.
Deux défis
Ces mutations pourraient entraîner des
Ces modes de financement renouvelés
changements profonds dans les stratégies
conviennent encore moins aux transports
d’exploitation alors que la conjoncture
du vrac et des produits pétroliers, a fortiori
envoie des signaux de reprise. Le recours
lorsque les armateurs ont une stratégie de
accru aux émissions de bonds sur les
tramping (voyages ponctuels selon une
marchés obligataires (à rendements élevés
feuille de route souvent confidentielle) :
(>9 %) sur des marchés pourtant très
les demandes fluctuent sans garantie et les
liquides du fait des ratings défavorables),
écarts de rentabilité restent trop grands pour
pose une exigence croissante de visibilité sur
satisfaire le gestionnaire d’un portefeuille
l’exploitation des navires. La sécurisation
obligataire.
croissante des chaînes d’approvisionne­
Deux défis se présentent aujourd’hui aux
ment en conteneurs par exemple avec
armements. Le centre de gravité du fi­
un objectif centré sur la régularité des
nancement du shipping tend à se déplacer
ren­dements des grandes routes (Liners)
vers l’Asie : Hong Kong et Singapour. Le
n’est cependant qu’une réponse partielle.
repli des partenaires bancaires, parfois
Souvent classés en dessous de l’investment
spectaculaire pour certains pays comme
grade (BBB), les intérêts exigés restent
l’Allemagne, coïncide avec l’arrivée de
élevés y compris sur des secteurs où les
nouveaux investisseurs aux cultures
éco­nomies d’échelle se sont accélérées
étrangères au shipping : les fonds
et où l’exploitation s’est rationalisée au
anglo-saxons (recouvrant aussi bien les
plus haut degré (porte-conteneurs géants,
ges­tionnaires des fonds de pension que
alliances opérationnelles, suivi satelli­taire
les investisseurs avertis) et les banques
de la vitesse des navires).
chinoises (for­tement encadrées dans leur
L’entrée en Bourse de grands noms du
politique de crédit). L’expertise en matière
shipping (Maersk, DFDS
de crédit maritime reste
mais aussi le groupe
prin
­c ipalement euro­
La personnalisation
Bourbon en France) est
péenne : l’ap­préciation
des stratégies
éga­lement synonyme de
des risques et des chartes
possède une
nouvelles formes de gou­
d’af­­frètement réunit sou­
vernance ; elles posent des
vent un cercle restreint de
dimension
exi­gences croissantes de
con­naisseurs. Dans ces
dynastique qui n’est
légi­timation des décisions
condi­tions, la compétition
pas un archaïsme
qu’il faut concilier avec
entre les pavillons (et des
mais une tactique
les pratiques personnali­
réglementations so­ciales)
sées des armateurs. La
se double d’une concur­
éprouvée
per­sonnalisation des stra­
rence que se livrent les
tégies possède une dimension dy­nastique
places financières susceptibles de soutenir
(CMA CGM, Louis-Dreyfus Armateurs) qui
les po­li­tiques de flotte.
n’est pas un archaïsme mais une tac­
La montée en puissance des normes
tique éprouvée. Dans une éco­nomie de
environnementales au niveau européen et
l’incertitude, la transmission générationnelle
international représente un coût de mise
a secrété les grands armateurs grecs et
en conformité estimé à plusieurs milliards
norvégiens. L’armateur engage ses fonds
d’euros. L’ingénierie financière n’a pas
et concentre les pouvoirs de décision pour
dé­veloppé jusque-là d’outils spécifiques
maintenir une très grande réactivité à la
répondant aux questions posées par cette
conjoncture. L’esprit entrepreneurial est
compliance (traitement des eaux de ballast,
encore très présent au sein de ce monde.
des émissions de soufre, de dioxydes
La réduction de l’incertitude demande des
d’azote, de particules ou de CO2). Sans
expériences qui restent confidentielles dans
retours sur investissement et sans l’effet
un en­vironnement ouvert et risqué : le
de levier obtenu avec des financements pu­
recours aux financements titrisés pourrait
blics (fonds communautaires, aides d’État),
18
/ juillet-août 2014 / n°443
l’investissement environnemental pour la
préservation des « golfes clairs » ne semble
pas encore être une priorité de la finance
maritime. ■

Documents pareils