Victor COURTECUISSE - Faculté de médecine du Kremlin

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Victor COURTECUISSE - Faculté de médecine du Kremlin
In memoriam: Victor COURTECUISSE
(article paru, Archives de Pédiatrie, novembre 2010)
« There is a special providence in the fall of a sparrow. If it be now, ‘tis not to come;
if it be not now, yet it will come: the readiness is all »
. Shakespeare, Hamlet (V, 2)
Victor Courtecuisse s’est éteint le vendredi 4 juin 2010, à l’âge de 82 ans.
Pédiatre hors normes, grand admirateur de Robert Debré, élève et fils
spirituel de Pierre Royer, collaborateur et ami de Daniel Alagille, il est cet
"ariston" aux côtés duquel j'ai eu le privilège, il y a 30 ans, à mon retour
des Etats-Unis, de lancer l'aventure de la médecine de l’adolescent en
France. Aventure en effet… Tout restait à construire à l’époque [1], et il
n’est jamais trop facile d’être en avance sur son temps.
Victor Courtecuisse a ouvert le service de médecine pour adolescents de Bicêtre en 1982 ; il l’a dirigé
pendant 10 ans, jusqu’en 1992. Sensibilisé à la question des adolescents dès la fin de son clinicat chez
Pierre Royer, aux Enfants malades, Victor avait pris soin de bien anticiper l’évènement. En 1977,
après six années de chefferie à Clamart, il avait obtenu de l’hôpital Antoine Béclère l’autorisation
d’ouvrir son service de pédiatrie aux mineurs de plus de 15 ans. Pendant ce temps, sous la houlette
de Daniel Alagille, un groupe de pédiatres fondateurs - dont il faisait partie - travaillait sur le projet
du futur « département de pédiatrie » de Bicêtre. C’est dans ce contexte que l’équipe pionnière
destinée à former le « premier noyau adolescents » s’est progressivement dessinée, selon le principe
de l’engagement volontaire. Le 30 mars 1979, une journée de santé publique « Adolescents et santé
» faisait salle comble. Cet évènement, organisé à Clamart par la Faculté de médecine Paris-Sud, sera
publié un an plus tard dans un numéro spécial des Archives Françaises de Pédiatrie : « Une structure
d’accueil spécifique (hospitalisation et consultation externe) va être créée dans le nouvel hôpital
Bicêtre : elle sera la première à remplir cette fonction dans les hôpitaux parisiens, et même français.
Les renseignements recueillis à partir de cette unité expérimentale de soins constitueront la base
d’autres unités hospitalières de médecine de l’adolescent » [2].
« Rien n’arrête une idée dont le temps est venu »… a déclaré Victor Hugo. Pour autant, la médecine
de l’adolescent ne s’est pas faite en un jour. Une fois clairement concrétisée en une unité de lieu et
de pratique bâtie « sur mesure », elle a provoqué autant de louanges que de critiques, autant de
conversions que de crispations, y compris au sein de la communauté pédiatrique. Victor le savait, qui
parfois me confiait qu’il nous fallait rester « prudents ». Cette prudence ne correspondait pas à
l’expérience que j’avais de la médecine de l’adolescent Outre-atlantique et à tout ce que je
rapportais de mon travail dans ce domaine à l’université de Stanford. Elle tranchait avec nos
excellentes conditions d’installation et l’enthousiasme de la jeune équipe que nous formions alors.
Conscient du caractère particulièrement innovant voire « subversif » de l’entreprise, peut-être Victor
se méfiait-il de ce que nous pourrions « susciter ». Il était bien placé pour savoir que cette structure,
première du genre en France, n’avait reçu son « autorisation » qu’en toute dernière instance.
D’aucun pouvaient aussi la voir comme développement du « lobby pédiatrique »... Qui se souvient
qu’il aura fallu encore attendre 10 ans avant qu’elle n’acquière, enfin, son statut officiel de « service
» de médecine pour adolescents ?
Tous ceux qui ont connu Victor Courtecuisse diront à peu près la même chose : Victor était
disponible, toujours à l’écoute, très respectueux de ses interlocuteurs. Rarement ai-je travaillé avec
un homme aussi intelligent, rarement ai-je rencontré un homme à ce point « naturellement »
humaniste. Victor en « imposait » par son aisance et son côté patricien légèrement « fin de siècle ».
Derrière son penchant pour la complexité se cachait un sens de l’humour retenu, et surtout, une très
grande sensibilité. Son discours, riche en nuances sémantiques et précautions oratoires, pouvait
parfois sembler elliptique. La vérité était que Victor possédait une « voix », doublée d’une
déconcertante facilité d’expression. Il parlait comme il écrivait, et il écrivait comme on peint
d’inspiration sur la toile, stylo tenu légèrement, loin de la plume : « L’adolescent n’est ni un enfant ni
un adulte. Il est parfois un peu de chacun. Le plus souvent, il est tout autre chose. Et, de tous les âges
de la vie, c’est peut-être celui qui comporte les besoins les plus complexes et les plus spécifiques ».
Grand interniste, grand médecin d’enfants, Victor était viscéralement attaché à la condition
adolescente et à ce qu’il percevait de la vulnérabilité des adolescents. Tout son intellect s’est
naturellement mis au service de cette cause, qu’il aura défendu jusqu’au bout. Son intérêt pour les
jeunes suicidants, son ouvrage sur « les années métamorphose » [3], comme ses nombreux autres
écrits en témoignent amplement. Ce n’est pas un hasard si les violences subies l’ont toujours
fortement mobilisé et profondément affecté. Parmi celles-ci, il incluait les rejets et les étiquetages de
toute nature, qu’il dénonçait sans relâche : « La prévention à l’adolescence ne doit pas conduire à la
prévention de l’adolescence », aimait-il à dire.
Victor Courtecuisse a très vite compris l’énorme potentiel que représentait à l’époque le Centre
International de l’Enfance. Dès 1984, sous la bienveillance de Pierre Royer, il y créa un groupe de
réflexion sur la santé des adolescents. A partir de cette logistique, il organisa divers colloques et, en
1989, nous fit développer une formation originale sur le travail des équipes de soin auprès des
adolescents à l’hôpital. Ces cycles d’enseignement constitués venaient quelque peu alléger notre
intense activité de formation à l’extérieur, en particulier celle dispensée auprès des équipes
pédiatriques de l’hexagone et au-delà. Au plan national, Victor a également impulsé une importante
circulaire ministérielle : « L’amélioration des conditions d’hospitalisation des adolescents ». Publiée
en 1988, elle était accompagnée d’un dossier technique pour beaucoup adossé sur l’expérience des
premières années du service [4]. La thématique, multidisciplinaire, désignait la pédiatrie comme
principale cheville ouvrière. Suite à sa parution, de nombreux collègues hospitaliers firent état de
l’aide décisive que ce document officiel avait apporté dans les discussions avec leur administration.
Parmi les nombreux écrits laissés par Victor Courtecuisse, deux textes, l’un en amont, l’autre en aval
de sa période d’activité à Bicêtre, résument assez bien l’essentiel de son message. Le premier
restitue aux adolescents une identité spécifique, justifiant une approche hospitalière spécifique. «
Entre la pédiatrie et la pathologie d'adulte se situe un 'no man's land' où l'on rencontre l'adolescent
malade » écrit-t-il ainsi dès 1976, faisant référence aux initiatives déjà nombreuses aux Etats-Unis de
services pédiatriques « spécialisés » pour adolescents [1].
Le second souligne l’extrême importance des attitudes des professionnels dans le cadre de la relation
de soins avec les adolescents. « La première complication des malaises des adolescents dans la
relation médicale, c'est de générer le malaise du médecin » déclare-t-il quelques dix-huit années plus
tard, dans son fameux texte sur les symptômes flous [5]. Victor était très conscient de la charge
subjective, des stéréotypes et des jugements dont les adolescents sont habituellement l’objet. A ce
titre, il s’est toujours montré contrarié par la tendance à catégoriser « psychiatriques » les
adolescents en souffrance, voire ceux se faisant tout simplement remarquer car un peu trop «
adolescents »... Ainsi, prenant exemple de notre recrutement, cette flèche laconique: « Mais
certains, de l’extérieur, ont d’emblée entendu ‘unité de psychiatrie’. Cette interprétation est
révélatrice du discours social concernant l’adolescence : adolescent + hôpital = psychiatrie. (…)
Présenter les choses par une proportion - 60% de somatique, 40% de comportemental - est assez
débile (sic) » [6]. Victor était un médecin très attentif, très accessible, prêt à tout entendre « tant il
est vrai finalement que l’adolescence est aussi un langage » [3]. Avec les adolescents ou leurs
parents, il adorait échanger, discuter, tout en vérifiant toujours de proche en proche qu’il avait bien
compris de son côté, ou qu’ils étaient bien « d’accord » avec lui. Un jour interrogé par Jean Bernard
sur sa pratique de « médecin d’adolescents », après s’en être expliqué, Victor s’est entendu répondre
: « finalement, ce que vous faites, c’est de la bonne médecine générale ! ». De la médecine générale,
auprès d’adolescents … à l’hôpital. Jean Bernard avait tout compris de notre vocation : garantir un
service médical de haute technicité lorsque nécessaire, tout en assurant un intérêt systématique
voire prioritaire aux aspects développementaux, psychosociaux et familiaux des situations traitées ;
la personnalisation et le principe de continuité en consultation venant compléter la qualité de cette
offre de soins par essence « généraliste » [7].
Victor avait une haute idée de sa fonction universitaire mais n’était pas homme d’appareils. Avec lui,
point d’organisation en « société », point de « recommandations » ex cathedra, point de « politique
globale de l’adolescence »…. Victor était un pionnier. Il avait l’habitude de dire que la progression de
la médecine de l’adolescent se ferait naturellement et à son rythme, par « osmose » ou « capillarité
». Aujourd’hui, l’histoire lui donne largement raison [8]. Les aménagements spécifiques pour
adolescents sont devenus familiers dans notre paysage pédiatrique ; ils gagnent également la
médecine adulte. Et cette médecine de l’adolescent hospitalière, si elle obéit à certains grands
principes fondamentaux, a toujours été marquée par sa diversité. Mais ce développement n'a
vraiment fonctionné qu'à partir d'individus et d’équipes eux-mêmes très motivés au départ [9], prêts
à s’affranchir, creuser eux-mêmes leur sillon, réfléchir à leurs propres pratiques et prendre des
risques. Toutes les recommandations et formations du monde ne sauront remplacer cela, ni éviter
que certains autres praticiens préfèrent en réalité "sous-traiter" la question de façon plus
"compromise" avec la psychiatrie... accroissant d'autant la confusion des genres [10]. En réfléchissant
sur ce sujet aujourd'hui, il faut donc être conscient de la tentation de la formule toute faite, d’autant
plus « a priori » consensuelle qu’imprécise et labellisée "multidisciplinaire". Last but not least, ne pas
parler de l’activité ambulatoire et du « colloque singulier » en médecine de l’adolescent serait
escamoter le principal. Tous les écrits, tous les témoignages de Victor convergent sur ce point. En
amont et au-delà du travail partenarial transdisciplinaire souvent nécessaire, c'est là que le pédiatre
est attendu par l’adolescent et son entourage, tenu qu’il est de s’engager « personnellement » et de
se prescrire dans la continuité. Souvenons-nous…, Clamart 1979, faculté de médecine Paris-Sud: «
Aux problèmes des adolescents le pédiatre est depuis longtemps confronté. Cette part de son
activité a en effet représenté une sorte d’héritage naturel de son action pédiatrique. Mais avec le «
mouvement adolescent » sont apparus un grand nombre de problèmes nouveaux qui, pour la
plupart, interfèrent directement avec les problèmes de santé » [2]. Depuis cette déclaration, plus de
30 années ont passé. Pour autant, les besoins de santé des adolescents - malades, souffrants ou
simplement « adolescents » - ont-ils vraiment changé ? Certainement pas autant qu’on peut
l’entendre ici ou là. En revanche, il est clair que le contexte sociétal tout comme l’ « image » des
adolescents a passablement évolué [11]. Il y a quelques années, Victor s’en était aussi inquiété : «
L’adolescence est aujourd’hui devenue (…) un sujet de préoccupation et d’interrogation sans fin,
avec une exposition médiatique maximale qui encourage les simplifications et les a-peu-près ». Dont
Acte.
Pour finir, je serais surpris que Victor n’ait pas croisé, un jour, ce très beau passage de François
Mauriac: « Mais nous ne serons pas justifiés par ces témoins candides, si nous les avons circonvenus ;
une foule d’enfants affamés n’examine guère la nourriture qu’on lui jette ; mieux vaut se retirer d’au
milieu d’eux, si nous avons les mains vides ou pleines de poison. Du moins que toutes ces faces, que
toutes ces mains tendues nous aident à prendre conscience de notre propre dénuement. Pour nous
inspirer un désir de perfection, il n’est rien comme de suivre des yeux ce jeune homme venu à nous
parce qu’il espérait une parole de vie, et qui s’éloigne plus triste qu’il ne fut jamais, plus déchu peutêtre, avec sa soif et sa faim » (Le jeune homme, 1926).
Praticien de terrain, Victor Courtecuisse était aussi un praticien de grande culture, et pas seulement
de culture médicale. Le comité national d’éthique, où il a siégé plusieurs années, s’en souvient, tout
comme la Fondation de France ou la Fondation Santé des Etudiants de France, avec lesquelles il a
mené plusieurs projets. Victor aimait Paul Valéry, ses réflexions sur la peinture, la musique, les
sciences. Comme lui, peut-être, était-il à la recherche d’une « unité créatrice de l’esprit » ?
L’enseignement de Victor Courtecuisse est considérable. Il dépasse largement la pédiatrie. Il ne nous
laisse pas tant un « corpus » qu’une certaine idée de la médecine, une certaine idée d’être médecin,
en l’occurrence ici médecin d’adolescents. A chacun la liberté d’interpréter à sa façon les leçons du
maître... Forts de son souvenir, en particulier parmi nous pionniers ici à Bicêtre, nous poursuivons
son oeuvre dans la voie d’excellence aujourd'hui largement tracée...
Bibliographie
1. Courtecuisse V. L’adolescent en milieu hospitalier. Arch Fr Pediatr, 1976 ; 33 : 733-7
2. Courtecuisse V. Adolescent et santé. Arch Fr Pediatr 1980 (suppl I); 37 : I-II
3. Courtecuisse V (editor). L’adolescence. Les années métamorphose. Stock (Laurence Pernoud),
1992
4. Circulaire ministérielle DGS/DH n°132, 16 mars 1988 « L’amélioration des conditions
d’hospitalisation des adolescents » - Dossier technique « Les adolescents et les structures de soins.
Leurs besoins, leur accueil et leur prise en charge (90p)
5. Courtecuisse V. Les symptômes flous à l’adolescence ou les ombres portées des langages. In :
L’adolescent. 8èmes journées nantaises des soins en pédiatrie. Fondation de France – AGF, mars
1994 : 32-40
6. Courtecuisse V. L’intermédiaire. L’âne (le magazine freudien) 1985 ; n°22 (juin-sept) : 52-3
7. Alvin P, Courtecuisse V. Médecine de l’adolescent : croissance et perspectives. Arch Fr Pediatr
1991 ; 48 : 137-41
8. Alvin P. L’adolescence à l’hôpital. Origines et développement de la médecine de l’adolescent. In :
L’hôpital et l’enfant : l’hôpital autrement ?... Musée de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris,
2005 : 188-95
9. Alvin P. De l’enfant malade à la médecine de l’adolescent. Arch Pediatr 2006 ; 13 (hors-série n°1 :
hommage à Daniel Alagille) : 29-32
10. Alvin P. Adolescents souffrants, adolescents suicidants. Les dangers de l’esquive. Arch Pediatr
2008 ; 15 (9) : 1383-7
11. Alvin P. Les adolescents incandescents. Arch Pediatr 2010 ; 17 : 1135-8
(Photo tirée de reférence [6], 1985