Banlieues et ghettos, même combat

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Banlieues et ghettos, même combat
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Banlieues et ghettos,
même combat ?
de France – le pluriel est nécessaire car, justement, elles sont diverses et variées – sont aux
antipodes : ce sont des espaces ethniquement
mélangés qui ne contiennent ni ne produisent
une catégorie unifiée, où l’on est assigné sur
la base de sa position de classe et dont on sort
dès qu’on gravit la hiérarchie économique.
Propos recueillis par Julien Bisson
«All your long life, you’ve seen such misery and pain. The world is a cruel
place to live, and it ain’t gonna change.» C’est ainsi que le chanteur de soul
Donny Hattaway parlait à son Little Ghetto Boy, au début des années 70.
Ces territoires – ghettos, banlieues, favelas, selon les pays – le sociologue
français Loïc Wacquant, professeur à l’université de Californie (Berkeley),
les étudie depuis plus de 15 ans, dans le «South Side» de Chicago ou dans
les cités de La Courneuve (banlieue parisienne). Il dresse aujourd’hui une
comparaison de ces deux ensembles, «ceinture noire» et «ceinture rouge»,
dans l’excellent Parias urbains. Ghetto, banlieues, État. Loïc Wacquant dresse
dans ce livre-thèse un portrait sans concession de ces zones urbaines,
décryptant avec intelligence les processus de la misère et de la marginalité.
Dans la lignée de son mentor Pierre Bourdieu, il fait de la sociologie «un
sport de combat», afin de faire réagir les pouvoirs publics.
Journal Français : Pourquoi avoir
choisi les banlieues et le ghetto comme
sujet d’étude ?
Loïc Wacquant : Le livre trouve son origine dans un double choc. D’abord le choc
personnel d’habiter en lisière du ghetto noir
de Chicago, où j’avais atterri pour faire un
doctorat de sociologie à l’Université de Chicago. Ensuite le choc intellectuel de voir s’enfler
en France un discours panique sur la prolifération de soi-disant «cités-ghettos» dans
les banlieues ouvrières, discours basé sur
un contresens sociologique qui induit des erreurs catastrophiques de politique publique.
De là est né le projet, pour sortir de l’amal-
game idéologique, de comparer méthodiquement le ghetto noir américain après l’acmé du
mouvement des droits civils avec la banlieue
populaire française en phase de désindustrialisation. Ce qui fait vite découvrir que,
contrairement au discours médiatique dominant et à la perception du sens commun, on a
affaire là à deux constellations urbaines différentes – «des pommes et des oranges» comme
disent nos amis étasuniens. Le ghetto est un
instrument d’enfermement d’un groupe stigmatisé qu’il s’agit de tenir perpétuellement
à l’écart ; il est ethniquement homogène et
produit une identité culturelle unitaire. Les
banlieues ouvrières de la périphérie urbaine
JF : Depuis la réalisation de cette recherche sont survenus les événements
de novembre 2005. Comment doit-on les
comprendre, à la lumière de votre analyse dans Parias urbains ?
LW : Dans le premier chapitre du livre, je
livre un diagnostic détaillé des «émeutes»
du début des années 1990, formulé en 1993,
que je contraste avec les émeutes dites Rodney King à LA en 1992. Malheureusement,
les développements de la décennie passée
ont complètement validé mon analyse : ces
troubles urbains désormais chroniques sont
des soubresauts proto-politiques qui répondent à la «violence structurale» que sont la
marginalisation économique, la séparation
spatiale et la stigmatisation dans le discours
public. À ceci près que chômage, précarité
et pauvreté se sont intensifiés depuis, de
concert avec le discours de diabolisation des
«banlieues-ghettos».
Autre facteur d’aggravation, qui explique la
taille et l’ampleur de la vague de «jacqueries
urbaines» qui a balayé la France en novembre 2005 : la mise sous coupe policière des
cités en déclin n’a fait que multiplier les tensions et les incidents avec la police. Les forces
de l’ordre sont utilisées comme une sorte de
couvercle mis sur la bouilloire du chômage et
du désarroi quotidien, et les derniers représentants d’un État discrédité conduit par une
classe politique qui prône l’«impunité zéro»
en bas alors qu’elle organise sa propre impunité en haut, tel le chef de l’État.
JF : Quelles solutions préconisez-vous,
en France et aux États-Unis, pour restaurer la sociabilité et réduire les inégalités dans ces zones ?
LW : Comme les États-Unis, la France est
un pays immensément riche – pensez que
son PIB a pratiquement doublé depuis 1975.
Mais les deux dernières décennies ont vu une
croissance explosive de la richesse des entreprises et des classes aisées, alors même que le
nombre des chômeurs, «RMIstes» et autres
«déchets sociaux» de la société de marché ne
cessait d’augmenter. Pour restaurer la sociabilité dans les zones de relégation urbaine, il
est impératif de réduire les inégalités entre
ces zones et le reste de la société. Soit enrayer
la polarisation sociale et spatiale par des politiques actives de redistribution des revenus vers le bas, d’augmentation massive de
l’investissement public dans l’éducation et la
formation, et de « démarchandisation » des
biens essentiels comme la santé, le transport
et le logement.
Je préconise en outre d’instaurer un revenu universel du citoyen, sous la forme d’une
allocation de base accordée à tous sans condition de travail ou de statut, qui permette de
déconnecter le salariat non seulement de la
subsistance mais encore de la participation à
la vie sociale. C’est la Bastille du 21e siècle que
les mouvements sociaux français, et plus largement européens, doivent conquérir. ■
Parias urbains. Ghetto, banlieues, État,
de Loïc Wacquant, Éditions La Découverte,
332 pages, $28.
Octobre 2006 I Journal Français I 21