Le domaine de Trianon en 1810, par le prince Charles de Clary

Transcription

Le domaine de Trianon en 1810, par le prince Charles de Clary
Ressources documentaires
Le domaine de Trianon en 1810, par le prince Charles de Clary-et-Aldringen.
« À Louise. Paris, mardi vingt-quatre avril 1810.
Journée très intéressante à Versailles avec les Schœnborn, les Leyen, M. de
Dalberg, Wratislaw, Cavriani, le petit Starhemberg. Nous avons couru depuis une heure
jusqu’à huit heures, aussi étions-nous sur les dents. Rien n’est fatigant à voir comme
Versailles.
Après un déjeuner chez Mme Raimbault, restaurateur, nous sommes allés au château :
il est dans un état de dégradation pitoyable, pas un meuble, rien que des tableaux de la
nouvelle école française. Les anciennes peintures des plafonds pendent en lambeaux,
les glaces sont brisées. Chaque porte, chaque fenêtre rappelle quelque événement. On
a, d’un côté, les souvenirs de Louis XIV, de l’autre, ceux de la Révolution et ils se
confusionnent tellement entre la plus haute gloire du trône et son plus grand
abaissement qu’on peut à peine les débrouiller. Depuis un moment, au regard des
siècles, cet immense bâtiment est sorti du néant et déjà il y est rentré, et des siècles
paraissent écoulés depuis la chute de Versailles ! Rien n’est triste comme la ville : cette
ville qui n’eut jamais qu’une vie factice par la présence de la Cour et, même dans ce
temps-là, était triste quoiqu’elle comptât, dit-on, quatre-vingt mille habitants. Elle n’en
compte pas vingt mille aujourd’hui, et l’herbe pousse dans les rues. En chemin déjà, je
croyais voir la route couverte de voitures, de gens qui allaient et venaient, de courtisans
empressés à chercher un regard, un mot du maître. Je voyais cette grande voiture
dorée de Louis XIV, je le voyais lui-même avec ses grosses boucles et son petit
chapeau, enivré d’encens, pouvant se croire le roi du monde, entouré de gardes, suivi
de toute la cour ; je voyais, dans la troisième voiture, Mlle de la Vallière... Imagination !
Mais le moyen de n’en point avoir ici où tout parle du passé ? [...]
On va restaurer Versailles ; déjà on travaille à force extérieurement. C’est un
ouvrage immense, le devis des choses indispensables atteint soixante millions, et le
devis général plus de deux cents ; on dit que l’Empereur accepte ce dernier devis. On
va redorer les plafonds, réparer les tableaux, mais il y aura des N et l’esprit de Louis
XIV, s’il revient, ne retrouvera pas son chiffre qu’il croyait bien ne devoir jamais périr.
Vous n’avez pas idée comme ce château m’a rendu triste.
[…]
Comme je vous l’ai dit, il n’y a plus de meuble, mais des tableaux de la nouvelle
école française dont on fait tant de cas ici. La masse de croûtes et d’horreurs qui en
sortent est étonnante. Quelles couleurs, quel dessin et, bien souvent, quelle composition
monstrueuse ; fort peu de ces tableaux, vraiment, méritent une exception. J’ai remarqué
Le Passage du Saint-Bernard, un horrible tableau de la guerre de Vendée, un Oreste
tourmenté par les Furies, puis des Couronnements, des traits de la vie de Napoléon :
tout en est plein.
[…]
Nous visitâmes encore les deux Trianons, meublés avec un luxe de conte de
fées. L’Orient n’a jamais connu, je crois, rien d’aussi beau en bronzes, velours brodés,
porcelaines, peintures, parquets, cheminées, et tout est du meilleur goût. On vient de
Ressources documentaires
gâter, en la fermant de vitrages, une belle galerie ouverte du Grand Trianon ; on
prétend, il est vrai, que cette galerie rendait le château inhabitable.
Dans les appartements, j’ai remarqué quatre tableaux, malheureusement bien
peints, de l’avant-dernière guerre. Celui de la reddition d’Ulm est, hélas, d’un grand
effet. On y retrouve Mack, on devine le prince Maurice* et d’autres. Ailleurs, il y a un
vase et des tables de malachite, présent de l’empereur de Russie qui sont la plus belle
chose du monde. Dans une galerie fort longue se trouvent une quantité de jolis tableaux
de cabinet faits par des artistes vivants ; je n’ai reconnu beaucoup que je connaissais
par les Annales de Londres, comme Dédale et Icare, Le Chien et l’Enfant. La nouvelle
école est bien plus heureuse en petits sujets qu’en grands tableaux ; c’est le genre
auquel, à mon avis, les peintres français devraient se tenir. Tout ce qui demande de la
grâce, de l’esprit, de jolis détails, voilà leur fait. […]
Ce qui a surpassé notre attente, c’est le jardin anglais du Petit Trianon. On
rétablit la tour, on va rétablir le hameau exactement comme du temps de MarieAntoinette. Le temple rond est un chef-d’œuvre de travail. On nous a refusé l’entrée du
petit théâtre sur lequel jouait la reine : il vient d’être restauré, l’Empereur ne l’a pas
encore vu lui-même et, en attendant, on ne le montre à personne. Le pavillon
d’habitation est petit mais charmant. L’appartement vient d’être meublé à neuf pour
l’Impératrice ; une partie des pièces ne sont que des entresols, par exemple la chambre
à coucher, garnie en mousseline blanche brodée d’or et du meilleur goût. Il faudra un
fier estomac à Sa Majesté pour habiter le Petit Trianon. […] Il pourrait, d’ailleurs, y avoir
des souvenirs désagréables tapis dans les coins de cet appartement, qu’aimait et
habitait une femme si malheureuse et si intéressante.
Les deux Trianons sont maintenant réunis par un enclos qui les sépare du parc de
Versailles ; je crois même que, dorénavant, ils doivent être inaccessibles aux vulgaires
humains. »
CLARY-ET-ALDRINGEN, Charles de, Souvenirs : Trois mois à Paris lors du mariage de
l’empereur Napoléon Ier et de l’archiduchesse Marie-Louise, Paris, Plon, 1914, p. 172180.
Clary-et-Aldringen, Charles de (Vienne 1777-id. 1831). Au lendemain du mariage par procuration,
célébré à Vienne entre la princesse Marie-Louise et l’empereur des Français, Charles de Clary-etAldringen est chargé par l'empereur d'Autriche de porter une lettre à Napoléon Ier. Il arrive à Paris
quelques jours avant la nouvelle impératrice et y passe trois mois, de mars à juin 1810. Les lettres écrites
à ses parents et à ses amis demeurés en Autriche forment ses Souvenirs et donnent une image précise
de la vie de la capitale française à cette époque.
* Note de l’éditeur : « Le prince Maurice de Liechtenstein, général-major autrichien, avait été chargé par le général en chef Mack de
traiter de la capitulation d’Ulm. Il négocia d’abord avec Ney, puis avec Berthier, puis enfin avec Napoléon lui-même. »