La messe sur le monde… revisitée

Transcription

La messe sur le monde… revisitée
Centre Teilhard de Chardin (Montréal)
La messe sur le monde… revisitée
André Beauchamp
12 avril 2011
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Voici plusieurs années que je suis invité par le Centre Teilhard de Chardin de Montréal
pour y donner des conférences. J’en ai fait sur des sujets divers, autour de Teilhard, du
dialogue science et foi, de la crise environnementale. Défi toujours complexe et toujours
difficile qui me pèse un peu mais qui m’oblige en même temps à aller un peu plus loin
sur certaines questions.
C’est dans ce contexte que j’aimerais aborder avec vous une petite œuvre très
particulière de Teilhard : La messe sur le monde.
Un titre approprié?
Né le 1er mai 1881, mort à New York le 10 avril 1955 (le jour de Pâques), Pierre Teilhard
de Chardin rédige La messe sur le monde en 1923, en Chine. Il en avait déjà rédigé
une première version en 1918, sous le titre de Le Prêtre. C’est un texte qu’il avait,
semble-t-il, appris par cœur et qu’il répétait comme une prière aux moments de solitude.
Dans une lettre de 1923, il utilise le mot « messe sur les choses ».
Convenons d’abord que le texte de Teilhard n’est pas une messe. La messe – on dit
maintenant plutôt eucharistie – est un acte public, liturgique, gestuel. Ce n’est pas un
acte de dévotion personnelle. Un prêtre n’a pas le droit de dire la messe seul. Mais au
temps de Teilhard, la messe est la dévotion par excellence : ainsi les prêtres dans un
monastère disent chacun leur messe privée avec parfois un seul servant qui se distribue
entre plusieurs prêtres plutôt que de dire une seule messe concélébrée. Il faudra le
Concile Vatican II pour favoriser la concélébration. Je me rappelle la résistance du
supérieur du Grand Séminaire à l’hypothèse de la concélébration car pour lui multiplier
les messes était essentiel, chacune ayant une valeur infinie.
La messe se caractérise par plusieurs éléments : d’abord d’une double table, celle de la
parole et celle du repas (on disait sacrifice). Il n’y a aucune référence biblique dans le
texte de Teilhard. Ensuite, il y a une action liturgique dans et pour une communauté.
Rien de cela pour la messe sur le monde. L’eucharistie est un mémorial de la mort du
Seigneur Jésus et de sa résurrection. Il n’y a pas de mémorial dans le texte de Teilhard.
Pourtant le titre n’est pas entièrement faux puisqu’il évoque deux gestes fondamentaux :
l’offrande et la communion. Il propose une lecture symbolique du pain et du vin, le pain
représentant pour lui le progrès, l’accroissement du monde, la montée de l’évolution et
de la vie, le vin, ou plutôt le sang, évoquant la souffrance et la mort. Il y a donc là pour
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lui une dialectique de la vie et de la mort, de la mort et de la résurrection, de la
souffrance et de l’amour.
L’homme qui écrit ce texte à quarante-deux ans, dans la force de l’âge, est déjà un
homme brisé, interdit de publication. L’interdit de publication est lourd puisqu’il empêche
la diffusion et la discussion publique autour d’une pensée. La messe sur le monde
s’inscrit au cœur de la construction de la pensée de Teilhard, avant Le milieu divin
(1926) et Le phénomène humain (1938-40). Le choix du mot messe fixe l’attention sur
la figure du Christ et esquive de ce fait tout glissement panthéiste. Pour Teilhard le
dynamisme de la matière ne s’explique que par l’attraction du Christ oméga qui aspire le
monde en avant.
L’Église qu’a connue Teilhard dans les années 20 est essentiellement une Église
intégriste qui n’a encore digéré ni la Réforme, ni la révolution française et qui reste figée
dans une attitude défensive. Le Syllabus datait déjà de 1864, sous Pie IX; puis vint
l’encyclique Pascendi de Pie X en 1907; Je pense qu’on pourrait faire un parallèle
intéressant entre la réaction anti-moderniste du début du 20e siècle avec la réaction antiVatican II à laquelle on assiste actuellement.
Dans une note du 5 janvier 1921 intitulée Mon attitude vis-à-vis de l’Église officielle,
Teilhard expliquait certaines de ses dissidences de cette façon :
(…) L’Église possède et transmet, de siècle en siècle, une vision (ou expérience, ou
vie) du Christ dont elle est incapable, à aucun moment, d’exprimer complètement la
figure définitive et la richesse. Tous les théologiens sont forcés de l’admettre : le Pape
et tous les Évêques ensemble sont impuissants à nous dire exactement tout ce qu’il y a
dans le Christ. Le Christ (sa vie, sa connaissance) sont déposés dans toute l’Église
(fidèles et pasteurs) de tous les temps. Pour que le Christ soit enfin compris, il faut tout
l’effort de tout ce qu’il y aura de chrétiens jusqu’à la fin des temps.
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Cette affirmation est d’une audace extrême pour l’époque alors qu’on affirmait avec
pompe le développement homogène du dogme et qu’on avait tendance èa tout référer
au seul magistère. Plus encore, il fallait un sacré courage à Teilhard pour appeler son
texte Messe sur le monde. Le titre nous plonge au creux de la foi mais nous sort du
territoire ecclésial. Béjard en porte l’écho dans « la messe pour le temps présent ».
Quant à « la messe sur le monde » initiée à Radio-Canada par le père Benoît Lacroix et
Raphaël Pirro, si elle était à l’origine une plongée dans la culture actuelle, elle est
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devenue de plus en plus sagement une simple messe radiophonique à Radio VilleMarie.
Brève analyse de La messe sur le monde
La messe sur le monde est un texte court qui tient en quinze pages. Texte poétique et
incantatoire, bien écrit alors qu’à mon avis Teilhard n’écrit pas en général très bien, avec
ses majuscules et des incises à n’en plus finir. Cinq sous-titres donnent le mouvement
de la pensée :
-
l’offrande
le feu au-dessus du monde
le feu dans le monde
communion
prière.
L’offrande
Dans l’offrande, qui fait penser à offertoire, l’orant se situe devant Dieu, nommé ici
Seigneur. Le pain est le travail de la terre, en positif. Le calice est associé aux fruits
broyés. L’orant s’associe la famille humaine mais plus largement la totalité du monde.
« Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journée – tout ce qui va
mourir, aussi, - voilà, Seigneur, ce que je m’efforce de ramasser en moi pour vous le
tendre; voilà la matière de mon sacrifice, le seul dont vous ayez envie. » (2)
Évoquant l’Hostie totale de la création et le vin, notre douleur, le texte souhaite l’unité en
Dieu et associe la matière à l’appel du feu. Beaucoup de nos contemporains parlent
ainsi de Dieu en terme d’énergie. Feu, énergie, on semble revenir aux forces primitives
telluriques. On comprend que l’on ait accusé Teilhard de panthéisme, mais ce serait
oublier l’insistance qu’il accorde à la conscience et à la personnalisation.
À remarquer, ici, la complexité des champs symboliques et la volonté radicale
d’appartenance au monde d’en bas : « je reconnais en moi, bien plus qu’un enfant du
Ciel, un fils de la Terre » (3)
Le feu au-dessus du monde
Le deuxième mouvement, le feu au-dessus du monde, pourrait correspondre dans le
déroulement de la messe à la consécration. Pour le physicien, le feu est au centre de la
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terre. Pour Teilhard, le feu est le symbole de Dieu. « Au commencement, il n’y avait
pas le froid et les ténèbres; il y avait le Feu. » (4). Le Feu, c’est Dieu, c’est l’Esprit.
« Vous êtes, mon Dieu, le fond même et la stabilité du Milieu éternel, sans durée ni
espace, en qui, graduellement, notre Univers émerge et s’achève, en perdant les limites
par où il nous paraît si grand » (5)
Ici Teilhard explore sa compréhension radicale de l’incarnation, la réconciliation entre la
transcendance de Dieu et la pulsion jaillissant de la matière.
« De ces mains invincibles, préparez, par une adaptation suprême, pour la grande
œuvre que vous méditez, l’effort terrestre dont je vous présente en ce moment,
ramassée dans mon cœur, la totalité. » (6)
- Sur toute vie qui va germer, croître, fleurir et mûrir en ce jour, répétez : « Ceci est mon
corps. » - Et, sur toute mort qui s’apprête à ronger, à flétrir, à couper, commandez
(mystère de foi par excellence!) : « Ceci est mon sang » » (7)
Opposer ainsi le corps et le sang, c’est plutôt faux. C’est briser la symbolique du repas,
où le corps est nourriture sous le signe du pain, et le sang est breuvage sous le signe du
vin. Mais la vision de Teilhard est mystique et cherche à
réconcilier la vie et la mort dans un unique mystère du salut. Il ne parle pas du péché
mais plus largement de la mort.
Le Feu dans le monde
Cette partie de La messe sur le monde me semble la plus complexe. On pourrait
l’appeler la diffusion cosmique de l’énergie du Christ. La symbolique de la chair y
domine alors que la mort et le vin n’apparaissent que quatre pages plus loin, à la fin de
la section. Le mot chair n’est pas défini mais semble référer au corps et au pain.
Dans la nouvelle Humanité qui s’engendre aujourd’hui, le Verbe a prolongé l’acte sans
fin de sa naissance »(…) Et cependant, mystérieusement et réellement, au contact de
la substantielle Parole, l’Univers, immense Hostie, est devenu Chair. Toute matière est
désormais incarnée, mon Dieu, par votre Incarnation. » (8)
L’Univers est chair. On pense au texte de Jean : Et le Verbe s’est fait chair. L’univers
devient chair par la Parole. Teilhard poursuit l’analogie de l’univers encore plus loin.
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« Comme la Chair, il nous attire par le charme qui flotte dans le mystère de ses plis et la
profondeur de ses yeux.
Comme la Chair, il se décompose et nous échappe sous le travail de nos analyses, de
nos déchéances, et de sa propre durée.
Comme la Chair, il ne s’étreint vraiment que dans l’effort sans fin pour l‘atteindre
toujours au-delà de ce qui nous est donné.
(9)
Teilhard pousse encore plus loin sa pensée
« Maintenant, Seigneur, par la Consécration du Monde, la lueur et le parfum flottant
dans l’Univers prennent pour moi corps et visage, en Vous. (10)
On peut appeler cela une conscience cosmique. Dans une construction mentale
complètement originale, c’est déjà une position que l’on pourrait qualifier de « deep »,
biocentrique et cosmocentrique. Teilhard se définit ensuite dialectiquement moniste,
païen, et quiétiste, mais rendu plus loin, au-delà de ces qualificatifs.
« Et je ne saurais dire, perdu dans le mystère de la Chair divine, quelle est la plus
radieuse de ces deux béatitudes : avoir trouvé le Verbe pour dominer la Matière, ou
posséder la Matière pour atteindre et subir la lumière de Dieu. (11)
Remarquer ici le vocabulaire mystique : subir la lumière de Dieu.
Communion
On pourrait appeler la section Communion comme l’expression de l’engagement.
« Il faut qu’après avoir coopéré, de toutes mes forces, à la Consécration qui le fait jaillir,
je consente enfin à la Communion qui lui donnera, en ma personne, l’aliment qu’il est
venu finalement chercher. (12)
Dans des phrases de feu à consonance très jésuite, Teilhard dit sa volonté de se livrer
entièrement à la communion divine. « Sans hésiter, d’abord, j’étendrai la main vers le
pain brûlant que vous me présentez.
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Le mouvement est double : adhérer entièrement à la matière transfigurée et accepter de
boire au calice. Deux formules disent cela avec intensité.
« Celui qui aimera passionnément Jésus caché dans les forces qui font grandir la Terre,
la Terre, maternellement, le soulèvera dans ses bras géants, et elle lui fera contempler
le visage de Dieu. » (14)
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« Celui qui aime passionnément Jésus caché dans les forces qui font mourir la
Terre, la Terre en défaillant le serrera dans ses bras géants et, avec elle, il se réveillera
dans le sein de Dieu. » (15)
Prière
La prière finale est un abandon dans la main de Dieu. En écho à la dévotion au SacréCœur, Teilhard cherche à plonger dans le cœur de Dieu. Le langage est un peu plus
théologique, plus moralisateur.
« Toute ma joie et ma réussite, toute ma raison d’être et mon goût de vivre, mon Dieu,
sont suspendus à cette vision fondamentale de votre conjonction avec l’Univers. (…) je
ne veux, ni je ne puis dire autre chose que les innombrables prolongements de votre
être incarné à travers la Matière; je ne saurai jamais prêcher que le mystère de votre
Chair. » (16)
Conclusion
C’est dans cet aveu de force et de faiblesse qu’il faut comprendre la contribution de
Teilhard. Sa messe sur le monde est une offrande mais surtout un appel à Dieu pour
qu’il plonge dans la matière, qu’il la transforme, qu’il la mène à son achèvement. Le
Dieu de Teilhard est tout à fait le Dieu chrétien, trinitaire. Mais la vision n’est pas
centrée sur l’humanité. Elle plonge dans l’infinité du temps passé et s’achève dans une
eschatologie, celle de la noosphère, dans une perspective à la fois personnelle et
cosmique. À aucun moment du texte, Teilhard n’évoque les joies et les souffrances des
hommes et des femmes qu’il connaît. Les thèmes courants de la spiritualité biblique et
prophétique, la figure du pauvre, de la veuve, de l’exilé, de l’humilié, du laissé pour
compte n’effleurent pas. Il n’y a pas non plus d’évocations écologiques, de l’animal, de
la plante. Dans un texte tardif qui date de 1950 Le Cœur de la matière, Teilhard confie :
« Je n’avais certainement pas plus de six ou sept ans lorsque je commençai à me sentir
attiré par la Matière ». (17)
La Matière pour lui c’est le fer, la roche, le minéral, le quartz, la consistance. Toute sa
vocation de savant est là.
Nous cherchons Dieu dans l’éthéré, dans l’au-delà, dans le monde d’en-Haut. Teilhard
a trouvé Dieu dans le monde d’en-bas, déjà à l’œuvre, déjà aimant au double sens de
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celui qui aime et de celui qui attire. Notre humanité se meurt de ne penser qu’à ellemême en se dissociant toujours plus du milieu écologique. La leçon de Teilhard nous
invite à une révision plus radicale encore.
André Beauchamp
2011/03/24
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Notes :
(1) Oeuvres de Teilhard de Chardin
Tome 13, Paris, Seuil, 1976, p.136 Ce 13e tome porte le titre : Le coeur de la
matière. Le texte cité s’intitule : Sur mon attitude vis-à-vis de l’Église officielle.
(2)
Ibid, p.142 La messe sur le monde
(3)
Ibid, p.143
(4)
Ibid, p.143
(5)
Ibid, p.143
(6)
Ibid, p.144
(7)
Ibid, p.144
(8)
Ibid, p.145
(9)
Ibid, p.145-146
(10)
Ibid, p.146
(11)
Ibid, p.148
(12)
Ibid, p.150
(13)
Ibid, p.150
(14)
Ibid, p.151
(15)
Ibid, p.152
(16)
Ibid, p.155-156
(17)
Ibid, p.25
8