Les banlieues populaires à l`heure de la

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Les banlieues populaires à l`heure de la
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Les Grands Dossiers des Sciences Humaines n° 4
Septembre-octobre-novembre 2006
LA FRANCE FACE À SA JEUNESSE
Les banlieues populaires
à l’heure de
la marginalité avancée
Les banlieues françaises sont loin d’être des ghettos. Elles subissent en revanche, comme ailleurs, la montée d’une marginalité
avancée.Ni résiduelle,ni transitoire mais produite par l’économie
capitaliste, cette marginalité se concentre dans des territoires
urbains qui,stigmatisés,stigmatisent en retour leurs habitants.
DEPUIS DEUX DÉCENNIES, un discours
panique a envahi le débat public en
France selon lequel les quartiers populaires en déclin de la périphérie urbaine
se seraient mués en «ghettos» les rapprochant de l’expérience des Noirs aux
Etats-Unis. Ce discours traduit une double ignorance: ignorance de ce qu’est le
ghetto afro-américain, dans sa forme
classique entre 1910 et 1970, puis dans
sa forme dégradée, que j’appelle
«hyperghetto», après l’apogée du mouvement des droits civiques ; ignorance
de l’évolution des banlieues ouvrières de
France à l’ère de la désindustrialisation
et de la normalisation du chômage de
masse et de l’emploi précaire.
Banlieue n’est pas ghetto
LOÏC WACQUANT
Professeur à l’université Berkeley de Californie et chercheur au Centre de sociologie européenne, Paris. Ses travaux portent sur les
inégalités urbaines, la domination raciale, l’État pénal, l’incorporation et la théorie sociologique. Il a notamment publié Parias urbains.
Ghetto, banlieues, État (La Découverte, 2006)
et Les Prisons de la misère (Raisons d’agir
Éditions, 1999).
Côté américain, on confond ghetto,
concentration ethnique, quartier pauvre
et zone taudifiée ou dangereuse. Or le
ghetto noir n’est pas un simple quartier
ethnique, basé sur l’affinité culturelle,
ou une enclave de misère et de violence,
mais un instrument d’enfermement
sociospatial d’une catégorie stigmatisée (1). Ainsi, à l’instar du ghetto juif dans
l’Europe de la Renaissance, le ghetto
afro-américain contient exclusivement
des Noirs et tend à envelopper l’ensemble du groupe sous l’effet d’une
contrainte qui s’impose à tous ses
membres, riches ou pauvres. A son apogée, il est une « ville noire dans la
blanche », dotée d’un dense réseau
d’institutions tenues par les Noirs et
pour les Noirs, qui leur sert de bouclier
protecteur contre la domination blanche,
comme l’ont montré St Clair Drake et
Horace R. Cayton dans leur maître livre
Black Metropolis (2). A l’inverse du regroupement ethnique, la vocation du
ghetto n’est pas de servir de sas d’adaptation à la société environnante et de
faciliter l’assimilation de la catégorie
mise à l’index, mais bien de la mettre à
l’écart de façon permanente.
En ce sens, il n’existe pas de « ghetto
immigré» ou «arabe» en France – pas
plus qu’il n’existe de ghetto antillais en
Angleterre, de ghetto surinamais aux
Pays-Bas, ou de ghetto turc en Allemagne (3). D’une part, l’assignation dans
un quartier de relégation sur le Vieux
Continent s’opère prioritairement sur la
base de la position de classe, renforcée
ensuite par l’appartenance ethnoraciale
ou ethnonationale. D’autre part, les banlieues déshéritées sont foncièrement
hétérogènes au plan démographique et
culturel – elles renferment typiquement
quatre douzaines de nationalités –, de
sorte qu’elles ne produisent ni une identité collective unifiée ni un réseau parallèle d’institutions capables de subvenir
aux besoins de leurs habitants. Enfin,
quelle que soit leur origine, et en dépit
de la discrimination au patronyme et à la
couleur de peau, ces derniers s’échappent des cités déshéritées dès qu’ils
accumulent le capital économique et
culturel nécessaire pour grimper dans
l’échelle des classes, comme en témoigne l’absence de quartiers (petits-)bourgeois à tonalité maghrébine ou noire en
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Mario Spada/Contrasto/Réa
RETOUR SUR LES BANLIEUES
Station du métro Aubervilliers, mars 2002.
France. Bref, si l’on tient à parler ce langage, on peut dire que leur hétérogénéité culturelle, leur incapacité à développer des institutions propres et la
porosité de leurs frontières font des cités
déshéritées de la périphérie urbaine
française des anti-ghettos.
La comparaison méthodique d’une banlieue ouvrière de Paris en phase de
désindustrialisation et du ghetto du
South Side Chicago après les grandes
émeutes des années 1960 établit qu’on a
bien affaire à deux constellations sociospatiales différentes par leur histoire,
leur structure et leur fonction dans l’ensemble métropolitain (4). Dans le mouvement même où elle permet de réfuter
définitivement la thèse de la convergence entre la banlieue populaire française et le ghetto noir américain sur le
modèle de ce dernier, cette comparaison révèle l’émergence, sur les deux
rives de l’Atlantique, d’un nouveau
régime de marginalité urbaine, différent
à la fois du ghetto classique et du territoire ouvrier de l’ère fordiste, et que j’appelle marginalité « avancée » car elle
n’est ni résiduelle, ni cyclique ou transitoire, mais bien produite par le développement inégal des secteurs les plus
pointus de l’économie capitaliste débri-
dée par le néolibéralisme. Je pointerai
ici trois caractéristiques distinctives de
cette nouvelle marginalité qui se cristallise dans les zones périurbaines en
déclin de France en la contrastant à un
tableau sélectif des traits de la pauvreté
urbaine caractéristique des décennies
de croissance et de prospérité « fordistes» (1945-1975).
Salariat désocialisé et
insécurité sociale
Durant les décennies d’expansion menant à l’apogée du « capitalisme organisé » de l’après-guerre (5), le salariat
offrait une solution efficace aux dilemmes posés par la marginalité urbaine et
la misère sociale. Sous le nouveau régime économique du capitalisme dérégulé, on doit le considérer comme faisant partie intégrante du problème à
résoudre.
En devenant instable et hétérogène, différencié et différenciant, le travail salarié
est devenu source de précarité sociale
plutôt que d’homogénéité, de solidarité
et de sécurité pour ceux qui se trouvent
confinés dans les zones frontalières ou
inférieures de la sphère de l’emploi (6).
En attestent: la prolifération des postes
«flexibles», à temps partiel et à horaires
variables; des emplois en intérim et des
contrats à durée déterminée et comportant une couverture sociale et médicale
réduite (ou inexistante) ; des échelles
salariales modulées selon la performance et la date d’embauche (par opposition à la durée d’embauche); la réduction de la durée moyenne des postes
(tenure) et l’augmentation corrélative du
taux de rotation des salariés ; et les
diverses tactiques empruntées par les
entreprises pour faire peser les risques
de l’activité économique sur leurs employés et se soustraire aux effets homogénéisants de la régulation étatique du
travail (avec, par exemple, la multiplication des emplois subventionnés ou à
charges réduites, ou encore la tentative
avortée de créer un contrat de travail au
rabais pour les jeunes, appelé contrat
première embauche, par le gouvernement Dominique Galouzeau de Villepin
au printemps 2006). La résurgence d’ateliers d’exploitation dignes du XIXe siècle, le
retour du travail aux pièces et de l’emploi
à domicile, le développement du télétravail et de grilles salariales à deux
vitesses, l’externalisation du personnel
et l’individualisation des plans de rémunération et de promotion, l’institu- f
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f tionnalisation du «travail temporaire»
permanent, le gonflement de l’intérim et
des contrats aidés et subventionnés,
sans parler de la multiplication des
situations d’emploi fictif ou factice imposées comme condition pour recevoir une
aide sociale: toutes ces évolutions dessinent une désocialisation insidieuse du
travail salarié.
Au total, les racines structurelles de l’incertitude économique et de la précarité
sociale ont ramifié et se sont étendues
en surface comme en profondeur. Avec
des inflexions selon les pays, elles ont
partout frappé de manière disproportionnée les ménages et les jeunes des
classes populaires, les femmes sans
diplômes, et les catégories ethniques
stigmatisées situées aux marges du
marché du travail. Et c’est très logique-
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ment qu’au plan spatial, les effets
déstabilisateurs de la fragmentation du
salariat se sont accumulés dans les
zones urbaines où sont concentrées les
fractions instables du nouveau prolétariat postindustriel (7).
Une marginalité locale hors
économie mondialisée
En France comme aux Etats-Unis ou
dans les autres pays de l’Union européenne, la marginalité avancée se trouve
de plus en plus déconnectée des fluctuations cycliques et des tendances globales de l’économie, si bien que les
phases d’expansion nationale de l’emploi et des revenus ont peu d’effets
bénéfiques durables sur elle. Les conditions sociales et les chances de vie dans
Le stigmate territorial
au quotidien
L’image négative des quartiers macule aussi leurs habitants, qui entrent
à leur tour dans une logique de dénigrement de l’autre.
Que des lieux soient ou non
délabrés et dangereux, et
que leur population soit ou
non composée essentiellement de pauvres, de minorités et d’étrangers importent
peu au final: la croyance préjudicielle qu’ils le sont suffit
à déclencher des conséquences socialement nuisibles. C’est vrai au niveau
de la structure et de la texture des rapports sociaux au
quotidien. J’ai montré dans
Parias urbains combien vivre dans un grand ensemble (sous-)prolétaire de la
périphérie de Paris engendre un «sourd sentiment de
culpabilité et de honte, dont
la pesée sous-jacente fausse le contact (1) ». Il est commun que les gens y dissimulent leur adresse, évitent
au maximum que leur famille ou leurs amis leur rendent visite chez eux, et se
sentent obligés de s’excuser
d’habiter un endroit diffamé
ressenti comme infériorisant et qui macule l’image
qu’ils ont d’eux-mêmes. De
même, les habitants du
ghetto de Chicago nient appartenir à la microsociété du
quartier. Ils s’évertuent à
prendre et à marquer leurs
distances vis-à-vis d’un lieu
et d’une population qu’ils savent être universellement
souillés, et dont les médias,
le discours politique et certaine production savante
donnent sans cesse une
image avilie.
Trop souvent, le sens aigu
de l’indignité sociale qui
enveloppe les quartiers de
relégation ne peut être atténué qu’en reportant le stigmate sur un autre diabolisé
et sans visage – les voisins
du dessous, la famille immigrée qui habite dans un immeuble mitoyen, les jeunes
de l’autre côté de la rue dont
on dit qu’ils «se cament» ou
qu’ils font du «bizness», ou
encore les résidents du bosquet de bâtiments d’en face, que l’on suspecte de tou-
cher illégalement le chômage ou telle autre allocation.
Cette logique de dénigrement latéral et de distanciation mutuelle qui tend à
défaire un peu plus les collectifs déjà affaiblis des
zones urbaines déshéritées
est difficile à enrayer, dans la
mesure où le «quartier stigmatisé dégrade symboliquement ceux qui l’habitent
et qui, en retour, le dégradent symboliquement, puisque, étant privés de tous les
atouts nécessaires pour participer aux différents jeux sociaux, ils n’ont en partage
que leur commune excommunication. Le rassemblement en un lieu d’une population homogène dans
la dépossession a aussi
pour effet de redoubler la
dépossession (2).» ■ L.W.
NOTES
(1) C. Pétonnet, Espace habités. Ethnologie des banlieues, Galilée, 1982.
(2) P. Bourdieu, «Effets de lieux», in
P. Bourdieu et al., La Misère du monde,
Seuil, coll. «Points», 1993.
les quartiers de relégation en Europe et
en Amérique n’ont guère été affectées
par les années de prospérité de la
décennie 1980 et de la seconde moitié
de la décennie 1990, mais elles ont notablement empiré lors des phases de
ralentissement et de récession.
Ainsi le chômage des jeunes, qui frappe
avec une force particulière les enfants
des classes populaires (et notamment
ceux issus de l’immigration postcoloniale), a augmenté sans interruption
dans les banlieues déshéritées sous
tous les gouvernements, de droite
comme de gauche, y compris ceux de
Michel Rocard et de Lionel Jospin alors
qu’une forte poussée de croissance faisait momentanément reculer le taux
national de chômage. Entre 1990 et
1999, le chômage des 15 à 24 ans est
passé de 20 à 26% au niveau national,
mais pour les jeunes des 750 « zones
urbaines sensibles » labellisées par le
pacte de relance de la politique de la
ville de 1996, ces pourcentages étaient
de 28 % et 40 % respectivement. En
outre, les effectifs des travailleurs précaires dans le pays – regroupant les
contrats à durée déterminée, l’intérim,
les emplois aidés et les stages – ont
gonflé de 1,98 million (soit un actif sur
11) en 1990 à 3,3 millions en 1999 (un
actif sur 7). Mais parmi les 4,7 millions
d’habitants des « zones sensibles », le
poids des salariés précaires a bondi de
13 % à 20 %, pour mettre 60 % des
jeunes en situation de chômeur ou précaire en fin de décennie (8), malgré l’expansion retrouvée et la politique des
«emplois jeunes».
Compte tenu de cette relation asymétrique entre le niveau du chômage et les
tendances du marché du travail au niveau national et même régional, d’une
part, et la situation matérielle au niveau
du quartier, de l’autre, et vu la pente
actuelle des gains de productivité et
l’émergence d’un type de « croissance
sans emploi» favorisé par l’informatisation (9), il faudrait que les économies
avancées atteignent des taux d’expansion mirifiques pour espérer réabsorber
sur le marché du travail tous ceux qui
en ont été durablement rejetés. Ce qui
implique que, faute de partager le travail
disponible ou de garantir une activité ou
un revenu découplé du salariat, les politiques qui visent à étendre la sphère de
l’emploi marchand ont toutes chances
d’être à la fois coûteuses et inefficaces,
puisque leurs effets ne se répercuteront
sur les nouveaux parias urbains qu’en
dernier, après que toutes les autres
RETOUR SUR LES BANLIEUES
catégories moins défavorisées auront
bénéficié de cette extension.
Fixation et stigmatisation
territoriales
Au lieu d’être disséminée dans l’ensemble des zones d’habitat ouvrier, la marginalité avancée tend à se concentrer
dans des territoires isolés et clairement
circonscrits, de plus en plus perçus, tant
à l’extérieur qu’à l’intérieur, comme des
lieux de perdition – à la manière de
friches urbaines ou de « cours des
miracles» de la ville postindustrielle que
seuls fréquenteraient les déviants et les
déchets de la société.
le statut de synonyme national de tous
les maux et dangers qui affligent désormais la ville dualisée : ainsi Les Minguettes et La Courneuve ou la cité du
Mirail à Toulouse pour la France; South
Central à Los Angeles, le Bronx et le
grand ensemble de Cabrini Green à Chicago pour les Etats-Unis ; DuisburgMarxloh et Berlin-Neukölln pour l’Allemagne ; les quartiers de Toxteth à
Liverpool et de Meadow Well à Newcastle pour l’Angleterre; et ceux de Bijlmer et Westelijke Tuinsteden à Amsterdam dans le cas des Pays-Bas. Même
les sociétés qui ont le mieux résisté à
l’ascension de la marginalité avancée,
comme les pays scandinaves, sont tou-
« Partout on me pose la même question :
“Mais comment vous pouvez vivre là ?
Comment vous parvenez
à vivre dans un ghetto ?” »
Quand ces «espaces pénalisés» (10) deviennent des composantes permanentes
du paysage urbain, les discours de dénigrement s’amplifient et s’agglomèrent
autour d’eux, aussi bien «en bas», dans
les interactions ordinaires de la vie quotidienne, qu’«en haut», dans les champs
journalistique, politique et bureaucratique (voire scientifique). Une souillure
de lieu se superpose alors aux stigmates
déjà opérants, traditionnellement attachés à la pauvreté et à l’appartenance
ethnique ou au statut d’immigré postcolonial, auxquels elle ne se réduit pas
même si elle leur est étroitement liée. Il
est remarquable qu’Erving Goffman (11)
ne mentionne pas le lieu de résidence
parmi les «handicaps» qui peuvent «disqualifier l’individu» et le priver de «l’entière acceptation par les autres». Pourtant, l’infamie territoriale présente des
propriétés cousines de celles des stigmates corporels, moraux et tribaux, et
elle pose des dilemmes de gestion de
l’information, de l’identité et des relations
sociales tout à fait similaires.
Dans chaque pays postindustriel, une ou
plusieurs bourgades, districts ou
concentrations de logements sociaux
sont publiquement connus et reconnus
comme ces enfers urbains où le danger,
le vice et la déréliction sont dans l’ordre
des choses. Certains acquièrent même
chées par ce phénomène de stigmatisation territoriale liée à l’émergence de
zones réservées aux parias urbains :
«Qu’importe où je voyage (à travers les
provinces de la Suède). Partout on me
pose la même question quand les gens
que je rencontre me demandent d’où je
viens: “Vous habitez à Tensta (un quartier de la banlieue nord de Stockholm à
forte concentration d’immigrés et de
chômeurs). Mais comment vous pouvez
vivre là? Comment vous parvenez à vivre
dans un ghetto?” (12) »
Outre son impact sur le tissu social local
(voir l’encadré en page précédente), les
effets de la stigmatisation territoriale se
font aussi sentir au niveau des politiques
publiques. Dès lors qu’un lieu est publiquement étiqueté comme une «zone de
non-droit» ou une «cité hors la loi» et
hors la norme, il est facile aux autorités
de justifier des mesures spéciales, dérogatoires au droit et aux usages. Ces
mesures peuvent avoir pour effet – sinon
pour objectif – de déstabiliser et de marginaliser encore plus leurs habitants, de
les soumettre aux diktats du marché du
travail dérégulé, de les rendre invisibles,
ou de les chasser d’un espace convoité.
Ainsi, suite à une série de reportages
sensationnalistes à la télévision, le quartier de São João de Deus, un secteur
«taudifié» du nord de Porto à forte pré-
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sence de gitans et de ressortissants du
Cap Vert, est aujourd’hui connu dans
tout le Portugal comme l’incarnation
infernale du «bairro social degradado».
La mairie de Porto s’est autorisée de sa
réputation ignoble d’«hipermercado das
drogas (13) » pour lancer une opération
de « rénovation urbaine », qui, à grand
renfort de descentes de police musclées, vise essentiellement à expulser
et éparpiller les drogués, squatteurs,
chômeurs et autres épaves locales afin
de réinsérer ledit quartier sur le marché immobilier de la ville.
La chape de plomb symbolique pesant
sur ces lieux de « perdition urbaine »
connus et honnis de tous qui sont les
points de fixation de la marginalité avancée dans la ville française distord et distend les rapports sociaux au quotidien.
En démoralisant leurs habitants, en stimulant le dénigrement mutuel et le repli
dans la sphère privée ou encore la fuite,
en favorisant les actions publiques spécifiques plutôt que génériques (telles
que la politique dite «de la ville» ciblée
sur des «quartiers sensibles»), la stigmatisation territoriale accélère la
décomposition des anciens territoires
ouvriers où émerge le nouveau prolétariat urbain du XXIe siècle. ■
NOTES
(1) L. Wacquant, «Les deux
visages du ghetto: construire un concept sociologique»,
Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 160,
décembre 2005.
(2) St C. Drake et H.R. Cayton,
Black Metropolis: A study of
negro life in a northern city,
University of Chicago Press,
1945, rééd. 1993.
(3) C. Peach, «Does Britain
have ghettos?», Transactions
of the Institute of British Geographers, vol. XXI, 1996; J. Uitermark, «“Social mixing”
and the management of disadvantaged neighbourhoods: The Dutch policy of urban restructuring revisited»,
Urban Studies, vol. XL, n° 3,
mars 2003 ; J. Sambale et
E. Volker, « Das Berliner
Ghetto: ein Missverständnis»,
in Clara C. Meister, A. Schneider et U. Seifert (dir.), Ghetto:
Image oder Realität, Eigenverlag, 2005.
(4) L. Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, État,
La Découverte, 2006.
(5) S. Lash et J. Urry, The End
of Organized Capitalism, University of Wisconsin Press,
1987.
(6) P. Osterman, Securing
Prosperity: The american la-
bor market, how it has changed and what to do about it,
Princeton University Press,
1999; J.-C. Barbier et H. Nadel, La Flexibilité du travail et
de l’emploi, Flammarion,
2002.
(7) R. Castel, La Métamorphose de la question sociale.
Une chronique du salariat,
Fayard, 1995.
(8) J.-L. Le Toqueux et J. Moreau, «Les zones urbaines
sensibles: forte progression
du chômage entre 1990 et
1999 », Insee Première,
n° 334, octobre 2000.
(9) M. Dunkerley, The Jobless
Economy? Computer technology in the world of work, Polity Press, 1996.
(10) C. Pétonnet, Espaces habités. Ethnologie des banlieues, Galilée, 1982.
(11) E. Goffman, Stigmates.
Les usages sociaux des handicaps, 1963, trad. Minuit,
1976.
(12) A.R. Pred, Even in Sweden: Racisms, racialized
spaces, and the popular geographical imagination, University of California Press, 2000.
(13) L. Fernandes, O Sítio das
drogas. Etnografia das drogas numa periferia urbana,
Editorial Notícias, 1998.
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