i, JUSTICE ADMINISTRATIVE ET DIGNITE HUMAINE
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i, JUSTICE ADMINISTRATIVE ET DIGNITE HUMAINE
" . JUSTICE ADMINISTRATIVE ET DIGNITE HUMAINE par François LLORENS Professeur à l'Université de Strasbourg Avocat au Barreau de Strasbourg « Ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n'a pas seulement une .valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une dignité». Cette phrase, extraite des « Fondements de la métaphysique des mœurs» d'Emmanuel Kant(l) est censée être suffisamment connue pour avoir les honneurs du rapport du comité chargé de réfléchir à la constitutionnalisation de nouveaux droits qu'a présidé Madame Simone Veil(2). La citation pourra sembler curieuse en exergue d'un rapport présenté par un praticien, usager de la ju~tice administrative. A la réflexion, elle est peut-être moins déplacée qu'il n'y paraît. D'abord, parce que si le justiciable invoque la dignité humaine, c'est qu'il a la conviction (à tort ou à raison) qu'une valeur essentielle et absolue de sa personne ou de l'être humain en général a été méconnue. Ensuite, parce que la phrase d'Emmanuel Kant a le mérite de rappeler qu'avant d'être un concept juridique, la dignité humaine est un concept philosophique et que cette nature même explique sans doute, pour une part au moins, le traitement à la fois éminent, mais aussi précautionneux, que lui réserve le juge administratif. Au demeurant, il n'est pas rare qu'en la matière, la réflexion philosophique se mêle étroitement à l'analyse juridique, voire en constitue le fondement. Il est même àrrivé que la philosophie kantienne, pour en revenir à elle, serve de base théorique à des conclusions de Commissaire du Gouvemement(3). , 1 1 ,i J 1 =ï , ~ Quelque inclination qu'il éprouve pour la philosophie, cet usager de la justice administrative qu'est l'avocat est cependant contraint d'abandonner très vite les sommets de la métaphysique pour des préoccupations plus pratiques, et donc nécessairement plus terre à terre. Son office le conduit à se poser quelques questions simples: quand est-il possible d'invoquer la dignité humaine devant le juge administratif, sur quel fondement et (surtout) avec quelle chance de succès? 1785, Livre de poche 1993, p. 113 Redécouvrir le préambule de la Constitution, Documentation française, 2009, p. 92 (3) M. Heers, Conclusions sur CAA de Paris, 9 juin 1998, Senanayake et Donyoh, RFDA 1998, p. 1231 ; et, pour une analyse critique, S. Hennette-Vauchez, Kant cl lehovah ? Refus de soins et dignité de la personne humaine, D.2004,p.3154 (1) (2) ., 2 Ces questions auraient-elles été posées à un membre du barreau il y a seulement tIne vingtaine d'almées qu'elle l'aurait plongé dans Ull certain embarras. Il aurait certes pu citer nombre de textes internationaux ou nationaux imposant le respect de la dignité de la personne humaine. Mais, de décisions de justice administrative, fort peu. Tout au plus, aurait-il pu évo~uer quelques arrêts soulignant expressément la nécessité de préserver cette dignité(4 ou dOllt la solution paraissait implicitement en découler(5). C'est peu dire que les choses ont évolué depuis lors. Ell l'espace de quelques années, celle-ci a en effet acquis une importance telle que l'on a pu considérer l'attention qui lui est portée comme proche de l'obsession(6). Pour reprendre une formule du rapport du comité Veil déjà cité: « ... de partout, l'appel à la dignité fait partie des formes les plus incontournables du discours public »(7) et si l'on voulait une preuve supplémentaire de sa place désormais centrale, il suffirait de constater que le seul principe dont le même comité recommande l'inscription formelle dans la Constitution est précisénlent celui de la dignité de la personne humaine(8). La jllridictioll administrative ne pouvait naturellenlent rester - et Il' est pas demeurée - à l'écart - de ce mouvement. Après les quelques arrêts précurseurs déjà évoqués, elle s'y est inscrite avec éclat par l'adoption de la décision d'assemblée du Conseil d'Etat du 27 octobre 1995 « Commune de Morsang-sur-Orge »(9), consacrée depuis lors comme l'un des grands arrêts de la jurisprudence administrative, dans laquelle il est affirmé solennellement que «le respect de la. dignité de la personne humaine est une des composantes de l'ordre public ». Ce faisant, le Conseil d'Etat emboîtait le pas au Conseil constitutiolmel qui avait peu avallt promu au rang de principe à valellr constitutionnelle la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation(1 0). Depuis lors, un nombre non négligeable de ses décisions font application de ce principe ou se réfèrent, de manière plus générale, à la digllité humaille ou à la dignité de la personne humaine. Voir respectivement: CE, Il juillet 1990, Ministre des affaires sociales et de l'emploi cl Syndicat CGT de la Société Griffine Maréchal, Rec. CE, p. 215 ; CE Assemblée, 2 juillet 1993, Milhaud, Rec. CE, p. 114, conc!. R. Kessler ; RFDA 1993, p. 1002, conc!. ; AIDA 1993, p. 530, chrono Ch. Maugüe et L. Touvet (5) CE, 28 juillet 1993, Association « Laissez-les vivre - SOS Futures Mères », Rec. CE, p. 235 (6) G. Lebreton, La protection des droits fondamentaux de la personne hunlaine en droit administratif français in les Droits fondamentaux de la personne humaine en 1995 et 1996, L'Harmattan 1998, p. 29 (7) Rapport précité, p. 86 (8) Rapport précité, p. 85 et s. (9) Rec. CE, p. 372, conc!. P. Frydman ; GAJA 2009, n° 98 (10) Décision nO 94-343 et 344 DC du 27 juillet 1994, Loi sur la bioéthique, Rec. Conseil const. p. 100 (4) 3 Dans un contexte où la dignité humaine fait figure de valeur suprême et où elle connaît en outre un processus de juridicisation déjà largement engagé, il paraît naturel que le justiciable et son conseil fondent sur elle les plus grands espoirs et attendent de la justice administrative qu'elle ne les déçoive pas (I). Mais, outre qu'ils semblent manifester jusqu'à présent une certaine réserve dans l'invocation de la dignité humaine en tant que principe autonome, ils ne peuvent, dans la formulation de leurs demandes et la construction de leur argumentaire, faire abstraction de la position du juge qui paraît elle aussi empreinte d'une certaine prudence (II). Cela ne les empêche pas pour autant de souhaiter une évolution de sa jurisprudence ni, en tout cas, de s'interroger sur les perspectives qu'elle leur offre dans l'avenir (III). * * * 1. LES ATTENTES DU JUSTICIABLE Que les attentes du corps social en matière de protection de la dignité humaine soient considérables, voilà qui ne fait aucun doute et qui a déjà été dit. Que les justiciables fondent espoir sur le juge pour garantir cette dignité, cela n'est pas davantage contestable. Mais qu'ils traduisent leurs demandes au plan contentieux en faisant appel au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et à lui seul, voilà qui appelle une appréciation plus nuancée. j l l J j ~ A. Les justiciables devraient pourtant y être incités par les vertus que l'on prête au concept de dignité humaine et, dans une certaine mesure (mais dans une certaine mesure seulement), par la jurisprudence administrative elle-même. Qualifié de «concept absolu, s 'il en est» par le Commissaire du Gouvernement Frydman dans ses conclusions sur l'arrêt « Commune de Morsang-sur-Orge », il est présenté par d'autres comme « indérogeable »(11 ) ou encore, au terme d'une surenchère de qualificatifs, « d'indémontrable, indérogeable et indiscutable »(12). (II) (12) 94 N. Lenoir, Bioéthique, constitutions et droits de l'Homme, Diogene 1995 Qualificatifs repris à son compte par Mme Boutin lors de son audition par la Comité Veil, rapport précité, p. 4 N'étant pas définie, mais étant néanmoins considérée, de l'avis général, comme de l'essence de l'humanité, la dignité humaine est par ailleurs censée receler des potentialités illimitées. Comment, dans ces conditions, les justiciables ne seraient-ils pas tentés d'inviter les juridictions à remplir, pour la sauvegarde de leurs droits, ce que l'on a pu appeler une «coquille vide »(13) disponible pour elles ou en termes moins respectueux « un concept valise » ? D'autant que s'ajoutent à cela des raisons plus prosaïques ou en tout cas plus pratiques: à partir du moment où un principe existe et qu'entre autres consécrations, il se voit reconnaître valeur constitutionnelle, pourquoi se priver de l'invoquer, même si la situation ne s'y prête pas vraiment ou si la pertinence du moyen qui en est tiré est douteuse. C'est le « on ne sait jamais» du justiciable ou de son conseil, qui cherche à faire flèche de tout bois pour faire triompher ses droits ou intérêts, mais qui parfois aussi s'en remet à la dignité humaine comme à un recours suprême lorsqu'il désespère des autres moyens que lui offre le droit pour remédier à une situation de détresse morale, physique ou sociale qu'il estime intolérable. La tentation d'en appeler au respect de la dignité humaine se mue alors naturellement en tentative. B. L'on ne peut d'ailleurs pas dire que la jurisprudence administrative décourage vraiment l'une ou l'autre, du moins si l'on s'en tient au champ d'application possible qu'elle reconnaît à la dignité humaine. Son respect est en effet dû aussi bien aux vivants qu'aux défunts(l4). Elle est en principe invocable tant pour protéger l'intégrité physique et mentale de la personne que pour lui garantir des droits sociaux élémentaires tels le droit de disposer d'un logement(l5) ou, s'agissant des gens du voyage, d'aménagements décents sur les emplacements qui leur sont dédiés(16). Bien plus, la dignité humaine n'est pas conçue uniquement comme le droit de chaque personne au respect par les tiers de sa propre dignité, mais comme une qualité inhérente à l'humanité qui s'incarne en chaque homme et qui s'impose à lui, au besoin contre sa volonté. De droit, la dignité se transforme alors en devoir, opposable à l'homme par ses semblables. C'est l'un des apports remarquables de l'arrêt « Commune de Morsang-sur- S. Hennette-Vauchez et autres, Voyage au bout de la dignité humaine, Université de Paris II, 2004, p. 19 CE Assemblée, 2 juillet 1993, Milhaud, prée. ; CE, 30 août 2006, Association Free Dom, Rec. CE p. 392 ; CE, 26 novembre 2008, Syndicat mixte de la Vallée de l'Oise et Commune de Fresnières, à publier au Recueil Lebon; BJCL n° l/2009, p. 33, conel. M. Guyomar; Revue Environnement 2009, n° 5, note B. Gillig; AIDA 2008, p. 2252, obs. Y. Jegouzo (15) CAA Versailles, 21 septembre 2006, ATD Quart-Monde et autres, n° 04VE00056 (16) CAA Nancy, 4 décembre 2003, Commune de Verdun, n° 98NC02530, se référant à la décision du Conseil constitutionnel n° 94-359 DC du 19 janvier 1995, Loi relative à la diversité de l'habitat, Rec. Conseil const. p. 176, qui fait du droit au logement un objectif de valeur constitutionnelle (13) (14) 5 Orge» que d'avoir consacré cette approche possible - mais aussi controversée - de la dignité humaine. Enfin, la sauvegarde de la dignité humaine constitue aussi bien un fondement possible des décisions administratives qu'une limite à l'action de l'administration et lorsqu'elle se trouve méconnue par cette dernière, elle est susceptible d'engager sa responsabilité(17). Ce recensement cursif n'épuise certes pas le sujet. Mais il laisse pressentir - et la doctrille qui lui est consacrée le confirme - que l'appel à la dignité humaine peut a priori couvrir Ull champ d'tlne extrême étendue, touchant aux questions, aux situations et aux faits les plus divers: proxénétisme et prostitution; bizutage; harcèlement sexuel; pornographie; droits sociaux (à l'éducatioll, au travail, au logement, à la santé); convictions religieuses; utilisations de son corps (par exen1ple dans le cadre de la gestation pour autrui) ; expérimentations médicales ; droit à la vie; euthanasie; etc ... c. Face à LIn tel éventail de possibilités, on s'attendrait à ce que les justiciables et leLlrs conseils invoquent massivement le principe de sauvegarde de la dignité humaine. La réalité semble pourtant être quelque peu différente. Au 23 novembre de cette almée 2009, la base de données Légifrance faisait apparaître, dans les arrêts rendus depuis 1960 par le Conseil d'Etat et les Cours administratives d'appel, 63 occurrences de référence à la dignité de la personne humaine et 103 occurrences de référence à la dignité humaine, dont respectivement 12 et 16 sur les deux dernières années(l8). Commentant les mêmes chiffres arrêtés en jUill 2008(19), l'auteur d'un riche article paru dans la Revue française de droit administratif estimait que c'est peu en une cinquantaine d'années(20). On peut lui en donner acte, même en partant de ce présupposé que les atteintes à la dignité humaine ne devraient pas, en principe, être légion dans t111 état démocratique. Et de fait, les analyses statistiques qui Ollt été faites de la jurisprudence administrative montrent que le principe de dignité humail1e est rarement invoqué seul par les justiciables et que c'est également dans une minorité de cas que le juge statue sur son fondement exclusif21). CE, 16 février 2009, Avis contentieux d'Assemblée, Mme Madeleine A. et M. Joseph B., à publier au Recueil Lebon: à propos des persécutions antisémites perpétrées lors de la seconde guerre mondiale ; TA Rouen, 27 mars 2008, Donat, D. 2008, p. 1959, note Herzog-Evans; AIDA 2008, p. 668: à propos des dommages subis par un détenu du fait de ses conditions d'encellulement; .CAA Nancy, 4 décenlbre 2003, Commune de Verdun, prée. (18) Les occurrences du mot dignité s'élevaient dans ces mêmes arrêts à 30 en 2009 ; 45 en 2008 ; 50 en 2007 ; 52 en 2006 ; 35 en 2005 et 34 en 2004, sachant que la dignité ainsi invoquée n'est pas uniquement celle de la personne humaine, mais qu'elle peut être, par exenlple et notamment, celle d'une profession détemlinée (19) A savoir 364 arrêts faisant référence à la dignité humaine (20) M. Canedo-Paris, La dignité humaine en tant que composante de l'ordre public: l'inattendu retour en droit administratif d'un concept controversé, RFDA 2008, p. 979 (21) S. Hennette-Vauchez et autres, étude précitée (17) 6 D. Comment expliquer cette réserve du justiciable? D'abord, sans doute, par le fait qu'il dispose d'autres armes pour assurer la défense de la dignité humaine ou des droits qu'il estime en découler: celles fournies par les autres principes inscrits dans la Constitution et son préambule; et, surtout, celles que lui offrent les conventions internationales - à commencer par la CEDH(22) - qui présentent cet avantage essentiel- et jusqu'à il y a peu exclusif - de primer les lois nationales et de permettre d'en écarter l'application. La réserve du justiciable peut également s'expliquer par l'indétermination même, déjà relevée, de la notion de dignité humaine, indétermination qui est à double tranchant: d'une notion indéfinie, on peut, en effet, à la fois tout espérer en théorie et douter de son efficacité pratique. Quoique l'on ait pu dire précédemment des tentations qui guettent le justiciable et son conseil, ils préfèreront toujours se fonder sur des stipulations ou des dispositions de texte plutôt que d'invoquer « à l'aveugle» un principe dont ils ignorent les implications exactes. Enfin, la réserve du justiciable se nourrit sans doute de celle du juge administratif dont il sera question ci-après et dont il tire les conséquences. E. On peut néanmoins penser, sans trop s'avancer, que pour les raisons qui ont été dites en introduction de ce propos, l'invocation autonome du principe de sauvegarde de la dignité humaine ira croissant.L'auteur déjà cité qui relevait la faiblesse relative du recours à ce principe le reconnaît d'ailleurs elle-même: « Les administrés, écrit-elle, ne s y trompent guère non plus qui, sans doute conseillés par leurs avocats (sic 1), font un large usage du concept de dignité humaine, allant même jusqu'à l'invoquer dans des situations improbables »(23). Le constat qu'elle dresse ainsi, tout en le relativisant, doit sans doute être compris comme une anticipation sur un développement futur du recours à la dignité humaine, développement d'ailleurs annoncé par l'auteur d'une thèse de référence sur la personne humaine lorsqu'il écrivait (en 2003) : « Tout tend à montrer qu'il faut s'attendre à une extension de la référence à la dignité humaine dans de nombreux domaines où le droit, (22) Notamment en ses articles 2 consacrant la protection du droit de toute personne à la vie; 3 interdisant la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants; 8 consacrant le droit au respect de la vie privée et familiale; 9 et 10 sur les libertés de pensée, de conscience et de religion, d'une part; d'expression, d'autre part; et son protocole n° 12 relatif à l'interdiction générale de la discrimination à laquelle la Convention européenne des Droits de l'Homme donne une portée extrêmement large (23) Article précité, RFDA 2008, p. 988 7 qu'il prohibe ou encourage des comportements publics ou privés, attend une assisse conceptuelle légitimante ou directement ejJective(24) ». C'est dire tout l'intérêt que peuvellt porter le justiciable et son conseil à la réponse qu'apporte, en l'état, le juge administratif à leurs attentes. * * * II. LA REPONSE DU JUGE Le mieux placé pour indiquer ce qu'est cette réponse n'est natllrellement pas le justiciable, mais le juge lui-même dont la vision des choses est désormais COllllUe. De l'avocat, on attend une appréciatioll critique. Mais cette appréciation risque elle-même de varier selon qu'il défend les intérêts d'une administratioll à laquelle sont reprochés des atteintes à la dignité humaine ou les droits d'lln administré qui s'en estime victime. Partant du principe que, dans un cas comme dans l'autre, il se doit de cOllllaître la tonalité générale de la jurisprudence administrative pour accomplir correctement sa tâche, même s'il est de son souhait de la faire évoluer, c'est de cette tonalité générale, telle que peut la percevoir l'avocat, qu'il sera question ici. Pour autant que les cas d'espèce dont la juridiction administrative a eu à connaître permettellt d'en juger, sa jurisprudence se caractérise par une certaine prudence dans le maniement du concept de dignité humaille, et ce quel que soit le cas de figure considéré: que ce concept soit invoqué par l'administration pour justifier ses décisions ou par les justiciables pour faire sanctionner les atteintes dont ils s'estiment victimes. A. En dehors de dispositions textuelles expresses faisant de la digllité humaine le bllt de l'action administrative(25), les arrêts admettant qu'elle puisse servir de fondement aux décisions de l'administration sont aussi remarquables que rares. Leur domaine d'élection est celui de la police administrative. L'arrêt «phare » en la matière est ceilli déjà cité, rendu dans l'affaire « Commune de Morsang-sur-Orge », par X. Bioy, Le concept de personne humaine en droit public, Dalloz 2003, n° 124, p. 69 Par exemple celle de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et des conventions conclues par le CSA habilitant celui-ci à sanctionner les atteintes à la dignité humaine - Voir à ce sujet, CE, 30 août 2006, Association Free Dom, prée. (24) (25) 8 lequel le Conseil d'Etat a considéré que l'attraction de « lancer de nain» est contraire à cette composante de l'ordre public que constitue le respect de la dignité de la personne humaine. La solution est d'autant plus marquante qu'elle s'impose alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause; que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition moyennant rémunération et qu'il n'existait pas de ces circonstances locales particulières qui conditionnent en règle générale la légalité des mesures de police. , - , Pour remarquable qu'il soit, l'arrêt est cependant resté sans postérité très fournie jusqu'à présent. Le Conseil d'Etat, statuant comme juge des référés, a certes rendu une autre décision également remarquée dans l'affaire dite de «la soupe au cochon »(26). Contrairement au premier juge, il a admis la légalité de l'arrêté préfectoral interdisant sa distribution, en relevant qu'elle avait été conçue comme une démonstration susceptible de porter atteinte à la dignité des personnes privées du secours proposé. Mais il a également fondé sa décision sur la considération que cette démonstration pouvait susciter une réaction génératrice de troubles à l'ordre public, la conformant ainsi - pour une part au moins - a u moule classique de sa jurisprudence en matière de police administrative. B. Surtout, il apparaît que toutes les autres tentatives des autorités locales de police de justifier leurs décisions par la seule volonté de préserver la dignité de la personne humaine, en dehors de risques avérés de troubles à l'ordre public et de circonstances locales particulières, se sont soldées par un échec. j =1 l 1. Il en est allé d'abord ainsi des mesures visant à protéger la moralité publique sous prétexte d'atteinte à la dignité humaine. J --l l «Les liaisons dangereuses» entre police administrative et moralité publique ont toujours constitué un sujet sensible. Le débat a connu un regain d'actualité avec l'arrêt « Commune de Morsang-sur-Orge ». Expressément au moins, le Conseil d'Etat ne fonde pas la solution sur des raisons de moralité publique. Mais c'est par elles que le Commissaire du Gouvernement, M. Frydman, la justifiait, tout en estimant que la moralité ou l'immoralité du lancer de nain était affaire de «l'intime conviction de chacun ». A la suite de quoi, le Professeur Chapus écrivait que: «C'est d'ailleurs pourquoi, d'une façon générale, s'il est bien que les juges fassent de la morale, c'est à condition qu'ils en fassent le moins possible »(27). On peut vouloir comprendre par là qu'il doit effectivement en faire, mais uniquement lorsque cela s'avère nécessaire. J On ne sait si le conseil a été entendu. Toujours est-il qu'il semble bien avoir été suivi puisque deux ans après l'arrêt « Commune de Morsang-sur-Orge », le Conseil d'Etat a annulé un arrêté interdisant l'affichage publicitaire en faveur de messageries roses, faute (26) (27) CE, 5 janvier 2007, Ministre d'Etat, Ministre de l'Intérieur, Rec. CE, tables p. 1014 Droit administratif général, tome 1, 15ème éd., n° 910, p. 710 9 de menaces de troubles à l'ordre public, de circonstal1ces locales particulières et d'éléments produits à l'appui du moyen tiré de la nécessité de prével1ir des· atteintes à la dignité de la personne humaine(28). 2. Une résistance ou une prudence analogue du juge s'est également manifestée à l'égard des mesures à finalité sociale que les autorités de police ont tenté de justifier par la nécessité de préserver la dignité des personnes. Une jurisprudence abondante des Cours administratives d'appel a ainsi censtlré les arrêtés nltlnicipaux interdisant les coupures d'eau, de gaz ou d'électricité à l'encontre de personnes en situation sociale difficile, dès lors qu'aucun trouble à l'ordre public, actuel ou prévisible, n'était pas établi(29). Il en est allé de même des arrêtés municipaux interdisant les expulsions locatives des fanlilles el1 difficulté pour des raisons économiques et sociales, les dispositions de la loi nO 91-650 du 9 juillet 1991 (article 16) réservant à l'Etat et à lui seul la charge de prêter le concours de la force publique à l'exécution des jugements ainsi que l'appréciation des risques engendrés par letlr mise en œuvre, et la prise en compte des cOl1sidérations d'ordre humanitaire relevant, quant à elle, de la seule autorité judiciaire(30). Tout au plus, faut-il relever que dans un arrêt ailtérietlr à ceux dont découle cette solution, la Cour de Versailles avait réservé l'hypothèse de «circonstances exceptionnelles tenant à la sauvegarde de l'ordre public et à la nécessité notamment d'éviter toute situation contraire à la dignité humaine »(31). Cette réserve ne se retrouve toutefois plus dans ses décisions ultérieures portant sur le même problème et, en toute hypothèse, quand bien même elle serait reprise, elle ne trouverait à s'appliquer -selon les termes mêmes de l'arrêt cité- que dans des cas exceptionnels. c. La tOl1alité dominante de la jtlrisprudence n'est guère différente si on el1visage, à présent, la dignité humaine dans sa fonction essentielle, celle d'une protection accordée aux personnes contre les atteintes que pourrait leur porter l'administration. 1. Certes, le juge a été amené à reconnaître à plusieurs reprises que certains faits portaiel1t atteinte à la digl1ité humaine, tels le harcèlement moral d'un fonctionnaire par son supérieur hiérarchique(32) ; l'incitatiol1 des animatetlrS d'une émission radiodiffusée CE, 8 décembre 1997, Commune d'Arcueil, Rec. CE, p. 482 Voir par exenlple: CAA Paris, 28 novembre 1996, M. X ... , na 96PA01486; CAA Douai, 17 juin 2005, Commune d'Emerchicourt, na 05DA00727; CAA Paris, Il juillet 2007, Commune de Mitry-Mory, n° 05PA01942 ; CAA Versailles, 12 juillet 2007, Commune de Tremblay-en-France, na 06VE0063 ; CAA Nantes, 27 décenlbre 2007, Commune d'Allonne, na 07NT00615 - Voir sur la question, S. Braconnier, Les arrêts municipaux anti-coupures : une réponse juridique inadaptée à un problème social réel, AIDA 2005, p. 644 (30) CAAVersailles, 31 mai 2007, Conlnlune de Bagneux, na 06VE2251 ; CAA Versailles, 12 juillet 2007, Commune de Bobigny, na 06VE01360 (31) CAA Versailles, 21 septembre 2006, ATD Quart-Monde et autres, prée. (32) CAA Nancy, 15 novenlbre 2007, M. Joël X ...., n° 06NC0990 - Voir en sens contraire, CAA Bordeaux, 21 février 2008, Commune de Saujon, n° 06BX00587 (28) (29) 10 à ce que ses auditeurs donnent des détails sur l'état de cadavres(33); la satisfaction exprimée dans un cadre analogue à l'annonce de la mort d'un policier(34) ; des propos racistes et antisémites tenus sur l'antenne d'une radio libreC35 ); les conditions d'encellulement d'un détenu(36) ; la non réalisation par une commune d'aménagements décents sur un emplacement réservé aux gens du voyage(37) et, cela va de soi, les persécutions antisémites perpétrées au cours de la seconde guerre mondiale ainsi qu'il ressort d'un avis contentieux récent du Conseil d'Etat(38). C'est dire que le juge administratif n'hésite pas à sanctionner les atteintes à la dignité humaine lorsqu'il les estime établies(39), ni indiquer, à l'occasion, en quoi elles peuvent consister(40). - : 2. Il est cependant à relever que dans la plupart des affaires citées, le respect de la dignité humaine était prescrit par un texte spécial et sa violation sanctionnée par lui. D'autre part, une consultation même sommaire de la jurisprudence administrative montre que le moyen tiré de l'atteinte à la dignité humaine est souvent écarté. N'ont pas ainsi été considérés comme constitutifs d'une telle atteinte: dans le domaine de la santé, l'institution de vaccinations obligatoires par voie réglementaire(41) ou la qualification de faute déontologique appliquée à un acte d'euthanasie active commis par un médecin(42) ; le comportement d'un médecin vis-à-vis de sa patiente lors d'un examen gynécologique43 ou encore, en cas de risque vital, la délivrance de soins contre la volonté du patient(44) ; dans le domaine pénitentiaire, la présence d'un agent lors d'un examen endoscopique subi par un détenu(45) ou les conditions de fouille à corps des détenus prévues par circulaire, eu égard aux obligations imposées aux services pénitentiaires et aux contraintes particulières afférentes à leur fonctionnement(46) ,. CE, 30 août 2006, Association Free Dom, préc. CE, 20 mai 1996, Société Vortex, Rec. CE, p. 189 (35) CE, 9 octobre 1996, Association « Ici et Maintenant », Rec. CE, p. 401 (36) TA Rouen, 27 mars 2008, Donat, préc. (37) CAA Nancy, 4 décembre 2003, Commune de Verdun, préc. (38) CE, 16 février 2009, Mme Madeleine A. et M. Joseph B., préc. (39) Voir encore, CAA Douai, 15 mars 2007, Varoquet cl Département du Pas-de-Calais, n° 06DA01123 : arrêt considérant qu'en l'espèce, les conditions d'hébergement des personnes âgées au titre de l'accueil familial méconnaissaient les dispositions de l'article L. 311-3 du Code de la santé publique imposant le respect de la dignité de la personne, son intégrité, sa vie privée, son intimité et sa sécurité (40) CAA Marseille, 25 janvier 2007, Macaire cl Centre hospitalier d'Antibes, n° 05MA01245 : arrêt relevantmais pour écarter la responsabilité de l'administration - que « du fait de l'atteinte à la dignité du patient », la contention physique des malades ne peut être utilisée qu'en dernier recours (41) CE, 26 novembre 200 1, Association Liberté Information Santé et autres, Rec. CE, p. 578 (42) CE, 29 décembre 2000, M. Duffau, Rec. CE p. 678 (43) CE, 8 décembre 2000, M. Drai, Juris-Data n° 2000-061612 (44) CE, 26 octobre 2001, Mme X. Témoin de Jehovah, Rec. CE, p. 514; RFDA 2002, p. 146, concl. D. Chauvaux et p. 156, note D. de Bechillon; AIDA 2002, p. 259, note M. Deguergue (45) CE, 24 juillet 2009, M. Pierre A. ..., n° 324555 (46) CE, 8 décembre 2000, M. Maxime Frerot, n° 162994, Rec. CE, p. 589 (33) (34) Il en matière scolaire, l'exclusion définitive de l'établissement qu'elle fréquentait d'une élève qui refusait systématiquement de renoncer à des manifestations ostensibles d'appartenance religieuse, eu égard à l'importance qui s'attache au principe de laïcitë47) ; dans le domaine cinématographique - et en relation avec les considérations morales déjà évoquées - le refus de classement dans la catégorie des films pornographiques ou d'incitation à la violence, de films comportant des scènes de sexe non simulées et des scènes de violence, mais qui, eu égard à leur thème et à la mise en scène, ne présentaient pas un caractère pornographique(48) ; en matière d'aide aux personnes, le fait de laisser aux harkis bénéficiaires de l'allocation de reconnaissance le choix entre deux options susceptible d'être opéré en fonction de leur espérance de vie(49) ou encore la subordination de l'allocation aux handicapés adultes à des conditions de résidence sur le territoire métropolitain(50). L'on rencontre encore des solutions analogues dans le domaine du droit à l'image(51) ; et, plus encore, dans celui du droit des étrangers, en matière d'extradition; de droits des réfugiés ou de refus de titres de séjour à des étrangers en situation irrégulière. 3. Récemment, le Conseil d'Etat a néanmoins rappelé la place éminente occupée par le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine en jugeant qu'il s'imposait à l'autorité de police spéciale chargée de délivrer les autorisations d'exploitation d'installations classées, alors même que le respect de ce principe ne figure pas expressément parmi les motifs énoncés par les textes conditionnant l'octroi de l'autorisation. Mais, c'est pour considérer finalement qu'il n'y a pas d'atteinte à la dignité humaine (ni au devoir de mémoire) à implanter un centre de traitement des déchets sur le site du Bois des Loges, théâtre de combats de la première guerre mondiale et lieu de sépulture, un protocole ayant été établi en cas d'exhumation des restes humains en vue de leur relèvement et de leur inhumation(52). ~ l j J 1 Une approche casuelle de la jurisprudence (surtout aussi incomplète que celle à laquelle on vient de se livrer) n'est sans doute pas très satisfaisante sur le plan intellectuel, ni même des plus éclairantes. Elle ne tient pas compte, en effet, des hypothèses où les droits que l'on peut rattacher à la dignité humaine ont été protégés sur d'autres fondements. Elle ne fait pas non plus le tri entre les contentieux où la dignité humaine n'avait manifestement pas sa place et ceux où le moyen fondé sur elle revêtait davantage de pertinence. Elle n'intègre pas, faute d' information adéquate, les décisions rendues par les tribunaux administratifs ou les affaires portées devant eux. Elle est enfin tributaire l CE, 6 mars 2009, Mme Akremi, AIDA 2009, p. 1006 CE Section, 14 juin 2002, Association Promouvoir, Rec. CE, p. 265, con cl. Honorat; AIDA 2000, p. 674, chrono M. Guyomar et P. Colin; RFDA 2000, p. 1282, note M. Canedo; CE, 4 février 2004, Association Promouvoir, Rec. CE, tables p. 887 ; JCP A 2004, n° 1286, conc!. I. de Silva (49) CE, 6 avril 2007, Comité Harkis et Vérité, Rec. CE, tables p. 857 (50) CE, 23 avril 2007, Collectif des accidentés du travail handicapés et retraités pour l'égalité des droits, n0283311 (51) CAA Bordeaux, 12 février 2008, Bonsirven, AIDA 2008, p. 1005, conc!. M.P. Viard (52) CE, 26 novembre 2008, Syndicat mixte de la Vallée de l'Oise, prée. (47) (48) - - - - -- - --------- ------ - - -- -_. -~ - --- ~ - -- ------- - - -- 12 des occurrences de l'invocation du principe de dignité humaine par les justiciables et leurs conseils eux-mêmes. C'est bien pourquoi elle doit être relativisée. Elle n'en est pas pour autant dénuée d'intérêt pour l'usager à qui l'impression d'ensemble qui s'en dégage permet de tirer quelques enseignements: à savoir, qu'en dehors d'habilitations textuelles, le principe de dignité humaine ne peut servir de fondement aux pouvoirs et décisions de l'administration que dans des cas exceptionnels ; que sa méconnaissance - pour autant que les affaires tranchées par les juridictions permettent d'en juger - suppose des faits d'une particulière gravité et que, même dans ce dernier cas, les atteintes qui lui _sont portées ne sont pas toujours sanctionnables. Car si la dignité peut être considérée comme une valeur absolue en soi, le principe juridique qui en découle doit, quant à lui, se concilier avec les contraintes du service public(53) ou d'autres principes de valeur également éminente(54); et pour apprécier si l'administration doit être sanctionnée à raison de sa méconnaissance, le juge tient également compte du but de la mesure contestée et des moyens dont disposait l'administration pour assurer sa protection, selon une démarche récemment explicitée par le Commissaire du Gouvernement Guyomar dans ses conclusions sur l'arrêt «Syndicat mixte de la Vallée de l'Oise» précité. En définitive, tout semble se passer comme si, dans la jurisprudence administrative, le principe de dignité humaine jouait en quelque sorte « à front renversé» ; comme si le juge administratif sanctionnait moins les atteintes à la dignité des personnes que l'indignité des comportements de l'administration ou, plus exactement, comme si l'indignité de ses comportements devenait le critère des atteintes à la dignité et la mesure de leur justiciabilité ou de leur sanctionnabilité. '1 Cette démarche se comprend aisément dès lors qu' en se rendant coupable d'actes indignes à l'égard de certains, l'administration - du fait même de la dimension collective de son action - porte atteinte à la dignité de tous les hommes au service desquels elle exerce et doit exercer sa mission. Mais si cette démarche du juge s'explique, elle peut être aussi à l'origine du sentiment de décalage qu'éprouve l'avocat entre les attentes du justiciable et la réponse que leur apporte le juge administratif. ::J l ! " ~J * * * (53) (54) CE, 8 décembre 2000, M. Maxime Frerot, prée. CE, 6 mars 2009, Mme Akremi, prée. : à propos du principe de laïcité 13 III. QUELLES PERSPECTIVES POUR LE JUSTICIABLE? L'usager de la justice administrative peut-il espérer une évolution de la jurisprudence dans un sens favorable à la protection de la dignité humaine et doit-il le souhaiter? A. Cette dernière question pourra paraître provocatrice, sinon indécente. Même conseil de l'administration à qui sont reprochées des atteintes à la dignité humaine, l'avocat ne peut que souhaiter que cette dernière bénéficie de la part du juge administratif de garanties accrues. Aussi bien, est-ce naturellement sans la moindre hésitation qu'il faut se rallier à ce point de vue. Reste à identifier les moyens qui pourraient permettre de le faire prospérer. Ils existent sans nul doute. Certes, l'avocat ne peut demander au juge administratif plus que ses pouvoirs ne l'autorisent à faire. A titre de considération élémentaire, l'on ne peut que rappeler qu'il est lié par les lois nationales régissant les multiples situations où la dignité humaine peut se trouver en cause. Sous réserve de leur conventionalité, et désormais de leur constitutionnalité, il est tenu de les appliquer. Il peut certes en interpréter les dispositions à la lumière du principe de sauvegarde la dignité humaine en tant qu'il en constituerait la finalité. Mais encore faut-il que ces dispositions s'y prêtent. Et, de ce point de vue, la porte risque souvent d'être étroite. Une affaire récente, relative à la restitution d'une tête de Mahori naturalisée, l'a montré. La Ville de Rouen la justifiait par le respect dû à la dignité des défunts. La Cour administrative d'appel a annulé cette décision au simple motif qu'elle méconnaissait la disposition du CGPPP déclarant inaliénable (sans déclassement préalable) les biens des musées de France(55). ] ~ l j 1 ~j Des voies existent néanmoins qui permettent au juge administratif d'œuvrer dans le sens d'une protection accrue de la dignité humaine. Il peut le faire au travers notamment des opérations de qualification juridique des faits qui lui sont présentés comme attentatoires à la dignité humaine; de l'application des conventions internationales qui protègent cette dignité; de l'interprétation des textes qui s'y prêtent à la lumière de la dignité humaine qui en constituerait la finalité; ou, désormais, par la mise en œuvre de l'exception d'inconstitutionnalité des lois. Eu égard à la prégnance du concept de dignité humaine et à la nécessaire sensibilité du juge aux attentes du corps social, il serait étonnant que celui-ci ne connaisse pas un développement dans l'avenir. ; Ce développement suppose que les justiciables invoquent plus souvent le principe de sauvegarde de la dignité humaine. Leurs conseils sont là pour le leur recommander. Mais ils ne peuvent le faire raisonnablement hors de propos comme par exemple pour soutenir que la punition infligée à un élève de balayer la cour de son établissement qu'il a salie porte atteinte à sa dignité 56) ; qu'il en va de même de l'interdiction de fumer dans (55) (56) CAA Douai, 24 juillet 2008, Ville de Rouen, AIDA 2008, p. 1896, conc!. J. Lepers CAA Marseille, 6 juin 2006, n° 02MA02351 14 les lieux publics à l'égard des fumeurs(57) ou encore que l'aide juridique est une composante de la dignité humaine(58)(59). Ils ne peuvent non plus faire totalement abstraction des potentialités effectives du principe de sauvegarde de la dignité humaine que l'on a peut-être, sinon sans doute, surestimées, non plus que des limites dans lesquelles il paraît souhaitable, à certains égards, de cantonner son développement. Eu égard à la diversité de ses applications possibles ou prétendues, il n'est pas exclu en effet, même si sa nature ne devrait pas en principe s'y prêter, que le juge l'appréhende et module la protection qu'il lui apporte en fonction des personnes qui l'invoquent devant lui; des droits qu'elles prétendent en faire découler et du rôle qu'elles entendent lui faire jouer. Il est possible à cet égard de distinguer plusieurs situations, tout en étant conscient de ce qu'une telle classification peut avoir d'imparfait ou d'artificiel, tant les frontières en la matière sont perméables au gré des convictions de chacun. 1. La première est celle des personnes qui sont VIctImes d'atteinte à leur intégrité physique ou psychique ou à leur intimité élémentaire, alors qu'elles se trouvent dans la dépendance directe et étroite de l'administration et ses services. On pense, notamment, aux détenus dans les prisons ; aux étrangers accueillis dans les centres de rétention; aux malades dans les hôpitaux; aux personnes âgées dans les maisons de retraite. C'est peut-être en leur faveur que le juge dispose du moyen le plus aisé de renforcer la protection de la dignité humaine au travers de son travail de qualification juridique des faits évoqué plus haut, et des plus fortes raisons pour le faire eu égard à la vulnérabilité des personnes concernées. : Il ne pourra naturellement abaisser indéfiniment le seuil de ses exigences lorsqu'il s'agit d'identifier des atteintes à la dignité humaine. Sous peine d'en galvauder le concept, voire de le dénaturer, il continuera sans doute de réserver cette qualification à des faits graves. Mais il est dans son pouvoir d'en assouplir l'appréciation. Ce peut d'ailleurs être pour lui un moyen d'alerter le législateur sur le caractère intolérable de certaines situations qu'il laisse perdurer. C'est par exemple ce qu'a contribué à faire la décision de Tribunal administratif déjà citée condamnant l'administration à raison des conditions indignes d'encellulement d'un détenu(60). j 1 i 2. La question se complique cependant lorsque l'on aborde le sujet des droits économiques et sociaux. La tentation est grande, en effet, d'en chercher la garantie au nom de la dignité humaine. A priori ils en paraissent certes éloignés. L'on s'accorde à considérer que la dignité humaine est de l'essence de l'homme. Elle serait donc d'ordre ontologique, et non pas (57) CE, 19 mars 2007, Mme Le Gac et autres, Rec. CE, p. 124 CE, ordonnance, 29 septembre 2006, M. Serge A....., n° 297793 (59) Voir aussi, à propos de la possibilité pour l'autorité de police, d'invoquer la dignité humaine pour justifier l'interdiction des publications représentant des mannequins d'une extrême minceur afm de lutter contre les risques d'anorexie, M. Le Roy: Le Maire, le mannequin et la protection de la dignité humaine, AIDA 2008, p. 80 (60) TA Rouen, 27 mars 2008, Do~at, prée. (58) • 15 d'ordre social. Mais de l'essence de l'homme à ce qui est essentiel à sa vie, en tant qu'être humain situé, il n'y a souvent qu'un pas apparemment aisé à franchir. Le glissement sémantique est à peine perceptible, mais il est néanmoins réel dès lors que l'on assimile ce qui est essentiel à ce qui est nécessaire. Il pose la question - à portée d'ailleurs plus générale - de savoir si l'on peut considérer la dignité humaine comme une sorte de notion programmatique dont il appartiendrait au juge de décliner les multiples applications, y compris sous la forme de droits créances reconnus au justiciable. L'on peut au contraire penser que c'est là une tâche qui incombe au législateur au travers des politiques qu'il définit. Au demeurant, nombre de droits particuliers dont la garantie est recherchée sous couvert de la dignité humaine sont déjà consacrés par les textes, à commencer par la Constitution et son préambule dont le comité Veil incite à une meilleure connaissance et un plus large usage. L'on conviendra que la frontière entre l'essence de l'homme et ce qui peut être jugé essentiel à sa vie en société n'est nette qu'en théorie. Il peut arriver en pratique que le manque du nécessaire soit si grave qu'il affecte l'homme jusque dans son essence et donc dans sa dignité. Il est alors normal que celle-ci soit invoquée. Mais sauf à perdre toute identité, il n'est pas de son rôle de servir de substitut général aux droits particuliers de l'individu, ni davantage de celui du juge de pallier systématiquement les carences du jurislateur. Si cette conception de la dignité humaine s'avérait exacte, l'avocat ne pourrait donc que conseiller à son client de poursuivre dans la voie qui a été jusqu'à présent empruntée par la majorité des requérants et qui consiste à se fonder d'abord, chaque fois qu'ils existent, sur les principes consacrés par les conventions internationales ou la Constitution garantissant précisément le droit invoqué et à ne recourir au principe de sauvegarde de la dignité humaine qu'à titre de moyen confortatif ou subsidiaire. 3. Reste une dernière situation: celle dans laquelle la dignité humaine est invoquée en vue d'obtenir la consécration de certaines valeurs, métaphysiques ou morales, que le justiciable estime devoir régir la vie en société. La crise des valeurs - qui est aussi et peut-être d'abord celle due à la défaillance des autorités en charge de les définir - ne peut qu'encourager l'appel au juge pour y remédier. Mais cet appel l'entraîne sur un terrain particulièrement délicat sur lequel on peut comprendre - et dans une certaine mesure souhaiter - qu' il ne s'aventure qu'avec prudence. Le concept de dignité humaine doit, en effet, à ses origines philosophiques de donner lieu à des conceptions multiples, voire profondément divergentes. Le Commissaire du Gouvernement Frydman résumait parfaitement le problème lorsqu'il indiquait dans ses conclusions, à la fois que la dignité humaine est un concept absolu et que, dans l'appréciation de son respect, l'on ne peut faire abstraction de l'intime conviction de chacun. Trop importante pour être laissée sans protection, elle est donc en même temps trop délicate pour que le juge s'engage à l'excès dans la définition qui doit s'en imposer. Et de fait, une fois admis - ce que nul ne saurait contester - que la protection de la dignité humaine doit être renforcée, se pose inévitablement la question de savoir quelle est cette dignité que l'on entend mieux préserver, voire privilégier: est-ce l'égale dignité 16 des personnes dans le respect de la liberté de chacune ou est-ce une conception de la dignité humaine qu'au nom de la représentation qu'elle se fait de l'humain, l'administration entendrait, avec l'aval du juge, imposer à tous, y compris à ceux qui ne la partagent pas ? Le comité présidé par Madame Veil a conclu de ses travaux et des auditions auxquelles il a procédé qu'il n'y avait pas consensus sur la conception de la dignité humaine, et notamment sur la seconde citée. C'est la raison pour laquelle il a recommandé l'inscription dans la Constitution de 1'« égale dignité de chacun », sans que l'on sache très bien ce que cette affirmation solennelle ajouterait à l'égalité, d'une part, et à la dignité, d'autre part, ni même si, de la combinaison des deux, le concept de dignité humaine n'en ressortirait pas affaibli. L'arrêt « Commune de Morsang-sur-Orge » - déjà abondamment cité - a bien mis en lumière le débat fondamental que l'on vient d'évoquer, et la difficulté de le trancher. Approuvé sans réserve par certains en tant qu'il consacre un principe de dignité de la personne humaine débarrassé de toute contingence, il a été cloué au pilori par d'autres qui ont dénoncé ses potentialités liberticides et agité le spectre d'un ordre moral instauré sans légitimité par le juge(61). L'affaire témoigne ainsi de ce que ce dernier ne peut avancer qu'avec une particulière prudence dans l'entreprise de définition de la dignité humaine. Cela ne signifie pas qu'il doive se murer dans une attitude d'abstention systématique, une sorte de «non possumus» absolu. Il lui appartient au contraire de prendre position lorsqu'il l'estime nécessaire. Mais il ne peut le faire, selon la formule consacrée, qu'avec tact et mesure lorsque, tout à la fois, l'atteinte portée à la personne humaine lui paraît inacceptable et que son intime conviction lui semble participer d'un consensus suffisamment général. Si dans l'affaire « Commune de Morsang-sur-Orge », il a conclu à une atteinte à la dignité humaine, c'est précisément parce qu' il a considéré que ces conditions étaient réunies; parce que - pour en revenir à la formule de Kant par laquelle débutait ce propos l'homme n'est pas traité comme une fin en soi dans le « lancer de nain », mais comme un moyen, un simple objet ou - comme le dit crûment l'arrêt - un «projectile ». 1 -1 ~ j l Il est clair cependant que de tels cas de figure n'ont pas vocation à se multiplier. Nombre de questions touchant à la personne humaine, telles celles posées par la fin de vie ou les progrès des sciences et techniques biomédicales soulèvent des débats de société que seul le législateur peut trancher. Le juge pourra considérer, en son intime conviction, que tel fait ou telle situation dont il a à connaître affecte la dignité humaine. Mais, en l'absence de dispositions de texte, il ne pourra que décliner la responsabilité de se prononcer en ce sens dès lors que le corps social n'aura pas lui-même tranché. Le décalage entre les attentes du justiciable et la réponse du juge risque donc de perdurer à l'avenir. Mais il n'est que le reflet de la différence des terrains sur lesquels se situent les demandes de l'un et les décisions de l'autre. Tandis que le justiciable est mu par le sentiment qu'il a, en tant qu'individu particulier ou représentant d'intérêts ou de convictions particuliers, de l'atteinte portée à sa ou à la dignité, le juge se doit de Voir 1.P. Théron, Dignité et libertés - Propos sur une jurisprudence contestable, Mélanges Jacques Mourgeon, Bruylant 1998, p. 295 (6 1) j --- ._----_._-_._- - - - - - - -- -_...._--_._.._-_._--------_.------- - 17 prendre en considération la dimension collective des contentieux portés devant lui: audelà des faits particuliers qui lui sont soumis, il ne peut reconnaître l'existence d'atteintes à la dignité humaine que si ces faits sont constitutifs ou représentatifs d'une atteinte à la dignité de tous les hommes, c'est-à-dire de l'homme en général. Or, c'est là un terrain sur lequel il ne peut se sentir totalement à l'aise, ou en tout cas totalement libre, car il est avant tout affaire du jurislateur. L'avocat doit ainsi tenir compte de ce que le contentieux de la dignité de la personne humaine n'est pas un contentieux habituel et que la position du juge ne peut, pour cette raison, y être habituelle. Sur un plan purement pratique, il est d'ailleurs peut-être de l'intérêt même des justiciables qu'il résiste, le cas échéant, à leur sollicitation, car à trop invoquer le principe de dignité humaine ou à l'invoquer à tort et à travers, il en viendrait à lui faire perdre de sa force dans les situations mêmes où son application se justifierait le plus. * * * 1 -i l 1, 1 1 Les dernières réflexions qui ont été formulées ne sont donc pas à prendre comme une pièce à verser dans un procès qui serait instruit à l'encontre de la justice administrative et de la réserve que l'on a pu déceler dans sa jurisprudence. Et l'on n'a pas non plus le sentiment en les livrant d'avoir délaissé la défense du justiciable pour celle du juge administratif qui n'en a nul besoin au demeurant. Pour exercer un office, l'avocat n'en est pas moins, en effet, tout comme le justiciable qu'il défend, un sujet de droit, un citoyen, ou plus simplement un homme vivant en société. A ce titre, il ne peut rester indifférent aux débats idéologiques ou philosophiques qui traversent celle-ci. S'il veut correctement défendre le justiciable qui lui confie ses intérêts, il se doit par ailleurs d'avoir une vision juste de l'état du droit, de ses possibilités - y compris de celles non encore réalisées et en l'accomplissement desquelles il peut légitimement espérer - mais aussi de ses limites avérées ou souhaitables. C'est là, peut-on penser, une manière pour lui, parmi bien d'autres, d'exercer dignement sa profession. Novembre 2009