Je ne suis pas raciste mais..

Transcription

Je ne suis pas raciste mais..
2
CONTRECHAMP
LE COURRIER
LUNDI 20 AVRIL 2015
INVITÉ-E-S
JE NE SUIS PAS RACISTE, MAIS...
SCIENCES SOCIALES (1/3) • Un collectif de recherche propose une série d’articles critiques sur l’émission
«Specimen» de la RTS (lire ci-contre). Le premier volet est consacré à l’émission du 9 octobre 2013 intitulée
«Je ne suis pas raciste, mais...». Si la volonté affichée est de montrer que personne n’est à l’abri des préjugés
et stéréotypes, le reportage constitue en fait une justification particulièrement sournoise de l’idéologie
raciste contemporaine.
MÉLANIE PÉTRÉMONT
ET CHRISTIAN SCHIESS
Toute activité humaine se manifeste physiologiquement dans
notre organisme. Lorsque nous
exprimons notre fatigue en
bâillant, il est exact d’affirmer
que la dopamine entre en jeu. Cependant, décrire le mécanisme
du bâillement, ce n’est pas expliquer la fatigue. Celle-ci, pour être
comprise, voire supprimée, doit
être rapportée à ce qui la cause,
par exemple le fait de n’avoir pas
assez dormi ou d’avoir trop travaillé. Accuser la dopamine ne
sert à rien.
L’émission Specimen procède
pourtant de la sorte, confondant
l’effet et la cause de nos comportements. Dès l’introduction, le
racisme est réduit à certaines de
ses expressions: les préjugés et
les stéréotypes. Il est ensuite expliqué que ces derniers trouveraient leur origine dans l’amygdale qui s’active lorsqu’une
personne ressent une «peur de
l’Autre». Si on voulait bien admettre que le racisme ne se résume pas à de la peur, mais prend
communément la forme du mépris et d’un sentiment de supériorité, faudra-t-il aller chercher
les explications de telles attitudes
dans une nouvelle zone de notre
cerveau? Cette erreur scientifique, appelée naturalisation, se
révèle lourde de conséquences
politiques.
La focalisation sur les stéréotypes est sans doute due au choix
de la discipline des expert-e-s: la
psychologie sociale et cognitive.
Si son apport est riche d’enseignements sur les mécanismes
cognitifs, il ne faut pas oublier
que les préjugés sont avant tout
un phénomène social. Ce n’est
pas dans le cerveau qu’on va les
trouver, mais dans le contexte de
vie des témoins et personnes cobayes. Dans ce cas, il s’agit de la
politique suisse à l’égard des
étrangers, de la stratification de la
population, de l’histoire de
l’idéologie raciale et de la circulation persistante de l’imaginaire
colonial. Il est impossible de
comprendre pourquoi une fillette est traitée de «péril jaune» dans
une école genevoise à la fin des
années 1970 (exemple de l’émission) sans mettre en rapport cette
insulte avec le contexte médiatique dans lequel sont pris ses camarades, tel que le succès des initiatives populaires xénophobes.
Comme l’affirme d’ailleurs une
psychologue sociale: «L’Autre
[n’est] pas au début du processus,
mais plutôt à son terme»1.
Naturalisation
d’un phénomène
social
La surreprésentation dans l’émission de deux sous-disciplines, la neuro-psychologie et la
psychologie évolutionniste, a
pour conséquence de rapporter
systématiquement toute attitude
ou représentation racistes à leur
seule manifestation cérébrale.
Donnant l’impression que les
stéréotypes et les préjugés sont
naturels, le montage de l’émission repose sur plusieurs postulats plus ou moins implicites: le
fait qu’il existe une nature humaine immuable, le fait que
chaque personne s’identifie selon son groupe phénotypique et
le fait que nous sommes toutes et
tous à égalité face aux préjugés.
Afin de bien faire comprendre
qu’un cerveau normal produit
des préjugés, l’émission nous
présente un contre-exemple: les
personnes présentant le syndrome de Williams, qui elles, en raison de leur déficience mentale,
seraient incapables d’en avoir.
Roland Maurer, un des experts interrogés, affirme: «on
catégorise toujours bien sûr (...)
c’est une machine (le cerveau)
qui doit être efficace, elle est extrêmement coûteuse, elle coûte
25 watts, un quart de notre énergie sert uniquement à alimenter
notre cerveau. Or vous ne pouvez
pas gaspiller ce truc-là. Donc il
faut avoir des systèmes qui ont
été mis en place par l’évolution,
qui rendent cette machine efficace (...) et c’est ça qui a donné la
catégorisation, on travaille vite,
on travaille moins bien mais on
travaille vite et c’est ça qu’il faut!»
Le montage de ces propos dans
l’émission ne permet qu’une
conclusion possible: la production de préjugés est la conséquence d’un fonctionnement efficace, normal et souhaitable du
cerveau humain. Cela n’empêche
pas l’éthologue de conclure, sur
une note optimiste et contre toute évidence, que le racisme tend
aujourd’hui à disparaître du fait
que les frontières entre «Nous» et
les «Autres» tendent à s’atténuer.
Quand on rapporte ce constat
aux dernières votations sur l’«immigration de masse» en Suisse,
on se demande si c’est bien vers
l’abattement des frontières qu’on
se dirige...
Essentialisation
L’émission semble reposer
sur le postulat d’identification
des individus à des groupes phénotypiques (couleur de peau et
autres traits physiques visibles).
Les individus auraient naturellement un comportement favorable à l’égard de leur groupe et
défavorable à l’égard des autres.
L’une des enquêtes répliquées dans l’émission est particulièrement significative et problématique. On montre à un
enfant au phénotype asiatique
(ou métis) deux images d’un
garçon: l’un Blanc, l’autre Noir.
On lui demande successivement:
«qui est le garçon beau, gentil,
propre (...)?». Il indique à chaque
fois l’image représentant le
garçon Blanc. Ce résultat ne
semble pas intriguer le narrateur.
Il faut pourtant s’étonner que
l’enfant s’identifie à l’image du
garçon Blanc, alors que luimême ne l’est pas. C’est l’indice
que la façon dont un cobaye qualifie un individu dépend des rapports de domination et des représentations raciales de la société
dans laquelle il vit. Ayant assimilé
depuis tout petit que les personnes blanches seraient plus
belles et meilleures que les nonblanches, un enfant non-Blanc
interrogé va très probablement
leur attribuer les qualités positives et vouloir s’identifier à elles.
Ce phénomène est appelé «racisme intériorisé». C’est d’ailleurs
cette explication qui est donnée
au moment où cette même expérience est menée aux Etats-Unis
auprès de jeunes enfants Noir-e-s.
Dans ce cas, le narrateur n’hésite
pas à invoquer le racisme pour
expliquer ces résultats, alors qu’il
est passé sous silence à propos
des expériences menées à Genève. De plus, mener des expériences sur des enfants sous prétexte qu’ils seraient plus proches
d’une nature humaine préhistorique, puis généraliser ces résultats à un comportement universel est tout sauf objectif.
A égalité face
aux préjugés?
L’émission nous martèle que
nous avons toutes et tous des
préjugés. En seraient victimes
autant le présentateur désigné
comme un «bobo quadragénaire» que la personne traîtée de
«sale Rom». C’est pourtant la
différence entre ces jugements
qui est cruciale pour comprendre la relation entre les préjugés et le racisme. Dans le premier cas, la position à forte
valeur sociale de la personne
n’est pas menacée par cette insulte. Dans le deuxième, l’insulte
renvoie la personne à une réelle
discrimination subie au quotidien. Si nous avons bel et bien
des préjugés, nous ne sommes
pas à égalité face à leurs effets.
L’émission occulte cette asymétrie, ce qui est un procédé couramment utilisé pour dénier
l’existence du racisme.
Il est consternant de voir à
quel point, dans cette émission à
destination du grand public, le
terme «race» est prononcé sans
jamais être défini. Or, si les
sciences ont établi depuis plus de
soixante ans que les «races»
n’existent pas, ce terme a tout de
même un effet concret sur le réel à
chaque énonciation: il façonne
les stéréotypes et les préjugés. En
mobilisant le terme sans prendre
position, l’émission nourrit la
croyance selon laquelle il y aurait
des races humaines.
Utilisation du
terme de «race»
Une téléspectatrice nous a
fait part de sa réaction qui résume bien l’impression qu’on peut
avoir après le visionnement de
cette émission: «J’ai appris que je
souffrais en fait d’une maladie
mentale – dont je n’ai évidemment pas été capable de retenir le
nom, quel dommage – qui me
rendait ouverte d’esprit et me
permettait de ne pas discriminer
mes semblables. Quelle bonne
nouvelle! J’ai aussi appris que
tous les gros cons que j’ai croisés
jusqu’ici n’étaient ni racistes, ni
sexistes, ni homophobes, mais
qu’ils avaient simplement des
préjugés. En plus, les préjugés, on
n’y peut rien, ce n’est pas de notre
faute! C’est une autre très bonne
nouvelle!» I
1
Margarita Sanchez Mazas, Racisme et
xénophobie, PUF, 2004.
2
Dans ces conditions, faut-il s’étonner du
fait que cette émission figure en lien sur la
page facebook du groupe fasciste romand
Egalité & Réconciliation?
«POINT DE VUE», COLLAGE D’ALESSANDRA CENCIN
Un Specimen plus faux que nature
Nous ouvrons ici une série de trois articles consacrés à l’émission de vulgarisation scientifique Specimen, diffusée par la
RTS. Malgré sa volonté louable de «déchiffrer nos comportements quotidiens»1, cette émission reproduit largement le sens commun qu’elle prétend
analyser.
Programmée depuis avril 2010, Specimen a remplacé l’émission Scènes de Ménage, qui traitait déjà des faits et relations
de la vie quotidienne, mais en y ajoutant le
vernis du sérieux scientifique, notamment en «explorant le cerveau». Faisant
peu de cas des nombreuses controverses
qui devraient inciter à la prudence lorsqu’il s’agit de comprendre nos comportements à l’aide de la «nature», que ce soit
par des apports biologiques ou des comparaisons inter-espèces, les trois émissions que nous avons choisi d’analyser
échouent largement à expliquer quoi que
ce soit, et ne font qu’alimenter la confusion ambiante à propos des thèmes
abordés.
A ces enjeux scientifiques s’ajoute un
problème politique de taille: présenter
des comportements sociaux comme
étant «naturels» revient le plus souvent à
les décrire comme immuables et donc à
les justifier. Il en résulte un étalage
constant de préjugés et de stéréotypes,
souvent avec une violence qui n’a d’égale
que la légèreté du propos et la dénégation
de toute responsabilité de la part des personnes en charge de l’émission. Ce déni a
pu s’observer dans une table ronde à
l’université de Genève en décembre 2013,
lorsque le Bureau de l’égalité a cru bon
d’inviter les producteurs de l’émission,
leur conférant ainsi une légitimité académique. L’émission sur l’homosexualité a
donné lieu à une lettre de protestation
d’associations LGBT adressée à la RTS, laquelle n’a pris aucune mesure. Quant à
l’émission extrêmement problématique
consacrée au racisme, elle a été récemment diffusée dans le cadre de... la Semaine contre le racisme.
Malgré l’indigence de son contenu, Specimen semble donc exercer une certaine
puissance de persuasion. Intrigué-e-s,
mais aussi révolté-e-s par le peu de réactions qu’elle a suscité, nous avons entrepris collectivement une démarche à la
fois analytique et engagée, trouvant son
origine dans un enseignement consacré à
la naturalisation des faits sociaux, ainsi
que dans un groupe de recherche sur les
questions post-coloniales. Sur les
26 reportages de Specimen, nous en
avons sélectionné trois, particulièrement
porteurs d’enjeux politiques, puisqu’ils
véhiculent des propos et nourrissent des
représentations sexistes, racistes et homophobes. Des versions plus élaborées
et référencées de ces trois analyses sont
disponibles en ligne2.
PAR LE COLLECTIF DE CHERCHEUR-E-S EN
SCIENCES SOCIALES: ALESSANDRA CENCIN, NICOLAS LERESCHE, MÉLANIE PÉTRÉMONT, ELENA
ROCCO, YELENA SALTINI ET CHRISTIAN SCHIESS.
1
www.rts.ch/emissions/specimen
Le dossier complet peut être téléchargé à ces
adresses: nomoslab.com/un-specimen-plus-fauxque-nature; www.alambic.ch/specimen; collectifafroswiss.wordpress.com et sur
www.lecourrier.ch/specimen
2