La Tour de Babel

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La Tour de Babel
Méditerranée, mythes et grands textes fondateurs
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Cours SHS-EPFL 3 année – 2008-09
Tour de Babel et mythes d'origine des langues
en Grèce et au Proche-Orient
I Dans la Bible et le Proche-Orient ancien
Gn 11, la construction de la Tour de Babel et l’origine des langes
Contexte : dernier récit du « cycle des origines » qui va de la création de l’univers jusqu’à la
dispersion de l’humanité sur l’ensemble de la terre (connue). Ce récit a comme d’autres récits du
cycle des origines une fonction étiologique. Il explique pourquoi l’humanité parle différentes
langues, alors qu’elle descend selon le récit biblique des trois fils de Noé.
Dans le livre de la Genèse, ce récit se trouve en contradiction avec le chapitre précédente, « la table
des peuples », en Gn 10, où on donne une autre explication généalogique de la dispersion de
l’humanité. Selon cette liste les trois fils de Noé sont à l’origine des trois grands ensembles
géographiques connus : Egypte-Afrique-Canaan, la Grèce et au-delà, le Proche-Orient.
Japhet (élargissement ») est à l’origine le territoire des peuples habitant le Grèce et les îles de la
Méditerranée (le nom d’un de ses descendants devient ensuite le nom des Juifs européens :
Ashkenas). De Ham (« brûlure [de soleil]) descendent avant tout les Egyptiens, les noirs (Kush),
mais aussi curieusement Canaan (c’est-à-dire le Levant). De Sem (le « nom ») descendent Elam,
Assur, Aram, les empires mésopotamiens, mais surtout Eber qui va être l’ancêtre d’Abraham et des
Hébreux.
NB : dans le récit précédent, Canaan, le père de Ham a été maudit, car son père avait « découvert la
nudité » de son père Noé (viol ?) ivre, alors que Sem a été béni, car il a couvert la nudité de Noé.
A partir de la liste de Gn 10, est née chez les Juifs et les chrétiens l’idée qu’il existe 70 ou 72
langues dans le monde. Les désignations linguistiques de langues sémitiques et chamites sont
également inspirées de cette liste.
Origine du mythe de la tour de Babel, Gn 11
L’histoire dite de la tour de Babel est un autre mythe sans lien originel avec la « table des peuples »
en Gn 10, selon von Soden « un mythe construit », c’est-à-dire il ne s’agit pas d’une vieille
tradition, mais une invention d’intellectuels.
Selon Ch. Uehlinger 1 , l’origine de ce mythe a un contexte historique précis : le arrêt abrupte de la
construction de la nouvelle capitale du roi assyrien Sargon II, Dur-Sarrukin, en 705 après la mort en
bataille de ce roi en 705 avant notre ère. Les motifs ville, tour, nom, langage unique, se
comprennent en effet dans le contexte des inscriptions royales mésopotamiennes, en particulier néoassyriennes. Dans ce contexte, il ne s’agit pas encore d’une tour ziggourat (temple à étages), mais
C. Uehlinger, Weltreich und «eine Rede». Eine neue Deutung der sogenannten Turmbauerzählung (Gen 11,1-9)
(OBO 101), Freiburg (CH) - Göttingen: Universitätsverlag - Vandenhoeck & Ruprecht, 1990.
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d’une citadelle qui dans l’iconographie est le symbole de la ville même. Le grand nom du roi est un
thème fréquent, et le motif de la langue unique s’explique également dans le contexte de l’idéologie
impériale assyrienne. Les Assyriens voulaient faire de l’araméen la seule langue de la partie ouest
de l’empire. Dans ce contexte le brouillage de la langue unique par Yahvé ne serait pas forcément à
comprendre comme quelque chose de négative, mais comme signe de son opposition à la première
« puissance mondiale ». Selon Uehlinger, il y a eu une relecture de cette histoire à l’époque
babylonienne au sixième siècle, sans doute en lien avec le roi Nabuchodonosor II (605-562), connu
pour ses constructions gigantesques. A ce moment on aurait identifié la ville avec la ville de
Babylone, on donnant au nom de ce ville un sens péjoratif (« embrouillement » au lieu de « porte de
dieu » en akkadien bab-ilim).
On peut cependant aussi imaginer que ce récit pense d’emblée à ces grandes constructions assyrobabyloniennes. Le mot ziggourat qui est utilisé pour ces constructions de temples en tour à étages
(huit, selon Hérodote) peut se traduire par « gratte-ciel » (la racine signifie « élever »). Ce bâtiment
avait une hauteur d’environ 90 m, le toit fut sans doute utilisé par les prêtres pour des observations
astrologiques. Le bâtiment le plus connu est le temple Esagila (« temple de la tête levée »)
mentionné dans les annales du roi assyrien Sennachérib qui a détruit ce temple en 689 avant notre
ère. Ses successeurs se mirent à reconstruire le sanctuaire et c’est justement Nabuchodonosor qui
accomplit la reconstruction ; la suite est moins connue, sous les Perses la tour se dégradait, et
Alexandre le Grand fit raser les restes de la tour pour en construire une autre. Mais cela ne fut
jamais réalisé.
Ces événements ont du influencer les auteurs bibliques.
Fonction de Gn 11
Quel est le sens du récit dans sa forme actuelle, en tant que conclusion du « cycle des origines » ?
L’explication de la diversité des langues est bien un enjeu central du récit, puisqu’il s’ouvre sur le
constat que la terre entière parlait une seule langue (1). L’idée du récit est contrairement à l’histoire
de Caïn et Abel que les hommes ne sont pas encore sédentaires puisqu’ils se déplacent comme des
nomades et arrivent dans le pays de Shinéar (nom dérivé sans doute du nom de Sumer, utilisé assez
souvent dans la Bible pour désigner la Babylonie. La construction d’une ville et d’une tour est ici
présentée comme sédentarisation et début de la civilisation. Se « faire un nom » est une expression
qui vient de l’idéologie royale : le dieu tutélaire rend grand le nom du roi qu’il a choisi. L’unité de
la langue est soulignée au verset 3 par l’onomatopée (« briquetons des briques… »).
La tour qui touche au ciel (4) : c’est normalement une fonction « normale » des sanctuaires de
permettre le contact entre le ciel et la terre (cf. l’histoire du songe de Jacob qui voit une rampe qui
relie le ciel et la terre). Mais ici la réaction de Yahvé montre qu’il comprend ce projet comme une
tentative des hommes de devenir « comme des dieux », ce qui rejoint le thème de l’histoire du
paradis (en Gn 3, le serpent dit « vous serez comme des dieux » - le lien est souligné par le fait que
les hommes sont appelés dans le discours divin « fils d’Adam », v. 5). Ici, Yahvé a peur que les
hommes puissent lui faire concurrence. Comme en Gn 3, il s’agit du problème de définir la place de
dieu et la place des hommes. Contrairement à Gn 3, Yahvé et les hommes ne cohabitent plus, Yahvé
est au ciel et doit descendre pour voir ce que font les hommes ; ce qui est en jeu c’est que les
hommes via la civilisation puissent venir l’égal de Yahvé.
La solution de Yahvé pour éviter que les hommes ne deviennent l’égal des dieux est de brouiller
leur langue et de les disperser sur toute la terre (7-8). La diversité des langues et la différenciation
des peuples sont donc comprises dans le récit comme une action divine, pour ramener les hommes
« à leur place ».
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La fin de l’histoire est de nouveau construit à l’aide d’une onomatopée : Babel est expliqué par une
racine balal, « brouiller » (9). Donc, ce mythe a plusieurs fonctions :
• étiologie de la diversité des langues (sanction divine)
• étiologie de la diversité des peuples
• mythe de séparation entre Yahvé et les hommes
• origine de la civilisation
• explication du nom de Babel (et derrière peut-être aussi une critique des grandes puissances,
Assyrie et Babylone).
Réactions à l’histoire de Babel dans la Bible
Dans la Bible hébraïque : Gn 12,1-9, l’histoire de la vocation d’Abraham est construite comme une
« anti-histoire » de Babel. Yahvé promet à Abraham de « rendre grand son nom » (2) et de devenir
une bénédiction pour toutes les familles de la terre (3). Abraham part aussi, mais sur l’ordre de
Yahvé, et vers le pays de Canaan. Donc, l’idée de Gn 12 est que l’humanité peut retrouver une unité
dans la figure d’Abraham qui devient dans la suite de la Genèse un « ancêtre œcuménique ».
Dans le Nouveau Testament : l’histoire de la Pentecôte en Actes 2 est également construite comme
une nouvelle unité des hommes. Par l’action de l’esprit divin, il est donné aux apôtres, après
l’ascension du Christ, de parler toutes les langues d’une manière miraculeuse. Dans le récit,
Jérusalem est une ville ou se trouvent des représentants de tous les peuples qui entendent les
discours des apôtres chacun dans sa langue maternelle. La langue unique n’est pas retrouvée, mais il
existe une nouvelle possibilité pour tous les hommes de s’entendre.
D’une manière générale la pensée biblique lie langue et origine : dans le premier récit de la création,
celle-ci débute par une parole divine (« Dieu dit »). Dans le Nouveau Testament, l’évangile de Jean
s’ouvre par « au commencement était le Verbe (logos) », et pour l’auteur de ce texte Jésus Christ est
la figuration de cette parole originelle.
L’origine des langues dans d’autres textes du Proche-Orient ancien
Il existe un nombre important de légendes de construction de tours, mais ceux-ci ne sont pas liés à
expliquer la diversité des langues. Un texte sumérien appelé Enmerkar et le Seigneur d’Aratta (le
nom de celui-ci n’est jamais mentionné) contient apparemment le motif de la confusion des langues
par le dieu Enki. Mais le texte est fragmentaire et difficile à traduire et à comprendre. Il s’agit d’un
texte où deux rois luttent pour le pouvoir. Le récit commence par la décision d'Enmerkar, de
soumettre la cité rivale d'Aratta (quelque part en Iran). Pour ce faire, il demande à sa sœur, la déesse
Inanna de l'aider à se faire livrer par le peuple d'Aratta un tribut. Inanna conseille alors à Enmerkar
d’envoyer un émissaire et Enmerkar suit le conseil de sa sœur. Le messager arrive à Aratta et
demande à son roi de livrer le tribut. Mais ce dernier refuse. Le héraut retourne donc à Uruk, où son
maître cherche des solutions pour soumettre son rival. Enmerkar renvoie le héraut à Aratta ; à cette
occasion, il récite « l'incantation d'Enki », hymne composé par Enmerkar commémorant ce dieu,
dans le but de convaincre le roi de se soumettre à lui. Mais ce dernier refuse encore. Finalement, le
seigneur d'Aratta, consent à se soumettre à Uruk, à la condition que Enmerkar lui envoie une
importante quantité de grain. Celui-ci accepte. Mais il charge son messager d’augmenter le tribut.
Le seigneur d'Aratta, dans un sursaut d'orgueil, refuse et demande à Enmerkar de lui livrer, lui, ces
pierres précieuses. Le Seigneur d’Aratta propose à Enmerkar d'organiser un combat entre deux
champions des deux cités, pour déterminer le vainqueur du conflit. Le roi d'Uruk accepte le défi,
mais augmente ses exigences, en demandant au peuple d'Aratta de faire des offrandes importantes
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pour le temple d'Inanna à Uruk. Pour adresser son message, Enmerkar recourt alors à une
invention : l'écriture. (Il lissa l’argile avec les mains, en forme de tablettes, et il y déposa les
paroles ; jusque-là, personne n’avait déposé des paroles sur l’argile). Le texte précise ensuite: « Le
clou est enfoncé », ce qui traduit l'acceptation d'une transaction. En effet, l'enfoncement d'un clou
en argile était une pratique symbolisant un transfert de propriété. Le seigneur d'Aratta, qui, en
acceptant simplement de lire cette ligne, scelle ainsi son destin. Il se trouve devant un ordre auquel
il ne peut plus se dérober.
La référence à la confusion des langues se trouve dans « l’incantation d’Enki » avec laquelle
Enmerkar veut convaincre le Seigneur d’Aratta de se soumettre à lui. Le problème principal est de
savoir s’il s’agit d’un événement passé (référence à un âge d’or) ou s’il s’agit d’une prophétie d’un
événement futur, pour montrer la suprématie de la civilisation sumérienne. Grâce à Enki tous les
pays auront une langue unique et reconnaîtront Enki comme leur suzerain. D’une manière ou d’une
autre on peut observer deux parallèles avec le récit biblique
• le thème unité – confusion des langues
• l’intervention divine dans l’état linguistique du monde.
Lectures philosophiques et théologiques de la « tour de Babel »
Dans la tradition juive on s’est beaucoup interrogé de savoir qu’elle a été la faute commise par les
hommes qui voulaient construire une ville. Pour la tradition rabbinique, Dieu ne s’oppose pas au
progrès, au contraire, il l’encourage. C’est Abraham qui aurait vu la construction de la ville et aurait
demandé à Dieu de fendre la langue des constructeurs (Psaume 55,10) parce que ceux-ci se seraient
laissés emporter par l’orgueil et l’autosatisfaction, et qu’ils auraient méprisé l’individu au seul profit
du collectif.
Dans la tradition chrétienne le récit est habituellement compris comme l’histoire d’un châtiment
divin à l’endroit d’un désir humain insensé. Le langage unique est aussi interprété chez certains
comme quelque chose de narcissique, comme l’incapacité de s’ouvrir à l’autre. Donc se pose la
question de savoir si devant ce danger, la diversité des langues est-elle une punition ou bien un
garde-fou contre le totalitarisme. La Pentecôte chrétienne est souvent comprise comme l’espoir
d’une unité retrouvée.
Dans la tradition musulmane, la tour de Babel n’est pas mentionnée ni dans le Coran ni dans la
sunna. Chez des commentateurs du Moyen-Âge, on retrouve l’idée que la différence des langues est
nécessaire à la reconnaissance mutuelle.
Le récit de Gn 11 a été longtemps à l’origine de la question de l’origine des langues. A partir de la
Genèse, on a cherché de savoir quelle a été la langue « adamique » et on s’est souvent imaginé que
la première langue de l’humanité aurait été l’hébreu, les théologiens chrétiens y ont substitué le
grec ou le latin, pour les musulmans la première langue était l’arabe. La question de la langue
originelle s’accompagne souvent de la question de la langue parfaite. On avait donc l’idée d’une
langue mère d’où dérivent toutes les autres, ce qui pour la grande majorité des linguistes modernes
relève du fantasme et non de la réalité, bien que l’origine des langues reste toujours une énigme
pour la science.
La nostalgie de la langue unique, universelle a donné lieu à la naissance de l’espéranto dont les
adeptes ont pris la Tour de Babel comme symbole.
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II Mythes grecs sur l'origine des langues :
1. Contrairement à la Bible, la Grèce n'a pas élaboré un grand mythe de l'unité originelle des
langues humaines. La séparation entre les hommes et les dieux ne s'y joue pas autour de la question
de l'unité ou de la diversité linguistique, mais autour du sacrifice, du travail et du mariage. C'est
l'attribution des parts sacrificiels, telle que l'énonce le mythe de Prométhée, qui scelle la différence
de puissance entre les hommes et les dieux. Quand, à la fin de l'âge d'or, Zeus assigne aux hommes
une condition telle qu'ils ne pourront pas devenir "comme des dieux" (formule de Genèse 3), les
mortels reçoivent les viandes corruptibles, une part qui convient à des êtres voués à la faim et au
manque, les immortels les os imputrescibles et les odeurs (cf. 1er cours).
2. Autre différence fondamentale : pour les Grecs et les Romains, la parole n'est ni créatrice ni
originelle (≠ Genèse 1 : " Dieu dit 'que la lumière soit'… " ; Évangile de Jean 1. : "Au
commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu et le Verbe était dieu…) ; une
parole de louange, de célébration vient corroborer, accomplir l'achèvement plénier d'une mise en
ordre de l'univers qui a déjà eu lieu (cf. Pindare, Hymne à Zeus pour les Thébains, fragment 31).
Ainsi la Théogonie que chante Hermès (Hymne homérique à Hermès 425-433) est-elle dite "réaliser
(krainon) les dieux immortels et la terre ténébreuse", dans la mesure où elle énonce selon l'ordre qui
convient (kata kosmon) et en fonction de la part assignée à chacun, le réajustement des prérogatives
divines (timai) qu'a préalablement mis en oeuvre le sacrifice accompli par le dieu (v. 112-140). Le
récit de l'enfance d'Hermès lie parole et sacrifice, le chant théogonique sanctionne les partages
inscrits dans le sacrifice. Pour n'être pas originelle, la parole de louange est plus qu'une célébration,
elle parachève la mise en ordre du monde. On dit qu'elle accroît ce qu'elle célèbre, que les hymnes
font grandir les prérogatives et les honneurs (timai) des dieux.
La langue apparaît d'abord comme un "donné", un "déjà-là" ; la première parole énoncée dans la
Théogonie hésiodique va de soi ; mais sans rien fonder, elle n'en participe pas moins au processus
théogonique : c'est l'appel lancé par Gaia, Terre, entité primordiale, à ses fils pour qu'ils castrent son
époux Ouranos. Le dialogue entre Gaia et Cronos, l'acceptation de dernier, libère le processus de
différentiation généalogique et ouvre la série des crises qui conduiront au règne de Zeus.
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3. L'altérité ne se marque pas de manière privilégiée par la diversité des langues.
- Bien que, dans l'Épopée homérique, les dieux passent pour avoir une langue spécifique dont le
poète inspiré connaît les figures et les jeux, lorsque hommes et dieux se rencontrent, ils se
comprennent immédiatement.
- Ulysse, parcourant les confins les plus sauvages du monde, parle grec avec des figures
monstrueuses comme le cyclope Polyphème dont l'altérité radicale tient à son statut de berger
anthropophage, mangeant cru et "ne sacrifiant qu'à son ventre", au mépris des partages que
respectent les pieux "mangeurs de pain" (cf. Odyssée 9. 293). L'incommunicabilité avec le cyclope
anthropophage est totale.
- L'expérience d'une altérité linguistique, du barbare qui bredouille parce qu'il ne parle pas grec,
n'est pas celle d'une incommunication, mais une invitation à la traduction, à l'interprétation, à
l'appropriation. Les Grecs traduisent même les dieux des autres : en l'Osiris égyptien, ils
reconnaissent Dionysos, et cette nouvelle figure de Dionysos finit par trouver naturellement sa place
dans le patrimoine mythologique grec (cf. Plutarque, de Iside et Osiride).
- Si parmi les vivants certains ne disposent que d'une voix (phonê) sans parole (logos) ni langue
(dialektos), devant cette voix apparemment dépourvu de sens, les Grecs sont toujours susceptibles
de suspecter une articulation à déchiffrer, à interpréter. Le devin est celui qui comprend les cris des
oiseaux et sait les interpréter, ainsi que l'atteste l'histoire de Mélampous (cf. annexe 1). Toute voix
peut cacher un signe, et certains oracles (cf. texte de Pausanias 7. 22, sur Pharai) fonctionnent en
captant les voix signifiantes.
4. Le problème grec est celui de l'ambiguïté du langage, des puissances d'illusion qu'il peut recéler.
- Les Muses, maîtresses de vérité, sont aussi maîtresses en tromperie et en fiction.
- Le dieu le plus en rapport avec les puissances du langage, le logios, le passeur, l'herméneute ou
interprète par excellence, Hermès, est non seulement le messager, le héraut des dieux, mais le plus
redoutable des trompeurs, le prince des voleurs et des parjures.
- Quand les dieux façonnent la première femme, Pandora, Hermès dépose en elle une voix faite de
"mots mensongers et séduisants".
- Les sortilèges de la parole sophistique, dans l'Athènes classique, brouillent les limites entre être et
non être, réalité et fiction.
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5. Pour démêler les rumeurs confuses, passer de l'autre côté du miroir et accéder au savoir, les
Grecs invoquent des puissances divines garantes d'une parole de vérité : ce sont les Muses
inspiratrices, Mémoire, la vieille déesse titane en qui réside le savoir immémorial du monde, mais
aussi des puissances oraculaires, tel Apollon inspirant la pythie… Mais il leur faut aussi apprendre à
être des hommes habiles à décrypter les puissances de tromperie. Loin de s'opposer comme deux
moments successifs, constitutifs d'une émergence de la raison, inspiration divine et enquête
rationnelle sont, en Grèce, les deux faces d'un même décryptage des pouvoirs d'illusion que recèle
la puissance médiatrice du langage et des signes.
Annexe 1.
Les notes qui suivent sont tirées de : Philippe Borgeaud, « Variations grecques sur l’origine (mythique) du
langage », dans : Origines du langage. Une encyclopédie poétique, sous la direction d’Olivier Pot (revue Le
Genre Humain 45-46), Paris, Seuil, 2007.
Dans le monde homérique les paroles, les récits, les discours ont des ailes. L’écriture
poétique les représente franchissant l’espace comme des oiseaux ou comme des flèches 2 . Elle les
décrit venant toucher, frapper, émouvoir les phrénes du destinataire (l’organe interne du sentiment).
Cette image semble suggérer la présence dès l’origine d’une parole vivante et comme autonome
dont la source, peut-être, se trouverait en dehors du contrôle humain 3 . Ce discours, ce mûthos venu
d’ailleurs n’aurait cependant d’autorité que celle d’une rumeur (phátis), parole ambiguë, de
provenance douteuse : tis ápteros phátis, « quelle est cette rumeur ailée ? » se demande celui qui
précisément ne se laisse pas facilement convaincre, dans l’Agamemnon d’Eschyle 4 . La Grèce
ancienne est terre d’oracles et d’inspirations. Mais elle ne revendique pas, pour la parole elle-même,
une origine divine. Loin d’être située au début de toute chose comme instance de création, la parole
Sur les mots ailés, les épea pteróenta, ou les discours ailés , les ápteroi mûthoi (avec alpha d’intensité), cf. Odyssée
17, 45-60 ; 19, 15.31 ; 21, 380-387 ; 22, 394-400 ; etc.
3 Cela ressort du dossier, sinon de l’analyse et des conclusions de R. B. Onians, The Origins of European Thought
about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge, England, Cambridge University Press, 1951,
pp. 67-70 (traduction française par Barbara Cassin, Armelle Debru, Michel Narcy, Les origines de la pensée
européenne sur le corps, l'esprit, l'âme, le monde, le temps et le destin : où l'on interprète de façon nouvelle les
témoignages des Grecs, des Romains et d'autres peuples apparentés ainsi que quelques croyances fondamentales des
juifs et des chrétiens Paris, Seuil, 1999). Pour les phrénes, cf. l’article essentiel de J. Redfield, « Le sentiment
homérique du moi », dans : Les usages de la nature (= Le Genre humain 12), Paris, 1985, pp. 93-111.
4 Au vers 278. Sur la rumeur comme parole ailée, ce « monstre à plume » et son rapport au mythe, cf. M. Detienne,
« La Rumeur, elle aussi, est une déesse », dans : La rumeur (= Le Genre humain 5), Paris, 1982, pp. 71-80.
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chez les Grecs apparaît le plus souvent comme un instrument humain, un producteur d’artifice
autant qu’un outil de communication.
Les Athéniens s’émerveillent de voir Protagoras « gagner plus d’argent, avec sa virtuosité
rhétorique, sa sophía, que Phidias, qui, avec l’éclat que l’on sait, a réalisé de beaux ouvrages, et
plus que dix autres sculpteurs réunis… » (Platon, Ménon, 91 d). Aristophane, dans les Oiseaux (au
vers 1694), désigne comme egglottogástor le sycophante qui remplit sa panse (son gastér) avec le
produit de sa langue (glótta), tout comme l’egcheirogástor, l’ouvrier, ou l’artisan, remplit sa panse
du produit de sa main (cheír) : ce peuple de délateurs « moissonne, sème, vendange avec sa
langue ».
Plutôt que vers une langue des dieux, la mythologie grecque nous inciterait à regarder d’abord du
côté du langage des bêtes. De nombreux récits nous attendent en effet de ce côté, des récits que je
ne ferai qu’effleurer et qui m’entraîneront finalement, malgré tout, du côté des dieux et d’une
thématique des origines.
« Mélampous vivait à la campagne et il y avait devant sa maison un chêne où se trouvait un nid de
serpents. Comme ses serviteurs avaient tué les serpents, il ramassa du bois et incinéra les reptiles,
puis il nourrit leurs petits. Devenus grands, ceux-ci s’approchèrent de lui pendant qu’il dormait, et,
depuis ses deux épaules, ils se mirent à lui purifier les oreilles avec leurs langues. Mélampous se
redressa, tout effrayé, mais voici qu’il comprenait les cris des oiseaux qui volaient au dessus de lui.
Instruit par eux, il se mit à prédire aux hommes l’avenir… » 5 .
Le don des langues animales répond au fait que Mélampous a traité les cadavres des deux serpents
(présentés comme un couple, à la tête d’une famille) comme s’il s’agissait de cadavres humains : il
leur a dressé un bûcher funéraire. Dans le même ordre d’idée, les variantes qui s’enchaînent à cet
épisode nous font comprendre qu’à partir de l’instant où Mélampous comprend le langage des
animaux il ne devient pas l’un des leurs, mais il se comporte avec eux, au moins en ce qui concerne
la technique sacrificielle et mantique, comme s’il avait affaire à des humains. C’est ainsi qu’un récit
remontant à Phérécyde (auteur du 5ème s. av.) 6 décrit Mélampous officiant au cœur du monde
animal. Pour déceler et traiter la cause de la souillure qui menace la survie d’un royaume, il sacrifie
une vache à Zeus, non pas dans le contexte habituel de la petite collectivité humaine des sacrifiants,
mais dans le cadre d’une réunion autour de lui de l’ensemble des oiseaux, à qui il distribue, après la
Pseudo-Apollodore, Bibliothèque I, 96 = I, 9,11 trad. B. Massonie et J.-C. Carrière, La Bibliothèque d’Apollodore,
Paris-Besançon 1991 (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 443).
6 Phérécyde , F 33 Jacoby = schol. Odyssée 11, 287. Trad. Massonie et Carrière, La Bibliothèque d’Apollodore p. 170.
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découpe, les parts de la victime. Grâce à cette commensalité, à l’occasion de ce curieux banquet
sacrificiel, Mélampous interroge les oiseaux qui lui révèlent ce qu’il cherche. Dans une version qui
pourrait remonter à Hésiode, le don du langage animal est obtenu à l’occasion du sacrifice d’un
bovin : alors qu’il était en train de sacrifier, Mélampous vit un serpent qui se glissait en direction de
l’autel. Les serviteurs du roi local tuent le serpent. Mélampous recueille le cadavre de l’animal et
organise des funérailles. Puis il élève les enfants du serpent, qui lui lèchent les oreilles et lui
inspirent le don divinatoire.
Pour Porphyre (un philosophe néo-platonicien du 3ème s. de notre ère), la difficulté que nous avons à
comprendre les animaux n’est guère différente de celle qui fait obstacle à la compréhension d’une
langue étrangère. Porphyre décrit l’amitié qui le liait, dans Carthage, à une perdrix apprivoisée qui
avait volé d’elle-même jusqu’à lui : « A force de vivre en notre compagnie, elle devint très
familière : nous eûmes des manifestations de joie, des marques d’amitié, on nous fit fête ; bientôt
même sa parole fit écho à la nôtre, et, pour autant que cela se pouvait, lui répondit, d’une manière
autre que celle dont les perdrix s’appellent entre elles. Elle ne parlait pas quand nous nous taisions,
mais seulement quand nous lui parlions » 7 . Il ne manque, au fond, à ces deux amis, qu’un
interprète. Porphyre précise, un peu plus bas, qu’ « un habitant de l’Attique arriverait plus vite à
comprendre un corbeau qu’à comprendre un Syrien ou un Perse parlant le syrien ou le perse » 8 .
L’origine de la diversité des langues
L’origine de la diversité des langues peut être conçue sur le modèle de Babel. Résultat d’une chute,
d’une dégradation, d’une catastrophe marquant la rupture d’avec un état antérieur, un état de
plénitude et de transparence au monde et aux autres. On peut aussi la concevoir comme le résultat
d’un acte créateur primordial, fondant en nature, dès l’origine première, la supériorité, la spécificité,
l’identité d’un soi-même préférable à tous les autres, les autres étant créés comme autres dès
l’origine. Du côté de l’Egypte ancienne, (tout comme en Grèce) on ignore Babel. On peut lire dans
le Grand hymne à Aton (écrit peut-être par le pharaon Akhenaton lui-même): « Ô toi, ce dieu
unique dont il n’y pas d’autre, solitaire en esprit tu façonnes la terre (...) Tu assignes à chacun sa
juste position, créant pour ses besoins ce qui est nécessaire: chacun se voit pourvu de nourriture, et
d’un temps d’existence justement mesuré. Leurs langues dans leurs bouches en langage diffèrent;
l’abstinence, III, 4, 7, trad. J. Bouffartigue et M. Patillon, CUF.
Ibid., III, 5, 3, trad. J. Bouffartigue et M. Patillon, CUF.
7De
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leur couleur de peau est distincte, car tu différencies les peuples étrangers » 9 . Quelques lignes d’un
hymne écrit dans le temple de Khnoum à Esna (à l’époque romaine) semblent encore faire écho à ce
texte. On y retrouve l’évocation simultanée de la multitude des peuples et de la différenciation des
langues: « Ainsi tous autant qu’ils sont, ont-ils été formés sur son tour de potier (celui du dieu
Khnoum); mais ils inversèrent l’organe vocal de chaque contrée, de manière à obtenir un langage
autre, comparé à celui de l’Egypte (...) » 10 . Du point de vue égyptien, il ne peut y avoir aucun
doute : les langues étrangères sont des inversions, des déformations, des distorsions de la seule
langue concevable, la langue égyptienne, et cela dès le tout début des choses. Cette conviction
souveraine semble avoir rejailli sur les étrangers résidant en Egypte, en particulier sur les Grecs et
les Cariens mercenaires à la solde du pharaon Psammétique, qui gravent en grec de fameuses
inscriptions sur la jambe d’un des colosses d'Abou-Simbel, en 593 avant notre ère. Les soldats de
cette "légion étrangère" (qui se désignent eux-mêmes comme des allóglossoi, à savoir comme
parlant une ou des langues étrangères), avaient pour chef un dénommé Potasimto. Je cite 11 : « Ceux
qui nous rédigeaient [c’est à dire ceux qui ont gravé l’inscription faisant parler en leur langue les
acteurs grecs de cette expédition] étaient Arkhôn fils d'Amoibikhos, et Pélékos fils d'Eudâmos ».
De l’Egyptien Potasimto qui commandait les allóglossoi, et qui mourut à l’âge de cent-dix ans, on
a conservé une coupe dédicacée ainsi que le sarcophage parfaitement égyptien que l’on peut voir
dans une galerie du rez-de-chaussée au Musée du Caire 12 . Les rédacteurs de l’inscription, Arkhôn
fils d'Amoibikhos et Pélékos fils d'Eudâmos, sont quant à eux indubitablement des Grecs ! Le mot
qu’ils utilisent pour désigner les mercenaires, et donc se désigner eux-mêmes (allóglossoi) sera
encore employé par Hérodote (II 154) à propos des soldats ioniens et cariens établis au bord de la
mer par Psammétique 1er, puis transplantés à Memphis sous Amasis. Ce qui est ici remarquable,
c’est que les Grecs, quand ils se trouvent en Egypte, peuvent tout naturellement se situer euxmêmes, du point de vue linguistique, dans la vaste et imprécise catégorie des allophones, à savoir
ceux qui chez eux, en Grèce, seraient appelés des barbares 13 .
Faut-il s’étonner de ce que ce soit un pharaon égyptien, Psammétique, encore lui (le premier
Psammétique) 14 , qui, chez Hérodote, recherche le tout premier langage humain ? Comme si le
doute, en Egypte, sur ce point, pouvait être permis. A la suite d’une expérimentation qui aura, on le
P. Grandet, Hymnes de la religion d’Aton, Paris, Seuil, 1995, p. 111.
S. Sauneron, Les fêtes religieuses d’Esna aux derniers siècles du paganisme, Le Caire, Institut français d’archéologie
orientale, 1962, p. 103 (Esna 250.12). Je remercie Youri Volokhine de m’avoir signalé, entre autres informations
égyptologiques, cette référence.
11 Dans la trad. d'A. Bernand et O. Masson, Revue des Etudes Grecques 70 (1957), pp. 3-15. No 1.
12 Inventaire nos 48894 et 1270 respectivement.
13 Cf. F. Hartog, « Voyages d’Egypte », dans : Mémoire d’Ulysse. Récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris,
Gallimard, 1996, pp. 49-86.
14 Psammétique I (663-609 av. J.-C.), deux générations au plus avant Hérodote !
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sait, une longue postérité 15 , Psammétique s’entend dire que les Phrygiens sont les détenteurs de la
plus vieille langue du monde, et non les Egyptiens. L’enfant qu’il a ordonné de tenir à l’écart de
tout langage humain réclame en effet du bèkos, ce qui signifie du pain en langue phrygienne. Mais
cette histoire-là est une histoire grecque… Et les Phrygiens, peuple du malheureux roi Midas, sont
pour les Grecs bien plus proches (culturellement et linguistiquement) que ne le sont les Egyptiens 16 .
Jusqu’à l’Empereur Frédérique II d’Allemagne, et à Jacques IV d’Ecosse.
Sur la représentation grecque de la Phrygie, cf. Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie,
Paris, Seuil (La Librairie du XXème s.), 1996, pp. 19 sqq.
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